Les plaisirs et les jours - 01
MARCEL PROUST
LES PLAISIRS ET LES JOURS
Illustrations de Madeleine Lemaire
Préface d'Anatole France
Et quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE AUBER, 3
1896
Pourquoi m'a-t-il demandé d'offrir son livre aux esprits curieux? Et
pourquoi lui ai-je promis de prendre ce soin fort agréable, mais bien
inutile? Son livre est comme un jeune visage plein de charme rare et de
grâce fine. Il se recommande tout seul, parle de lui-même et s'offre
malgré lui.
Sans doute il est jeune. Il est jeune de la jeunesse de l'auteur. Mais
il est vieux de la vieillesse du monde. C'est le printemps des feuilles
sur les rameaux antiques, dans la forêt séculaire. On dirait que les
pousses nouvelles sont attristées du passé profond des bois et portent
le deuil de tant de printemps morts.
Le grave Hésiode a dit aux chevriers de l'Hélicon les _Travaux et les
Jours._ Il est plus mélancolique de dire à nos mondains et à nos
mondaines les _Plaisirs et les Jours_, si, comme le prétend cet homme
d'État anglais, la vie serait supportable sans les plaisirs. Aussi le
livre de notre jeune ami a-t-il des sourires lassés, des attitudes de
fatigue qui ne sont ni sans beauté, ni sans noblesse.
Sa tristesse même, on la trouvera plaisante et bien variée, conduite
comme elle est et soutenue par un merveilleux esprit d'observation, par
une intelligence souple, pénétrante et vraiment subtile. Ce calendrier
des _Plaisirs et des Jours_ marque et les heures de la nature par
d'harmonieux tableaux du ciel, de la mer, des bois, et les heures
humaines par des portraits fidèles et des peintures de genre, d'un fini
merveilleux.
Marcel Proust se plaît également à décrire la splendeur désolée du
soleil couchant et les vanités agitées d'une âme _snob._ Il excelle à
conter les douleurs élégantes, les souffrances artificielles, qui
égalent pour le moins en cruauté celles que la nature nous accorde avec
une prodigalité maternelle. J'avoue que ces souffrances inventées, ces
douleurs trouvées par génie humain, ces douleurs d'art me semblent
infiniment intéressantes et précieuses, et je sais gré à Marcel Proust
d'en avoir étudié et décrit quelques exemplaires choisis.
Il nous attire, il nous retient dans une atmosphère de serre chaude,
parmi des orchidées savantes qui ne nourrissent pas en terre leur
étrange et maladive beauté. Soudain, dans l'air lourd et délicieux,
passe une flèche lumineuse, un éclair qui, comme le rayon du docteur
allemand, traverse les corps. D'un trait le poète a pénétré la pensée
secrète, le désir inavoué.
C'est sa manière et son art. Il y montre une sûreté qui surprend en un
si jeune archer. Il n'est pas du tout innocent. Mais il est si sincère
et si vrai qu'il en devient naïf et plaît ainsi. Il y a en lui du
Bernardin de Saint-Pierre dépravé et du Pétrone ingénu.
Heureux livre que le sien! Il ira par la ville tout orné, tout parfumé
des fleurs dont Madeleine Lemaire l'a jonché de cette main divine qui
répand les roses avec leur rosée.
ANATOLE FRANCE.
Paris, le 21 avril 1896.
_À MON AMI WILLIE HEATH_
_Mort à Paris le 3 octobre 1893_
«_Du sein de Dieu où tu reposes... révèle-moi ces vérités qui dominent
la mort, empêchent de la craindre et la font presque aimer._»
_Les anciens Grecs apportaient à leurs morts des gâteaux, du lait et du
vin. Séduits par une illusion plus raffinée, sinon plus sage, nous leur
offrons des fleurs et des livres. Si je vous donne celui-ci, c'est
d'abord parce que c'est un livre d'images. Malgré les «légendes», il
sera, sinon lu, au moins regardé par tous les admirateurs de la grande
artiste qui m'a fait avec simplicité ce cadeau magnifique, celle dont
on pourrait dire, selon le mot de Dumas, «que c'est elle qui a créé le
plus de roses après Dieu». M. Hubert de Montesquiou aussi la célébrée,
dans des vers inédits encore, avec cette ingénieuse gravité, cette
éloquence sentencieuse et subtile, cet ordre rigoureux qui par fois
chez lui rappellent le xviie siècle. Il lui dit, en parlant des
fleurs:_
«_Poser pour vos pinceaux les engage à fleurir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous êtes leur Vigée et vous êtes ta Flore
Qui les immortalise, où l'autre fait mourir!_»
_Ses admirateurs sont une élite, et ils sont une foule. J'ai voulu
qu'ils voient à la première page le nom de celui qu'ils n'ont, pas eu
le temps de connaître et qu'ils auraient admiré. Moi-même, cher ami, je
vous ai connu bien peu de temps. C'est au Bois que je vous retrouvais
souvent le matin, m'ayant aperçu et m'attendant sous les arbres,
debout, mais reposé, semblable à un de ces seigneurs qu'a peints Van
Dyck, et dont vous aviez l'élégance pensive. Leur élégance, en effet,
comme la vôtre, réside moins dans les vêtements que dans le corps, et
leur corps lui-même semble l'avoir reçue et continuer sans cesse à la
recevoir de leur âme: c'est une élégance morale. Tout d'ailleurs
contribuait à accentuer cette mélancolique ressemblance, jusqu'à ce
fond de feuillages à l'ombre desquels Van Dyck a souvent arrêté la
promenade d'un roi; comme tant d'entre ceux qui furent ses modèles,
vous deviez bientôt mourir, et dans vos yeux comme dans les leurs, on
voyait alterner les ombres du pressentiment et la douce lumière de la
résignation. Mais si la grâce de votre fierté appartenait de droit à
l'art et un Van Dyck, vous releviez plutôt du Vinci par la mystérieuse
intensité de votre vie spirituelle. Souvent le doigt levé, les yeux
impénétrables et souriants en face de l'énigme que vous taisiez, vous
m'êtes apparu comme le saint Jean-Baptiste de Léonard. Nous formions
alors le rêve, presque le projet, de vivre de plus en plus l'un avec
l'autre, dans un cercle de femmes et d'hommes magnanimes et choisis,
assez loin de la bêtise, du vice et de la méchanceté pour nous sentir à
l'abri de leurs flèches vulgaires._
_Votre vie, telle que vous la vouliez, serait une de ces œuvres à qui
il faut une haute inspiration. Comme de la foi et du génie, nous
pouvons la recevoir de l'amour. Mais c'était la mort qui devait vous la
donner. En elle aussi et même en ses approches résident des forces
cachées, des aides secrètes, une «grâce» qui n'est pas dans la vie.
