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Les misérables Tome V: Jean Valjean - 18
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le salon, encore encombré et sens dessus dessous, et qui avait l'air du
champ de bataille des joies de la veille.
--Dame, monsieur, observa Basque, nous nous sommes réveillés tard.
--Votre maître est-il levé? demanda Jean Valjean.
--Comment va le bras de monsieur? répondit Basque.
--Mieux. Votre maître est-il levé?
--Lequel? l'ancien ou le nouveau?
--Monsieur Pontmercy.
--Monsieur le baron? fit Basque en se redressant.
On est surtout baron pour ses domestiques. Il leur en revient quelque
chose; ils ont ce qu'un philosophe appellerait l'éclaboussure du titre,
et cela les flatte. Marius, pour le dire en passant, républicain
militant, et il l'avait prouvé, était maintenant baron malgré lui. Une
petite révolution s'était faite dans la famille sur ce titre. C'était à
présent M. Gillenormand qui y tenait et Marius qui s'en détachait. Mais
le colonel Pontmercy avait écrit: _Mon fils portera mon titre_. Marius
obéissait. Et puis Cosette, en qui la femme commençait à poindre, était
ravie d'être baronne.
--Monsieur le baron? répéta Basque. Je vais voir. Je vais lui dire que
monsieur Fauchelevent est là.
--Non. Ne lui dites pas que c'est moi. Dites-lui que quelqu'un demande à
lui parler en particulier, et ne lui dites pas de nom.
--Ah! fit Basque.
--Je veux lui faire une surprise.
--Ah! reprit Basque, se donnant à lui-même son second ah! comme
explication du premier.
Et il sortit.
Jean Valjean resta seul.
Le salon, nous venons de le dire, était tout en désordre. Il semblait
qu'en prêtant l'oreille on eût pu y entendre encore la vague rumeur de
la noce. Il y avait sur le parquet toutes sortes de fleurs tombées des
guirlandes et des coiffures. Les bougies brûlées jusqu'au tronçon
ajoutaient aux cristaux des lustres des stalactites de cire. Pas un
meuble n'était à sa place. Dans des coins, trois ou quatre fauteuils,
rapprochés les uns des autres et faisant cercle, avaient l'air de
continuer une causerie. L'ensemble était riant. Il y a encore une
certaine grâce dans une fête morte. Cela a été heureux. Sur ces chaises
en désarroi, parmi ces fleurs qui se fanent, sous ces lumières éteintes,
on a pensé de la joie. Le soleil succédait au lustre, et entrait gaîment
dans le salon.
Quelques minutes s'écoulèrent. Jean Valjean était immobile à l'endroit
où Basque l'avait quitté. Il était très pâle. Ses yeux étaient creux et
tellement enfoncés par l'insomnie sous l'orbite qu'ils y disparaissaient
presque. Son habit noir avait les plis fatigués d'un vêtement qui a
passé la nuit. Les coudes étaient blanchis de ce duvet que laisse au
drap le frottement du linge. Jean Valjean regardait à ses pieds la
fenêtre dessinée sur le parquet par le soleil.
Un bruit se fit à la porte, il leva les yeux.
Marius entra, la tête haute, la bouche riante, on ne sait quelle lumière
sur le visage, le front épanoui, l'oeil triomphant. Lui aussi n'avait
pas dormi.
--C'est vous, père! s'écria-t-il en apercevant Jean Valjean; cet
imbécile de Basque qui avait un air mystérieux! Mais vous venez de trop
bonne heure. Il n'est encore que midi et demi. Cosette dort.
Ce mot: Père, dit à M. Fauchelevent par Marius, signifiait: Félicité
suprême. Il y avait toujours eu, on le sait, escarpement, froideur et
contrainte entre eux; glace à rompre ou à fondre. Marius en était à ce
point d'enivrement que l'escarpement s'abaissait, que la glace se
dissolvait, et que M. Fauchelevent était pour lui, comme pour Cosette,
un père.
Il continua; les paroles débordaient de lui, ce qui est propre à ces
divins paroxysmes de la joie:
--Que je suis content de vous voir! Si vous saviez comme vous nous avez
manqué hier! Bonjour, père. Comment va votre main? Mieux, n'est-ce pas?
Et, satisfait de la bonne réponse qu'il se faisait à lui-même, il
poursuivit:
--Nous avons bien parlé de vous tous les deux. Cosette vous aime tant!
Vous n'oubliez pas que vous avez votre chambre ici. Nous ne voulons plus
de la rue de l'Homme-Armé. Nous n'en voulons plus du tout. Comment
aviez-vous pu aller demeurer dans une rue comme ça, qui est malade, qui
est grognon, qui est laide, qui a une barrière à un bout, où l'on a
froid, où l'on ne peut pas entrer? Vous viendrez vous installer ici. Et
dès aujourd'hui. Ou vous aurez affaire à Cosette. Elle entend nous mener
tous par le bout du nez, je vous en préviens. Vous avez vu votre
chambre, elle est tout près de la nôtre; elle donne sur des jardins; on
a fait arranger ce qu'il y avait à la serrure, le lit est fait, elle est
toute prête, vous n'avez qu'à arriver. Cosette a mis près de votre lit
une grande vieille bergère en velours d'Utrecht, à qui elle a dit:
tends-lui les bras. Tous les printemps, dans le massif d'acacias qui est
en face de vos fenêtres, il vient un rossignol. Vous l'aurez dans deux
mois. Vous aurez son nid à votre gauche et le nôtre à votre droite. La
nuit il chantera, et le jour Cosette parlera. Votre chambre est en plein
midi. Cosette vous y rangera vos livres, votre voyage du capitaine Cook,
et l'autre, celui de Vancouver, toutes vos affaires. Il y a, je crois,
une petite valise à laquelle vous tenez, j'ai disposé un coin d'honneur
pour elle. Vous avez conquis mon grand-père, vous lui allez. Nous
vivrons ensemble. Savez-vous le whist? vous comblerez mon grand-père si
vous savez le whist. C'est vous qui mènerez promener Cosette mes jours
de palais, vous lui donnerez le bras, vous savez, comme au Luxembourg
autrefois. Nous sommes absolument décidés à être très heureux. Et vous
en serez, de notre bonheur, entendez-vous, père? Ah çà, vous déjeunez
avec nous aujourd'hui?
--Monsieur, dit Jean Valjean, j'ai une chose à vous dire. Je suis un
ancien forçat.
La limite des sons aigus perceptibles peut être tout aussi bien dépassée
pour l'esprit que pour l'oreille. Ces mots: _Je suis un ancien forçat_,
sortant de la bouche de M. Fauchelevent et entrant dans l'oreille de
Marius, allaient au delà du possible. Marius n'entendit pas. Il lui
sembla que quelque chose venait de lui être dit; mais il ne sut quoi. Il
resta béant.
Il s'aperçut alors que l'homme qui lui parlait était effrayant. Tout à
son éblouissement, il n'avait pas jusqu'à ce moment remarqué cette
pâleur terrible.
Jean Valjean dénoua la cravate noire qui lui soutenait le bras droit,
défit le linge roulé autour de sa main, mit son pouce à nu et le montra
à Marius.
--Je n'ai rien à la main, dit-il.
Marius regarda le pouce.
--Je n'y ai jamais rien eu, reprit Jean Valjean.
Il n'y avait en effet aucune trace de blessure.
Jean Valjean poursuivit:
--Il convenait que je fusse absent de votre mariage. Je me suis fait
absent le plus que j'ai pu. J'ai supposé cette blessure pour ne point
faire un faux, pour ne pas introduire de nullité dans les actes du
mariage, pour être dispensé de signer.
Marius bégaya:
--Qu'est-ce que cela veut dire?
--Cela veut dire, répondit Jean Valjean, que j'ai été aux galères.
--Vous me rendez fou! s'écria Marius épouvanté.
--Monsieur Pontmercy, dit Jean Valjean, j'ai été dix-neuf ans aux
galères. Pour vol. Puis j'ai été condamné à perpétuité. Pour vol. Pour
récidive. À l'heure qu'il est, je suis en rupture de ban.
Marius avait beau reculer devant la réalité, refuser le fait, résister à
l'évidence, il fallait s'y rendre. Il commença à comprendre, et comme
cela arrive toujours en pareil cas, il comprit au delà. Il eut le
frisson d'un hideux éclair intérieur; une idée, qui le fit frémir, lui
traversa l'esprit. Il entrevit dans l'avenir, pour lui-même, une
destinée difforme.
--Dites tout, dites tout! cria-t-il. Vous êtes le père de Cosette!
Et il fit deux pas en arrière avec un mouvement d'indicible horreur.
Jean Valjean redressa la tête dans une telle majesté d'attitude qu'il
sembla grandir jusqu'au plafond.
--Il est nécessaire que vous me croyiez ici, monsieur; et, quoique notre
serment à nous autres ne soit pas reçu en justice....
Ici il fit un silence, puis, avec une sorte d'autorité souveraine et
sépulcrale, il ajouta en articulant lentement et en pesant sur les
syllabes:
--...Vous me croirez. Le père de Cosette, moi! devant Dieu, non.
Monsieur le baron Pontmercy, je suis un paysan de Faverolles. Je gagnais
ma vie à émonder des arbres. Je ne m'appelle pas Fauchelevent, je
m'appelle Jean Valjean. Je ne suis rien à Cosette. Rassurez-vous.
Marius balbutia:
--Qui me prouve?....
--Moi. Puisque je le dis.
Marius regarda cet homme. Il était lugubre et tranquille. Aucun mensonge
ne pouvait sortir d'un tel calme. Ce qui est glacé est sincère. On
sentait le vrai dans cette froideur de tombe.
--Je vous crois, dit Marius.
Jean Valjean inclina la tête comme pour prendre acte, et continua:
--Que suis-je pour Cosette? un passant. Il y a dix ans, je ne savais pas
qu'elle existât. Je l'aime, c'est vrai. Une enfant qu'on a vue petite,
étant soi-même déjà vieux, on l'aime. Quand on est vieux, on se sent
grand-père pour tous les petits enfants. Vous pouvez, ce me semble,
supposer que j'ai quelque chose qui ressemble à un coeur. Elle était
orpheline. Sans père ni mère. Elle avait besoin de moi. Voilà pourquoi
je me suis mis à l'aimer. C'est si faible les enfants, que le premier
venu, même un homme comme moi, peut être leur protecteur. J'ai fait ce
devoir-là vis-à-vis de Cosette. Je ne crois pas qu'on puisse vraiment
appeler si peu de chose une bonne action; mais si c'est une bonne
action, eh bien, mettez que je l'ai faite. Enregistrez cette
circonstance atténuante. Aujourd'hui Cosette quitte ma vie; nos deux
chemins se séparent. Désormais je ne puis plus rien pour elle. Elle est
madame Pontmercy. Sa providence a changé. Et Cosette gagne au change.
Tout est bien. Quant aux six cent mille francs, vous ne m'en parlez pas,
mais je vais au-devant de votre pensée, c'est un dépôt. Comment ce dépôt
était-il entre mes mains? Qu'importe? Je rends le dépôt. On n'a rien de
plus à me demander. Je complète la restitution en disant mon vrai nom.
Ceci encore me regarde. Je tiens, moi, à ce que vous sachiez qui je
suis.
Et Jean Valjean regarda Marius en face.
Tout ce qu'éprouvait Marius était tumultueux et incohérent. De certains
coups de vent de la destinée font de ces vagues dans notre âme.
Nous avons tous eu de ces moments de trouble dans lesquels tout se
disperse en nous; nous disons les premières choses venues, lesquelles ne
sont pas toujours précisément celles qu'il faudrait dire. Il y a des
révélations subites qu'on ne peut porter et qui enivrent comme un vin
funeste. Marius était stupéfié de la situation nouvelle qui lui
apparaissait, au point de parler à cet homme presque comme quelqu'un qui
lui en aurait voulu de cet aveu.
--Mais enfin, s'écria-t-il, pourquoi me dites-vous tout cela? Qu'est-ce
qui vous y force? Vous pouviez vous garder le secret à vous-même. Vous
n'êtes ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué? Vous avez une raison pour
faire, de gaîté de coeur, une telle révélation. Achevez. Il y a autre
chose. À quel propos faites-vous cet aveu? Pour quel motif?
--Pour quel motif? répondit Jean Valjean d'une voix si basse et si
sourde qu'on eût dit que c'était à lui-même qu'il parlait plus qu'à
Marius. Pour quel motif, en effet, ce forçat vient-il dire: Je suis un
forçat? Eh bien oui! le motif est étrange. C'est par honnêteté. Tenez,
ce qu'il y a de malheureux, c'est un fil que j'ai là dans le coeur et
qui me tient attaché. C'est surtout quand on est vieux que ces fils-là
sont solides. Toute la vie se défait alentour; ils résistent. Si j'avais
pu arracher ce fil, le casser, dénouer le noeud ou le couper, m'en aller
bien loin, j'étais sauvé, je n'avais qu'à partir; il y a des diligences
rue du Bouloy; vous êtes heureux, je m'en vais. J'ai essayé de le
rompre, ce fil, j'ai tiré dessus, il a tenu bon, il n'a pas cassé, je
m'arrachais le coeur avec. Alors j'ai dit: Je ne puis pas vivre ailleurs
que là. Il faut que je reste. Eh bien oui, mais vous avez raison, je
suis un imbécile, pourquoi ne pas rester tout simplement? Vous m'offrez
une chambre dans la maison, madame Pontmercy m'aime bien, elle dit à ce
fauteuil: tends-lui les bras, votre grand-père ne demande pas mieux que
de m'avoir, je lui vas, nous habiterons tous ensemble, repas en commun,
je donnerai le bras à Cosette...--à madame Pontmercy, pardon, c'est
l'habitude,--nous n'aurons qu'un toit, qu'une table, qu'un feu, le même
coin de cheminée l'hiver, la même promenade l'été, c'est la joie cela,
c'est le bonheur cela, c'est tout, cela. Nous vivrons en famille. En
famille!