Comme les amants quand ils commencent à aimer, comme les poètes dans le
temps où ils chantent, les malades se sentent plus près de leur âme. La
vie est chose dure qui serre de trop près, perpétuellement nous fait
mal à l'âme. À sentir ses liens un moment se relâcher, on peut éprouver
de clairvoyantes douceurs. Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun
personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que
celui de Noë, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche
pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de
longs jours je dus rester aussi dans l'«arche». Je compris alors que
jamais Noë ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle
fût close et qu'il fît nuit sur la terre. Quand commença ma
convalescence, ma mère, qui ne m'avait pas quitté, et, la nuit même
restait auprès de moi, «ouvrit la porte de l'arche» et sortit. Pourtant
comme la colombe «elle revint encore ce soir-là». Puis je fus tout à
fait guéri, et comme la colombe «elle ne revint plus». Il fallut
recommencer à vivre, à se détourner de soi, à entendre des paroles plus
dures que celles de ma mère; bien plus, les siennes, si perpétuellement
douces jusque-là, n'étaient plus les mêmes, mais empreintes de la
sévérité de la vie et du devoir qu'elle devait m'apprendre. Douce
colombe du déluge, en vous voyant partir comment penser que le
patriarche n'ait pas senti quelque tristesse se mêler à la joie du
monde renaissant? Douceur de la suspension de vivre, de la vraie «Trêve
de Dieu» qui interrompt les travaux, les désirs mauvais, «Grâce» de la
maladie qui nous rapproche des réalités d'au delà de la mort—et ses
grâces aussi, grâces de «ces vains ornements et ces voiles qui pèsent»,
des cheveux qu'une importune main «a pris soin d'assembler», suaves
fidélités d'une mère et d'un ami qui si souvent nous sont apparus comme
le visage même de notre tristesse ou comme le geste de la protection
implorée par notre faiblesse, et qui s'arrêteront au seuil de la
convalescence, souvent j'ai souffert de vous sentir si loin de moi,
vous toutes, descendance exilée de la colombe de l'arche. Et qui même
n'a connu de ces moments, cher Willie, où il voudrait être où vous
êtes. On prend tant d'engagements envers la vie qu'il vient une heure
où, découragé de pouvoir jamais les tenir tous, on se tourne vers les
tombes, on appelle la mort, «la mort qui vient en aide aux destinées
qui ont peine à s'accomplir». Mais si elle nous délie des engagements
que nous avons pris envers la vie, elle ne peut nous délier de ceux que
nous avons pris envers nous-même, et du premier surtout, qui est de
vivre pour valoir et mériter._
_Plus grave qu'aucun de nous, vous étiez aussi plus enfant qu'aucun,
non pas seulement par la pureté du cœur, mais par une gaieté candide et
délicieuse. Charles de Grancey avait le don que je lui enviais de
pouvoir, avec des souvenirs de collège, réveiller brusquement ce rire
qui ne s'endormait jamais bien longtemps, et que nous n'entendrons
plus._
_Si quelques-unes de ces pages ont été écrites à vingt-trois ans, bien
d'autres (Violante, presque tous les Fragments de Comédie italienne,
etc.) datent de ma vingtième année. Toutes ne sont que la vaine écume
d'une vie agitée, mais qui maintenant se calme. Puisse-t-elle être un
jour assez limpide pour que les Muses daignent s'y mirer et qu'on voie
courir à la surface le reflet de leurs sourires et de leurs danses._
_Je vous donne ce livre. Vous êtes, hélas! le seul de mes amis dont il
n'ait pas à redouter les critiques. J'ai au moins la confiance que
nulle part la liberté du ton ne vous y eût choqué. Je n'ai jamais peint
l'immoralité que chez des êtres d'une conscience délicate. Aussi, trop
faibles pour vouloir le bien, trop nobles pour jouir pleinement dans le
mal, ne connaissant que la souffrance, je n'ai pu parler d'eux qu'avec
une pitié trop sincère pour qu'elle ne purifiât pas ces petits essais.
Que l'ami véritable, le Maître illustre et bien-aimé qui leur ont
ajouté, l'un la poésie de sa musique, l'autre la musique de son
incomparable poésie, que M. Darlu aussi, le grand philosophe dont la
parole inspirée, plus sûre de durer qu'un écrit, a, en moi comme en
tant d'autres, engendré la pensée, me pardonnent d'avoir réservé pour
vous ce gage dernier d'affection, se souvenant qu'aucun vivant, si
grand soit-il ou si cher, ne doit être honoré qu'après un mort._
_Juillet 1894._
La mort de Baldassare Silvande
Vicomte de Sylvanie
I
«Apollon gardait les troupeaux d'Admète, disent les poètes; chaque
homme aussi est un dieu déguisé qui contrerait le fou.»
(EMERSON.)
—Monsieur Alexis, ne pleurez pas comme cela, M. le vicomte de Sylvanie
va peut-être vous donner un cheval.
—Un grand cheval, Beppo, ou un poney?
—Peut-être un grand cheval comme celui de M. Cardenio. Mais ne pleurez
donc pus comme cela... le jour de vos treize ans!
L'espoir de recevoir un cheval et le souvenir qu'il avait treize ans
firent briller, à travers les larmes, les yeux d'Alexis. Mais il
n'était pas consolé puisqu'il fallait aller voir son oncle Baldassare
Silvande, vicomte de Sylvanie. Certes, depuis le jour où il avait
entendu dire que la maladie de son oncle était inguérissable, Alexis
l'avait vu plusieurs fois. Mais depuis, tout avait bien changé.
Baldassare s'était rendu compte de son mal et savait maintenant qu'il
avait au plus trois ans à vivre. Alexis, sans comprendre d'ailleurs
comment cette certitude n'avait pas tué de chagrin ou rendu fou son
oncle, se sentait incapable de supporter la douleur de le voir.
Persuadé qu'il allait lui parler de sa fin prochaine, il ne se croyait
pas la force, non seulement de le consoler, mais même de retenir ses
sanglots. Il avait toujours adoré son oncle, le plus grand, le plus
beau, le plus jeune, le plus vif, le plus doux de ses parents. Il
aimait ses yeux gris, ses moustaches blondes, ses genoux, lieu profond
et doux de plaisir et de refuge quand il était plus petit, et qui lui
semblaient alors inaccessibles comme une citadelle, amusants comme des
chevaux de bois et plus inviolables qu'un temple. Alexis, qui
désapprouvait hautement la mise sombre et sévère de son père et rêvait
à un avenir où, toujours à cheval, il serait élégant comme une dame et
splendide comme un roi, reconnaissait en Baldassare l'idéal le plus
élevé qu'il se formait d'un homme; il savait que son oncle était beau,
qu'il lui ressemblait, il savait aussi qu'il était intelligent,
généreux, qu'il avait une puissance égale à celle d'un évêque ou d'un
général. À la vérité, les critiques dé ses parents lui avaient appris
que le vicomte avait des défauts. Il se rappelait même la violence de
sa colère le jour où son cousin Jean Galéas s'était moqué de lui,
combien l'éclat de ses yeux avait trahi les jouissances de sa vanité
quand le duc de Parme lui avait fait offrir la main de sa sœur (il
avait alors, en essayant de dissimuler son plaisir, serré les dents et
fait une grimace qui lui était habituelle et qui déplaisait à Alexis)
et le ton méprisant dont il parlait à Lucretia qui faisait profession
de ne pas aimer sa musique.
Souvent, ses parents faisaient allusion à d'autres actes de son oncle
qu'Alexis ignorait, mais qu'il entendait vivement blâmer.
Mais tous les défauts de Baldassare, sa grimace vulgaire, avaient
certainement disparu. Quand son oncle avait su que dans deux ans
peut-être il serait mort, combien les moqueries de Jean Galéas,
l'amitié du duc de Parme et sa propre musique avaient dû lui devenir
indifférentes. Alexis se le représentait aussi beau, mais solennel et
plus parfait encore qu'il ne l'était auparavant. Oui, solennel et déjà
plus tout à fait de ce monde. Aussi à son désespoir se mêlait un peu
d'inquiétude et d'effroi.