À ce mot, Jean Valjean devint farouche. Il croisa les bras, considéra le
plancher à ses pieds comme s'il voulait y creuser un abîme, et sa voix
fut tout à coup éclatante:
--En famille! non. Je ne suis d'aucune famille, moi. Je ne suis pas de
la vôtre. Je ne suis pas de celle des hommes. Les maisons où l'on est
entre soi, j'y suis de trop. Il y a des familles, mais ce n'est pas pour
moi. Je suis le malheureux; je suis dehors. Ai-je eu un père et une
mère? j'en doute presque. Le jour où j'ai marié cette enfant, cela a été
fini, je l'ai vue heureuse, et qu'elle était avec l'homme qu'elle aime,
et qu'il y avait là un bon vieillard, un ménage de deux anges, toutes
les joies dans cette maison, et que c'était bien, et je me suis dit:
Toi, n'entre pas. Je pouvais mentir, c'est vrai, vous tromper tous,
rester monsieur Fauchelevent. Tant que cela a été pour elle, j'ai pu
mentir; mais maintenant ce serait pour moi, je ne le dois pas. Il
suffisait de me taire, c'est vrai, et tout continuait. Vous me demandez
ce qui me force à parler? une drôle de chose, ma conscience. Me taire,
c'était pourtant bien facile. J'ai passé la nuit à tâcher de me le
persuader; vous me confessez, et ce que je viens vous dire est si
extraordinaire que vous en avez le droit; eh bien oui, j'ai passé la
nuit à me donner des raisons, je me suis donné de très bonnes raisons,
j'ai fait ce que j'ai pu, allez. Mais il y a deux choses où je n'ai pas
réussi; ni à casser le fil qui me tient par le coeur fixé, rivé et
scellé ici, ni à faire taire quelqu'un qui me parle bas quand je suis
seul. C'est pourquoi je suis venu vous avouer tout ce matin. Tout, ou à
peu près tout. Il y a de l'inutile à dire qui ne concerne que moi; je
le garde pour moi. L'essentiel, vous le savez. Donc j'ai pris mon
mystère, et je vous l'ai apporté. Et j'ai éventré mon secret sous vos
yeux. Ce n'était pas une résolution aisée à prendre. Toute la nuit je me
suis débattu. Ah! vous croyez que je ne me suis pas dit que ce n'était
point là l'affaire Champmathieu, qu'en cachant mon nom je ne faisais de
mal à personne, que le nom de Fauchelevent m'avait été donné par
Fauchelevent lui-même en reconnaissance d'un service rendu, et que je
pouvais bien le garder, et que je serais heureux dans cette chambre que
vous m'offrez, que je ne gênerais rien, que je serais dans mon petit
coin, et que, tandis que vous auriez Cosette, moi j'aurais l'idée d'être
dans la même maison qu'elle. Chacun aurait eu son bonheur proportionné.
Continuer d'être monsieur Fauchelevent, cela arrangeait tout. Oui,
excepté mon âme. Il y avait de la joie partout sur moi, le fond de mon
âme restait noir. Ce n'est pas assez d'être heureux, il faut être
content. Ainsi je serais resté monsieur Fauchelevent, ainsi mon vrai
visage, je l'aurais caché, ainsi, en présence de votre épanouissement,
j'aurais eu une énigme, ainsi, au milieu de votre plein jour, j'aurais
eu des ténèbres; ainsi, sans crier gare, tout bonnement, j'aurais
introduit le bagne à votre foyer, je me serais assis à votre table avec
la pensée que, si vous saviez qui je suis, vous m'en chasseriez, je me
serais laissé servir par des domestiques qui, s'ils avaient su, auraient
dit: Quelle horreur! Je vous aurais touché avec mon coude dont vous avez
droit de ne pas vouloir, je vous aurais filouté vos poignées de main! Il
y aurait eu dans votre maison un partage de respect entre des cheveux
blancs vénérables et des cheveux blancs flétris; à vos heures les plus
intimes, quand tous les coeurs se seraient crus ouverts jusqu'au fond
les uns pour les autres, quand nous aurions été tous quatre ensemble,
votre aïeul, vous deux, et moi, il y aurait eu là un inconnu! J'aurais
été côte à côte avec vous dans votre existence, ayant pour unique soin
de ne jamais déranger le couvercle de mon puits terrible. Ainsi, moi, un
mort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. Elle, je l'aurais
condamnée à moi à perpétuité. Vous, Cosette et moi, nous aurions été
trois têtes dans le bonnet vert! Est-ce que vous ne frissonnez pas? Je
ne suis que le plus accablé des hommes, j'en aurais été le plus
monstrueux. Et ce crime, je l'aurais commis tous les jours! Et ce
mensonge, je l'aurais fait tous les jours! Et cette face de nuit, je
l'aurais eue sur mon visage tous les jours! Et ma flétrissure, je vous
en aurais donné votre part tous les jours! tous les jours! à vous mes
bien-aimés, à vous mes enfants, à vous mes innocents! Se taire n'est
rien? garder le silence est simple? Non, ce n'est pas simple. Il y a un
silence qui ment. Et mon mensonge, et ma fraude, et mon indignité, et ma
lâcheté, et ma trahison, et mon crime, je l'aurais bu goutte à goutte,
je l'aurais recraché, puis rebu, j'aurais fini à minuit et recommencé à
midi, et mon bonjour aurait menti, et mon bonsoir aurait menti, et
j'aurais dormi là-dessus, et j'aurais mangé cela avec mon pain, et
j'aurais regardé Cosette en face, et j'aurais répondu au sourire de
l'ange par le sourire du damné, et j'aurais été un fourbe abominable!
Pourquoi faire? pour être heureux. Pour être heureux, moi! Est-ce que
j'ai le droit d'être heureux? Je suis hors de la vie, monsieur.
Jean Valjean s'arrêta. Marius écoutait. De tels enchaînements d'idées et
d'angoisses ne se peuvent interrompre. Jean Valjean baissa la voix de
nouveau, mais ce n'était plus la voix sourde, c'était la voix sinistre.
--Vous demandez pourquoi je parle? je ne suis ni dénoncé, ni poursuivi,
ni traqué, dites-vous. Si! je suis dénoncé! si! je suis poursuivi! si!
je suis traqué! Par qui? par moi. C'est moi qui me barre à moi-même le
passage, et je me traîne, et je me pousse, et je m'arrête, et je
m'exécute, et quand on se tient soi-même, on est bien tenu.
Et, saisissant son propre habit à poigne-main et le tirant vers Marius:
--Voyez donc ce poing-ci, continua-t-il. Est-ce que vous ne trouvez pas
qu'il tient ce collet-là de façon à ne pas le lâcher? Eh bien! c'est
bien un autre poignet, la conscience! Il faut, si l'on veut être
heureux, monsieur, ne jamais comprendre le devoir; car, dès qu'on l'a
compris, il est implacable. On dirait qu'il vous punit de le comprendre;
mais non; il vous en récompense; car il vous met dans un enfer où l'on
sent à côté de soi Dieu. On ne s'est pas sitôt déchiré les entrailles
qu'on est en paix avec soi-même.
Et, avec une accentuation poignante, il ajouta:
--Monsieur Pontmercy, cela n'a pas le sens commun, je suis un honnête
homme. C'est en me dégradant à vos yeux que je m'élève aux miens. Ceci
m'est déjà arrivé une fois, mais c'était moins douloureux; ce n'était
rien. Oui, un honnête homme. Je ne le serais pas si vous aviez, par ma
faute, continué de m'estimer; maintenant que vous me méprisez, je le
suis. J'ai cette fatalité sur moi que, ne pouvant jamais avoir que de la
considération volée, cette considération m'humilie et m'accable
intérieurement, et que, pour que je me respecte, il faut qu'on me
méprise. Alors je me redresse. Je suis un galérien qui obéit à sa
conscience. Je sais bien que cela n'est pas ressemblant. Mais que
voulez-vous que j'y fasse? cela est. J'ai pris des engagements envers
moi-même; je les tiens. Il y a des rencontres qui nous lient, il y a des
hasards qui nous entraînent dans des devoirs. Voyez-vous, monsieur
Pontmercy, il m'est arrivé des choses dans ma vie.
Jean Valjean fit encore une pause, avalant sa salive avec effort comme
si ses paroles avaient un arrière-goût amer, et il reprit:
--Quand on a une telle horreur sur soi, on n'a pas le droit de la faire
partager aux autres à leur insu, on n'a pas le droit de leur communiquer
sa peste, on n'a pas le droit de les faire glisser dans son précipice
sans qu'ils s'en aperçoivent, on n'a pas le droit de laisser traîner sa
casaque rouge sur eux, on n'a pas le droit d'encombrer sournoisement de
sa misère le bonheur d'autrui. S'approcher de ceux qui sont sains et les
toucher dans l'ombre avec son ulcère invisible, c'est hideux.
Fauchelevent a eu beau me prêter son nom, je n'ai pas le droit de m'en
servir; il a pu me le donner, je n'ai pas pu le prendre. Un nom, c'est
un moi. Voyez-vous, monsieur, j'ai un peu pensé, j'ai un peu lu, quoique
je sois un paysan; et je me rends compte des choses. Vous voyez que je
m'exprime convenablement. Je me suis fait une éducation à moi. Eh bien
oui, soustraire un nom et se mettre dessous, c'est déshonnête. Des
lettres de l'alphabet, cela s'escroque comme une bourse ou comme une
montre. Être une fausse signature en chair et en os, être une fausse
clef vivante, entrer chez d'honnêtes gens en trichant leur serrure, ne
plus jamais regarder, loucher toujours, être infâme au dedans de moi,
non! non! non! non! Il vaut mieux souffrir, saigner, pleurer, s'arracher
la peau de la chair avec les ongles, passer les nuits à se tordre dans
les angoisses, se ronger le ventre et l'âme. Voilà pourquoi je viens
vous raconter tout cela. De gaîté de coeur, comme vous dites.
Il respira péniblement, et jeta ce dernier mot:
--Pour vivre, autrefois, j'ai volé un pain; aujourd'hui, pour vivre, je
ne veux pas voler un nom.
--Pour vivre! interrompit Marius. Vous n'avez pas besoin de ce nom pour
vivre?
--Ah! je m'entends, répondit Jean Valjean, en levant et en abaissant la
tête lentement plusieurs fois de suite.
Il y eut un silence. Tous deux se taisaient, chacun abîmé dans un
gouffre de pensées. Marius s'était assis près d'une table et appuyait le
coin de sa bouche sur un de ses doigts replié. Jean Valjean allait et
venait. Il s'arrêta devant une glace et demeura sans mouvement. Puis,
comme s'il répondait à un raisonnement intérieur, il dit en regardant
cette glace où il ne se voyait pas:
--Tandis qu'à présent je suis soulagé!
Il se remit à marcher et alla à l'autre bout du salon. À l'instant où il
se retourna, il s'aperçut que Marius le regardait marcher. Alors il lui
dit avec un accent inexprimable:
--Je traîne un peu la jambe. Vous comprenez maintenant pourquoi.
Puis il acheva de se tourner vers Marius:
--Et maintenant, monsieur, figurez-vous ceci: Je n'ai rien dit, je suis
resté monsieur Fauchelevent, j'ai pris ma place chez vous, je suis des
vôtres, je suis dans ma chambre, je viens déjeuner le matin, en
pantoufles, les soirs nous allons au spectacle tous les trois,
j'accompagne madame Pontmercy aux Tuileries et à la place Royale, nous
sommes ensemble, vous me croyez votre semblable; un beau jour, je suis
là, vous êtes là, nous causons, nous rions, tout à coup vous entendez
une voix crier ce nom: Jean Valjean! et voilà que cette main
épouvantable, la police, sort de l'ombre et m'arrache mon masque
brusquement!
Il se tut encore; Marius s'était levé avec un frémissement. Jean Valjean
reprit:
--Qu'en dites-vous?
Le silence de Marius répondait.
Jean Valjean continua:
--Vous voyez bien que j'ai raison de ne pas me taire. Tenez, soyez
heureux, soyez dans le ciel, soyez l'ange d'un ange, soyez dans le
soleil, et contentez-vous-en, et ne vous inquiétez pas de la manière
dont un pauvre damné s'y prend pour s'ouvrir la poitrine et faire son
devoir; vous avez un misérable homme devant vous, monsieur.
Marius traversa lentement le salon, et quand il fut près de Jean
Valjean, lui tendit la main.
Mais Marius dut aller prendre cette main qui ne se présentait point,
Jean Valjean se laissa faire, et il sembla à Marius qu'il étreignait une
main de marbre.
--Mon grand-père a des amis, dit Marius; je vous aurai votre grâce.
--C'est inutile, répondit Jean Valjean. On me croit mort, cela suffit.
Les morts ne sont pas soumis à la surveillance. Ils sont censés pourrir
tranquillement. La mort, c'est la même chose que la grâce.
Et, dégageant sa main que Marius tenait, il ajouta avec une sorte de
dignité inexorable:
--D'ailleurs, faire mon devoir, voilà l'ami auquel j'ai recours; et je
n'ai besoin que d'une grâce, celle de ma conscience.
En ce moment, à l'autre extrémité du salon, la porte s'entrouvrit
doucement et dans l'entre-bâillement la tête de Cosette apparut. On
n'apercevait que son doux visage, elle était admirablement décoiffée,
elle avait les paupières encore gonflées de sommeil. Elle fit le
mouvement d'un oiseau qui passe sa tête hors du nid, regarda d'abord son
mari, puis Jean Valjean, et leur cria en riant, on croyait voir un
sourire au fond d'une rose:
--Parions que vous parlez politique! Comme c'est bête, au lieu d'être
avec moi!
Jean Valjean tressaillit.
--Cosette!... balbutia Marius.--Et il s'arrêta. On eût dit deux
coupables.
Cosette, radieuse, continuait de les regarder tour à tour tous les
deux. Il y avait dans ses yeux comme des échappées de paradis.
--Je vous prends en flagrant délit, dit Cosette. Je viens d'entendre à
travers la porte mon père Fauchelevent qui disait:--La
conscience....--Faire son devoir....--C'est de la politique, ça. Je ne
veux pas. On ne doit pas parler politique dès le lendemain. Ce n'est pas
juste.
--Tu te trompes, Cosette, répondit Marius. Nous parlons affaires. Nous
parlons du meilleur placement à trouver pour tes six cent mille
francs....
--Ce n'est pas tout ça, interrompit Cosette. Je viens. Veut-on de moi
ici?
Et, passant résolûment la porte, elle entra dans le salon. Elle était
vêtue d'un large peignoir blanc à mille plis et à grandes manches qui,
partant du cou, lui tombait jusqu'aux pieds. Il y a, dans les ciels d'or
des vieux tableaux gothiques, de ces charmants sacs à mettre un ange.
Elle se contempla de la tête aux pieds dans une grande glace, puis
s'écria avec une explosion d'extase ineffable:
--Il y avait une fois un roi et une reine. Oh! comme je suis contente!
Cela dit, elle fit la révérence à Marius et à Jean Valjean.
--Voilà, dit-elle, je vais m'installer près de vous sur un fauteuil, on
déjeune dans une demi-heure, vous direz tout ce que vous voudrez, je
sais bien qu'il faut que les hommes parlent, je serai bien sage.
Marius lui prit le bras, et lui dit amoureusement:
--Nous parlons affaires.
--À propos, répondit Cosette, j'ai ouvert ma fenêtre, il vient d'arriver
un tas de pierrots dans le jardin. Des oiseaux, pas des masques. C'est
aujourd'hui mercredi des cendres; mais pas pour les oiseaux.
--Je te dis que nous parlons affaires, va, ma petite Cosette,
laisse-nous un moment. Nous parlons chiffres. Cela t'ennuierait.
--Tu as mis ce matin une charmante cravate, Marius. Vous êtes fort
coquet, monseigneur. Non, cela ne m'ennuiera pas.
--Je t'assure que cela t'ennuiera.
--Non. Puisque c'est vous. Je ne vous comprendrai pas, mais je vous
écouterai. Quand on entend les voix qu'on aime, on n'a pas besoin de
comprendre les mots qu'elles disent. Être là ensemble, c'est tout ce que
je veux. Je reste avec vous, bah!