Les chevaux étaient attelés depuis longtemps, il fallait partir; il
monta dans la voiture, puis redescendit pour aller demander un dernier
conseil à son précepteur. Au moment de parler, il devint très rouge:
—Monsieur Legrand, vaut-il mieux que mon oncle croie ou ne croie pas
que je sais qu'il sait qu'il doit mourir?
—Qu'il ne le croie pas, Alexis!
—Mais, s'il m'en parle?
—Il ne vous en parlera pas.
—Il ne m'en parlera pas? dit Alexis étonné, car c'était la seule
alternative qu'il n'eût pas prévue: Chaque fois qu'il commençait à
imaginer sa visite à son oncle, il l'entendait lui parler de la mort
avec la douceur d'un prêtre.
—Mais, enfin, s'il m'en parle?
—Vous direz qu'il se trompe.
—Et si je pleure?
—Vous avez trop pleuré ce matin, vous ne pleurerez pas chez lui.
—Je ne pleurerai pas! s'écria Alexis avec désespoir, mais il croira que
je n'ai pas de chagrin, que je ne l'aime pas... mon petit oncle!
Et il se mit à fondre en larmes. Sa mère, impatientée d'attendre, vint
le chercher; ils partirent.
Quand Alexis eut donné son petit paletot à un valet en livrée verte et
blanche, aux armes de Sylvanie, qui se tenait dans le vestibule, il
s'arrêta un moment avec sa mère à écouter un air de violon qui venait
d'une chambre voisine. Puis, on les conduisit dans une immense pièce
ronde entièrement vitrée où le vicomte se tenait souvent. En entrant,
on voyait en face de soi la mer, et, en tournant la tête, des pelouses,
des pâturages et des bois; au fond de la pièce, il y avait deux chats,
des roses, des pavots et beaucoup d'instruments de musique. Ils
attendirent un instant.
Alexis se jeta sur sa mère, elle crut qu'il voulait l'embrasser, mais
il lui demanda tout bas, sa bouche collée à son oreille:
—Quel âge a mon oncle?
—Il aura trente-six ans au mois de juin.
Il voulut demander: «Crois-tu qu'il aura jamais trente-six ans?» mais
il n'osa pas.
Une porte s'ouvrit, Alexis trembla, un domestique dit:
—Monsieur le vicomte vient à l'instant.
Bientôt le domestique revint faisant entrer deux paons et un chevreau
que le vicomte emmenait partout avec lui. Puis on entendit de nouveaux
pas et la porte s'ouvrit encore.
«Ce n'est rien, se dit Alexis dont le cœur battait chaque fois qu'il
entendait du bruit, c'est sans doute un domestique, oui, bien
probablement un domestique.» Mais en même temps, il entendait une voix
douce:
—Bonjour, mon petit Alexis, je te souhaite une bonne fête.
Et son oncle en l'embrassant lui lit peur. Il s'en aperçut sans doute
et sans plus s'occuper de lui, pour lui laisser le temps de se
remettre, il se mit à causer gaiement avec la mère d'Alexis, sa
belle-sœur, qui, depuis la mort de sa mère, était l'être qu'il aimait
le plus au monde.
Maintenant, Alexis, rassuré, n'éprouvait plus qu'une immense tendresse
pour ce jeune homme encore si charmant, à peine plus pâle, héroïque au
point de jouer la gaieté dans ces minutes tragiques. Il aurait voulu se
jeter à son cou et n'osait pas, craignant de briser l'énergie de son
oncle qui ne pourrait plus rester maître de lui. Le regard triste et
doux du vicomte lui donnait surtout envie de pleurer. Alexis savait que
toujours ses yeux avaient été tristes et même, dans les moments les
plus heureux, semblaient implorer une consolation pour des maux qu'il
ne paraissait pas ressentir. Mais, à ce moment, il crut que la
tristesse de son oncle, courageusement bannie de sa conversation,
s'était réfugiée dans ses yeux qui, seuls, dans toute sa personne,
étaient alors sincères avec ses joues maigries.
—Je sais que tu aimerais conduire une voiture à deux chevaux, mon petit
Alexis, dit Baldassare, on t'amènera demain un cheval. L'année
prochaine, je compléterai la paire et, dans deux ans, je te donnerai la
voiture. Mais, peut-être, cette année, pourras-tu toujours monter le
cheval, nous l'essayerons à mon retour. Car je pars décidément demain,
ajouta-t-il, mais pas pour longtemps. Avant un mois je serai revenu et
nous irons ensemble en matinée, tu sais, voir la comédie où je t'ai
promis de te conduire.
Alexis savait que son oncle allait passer quelques semaines chez un de
ses amis, il savait aussi qu'on permettait encore à son oncle d'aller
au théâtre; mais tout pénétré qu'il était de cette idée de la mort qui
l'avait profondément bouleversé avant d'aller chez son oncle, ses
paroles lui causèrent un étonnement douloureux et profond.
«Je n'irai pas, se dit-il. Comme il souffrirait d'entendre les
bouffonneries des acteurs et le rire du public!»
—Quel est ce joli air de violon que nous avons entendu en entrant?
demanda la mère d'Alexis.
—Ah! vous l'avez trouvé joli? dit vivement Baldassare d'un air joyeux.
C'est la romance dont je vous avais parlé.
«Joue-t-il la comédie? se demanda Alexis. Comment le succès de sa
musique peut-il encore lui faire plaisir?»
À ce moment, la figure du vicomte prit une expression de douleur
profonde; ses joues avaient pâli, il fronça les lèvres et les sourcils,
ses yeux s'emplirent de larmes.
«Mon Dieu! s'écria intérieurement Alexis, ce rôle est au-dessus de ses
forces. Mon pauvre oncle! Mais aussi pourquoi craint-il tant de nous
faire de la peine? Pourquoi prendre à ce point sur lui?»
Mais les douleurs de la paralysie générale qui serraient parfois
Baldassare comme dans un corset de fer jusqu'à lui laisser sur le corps
des marques de coups, et dont l'acuité venait de contracter malgré lui
son visage, s'étaient dissipées.
Il se remit à causer avec bonne humeur, après s'être essuyé les yeux.
—Il me semble que le duc de Parme est moins aimable pour toi depuis
quelque temps? demanda maladroitement la mère d'Alexis.
—Le duc de Parme! s'écria Baldassare furieux, le duc de Parme moins
aimable! mais à quoi pensez-vous, ma chère? Il m'a encore écrit ce
matin pour mettre son château d'Illyrie à ma disposition si l'air des
montagnes pouvait me faire du bien.
Il se leva vivement, mais réveilla en même temps sa douleur atroce, il
dut s'arrêter un moment; à peine elle fut calmée, il appela:
—Donnez-moi la lettre qui est près de mon lit.
Et il lut vivement:
«Mon cher Baldassare.
«Combien je m'ennuie de ne pas vous voir, etc., etc.»
Au fur et à mesure que se développait l'amabilité du prince, la figure
de Baldassare s'adoucissait, brillait d'une confiance heureuse. Tout à
coup, voulant sans doute dissimuler une joie qu'il ne jugeait pas très
élevée, il serra les dents et fit la jolie petite grimace vulgaire
qu'Alexis avait crue à jamais bannie de sa face pacifiée par la mort.
En plissant comme autrefois la bouche de Baldassare, cette petite
grimace dessilla les yeux d'Alexis qui depuis qu'il était près de son
oncle avait cru, avait voulu contempler le visage d'un mourant à jamais
détaché des réalités vulgaires et où ne pouvait plus flotter qu'un
sourire héroïquement contraint, tristement tendre, céleste et
désenchanté. Maintenant il ne douta plus que Jean Galéas, en taquinant
son oncle, l'aurait mis, comme auparavant, en colère, que dans la
gaieté du malade, dans son désir d'aller au théâtre il n'entrait ni
dissimulation ni courage, et qu'arrivé si près de la mort, Baldassare
continuait à ne penser qu'à la vie.