--Tu es ma Cosette bien-aimée! Impossible.
--Impossible!
--Oui.
--C'est bon, reprit Cosette. Je vous aurais dit des nouvelles. Je vous
aurais dit que mon grand-père dort encore, que votre tante est à la
messe, que la cheminée de la chambre de mon père Fauchelevent fume, que
Nicolette a fait venir le ramoneur, que Toussaint et Nicolette se sont
déjà disputées, que Nicolette se moque du bégayement de Toussaint. Eh
bien, vous ne saurez rien! Ah! c'est impossible? Moi aussi, à mon tour,
vous verrez, monsieur, je dirai: c'est impossible. Qui est-ce qui sera
attrapé? Je t'en prie, mon petit Marius, laisse-moi ici avec vous deux.
--Je te jure qu'il faut que nous soyons seuls.
champ de bataille des joies de la veille.
--Dame, monsieur, observa Basque, nous nous sommes réveillés tard.
--Votre maître est-il levé? demanda Jean Valjean.
--Comment va le bras de monsieur? répondit Basque.
--Mieux. Votre maître est-il levé?
--Lequel? l'ancien ou le nouveau?
--Monsieur Pontmercy.
--Monsieur le baron? fit Basque en se redressant.
On est surtout baron pour ses domestiques. Il leur en revient quelque
chose; ils ont ce qu'un philosophe appellerait l'éclaboussure du titre,
et cela les flatte. Marius, pour le dire en passant, républicain
militant, et il l'avait prouvé, était maintenant baron malgré lui. Une
petite révolution s'était faite dans la famille sur ce titre. C'était à
présent M. Gillenormand qui y tenait et Marius qui s'en détachait. Mais
le colonel Pontmercy avait écrit: _Mon fils portera mon titre_. Marius
obéissait. Et puis Cosette, en qui la femme commençait à poindre, était
ravie d'être baronne.
--Monsieur le baron? répéta Basque. Je vais voir. Je vais lui dire que
monsieur Fauchelevent est là.
--Non. Ne lui dites pas que c'est moi. Dites-lui que quelqu'un demande à
lui parler en particulier, et ne lui dites pas de nom.
--Ah! fit Basque.
--Je veux lui faire une surprise.
--Ah! reprit Basque, se donnant à lui-même son second ah! comme
explication du premier.
Et il sortit.
Jean Valjean resta seul.
Le salon, nous venons de le dire, était tout en désordre. Il semblait
qu'en prêtant l'oreille on eût pu y entendre encore la vague rumeur de
la noce. Il y avait sur le parquet toutes sortes de fleurs tombées des
guirlandes et des coiffures. Les bougies brûlées jusqu'au tronçon
ajoutaient aux cristaux des lustres des stalactites de cire. Pas un
meuble n'était à sa place. Dans des coins, trois ou quatre fauteuils,
rapprochés les uns des autres et faisant cercle, avaient l'air de
continuer une causerie. L'ensemble était riant. Il y a encore une
certaine grâce dans une fête morte. Cela a été heureux. Sur ces chaises
en désarroi, parmi ces fleurs qui se fanent, sous ces lumières éteintes,
on a pensé de la joie. Le soleil succédait au lustre, et entrait gaîment
dans le salon.
Quelques minutes s'écoulèrent. Jean Valjean était immobile à l'endroit
où Basque l'avait quitté. Il était très pâle. Ses yeux étaient creux et
tellement enfoncés par l'insomnie sous l'orbite qu'ils y disparaissaient
presque. Son habit noir avait les plis fatigués d'un vêtement qui a
passé la nuit. Les coudes étaient blanchis de ce duvet que laisse au
drap le frottement du linge. Jean Valjean regardait à ses pieds la
fenêtre dessinée sur le parquet par le soleil.
Un bruit se fit à la porte, il leva les yeux.
Marius entra, la tête haute, la bouche riante, on ne sait quelle lumière
sur le visage, le front épanoui, l'oeil triomphant. Lui aussi n'avait
pas dormi.
--C'est vous, père! s'écria-t-il en apercevant Jean Valjean; cet
imbécile de Basque qui avait un air mystérieux! Mais vous venez de trop
bonne heure. Il n'est encore que midi et demi. Cosette dort.
Ce mot: Père, dit à M. Fauchelevent par Marius, signifiait: Félicité
suprême. Il y avait toujours eu, on le sait, escarpement, froideur et
contrainte entre eux; glace à rompre ou à fondre. Marius en était à ce
point d'enivrement que l'escarpement s'abaissait, que la glace se
dissolvait, et que M. Fauchelevent était pour lui, comme pour Cosette,
un père.
Il continua; les paroles débordaient de lui, ce qui est propre à ces
divins paroxysmes de la joie:
--Que je suis content de vous voir! Si vous saviez comme vous nous avez
manqué hier! Bonjour, père. Comment va votre main? Mieux, n'est-ce pas?
Et, satisfait de la bonne réponse qu'il se faisait à lui-même, il
poursuivit:
--Nous avons bien parlé de vous tous les deux. Cosette vous aime tant!
Vous n'oubliez pas que vous avez votre chambre ici. Nous ne voulons plus
de la rue de l'Homme-Armé. Nous n'en voulons plus du tout. Comment
aviez-vous pu aller demeurer dans une rue comme ça, qui est malade, qui
est grognon, qui est laide, qui a une barrière à un bout, où l'on a
froid, où l'on ne peut pas entrer? Vous viendrez vous installer ici. Et
dès aujourd'hui. Ou vous aurez affaire à Cosette. Elle entend nous mener
tous par le bout du nez, je vous en préviens. Vous avez vu votre
chambre, elle est tout près de la nôtre; elle donne sur des jardins; on
a fait arranger ce qu'il y avait à la serrure, le lit est fait, elle est
toute prête, vous n'avez qu'à arriver. Cosette a mis près de votre lit
une grande vieille bergère en velours d'Utrecht, à qui elle a dit:
tends-lui les bras. Tous les printemps, dans le massif d'acacias qui est
en face de vos fenêtres, il vient un rossignol. Vous l'aurez dans deux
mois. Vous aurez son nid à votre gauche et le nôtre à votre droite. La
nuit il chantera, et le jour Cosette parlera. Votre chambre est en plein
midi. Cosette vous y rangera vos livres, votre voyage du capitaine Cook,
et l'autre, celui de Vancouver, toutes vos affaires. Il y a, je crois,
une petite valise à laquelle vous tenez, j'ai disposé un coin d'honneur
pour elle. Vous avez conquis mon grand-père, vous lui allez. Nous
vivrons ensemble. Savez-vous le whist? vous comblerez mon grand-père si
vous savez le whist. C'est vous qui mènerez promener Cosette mes jours
de palais, vous lui donnerez le bras, vous savez, comme au Luxembourg
autrefois. Nous sommes absolument décidés à être très heureux. Et vous
en serez, de notre bonheur, entendez-vous, père? Ah çà, vous déjeunez
avec nous aujourd'hui?
--Monsieur, dit Jean Valjean, j'ai une chose à vous dire. Je suis un
ancien forçat.
La limite des sons aigus perceptibles peut être tout aussi bien dépassée
pour l'esprit que pour l'oreille. Ces mots: _Je suis un ancien forçat_,
sortant de la bouche de M. Fauchelevent et entrant dans l'oreille de
Marius, allaient au delà du possible. Marius n'entendit pas. Il lui
sembla que quelque chose venait de lui être dit; mais il ne sut quoi. Il
resta béant.
Il s'aperçut alors que l'homme qui lui parlait était effrayant. Tout à
son éblouissement, il n'avait pas jusqu'à ce moment remarqué cette
pâleur terrible.
Jean Valjean dénoua la cravate noire qui lui soutenait le bras droit,
défit le linge roulé autour de sa main, mit son pouce à nu et le montra
à Marius.
--Je n'ai rien à la main, dit-il.
Marius regarda le pouce.
--Je n'y ai jamais rien eu, reprit Jean Valjean.
Il n'y avait en effet aucune trace de blessure.
Jean Valjean poursuivit:
--Il convenait que je fusse absent de votre mariage. Je me suis fait
absent le plus que j'ai pu. J'ai supposé cette blessure pour ne point
faire un faux, pour ne pas introduire de nullité dans les actes du
mariage, pour être dispensé de signer.
Marius bégaya:
--Qu'est-ce que cela veut dire?
--Cela veut dire, répondit Jean Valjean, que j'ai été aux galères.
--Vous me rendez fou! s'écria Marius épouvanté.
--Monsieur Pontmercy, dit Jean Valjean, j'ai été dix-neuf ans aux
galères. Pour vol. Puis j'ai été condamné à perpétuité. Pour vol. Pour
récidive. À l'heure qu'il est, je suis en rupture de ban.
Marius avait beau reculer devant la réalité, refuser le fait, résister à
l'évidence, il fallait s'y rendre. Il commença à comprendre, et comme
cela arrive toujours en pareil cas, il comprit au delà. Il eut le
frisson d'un hideux éclair intérieur; une idée, qui le fit frémir, lui
traversa l'esprit. Il entrevit dans l'avenir, pour lui-même, une
destinée difforme.
--Dites tout, dites tout! cria-t-il. Vous êtes le père de Cosette!
Et il fit deux pas en arrière avec un mouvement d'indicible horreur.
Jean Valjean redressa la tête dans une telle majesté d'attitude qu'il
sembla grandir jusqu'au plafond.
--Il est nécessaire que vous me croyiez ici, monsieur; et, quoique notre
serment à nous autres ne soit pas reçu en justice....
Ici il fit un silence, puis, avec une sorte d'autorité souveraine et
sépulcrale, il ajouta en articulant lentement et en pesant sur les
syllabes:
--...Vous me croirez. Le père de Cosette, moi! devant Dieu, non.
Monsieur le baron Pontmercy, je suis un paysan de Faverolles. Je gagnais
ma vie à émonder des arbres. Je ne m'appelle pas Fauchelevent, je
m'appelle Jean Valjean. Je ne suis rien à Cosette. Rassurez-vous.
Marius balbutia:
--Qui me prouve?....
--Moi. Puisque je le dis.
Marius regarda cet homme. Il était lugubre et tranquille. Aucun mensonge
ne pouvait sortir d'un tel calme. Ce qui est glacé est sincère. On
sentait le vrai dans cette froideur de tombe.
--Je vous crois, dit Marius.
Jean Valjean inclina la tête comme pour prendre acte, et continua:
--Que suis-je pour Cosette? un passant. Il y a dix ans, je ne savais pas
qu'elle existât. Je l'aime, c'est vrai. Une enfant qu'on a vue petite,
étant soi-même déjà vieux, on l'aime. Quand on est vieux, on se sent
grand-père pour tous les petits enfants. Vous pouvez, ce me semble,
supposer que j'ai quelque chose qui ressemble à un coeur. Elle était
orpheline. Sans père ni mère. Elle avait besoin de moi. Voilà pourquoi
je me suis mis à l'aimer. C'est si faible les enfants, que le premier
venu, même un homme comme moi, peut être leur protecteur. J'ai fait ce
devoir-là vis-à-vis de Cosette. Je ne crois pas qu'on puisse vraiment
appeler si peu de chose une bonne action; mais si c'est une bonne
action, eh bien, mettez que je l'ai faite. Enregistrez cette
circonstance atténuante. Aujourd'hui Cosette quitte ma vie; nos deux
chemins se séparent. Désormais je ne puis plus rien pour elle. Elle est
madame Pontmercy. Sa providence a changé. Et Cosette gagne au change.
Tout est bien. Quant aux six cent mille francs, vous ne m'en parlez pas,
mais je vais au-devant de votre pensée, c'est un dépôt. Comment ce dépôt
était-il entre mes mains? Qu'importe? Je rends le dépôt. On n'a rien de
plus à me demander. Je complète la restitution en disant mon vrai nom.
Ceci encore me regarde. Je tiens, moi, à ce que vous sachiez qui je
suis.
Et Jean Valjean regarda Marius en face.
Tout ce qu'éprouvait Marius était tumultueux et incohérent. De certains
coups de vent de la destinée font de ces vagues dans notre âme.
Nous avons tous eu de ces moments de trouble dans lesquels tout se
disperse en nous; nous disons les premières choses venues, lesquelles ne
sont pas toujours précisément celles qu'il faudrait dire. Il y a des
révélations subites qu'on ne peut porter et qui enivrent comme un vin
funeste. Marius était stupéfié de la situation nouvelle qui lui
apparaissait, au point de parler à cet homme presque comme quelqu'un qui
lui en aurait voulu de cet aveu.
--Mais enfin, s'écria-t-il, pourquoi me dites-vous tout cela? Qu'est-ce
qui vous y force? Vous pouviez vous garder le secret à vous-même. Vous
n'êtes ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué? Vous avez une raison pour
faire, de gaîté de coeur, une telle révélation. Achevez. Il y a autre
chose. À quel propos faites-vous cet aveu? Pour quel motif?
--Pour quel motif? répondit Jean Valjean d'une voix si basse et si
sourde qu'on eût dit que c'était à lui-même qu'il parlait plus qu'à
Marius. Pour quel motif, en effet, ce forçat vient-il dire: Je suis un
forçat? Eh bien oui! le motif est étrange. C'est par honnêteté. Tenez,
ce qu'il y a de malheureux, c'est un fil que j'ai là dans le coeur et
qui me tient attaché. C'est surtout quand on est vieux que ces fils-là
sont solides. Toute la vie se défait alentour; ils résistent. Si j'avais
pu arracher ce fil, le casser, dénouer le noeud ou le couper, m'en aller
bien loin, j'étais sauvé, je n'avais qu'à partir; il y a des diligences
rue du Bouloy; vous êtes heureux, je m'en vais. J'ai essayé de le
rompre, ce fil, j'ai tiré dessus, il a tenu bon, il n'a pas cassé, je
m'arrachais le coeur avec. Alors j'ai dit: Je ne puis pas vivre ailleurs
que là. Il faut que je reste. Eh bien oui, mais vous avez raison, je
suis un imbécile, pourquoi ne pas rester tout simplement? Vous m'offrez
une chambre dans la maison, madame Pontmercy m'aime bien, elle dit à ce
fauteuil: tends-lui les bras, votre grand-père ne demande pas mieux que
de m'avoir, je lui vas, nous habiterons tous ensemble, repas en commun,
je donnerai le bras à Cosette...--à madame Pontmercy, pardon, c'est
l'habitude,--nous n'aurons qu'un toit, qu'une table, qu'un feu, le même
coin de cheminée l'hiver, la même promenade l'été, c'est la joie cela,
c'est le bonheur cela, c'est tout, cela. Nous vivrons en famille. En
famille!