En rentrant chez lui, Alexis fut vivement frappé par cette pensée que
lui aussi mourrait un jour, et que s'il avait encore devant lui
beaucoup plus de temps que son oncle, le vieux jardinier de Baldassare
et sa cousine, la duchesse d'Alériouvres, ne lui survivraient
certainement pas longtemps. Pourtant, assez riche pour se retirer,
Rocco continuait à travailler sans cesse pour gagner plus d'argent
encore, et lâchait d'obtenir un prix pour ses roses. La duchesse,
malgré ses soixante-dix ans, prenait grand soin de se teindre, et, dans
les journaux, payait des articles où l'on célébrait la jeunesse de sa
démarche, l'élégance de ses réceptions, les raffinements de sa table et
de son esprit.
Ces exemples ne diminuèrent pas l'étonnement où l'attitude de son oncle
avait plongé Alexis, mais lui en inspiraient un pareil qui, gagnant de
proche en proche, s'étendit comme une stupéfaction immense sur le
scandale universel de ces existences dont il n'exceptait pas la sienne
propre, marchant à la mort à reculons, en regardant la vie.
Résolu à ne pas imiter une aberration si choquante, il décida, à
l'imitation des anciens prophètes dont on lui avait enseigné la gloire,
de se retirer dans le désert avec quelques-uns de ses petits amis et en
fit part à ses parents.
Heureusement, plus puissante que leurs moqueries, la vie dont il
n'avait pas encore épuisé le lait fortifiant et doux tendit son sein
pour le dissuader. Et il se remit à y boire avec une avidité joyeuse
dont son imagination crédule et riche écoutait naïvement les doléances
et réparait magnifiquement les déboires.
II
«La chair est triste, hélas...»
STÉPHANE MALLARMÉ.
Le lendemain de la visite d'Alexis, le vicomte de Sylvanie était parti
pour le château voisin où il devait passer trois ou quatre semaines et
où la présence de nombreux invités pouvait distraire la tristesse qui
suivait souvent ses crises.
Bientôt tous les plaisirs s'y résumèrent pour lui dans la compagnie
d'une jeune femme qui les lui doublait en les partageant. Il crut
sentir qu'elle l'aimait, mais garda pourtant quelque réserve avec elle:
il la savait absolument pure, attendant impatiemment d'ailleurs
l'arrivée de son mari; puis il n'était pas sur de l'aimer véritablement
et sentait vaguement quel péché ce serait de l'entraîner à mal faire. À
quel moment leurs rapports avaient-ils été dénaturés, il ne put jamais
se le rappeler. Maintenant, comme en vertu d'une entente tacite, et
dont il ne pouvait déterminer l'époque, il lui baisait les poignets et
lui passait la main autour du cou. Elle paraissait si heureuse qu'un
soir il fit plus: il commença par l'embrasser; puis il la caressa
longuement et de nouveau l'embrassa sur les yeux, sur la joue, sur la
lèvre, dans le cou, aux coins du nez. La bouche de la jeune femme
allait en souriant au-devant des caresses, et ses regards brillaient
dans leurs profondeurs comme une eau tiède de soleil. Les caresses de
Baldassare cependant étaient devenues plus hardies; à un moment il la
regarda; il fut frappé de sa pâleur, du désespoir infini qu'exprimaient
son front mort, ses yeux navrés et las qui pleuraient, en regards plus
tristes que des larmes, comme la torture endurée pendant une mise en
croix ou après la perte irréparable d'un être adoré. Il la considéra un
instant; et alors dans un effort suprême elle leva vers lui ses yeux
suppliants qui demandaient grâce, en même temps que sa bouche avide,
d'un mouvement inconscient et convulsif, redemandait des baisers.
Repris tous deux par le plaisir qui flottait autour d'eux dans le
parfum de leurs baisers et le souvenir de leurs caresses, ils se
jetèrent l'un sur l'autre en fermant désormais les yeux, ces yeux
cruels qui leur montraient la détresse de leurs âmes, ils ne voulaient
pas la voir et lui surtout fermait les yeux de toutes ses forces comme
un bourreau pris de remords et qui sent que son bras tremblerait au
moment de frapper sa victime, si au lieu de l'imaginer encore excitante
pour sa rage et le forçant à l'assouvir, il pouvait la regarder en face
et ressentir un moment sa douleur.
La nuit était venue et elle était encore dans sa chambre, les yeux
vagues et sans larmes. Elle partit sans lui dire un mot, en baisant sa
main avec une tristesse passionnée.
Lui pourtant ne pouvait dormir et s'il s'assoupissait un moment,
frissonnait en sentant levés sur lui les yeux suppliants et désespérés
de la douce victime. Tout à coup, il se la représenta telle qu'elle
devait être maintenant, ne pouvant dormir non plus et se sentant si
seule. Il s'habilla, marcha doucement jusqu'à sa chambre, n'osant pas
faire de bruit pour ne pas la réveiller si elle dormait, n'osant pas
non plus rentrer dans sa chambre à lui où le ciel et la terre et son
âme l'étouffaient, de leur poids. Il resta là, au seuil de la chambre
de la jeune femme, croyant à tout moment qu'il ne pourrait se contenir
un instant de plus et qu'il allait entrer; puis, épouvanté à la pensée
de rompre ce doux oubli qu'elle dormait d'une haleine dont il percevait
la douceur égale, pour la livrer cruellement aux remords et au
désespoir, hors des prises de qui elle trouvait un moment le repos, il
resta là au seuil, tantôt assis, tantôt à genoux, tantôt couché. Au
matin, il rentra dans sa chambre, frileux et calmé, dormit longtemps et
se réveilla plein de bien-être.
Ils s'ingénièrent réciproquement à rassurer leurs consciences, ils
s'habituèrent aux remords qui diminuèrent, au plaisir qui devint aussi
moins vif, et, quand il retourna en Sylvanie, il ne garda comme elle
qu'un souvenir doux et un peu froid de ces minutes enflammées et
cruelles.
III
«Sa jeunesse lui fait du bruit, il n'entend pas.»
(Mme DE SÉVIGNÉ.)
Quand Alexis, le jour de ses quatorze ans, alla voir son oncle
Baldassare, il ne sentit pas se renouveler, comme il s'y était attendu,
les violentes émotions de l'année précédente. Les courses incessantes
sur le cheval que son oncle lui avait donné, en développant ses forces,
avaient lassé tout son énervement et avivaient en lui ce sentiment
continu de la bonne santé, qui s'ajoute alors à la jeunesse, comme la
conscience obscure de la profondeur de ses ressources et de la
puissance de son allégresse. À sentir, sous la brise éveillée par son
galop, sa poitrine gonflée comme une voile, son corps brûlant comme un
feu d'hiver et son front aussi frais que les feuillages fugitifs qui le
ceignaient au passage, à raidir en rentrant son corps sous l'eau froide
ou à, le délasser longuement pendant les digestions savoureuses, il
exaltait en lui ces puissances de la vie qui, après avoir été l'orgueil
LES PLAISIRS ET LES JOURS
Illustrations de Madeleine Lemaire
Préface d'Anatole France
Et quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE AUBER, 3
1896
Pourquoi m'a-t-il demandé d'offrir son livre aux esprits curieux? Et
pourquoi lui ai-je promis de prendre ce soin fort agréable, mais bien
inutile? Son livre est comme un jeune visage plein de charme rare et de
grâce fine. Il se recommande tout seul, parle de lui-même et s'offre
malgré lui.