À ce mot, Jean Valjean devint farouche. Il croisa les bras, considéra le
plancher à ses pieds comme s'il voulait y creuser un abîme, et sa voix
fut tout à coup éclatante:
--En famille! non. Je ne suis d'aucune famille, moi. Je ne suis pas de
la vôtre. Je ne suis pas de celle des hommes. Les maisons où l'on est
entre soi, j'y suis de trop. Il y a des familles, mais ce n'est pas pour
moi. Je suis le malheureux; je suis dehors. Ai-je eu un père et une
mère? j'en doute presque. Le jour où j'ai marié cette enfant, cela a été
fini, je l'ai vue heureuse, et qu'elle était avec l'homme qu'elle aime,
et qu'il y avait là un bon vieillard, un ménage de deux anges, toutes
les joies dans cette maison, et que c'était bien, et je me suis dit:
Toi, n'entre pas. Je pouvais mentir, c'est vrai, vous tromper tous,
rester monsieur Fauchelevent. Tant que cela a été pour elle, j'ai pu
mentir; mais maintenant ce serait pour moi, je ne le dois pas. Il
suffisait de me taire, c'est vrai, et tout continuait. Vous me demandez
ce qui me force à parler? une drôle de chose, ma conscience. Me taire,
c'était pourtant bien facile. J'ai passé la nuit à tâcher de me le
persuader; vous me confessez, et ce que je viens vous dire est si
extraordinaire que vous en avez le droit; eh bien oui, j'ai passé la
nuit à me donner des raisons, je me suis donné de très bonnes raisons,
j'ai fait ce que j'ai pu, allez. Mais il y a deux choses où je n'ai pas
réussi; ni à casser le fil qui me tient par le coeur fixé, rivé et
scellé ici, ni à faire taire quelqu'un qui me parle bas quand je suis
seul. C'est pourquoi je suis venu vous avouer tout ce matin. Tout, ou à
peu près tout. Il y a de l'inutile à dire qui ne concerne que moi; je
le garde pour moi. L'essentiel, vous le savez. Donc j'ai pris mon
mystère, et je vous l'ai apporté. Et j'ai éventré mon secret sous vos
yeux. Ce n'était pas une résolution aisée à prendre. Toute la nuit je me
suis débattu. Ah! vous croyez que je ne me suis pas dit que ce n'était
point là l'affaire Champmathieu, qu'en cachant mon nom je ne faisais de
mal à personne, que le nom de Fauchelevent m'avait été donné par
Fauchelevent lui-même en reconnaissance d'un service rendu, et que je
pouvais bien le garder, et que je serais heureux dans cette chambre que
vous m'offrez, que je ne gênerais rien, que je serais dans mon petit
coin, et que, tandis que vous auriez Cosette, moi j'aurais l'idée d'être
dans la même maison qu'elle. Chacun aurait eu son bonheur proportionné.
Continuer d'être monsieur Fauchelevent, cela arrangeait tout. Oui,
excepté mon âme. Il y avait de la joie partout sur moi, le fond de mon
âme restait noir. Ce n'est pas assez d'être heureux, il faut être
content. Ainsi je serais resté monsieur Fauchelevent, ainsi mon vrai
visage, je l'aurais caché, ainsi, en présence de votre épanouissement,
j'aurais eu une énigme, ainsi, au milieu de votre plein jour, j'aurais
eu des ténèbres; ainsi, sans crier gare, tout bonnement, j'aurais
introduit le bagne à votre foyer, je me serais assis à votre table avec
la pensée que, si vous saviez qui je suis, vous m'en chasseriez, je me
serais laissé servir par des domestiques qui, s'ils avaient su, auraient
dit: Quelle horreur! Je vous aurais touché avec mon coude dont vous avez
droit de ne pas vouloir, je vous aurais filouté vos poignées de main! Il
y aurait eu dans votre maison un partage de respect entre des cheveux
blancs vénérables et des cheveux blancs flétris; à vos heures les plus
intimes, quand tous les coeurs se seraient crus ouverts jusqu'au fond
les uns pour les autres, quand nous aurions été tous quatre ensemble,
votre aïeul, vous deux, et moi, il y aurait eu là un inconnu! J'aurais
été côte à côte avec vous dans votre existence, ayant pour unique soin
de ne jamais déranger le couvercle de mon puits terrible. Ainsi, moi, un
mort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. Elle, je l'aurais
condamnée à moi à perpétuité. Vous, Cosette et moi, nous aurions été
trois têtes dans le bonnet vert! Est-ce que vous ne frissonnez pas? Je
ne suis que le plus accablé des hommes, j'en aurais été le plus
monstrueux. Et ce crime, je l'aurais commis tous les jours! Et ce
mensonge, je l'aurais fait tous les jours! Et cette face de nuit, je
l'aurais eue sur mon visage tous les jours! Et ma flétrissure, je vous
en aurais donné votre part tous les jours! tous les jours! à vous mes
bien-aimés, à vous mes enfants, à vous mes innocents! Se taire n'est
rien? garder le silence est simple? Non, ce n'est pas simple. Il y a un
silence qui ment. Et mon mensonge, et ma fraude, et mon indignité, et ma
lâcheté, et ma trahison, et mon crime, je l'aurais bu goutte à goutte,
je l'aurais recraché, puis rebu, j'aurais fini à minuit et recommencé à
midi, et mon bonjour aurait menti, et mon bonsoir aurait menti, et
j'aurais dormi là-dessus, et j'aurais mangé cela avec mon pain, et
j'aurais regardé Cosette en face, et j'aurais répondu au sourire de
l'ange par le sourire du damné, et j'aurais été un fourbe abominable!
Pourquoi faire? pour être heureux. Pour être heureux, moi! Est-ce que
j'ai le droit d'être heureux? Je suis hors de la vie, monsieur.
Jean Valjean s'arrêta. Marius écoutait. De tels enchaînements d'idées et
d'angoisses ne se peuvent interrompre. Jean Valjean baissa la voix de
nouveau, mais ce n'était plus la voix sourde, c'était la voix sinistre.
--Vous demandez pourquoi je parle? je ne suis ni dénoncé, ni poursuivi,
ni traqué, dites-vous. Si! je suis dénoncé! si! je suis poursuivi! si!
je suis traqué! Par qui? par moi. C'est moi qui me barre à moi-même le
passage, et je me traîne, et je me pousse, et je m'arrête, et je
m'exécute, et quand on se tient soi-même, on est bien tenu.
Et, saisissant son propre habit à poigne-main et le tirant vers Marius:
--Voyez donc ce poing-ci, continua-t-il. Est-ce que vous ne trouvez pas
qu'il tient ce collet-là de façon à ne pas le lâcher? Eh bien! c'est
bien un autre poignet, la conscience! Il faut, si l'on veut être
heureux, monsieur, ne jamais comprendre le devoir; car, dès qu'on l'a
compris, il est implacable. On dirait qu'il vous punit de le comprendre;
mais non; il vous en récompense; car il vous met dans un enfer où l'on
sent à côté de soi Dieu. On ne s'est pas sitôt déchiré les entrailles
qu'on est en paix avec soi-même.
Et, avec une accentuation poignante, il ajouta:
--Monsieur Pontmercy, cela n'a pas le sens commun, je suis un honnête
homme. C'est en me dégradant à vos yeux que je m'élève aux miens. Ceci
m'est déjà arrivé une fois, mais c'était moins douloureux; ce n'était
rien. Oui, un honnête homme. Je ne le serais pas si vous aviez, par ma
faute, continué de m'estimer; maintenant que vous me méprisez, je le
suis. J'ai cette fatalité sur moi que, ne pouvant jamais avoir que de la
considération volée, cette considération m'humilie et m'accable
intérieurement, et que, pour que je me respecte, il faut qu'on me
méprise. Alors je me redresse. Je suis un galérien qui obéit à sa
conscience. Je sais bien que cela n'est pas ressemblant. Mais que
voulez-vous que j'y fasse? cela est. J'ai pris des engagements envers
moi-même; je les tiens. Il y a des rencontres qui nous lient, il y a des
hasards qui nous entraînent dans des devoirs. Voyez-vous, monsieur
Pontmercy, il m'est arrivé des choses dans ma vie.