Sans doute il est jeune. Il est jeune de la jeunesse de l'auteur. Mais
il est vieux de la vieillesse du monde. C'est le printemps des feuilles
sur les rameaux antiques, dans la forêt séculaire. On dirait que les
pousses nouvelles sont attristées du passé profond des bois et portent
le deuil de tant de printemps morts.
Le grave Hésiode a dit aux chevriers de l'Hélicon les _Travaux et les
Jours._ Il est plus mélancolique de dire à nos mondains et à nos
mondaines les _Plaisirs et les Jours_, si, comme le prétend cet homme
d'État anglais, la vie serait supportable sans les plaisirs. Aussi le
livre de notre jeune ami a-t-il des sourires lassés, des attitudes de
fatigue qui ne sont ni sans beauté, ni sans noblesse.
Sa tristesse même, on la trouvera plaisante et bien variée, conduite
comme elle est et soutenue par un merveilleux esprit d'observation, par
une intelligence souple, pénétrante et vraiment subtile. Ce calendrier
des _Plaisirs et des Jours_ marque et les heures de la nature par
d'harmonieux tableaux du ciel, de la mer, des bois, et les heures
humaines par des portraits fidèles et des peintures de genre, d'un fini
merveilleux.
Marcel Proust se plaît également à décrire la splendeur désolée du
soleil couchant et les vanités agitées d'une âme _snob._ Il excelle à
conter les douleurs élégantes, les souffrances artificielles, qui
égalent pour le moins en cruauté celles que la nature nous accorde avec
une prodigalité maternelle. J'avoue que ces souffrances inventées, ces
douleurs trouvées par génie humain, ces douleurs d'art me semblent
infiniment intéressantes et précieuses, et je sais gré à Marcel Proust
d'en avoir étudié et décrit quelques exemplaires choisis.
Il nous attire, il nous retient dans une atmosphère de serre chaude,
parmi des orchidées savantes qui ne nourrissent pas en terre leur
étrange et maladive beauté. Soudain, dans l'air lourd et délicieux,
passe une flèche lumineuse, un éclair qui, comme le rayon du docteur
allemand, traverse les corps. D'un trait le poète a pénétré la pensée
secrète, le désir inavoué.
C'est sa manière et son art. Il y montre une sûreté qui surprend en un
si jeune archer. Il n'est pas du tout innocent. Mais il est si sincère
et si vrai qu'il en devient naïf et plaît ainsi. Il y a en lui du
Bernardin de Saint-Pierre dépravé et du Pétrone ingénu.
Heureux livre que le sien! Il ira par la ville tout orné, tout parfumé
des fleurs dont Madeleine Lemaire l'a jonché de cette main divine qui
répand les roses avec leur rosée.
ANATOLE FRANCE.
Paris, le 21 avril 1896.
_À MON AMI WILLIE HEATH_
_Mort à Paris le 3 octobre 1893_
«_Du sein de Dieu où tu reposes... révèle-moi ces vérités qui dominent
la mort, empêchent de la craindre et la font presque aimer._»
_Les anciens Grecs apportaient à leurs morts des gâteaux, du lait et du
vin. Séduits par une illusion plus raffinée, sinon plus sage, nous leur
offrons des fleurs et des livres. Si je vous donne celui-ci, c'est
d'abord parce que c'est un livre d'images. Malgré les «légendes», il
sera, sinon lu, au moins regardé par tous les admirateurs de la grande
artiste qui m'a fait avec simplicité ce cadeau magnifique, celle dont
on pourrait dire, selon le mot de Dumas, «que c'est elle qui a créé le
plus de roses après Dieu». M. Hubert de Montesquiou aussi la célébrée,
dans des vers inédits encore, avec cette ingénieuse gravité, cette
éloquence sentencieuse et subtile, cet ordre rigoureux qui par fois
chez lui rappellent le xviie siècle. Il lui dit, en parlant des
fleurs:_
«_Poser pour vos pinceaux les engage à fleurir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous êtes leur Vigée et vous êtes ta Flore
Qui les immortalise, où l'autre fait mourir!_»
_Ses admirateurs sont une élite, et ils sont une foule. J'ai voulu
qu'ils voient à la première page le nom de celui qu'ils n'ont, pas eu
le temps de connaître et qu'ils auraient admiré. Moi-même, cher ami, je
vous ai connu bien peu de temps. C'est au Bois que je vous retrouvais
souvent le matin, m'ayant aperçu et m'attendant sous les arbres,
debout, mais reposé, semblable à un de ces seigneurs qu'a peints Van
Dyck, et dont vous aviez l'élégance pensive. Leur élégance, en effet,
comme la vôtre, réside moins dans les vêtements que dans le corps, et
leur corps lui-même semble l'avoir reçue et continuer sans cesse à la
recevoir de leur âme: c'est une élégance morale. Tout d'ailleurs
contribuait à accentuer cette mélancolique ressemblance, jusqu'à ce
fond de feuillages à l'ombre desquels Van Dyck a souvent arrêté la
promenade d'un roi; comme tant d'entre ceux qui furent ses modèles,
vous deviez bientôt mourir, et dans vos yeux comme dans les leurs, on
voyait alterner les ombres du pressentiment et la douce lumière de la
résignation. Mais si la grâce de votre fierté appartenait de droit à
l'art et un Van Dyck, vous releviez plutôt du Vinci par la mystérieuse
intensité de votre vie spirituelle. Souvent le doigt levé, les yeux
impénétrables et souriants en face de l'énigme que vous taisiez, vous
m'êtes apparu comme le saint Jean-Baptiste de Léonard. Nous formions
alors le rêve, presque le projet, de vivre de plus en plus l'un avec
l'autre, dans un cercle de femmes et d'hommes magnanimes et choisis,
assez loin de la bêtise, du vice et de la méchanceté pour nous sentir à
l'abri de leurs flèches vulgaires._
_Votre vie, telle que vous la vouliez, serait une de ces œuvres à qui
il faut une haute inspiration. Comme de la foi et du génie, nous
pouvons la recevoir de l'amour. Mais c'était la mort qui devait vous la
donner. En elle aussi et même en ses approches résident des forces
cachées, des aides secrètes, une «grâce» qui n'est pas dans la vie.
Comme les amants quand ils commencent à aimer, comme les poètes dans le
temps où ils chantent, les malades se sentent plus près de leur âme. La
vie est chose dure qui serre de trop près, perpétuellement nous fait
mal à l'âme. À sentir ses liens un moment se relâcher, on peut éprouver
de clairvoyantes douceurs. Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun
personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que
celui de Noë, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche
pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de
longs jours je dus rester aussi dans l'«arche». Je compris alors que
jamais Noë ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle
fût close et qu'il fît nuit sur la terre. Quand commença ma
convalescence, ma mère, qui ne m'avait pas quitté, et, la nuit même
restait auprès de moi, «ouvrit la porte de l'arche» et sortit. Pourtant
comme la colombe «elle revint encore ce soir-là». Puis je fus tout à
fait guéri, et comme la colombe «elle ne revint plus». Il fallut
recommencer à vivre, à se détourner de soi, à entendre des paroles plus
dures que celles de ma mère; bien plus, les siennes, si perpétuellement
douces jusque-là, n'étaient plus les mêmes, mais empreintes de la
sévérité de la vie et du devoir qu'elle devait m'apprendre. Douce
colombe du déluge, en vous voyant partir comment penser que le
patriarche n'ait pas senti quelque tristesse se mêler à la joie du
monde renaissant? Douceur de la suspension de vivre, de la vraie «Trêve
de Dieu» qui interrompt les travaux, les désirs mauvais, «Grâce» de la
maladie qui nous rapproche des réalités d'au delà de la mort—et ses
grâces aussi, grâces de «ces vains ornements et ces voiles qui pèsent»,
des cheveux qu'une importune main «a pris soin d'assembler», suaves
fidélités d'une mère et d'un ami qui si souvent nous sont apparus comme
le visage même de notre tristesse ou comme le geste de la protection
implorée par notre faiblesse, et qui s'arrêteront au seuil de la
convalescence, souvent j'ai souffert de vous sentir si loin de moi,
vous toutes, descendance exilée de la colombe de l'arche. Et qui même
n'a connu de ces moments, cher Willie, où il voudrait être où vous
êtes. On prend tant d'engagements envers la vie qu'il vient une heure
où, découragé de pouvoir jamais les tenir tous, on se tourne vers les
tombes, on appelle la mort, «la mort qui vient en aide aux destinées
qui ont peine à s'accomplir». Mais si elle nous délie des engagements
que nous avons pris envers la vie, elle ne peut nous délier de ceux que
nous avons pris envers nous-même, et du premier surtout, qui est de
vivre pour valoir et mériter._
_Plus grave qu'aucun de nous, vous étiez aussi plus enfant qu'aucun,
non pas seulement par la pureté du cœur, mais par une gaieté candide et
délicieuse. Charles de Grancey avait le don que je lui enviais de
pouvoir, avec des souvenirs de collège, réveiller brusquement ce rire
qui ne s'endormait jamais bien longtemps, et que nous n'entendrons
plus._
_Si quelques-unes de ces pages ont été écrites à vingt-trois ans, bien
d'autres (Violante, presque tous les Fragments de Comédie italienne,
etc.) datent de ma vingtième année. Toutes ne sont que la vaine écume
d'une vie agitée, mais qui maintenant se calme. Puisse-t-elle être un
jour assez limpide pour que les Muses daignent s'y mirer et qu'on voie
courir à la surface le reflet de leurs sourires et de leurs danses._
_Je vous donne ce livre. Vous êtes, hélas! le seul de mes amis dont il
n'ait pas à redouter les critiques. J'ai au moins la confiance que
nulle part la liberté du ton ne vous y eût choqué. Je n'ai jamais peint
l'immoralité que chez des êtres d'une conscience délicate. Aussi, trop
faibles pour vouloir le bien, trop nobles pour jouir pleinement dans le
mal, ne connaissant que la souffrance, je n'ai pu parler d'eux qu'avec
une pitié trop sincère pour qu'elle ne purifiât pas ces petits essais.
Que l'ami véritable, le Maître illustre et bien-aimé qui leur ont
ajouté, l'un la poésie de sa musique, l'autre la musique de son
incomparable poésie, que M. Darlu aussi, le grand philosophe dont la
parole inspirée, plus sûre de durer qu'un écrit, a, en moi comme en
tant d'autres, engendré la pensée, me pardonnent d'avoir réservé pour
vous ce gage dernier d'affection, se souvenant qu'aucun vivant, si
grand soit-il ou si cher, ne doit être honoré qu'après un mort._
_Juillet 1894._
La mort de Baldassare Silvande
Vicomte de Sylvanie
I
«Apollon gardait les troupeaux d'Admète, disent les poètes; chaque
homme aussi est un dieu déguisé qui contrerait le fou.»
(EMERSON.)
—Monsieur Alexis, ne pleurez pas comme cela, M. le vicomte de Sylvanie
va peut-être vous donner un cheval.
—Un grand cheval, Beppo, ou un poney?
—Peut-être un grand cheval comme celui de M. Cardenio. Mais ne pleurez
donc pus comme cela... le jour de vos treize ans!
L'espoir de recevoir un cheval et le souvenir qu'il avait treize ans
firent briller, à travers les larmes, les yeux d'Alexis. Mais il
n'était pas consolé puisqu'il fallait aller voir son oncle Baldassare
Silvande, vicomte de Sylvanie. Certes, depuis le jour où il avait
entendu dire que la maladie de son oncle était inguérissable, Alexis
l'avait vu plusieurs fois. Mais depuis, tout avait bien changé.
Baldassare s'était rendu compte de son mal et savait maintenant qu'il
avait au plus trois ans à vivre. Alexis, sans comprendre d'ailleurs
comment cette certitude n'avait pas tué de chagrin ou rendu fou son
oncle, se sentait incapable de supporter la douleur de le voir.
Persuadé qu'il allait lui parler de sa fin prochaine, il ne se croyait
pas la force, non seulement de le consoler, mais même de retenir ses
sanglots. Il avait toujours adoré son oncle, le plus grand, le plus
beau, le plus jeune, le plus vif, le plus doux de ses parents. Il
aimait ses yeux gris, ses moustaches blondes, ses genoux, lieu profond
et doux de plaisir et de refuge quand il était plus petit, et qui lui
semblaient alors inaccessibles comme une citadelle, amusants comme des
chevaux de bois et plus inviolables qu'un temple. Alexis, qui
désapprouvait hautement la mise sombre et sévère de son père et rêvait
à un avenir où, toujours à cheval, il serait élégant comme une dame et
splendide comme un roi, reconnaissait en Baldassare l'idéal le plus
élevé qu'il se formait d'un homme; il savait que son oncle était beau,
qu'il lui ressemblait, il savait aussi qu'il était intelligent,
généreux, qu'il avait une puissance égale à celle d'un évêque ou d'un
général. À la vérité, les critiques dé ses parents lui avaient appris
que le vicomte avait des défauts. Il se rappelait même la violence de
sa colère le jour où son cousin Jean Galéas s'était moqué de lui,
combien l'éclat de ses yeux avait trahi les jouissances de sa vanité
quand le duc de Parme lui avait fait offrir la main de sa sœur (il
avait alors, en essayant de dissimuler son plaisir, serré les dents et
fait une grimace qui lui était habituelle et qui déplaisait à Alexis)
et le ton méprisant dont il parlait à Lucretia qui faisait profession
de ne pas aimer sa musique.
Souvent, ses parents faisaient allusion à d'autres actes de son oncle
qu'Alexis ignorait, mais qu'il entendait vivement blâmer.
Mais tous les défauts de Baldassare, sa grimace vulgaire, avaient
certainement disparu. Quand son oncle avait su que dans deux ans
peut-être il serait mort, combien les moqueries de Jean Galéas,
l'amitié du duc de Parme et sa propre musique avaient dû lui devenir
indifférentes. Alexis se le représentait aussi beau, mais solennel et
plus parfait encore qu'il ne l'était auparavant. Oui, solennel et déjà
plus tout à fait de ce monde. Aussi à son désespoir se mêlait un peu
d'inquiétude et d'effroi.
Les chevaux étaient attelés depuis longtemps, il fallait partir; il
monta dans la voiture, puis redescendit pour aller demander un dernier
conseil à son précepteur. Au moment de parler, il devint très rouge:
—Monsieur Legrand, vaut-il mieux que mon oncle croie ou ne croie pas
que je sais qu'il sait qu'il doit mourir?
—Qu'il ne le croie pas, Alexis!
—Mais, s'il m'en parle?
—Il ne vous en parlera pas.
—Il ne m'en parlera pas? dit Alexis étonné, car c'était la seule
alternative qu'il n'eût pas prévue: Chaque fois qu'il commençait à
imaginer sa visite à son oncle, il l'entendait lui parler de la mort
avec la douceur d'un prêtre.
—Mais, enfin, s'il m'en parle?
—Vous direz qu'il se trompe.
—Et si je pleure?
—Vous avez trop pleuré ce matin, vous ne pleurerez pas chez lui.
—Je ne pleurerai pas! s'écria Alexis avec désespoir, mais il croira que
je n'ai pas de chagrin, que je ne l'aime pas... mon petit oncle!
Et il se mit à fondre en larmes. Sa mère, impatientée d'attendre, vint
le chercher; ils partirent.
Quand Alexis eut donné son petit paletot à un valet en livrée verte et
blanche, aux armes de Sylvanie, qui se tenait dans le vestibule, il
s'arrêta un moment avec sa mère à écouter un air de violon qui venait
d'une chambre voisine. Puis, on les conduisit dans une immense pièce
ronde entièrement vitrée où le vicomte se tenait souvent. En entrant,
on voyait en face de soi la mer, et, en tournant la tête, des pelouses,
des pâturages et des bois; au fond de la pièce, il y avait deux chats,
des roses, des pavots et beaucoup d'instruments de musique. Ils
attendirent un instant.
Alexis se jeta sur sa mère, elle crut qu'il voulait l'embrasser, mais
il lui demanda tout bas, sa bouche collée à son oreille:
—Quel âge a mon oncle?
—Il aura trente-six ans au mois de juin.
Il voulut demander: «Crois-tu qu'il aura jamais trente-six ans?» mais
il n'osa pas.
Une porte s'ouvrit, Alexis trembla, un domestique dit:
—Monsieur le vicomte vient à l'instant.
Bientôt le domestique revint faisant entrer deux paons et un chevreau
que le vicomte emmenait partout avec lui. Puis on entendit de nouveaux
pas et la porte s'ouvrit encore.
«Ce n'est rien, se dit Alexis dont le cœur battait chaque fois qu'il
entendait du bruit, c'est sans doute un domestique, oui, bien
probablement un domestique.» Mais en même temps, il entendait une voix
douce:
—Bonjour, mon petit Alexis, je te souhaite une bonne fête.
Et son oncle en l'embrassant lui lit peur. Il s'en aperçut sans doute
et sans plus s'occuper de lui, pour lui laisser le temps de se
remettre, il se mit à causer gaiement avec la mère d'Alexis, sa
belle-sœur, qui, depuis la mort de sa mère, était l'être qu'il aimait
le plus au monde.
Maintenant, Alexis, rassuré, n'éprouvait plus qu'une immense tendresse
pour ce jeune homme encore si charmant, à peine plus pâle, héroïque au
point de jouer la gaieté dans ces minutes tragiques. Il aurait voulu se
jeter à son cou et n'osait pas, craignant de briser l'énergie de son
oncle qui ne pourrait plus rester maître de lui. Le regard triste et
doux du vicomte lui donnait surtout envie de pleurer. Alexis savait que
toujours ses yeux avaient été tristes et même, dans les moments les
plus heureux, semblaient implorer une consolation pour des maux qu'il
ne paraissait pas ressentir. Mais, à ce moment, il crut que la
tristesse de son oncle, courageusement bannie de sa conversation,
s'était réfugiée dans ses yeux qui, seuls, dans toute sa personne,
étaient alors sincères avec ses joues maigries.
—Je sais que tu aimerais conduire une voiture à deux chevaux, mon petit
Alexis, dit Baldassare, on t'amènera demain un cheval. L'année
prochaine, je compléterai la paire et, dans deux ans, je te donnerai la
voiture. Mais, peut-être, cette année, pourras-tu toujours monter le
cheval, nous l'essayerons à mon retour. Car je pars décidément demain,
ajouta-t-il, mais pas pour longtemps. Avant un mois je serai revenu et
nous irons ensemble en matinée, tu sais, voir la comédie où je t'ai
promis de te conduire.
Alexis savait que son oncle allait passer quelques semaines chez un de
ses amis, il savait aussi qu'on permettait encore à son oncle d'aller
au théâtre; mais tout pénétré qu'il était de cette idée de la mort qui
l'avait profondément bouleversé avant d'aller chez son oncle, ses
paroles lui causèrent un étonnement douloureux et profond.
«Je n'irai pas, se dit-il. Comme il souffrirait d'entendre les
bouffonneries des acteurs et le rire du public!»
—Quel est ce joli air de violon que nous avons entendu en entrant?
demanda la mère d'Alexis.
—Ah! vous l'avez trouvé joli? dit vivement Baldassare d'un air joyeux.
C'est la romance dont je vous avais parlé.
«Joue-t-il la comédie? se demanda Alexis. Comment le succès de sa
musique peut-il encore lui faire plaisir?»
À ce moment, la figure du vicomte prit une expression de douleur
profonde; ses joues avaient pâli, il fronça les lèvres et les sourcils,
ses yeux s'emplirent de larmes.
«Mon Dieu! s'écria intérieurement Alexis, ce rôle est au-dessus de ses
forces. Mon pauvre oncle! Mais aussi pourquoi craint-il tant de nous
faire de la peine? Pourquoi prendre à ce point sur lui?»
Mais les douleurs de la paralysie générale qui serraient parfois
Baldassare comme dans un corset de fer jusqu'à lui laisser sur le corps
des marques de coups, et dont l'acuité venait de contracter malgré lui
son visage, s'étaient dissipées.
Il se remit à causer avec bonne humeur, après s'être essuyé les yeux.
—Il me semble que le duc de Parme est moins aimable pour toi depuis
quelque temps? demanda maladroitement la mère d'Alexis.
—Le duc de Parme! s'écria Baldassare furieux, le duc de Parme moins
aimable! mais à quoi pensez-vous, ma chère? Il m'a encore écrit ce
matin pour mettre son château d'Illyrie à ma disposition si l'air des
montagnes pouvait me faire du bien.
Il se leva vivement, mais réveilla en même temps sa douleur atroce, il
dut s'arrêter un moment; à peine elle fut calmée, il appela:
—Donnez-moi la lettre qui est près de mon lit.
Et il lut vivement:
«Mon cher Baldassare.
«Combien je m'ennuie de ne pas vous voir, etc., etc.»
Au fur et à mesure que se développait l'amabilité du prince, la figure
de Baldassare s'adoucissait, brillait d'une confiance heureuse. Tout à
coup, voulant sans doute dissimuler une joie qu'il ne jugeait pas très
élevée, il serra les dents et fit la jolie petite grimace vulgaire
qu'Alexis avait crue à jamais bannie de sa face pacifiée par la mort.
En plissant comme autrefois la bouche de Baldassare, cette petite
grimace dessilla les yeux d'Alexis qui depuis qu'il était près de son
oncle avait cru, avait voulu contempler le visage d'un mourant à jamais
détaché des réalités vulgaires et où ne pouvait plus flotter qu'un
sourire héroïquement contraint, tristement tendre, céleste et
désenchanté. Maintenant il ne douta plus que Jean Galéas, en taquinant
son oncle, l'aurait mis, comme auparavant, en colère, que dans la
gaieté du malade, dans son désir d'aller au théâtre il n'entrait ni
dissimulation ni courage, et qu'arrivé si près de la mort, Baldassare
continuait à ne penser qu'à la vie.
En rentrant chez lui, Alexis fut vivement frappé par cette pensée que
lui aussi mourrait un jour, et que s'il avait encore devant lui
beaucoup plus de temps que son oncle, le vieux jardinier de Baldassare
et sa cousine, la duchesse d'Alériouvres, ne lui survivraient
certainement pas longtemps. Pourtant, assez riche pour se retirer,
Rocco continuait à travailler sans cesse pour gagner plus d'argent
encore, et lâchait d'obtenir un prix pour ses roses. La duchesse,
malgré ses soixante-dix ans, prenait grand soin de se teindre, et, dans
les journaux, payait des articles où l'on célébrait la jeunesse de sa
démarche, l'élégance de ses réceptions, les raffinements de sa table et
de son esprit.
Ces exemples ne diminuèrent pas l'étonnement où l'attitude de son oncle
avait plongé Alexis, mais lui en inspiraient un pareil qui, gagnant de
proche en proche, s'étendit comme une stupéfaction immense sur le
scandale universel de ces existences dont il n'exceptait pas la sienne
propre, marchant à la mort à reculons, en regardant la vie.
Résolu à ne pas imiter une aberration si choquante, il décida, à
l'imitation des anciens prophètes dont on lui avait enseigné la gloire,
de se retirer dans le désert avec quelques-uns de ses petits amis et en
fit part à ses parents.
Heureusement, plus puissante que leurs moqueries, la vie dont il
n'avait pas encore épuisé le lait fortifiant et doux tendit son sein
pour le dissuader. Et il se remit à y boire avec une avidité joyeuse
dont son imagination crédule et riche écoutait naïvement les doléances
et réparait magnifiquement les déboires.
II
«La chair est triste, hélas...»
STÉPHANE MALLARMÉ.
Le lendemain de la visite d'Alexis, le vicomte de Sylvanie était parti
pour le château voisin où il devait passer trois ou quatre semaines et
où la présence de nombreux invités pouvait distraire la tristesse qui
suivait souvent ses crises.
Bientôt tous les plaisirs s'y résumèrent pour lui dans la compagnie
d'une jeune femme qui les lui doublait en les partageant. Il crut
sentir qu'elle l'aimait, mais garda pourtant quelque réserve avec elle:
il la savait absolument pure, attendant impatiemment d'ailleurs
l'arrivée de son mari; puis il n'était pas sur de l'aimer véritablement
et sentait vaguement quel péché ce serait de l'entraîner à mal faire. À
quel moment leurs rapports avaient-ils été dénaturés, il ne put jamais
se le rappeler. Maintenant, comme en vertu d'une entente tacite, et
dont il ne pouvait déterminer l'époque, il lui baisait les poignets et
lui passait la main autour du cou. Elle paraissait si heureuse qu'un
soir il fit plus: il commença par l'embrasser; puis il la caressa
longuement et de nouveau l'embrassa sur les yeux, sur la joue, sur la
lèvre, dans le cou, aux coins du nez. La bouche de la jeune femme
allait en souriant au-devant des caresses, et ses regards brillaient
dans leurs profondeurs comme une eau tiède de soleil. Les caresses de
Baldassare cependant étaient devenues plus hardies; à un moment il la
regarda; il fut frappé de sa pâleur, du désespoir infini qu'exprimaient
son front mort, ses yeux navrés et las qui pleuraient, en regards plus
tristes que des larmes, comme la torture endurée pendant une mise en
croix ou après la perte irréparable d'un être adoré. Il la considéra un
instant; et alors dans un effort suprême elle leva vers lui ses yeux
suppliants qui demandaient grâce, en même temps que sa bouche avide,
d'un mouvement inconscient et convulsif, redemandait des baisers.
Repris tous deux par le plaisir qui flottait autour d'eux dans le
parfum de leurs baisers et le souvenir de leurs caresses, ils se
jetèrent l'un sur l'autre en fermant désormais les yeux, ces yeux
cruels qui leur montraient la détresse de leurs âmes, ils ne voulaient
pas la voir et lui surtout fermait les yeux de toutes ses forces comme
un bourreau pris de remords et qui sent que son bras tremblerait au
moment de frapper sa victime, si au lieu de l'imaginer encore excitante
pour sa rage et le forçant à l'assouvir, il pouvait la regarder en face
et ressentir un moment sa douleur.
La nuit était venue et elle était encore dans sa chambre, les yeux
vagues et sans larmes. Elle partit sans lui dire un mot, en baisant sa
main avec une tristesse passionnée.
Lui pourtant ne pouvait dormir et s'il s'assoupissait un moment,
frissonnait en sentant levés sur lui les yeux suppliants et désespérés
de la douce victime. Tout à coup, il se la représenta telle qu'elle
devait être maintenant, ne pouvant dormir non plus et se sentant si
seule. Il s'habilla, marcha doucement jusqu'à sa chambre, n'osant pas
faire de bruit pour ne pas la réveiller si elle dormait, n'osant pas
non plus rentrer dans sa chambre à lui où le ciel et la terre et son
âme l'étouffaient, de leur poids. Il resta là, au seuil de la chambre
de la jeune femme, croyant à tout moment qu'il ne pourrait se contenir
un instant de plus et qu'il allait entrer; puis, épouvanté à la pensée
de rompre ce doux oubli qu'elle dormait d'une haleine dont il percevait
la douceur égale, pour la livrer cruellement aux remords et au
désespoir, hors des prises de qui elle trouvait un moment le repos, il
resta là au seuil, tantôt assis, tantôt à genoux, tantôt couché. Au
matin, il rentra dans sa chambre, frileux et calmé, dormit longtemps et
se réveilla plein de bien-être.
Ils s'ingénièrent réciproquement à rassurer leurs consciences, ils
s'habituèrent aux remords qui diminuèrent, au plaisir qui devint aussi
moins vif, et, quand il retourna en Sylvanie, il ne garda comme elle
qu'un souvenir doux et un peu froid de ces minutes enflammées et
cruelles.
III
«Sa jeunesse lui fait du bruit, il n'entend pas.»
(Mme DE SÉVIGNÉ.)
Quand Alexis, le jour de ses quatorze ans, alla voir son oncle
Baldassare, il ne sentit pas se renouveler, comme il s'y était attendu,
les violentes émotions de l'année précédente. Les courses incessantes
sur le cheval que son oncle lui avait donné, en développant ses forces,
avaient lassé tout son énervement et avivaient en lui ce sentiment
continu de la bonne santé, qui s'ajoute alors à la jeunesse, comme la
conscience obscure de la profondeur de ses ressources et de la
puissance de son allégresse. À sentir, sous la brise éveillée par son
galop, sa poitrine gonflée comme une voile, son corps brûlant comme un
feu d'hiver et son front aussi frais que les feuillages fugitifs qui le
ceignaient au passage, à raidir en rentrant son corps sous l'eau froide
ou à, le délasser longuement pendant les digestions savoureuses, il
exaltait en lui ces puissances de la vie qui, après avoir été l'orgueil
- Parts
- Les plaisirs et les jours - 01
- Les plaisirs et les jours - 02
- Les plaisirs et les jours - 03
- Les plaisirs et les jours - 04
- Les plaisirs et les jours - 05
- Les plaisirs et les jours - 06
- Les plaisirs et les jours - 07
- Les plaisirs et les jours - 08
- Les plaisirs et les jours - 09
- Les plaisirs et les jours - 10
- Les plaisirs et les jours - 11
- Les plaisirs et les jours - 12