Jean Valjean fit encore une pause, avalant sa salive avec effort comme
si ses paroles avaient un arrière-goût amer, et il reprit:
--Quand on a une telle horreur sur soi, on n'a pas le droit de la faire
partager aux autres à leur insu, on n'a pas le droit de leur communiquer
sa peste, on n'a pas le droit de les faire glisser dans son précipice
sans qu'ils s'en aperçoivent, on n'a pas le droit de laisser traîner sa
casaque rouge sur eux, on n'a pas le droit d'encombrer sournoisement de
sa misère le bonheur d'autrui. S'approcher de ceux qui sont sains et les
toucher dans l'ombre avec son ulcère invisible, c'est hideux.
Fauchelevent a eu beau me prêter son nom, je n'ai pas le droit de m'en
servir; il a pu me le donner, je n'ai pas pu le prendre. Un nom, c'est
un moi. Voyez-vous, monsieur, j'ai un peu pensé, j'ai un peu lu, quoique
je sois un paysan; et je me rends compte des choses. Vous voyez que je
m'exprime convenablement. Je me suis fait une éducation à moi. Eh bien
oui, soustraire un nom et se mettre dessous, c'est déshonnête. Des
lettres de l'alphabet, cela s'escroque comme une bourse ou comme une
montre. Être une fausse signature en chair et en os, être une fausse
clef vivante, entrer chez d'honnêtes gens en trichant leur serrure, ne
plus jamais regarder, loucher toujours, être infâme au dedans de moi,
non! non! non! non! Il vaut mieux souffrir, saigner, pleurer, s'arracher
la peau de la chair avec les ongles, passer les nuits à se tordre dans
les angoisses, se ronger le ventre et l'âme. Voilà pourquoi je viens
vous raconter tout cela. De gaîté de coeur, comme vous dites.
Il respira péniblement, et jeta ce dernier mot:
--Pour vivre, autrefois, j'ai volé un pain; aujourd'hui, pour vivre, je
ne veux pas voler un nom.
--Pour vivre! interrompit Marius. Vous n'avez pas besoin de ce nom pour
vivre?
--Ah! je m'entends, répondit Jean Valjean, en levant et en abaissant la
tête lentement plusieurs fois de suite.
Il y eut un silence. Tous deux se taisaient, chacun abîmé dans un
gouffre de pensées. Marius s'était assis près d'une table et appuyait le
coin de sa bouche sur un de ses doigts replié. Jean Valjean allait et
venait. Il s'arrêta devant une glace et demeura sans mouvement. Puis,
comme s'il répondait à un raisonnement intérieur, il dit en regardant
cette glace où il ne se voyait pas:
--Tandis qu'à présent je suis soulagé!
Il se remit à marcher et alla à l'autre bout du salon. À l'instant où il
se retourna, il s'aperçut que Marius le regardait marcher. Alors il lui
dit avec un accent inexprimable:
--Je traîne un peu la jambe. Vous comprenez maintenant pourquoi.
Puis il acheva de se tourner vers Marius:
--Et maintenant, monsieur, figurez-vous ceci: Je n'ai rien dit, je suis
resté monsieur Fauchelevent, j'ai pris ma place chez vous, je suis des
vôtres, je suis dans ma chambre, je viens déjeuner le matin, en
pantoufles, les soirs nous allons au spectacle tous les trois,
j'accompagne madame Pontmercy aux Tuileries et à la place Royale, nous
sommes ensemble, vous me croyez votre semblable; un beau jour, je suis
là, vous êtes là, nous causons, nous rions, tout à coup vous entendez
une voix crier ce nom: Jean Valjean! et voilà que cette main
épouvantable, la police, sort de l'ombre et m'arrache mon masque
brusquement!
Il se tut encore; Marius s'était levé avec un frémissement. Jean Valjean
reprit:
--Qu'en dites-vous?
Le silence de Marius répondait.
Jean Valjean continua:
--Vous voyez bien que j'ai raison de ne pas me taire. Tenez, soyez
heureux, soyez dans le ciel, soyez l'ange d'un ange, soyez dans le
soleil, et contentez-vous-en, et ne vous inquiétez pas de la manière
dont un pauvre damné s'y prend pour s'ouvrir la poitrine et faire son
devoir; vous avez un misérable homme devant vous, monsieur.
Marius traversa lentement le salon, et quand il fut près de Jean
Valjean, lui tendit la main.
Mais Marius dut aller prendre cette main qui ne se présentait point,
Jean Valjean se laissa faire, et il sembla à Marius qu'il étreignait une
main de marbre.
--Mon grand-père a des amis, dit Marius; je vous aurai votre grâce.
--C'est inutile, répondit Jean Valjean. On me croit mort, cela suffit.
Les morts ne sont pas soumis à la surveillance. Ils sont censés pourrir
tranquillement. La mort, c'est la même chose que la grâce.
Et, dégageant sa main que Marius tenait, il ajouta avec une sorte de
dignité inexorable:
--D'ailleurs, faire mon devoir, voilà l'ami auquel j'ai recours; et je
n'ai besoin que d'une grâce, celle de ma conscience.
En ce moment, à l'autre extrémité du salon, la porte s'entrouvrit
doucement et dans l'entre-bâillement la tête de Cosette apparut. On
n'apercevait que son doux visage, elle était admirablement décoiffée,
elle avait les paupières encore gonflées de sommeil. Elle fit le
mouvement d'un oiseau qui passe sa tête hors du nid, regarda d'abord son
mari, puis Jean Valjean, et leur cria en riant, on croyait voir un
sourire au fond d'une rose:
--Parions que vous parlez politique! Comme c'est bête, au lieu d'être
avec moi!
Jean Valjean tressaillit.
--Cosette!... balbutia Marius.--Et il s'arrêta. On eût dit deux
coupables.
Cosette, radieuse, continuait de les regarder tour à tour tous les
deux. Il y avait dans ses yeux comme des échappées de paradis.
--Je vous prends en flagrant délit, dit Cosette. Je viens d'entendre à
travers la porte mon père Fauchelevent qui disait:--La
conscience....--Faire son devoir....--C'est de la politique, ça. Je ne
veux pas. On ne doit pas parler politique dès le lendemain. Ce n'est pas
juste.
--Tu te trompes, Cosette, répondit Marius. Nous parlons affaires. Nous
parlons du meilleur placement à trouver pour tes six cent mille
francs....
--Ce n'est pas tout ça, interrompit Cosette. Je viens. Veut-on de moi
ici?
Et, passant résolûment la porte, elle entra dans le salon. Elle était
vêtue d'un large peignoir blanc à mille plis et à grandes manches qui,
partant du cou, lui tombait jusqu'aux pieds. Il y a, dans les ciels d'or
des vieux tableaux gothiques, de ces charmants sacs à mettre un ange.
Elle se contempla de la tête aux pieds dans une grande glace, puis
s'écria avec une explosion d'extase ineffable:
--Il y avait une fois un roi et une reine. Oh! comme je suis contente!
Cela dit, elle fit la révérence à Marius et à Jean Valjean.
--Voilà, dit-elle, je vais m'installer près de vous sur un fauteuil, on
déjeune dans une demi-heure, vous direz tout ce que vous voudrez, je
sais bien qu'il faut que les hommes parlent, je serai bien sage.
Marius lui prit le bras, et lui dit amoureusement:
--Nous parlons affaires.
--À propos, répondit Cosette, j'ai ouvert ma fenêtre, il vient d'arriver
un tas de pierrots dans le jardin. Des oiseaux, pas des masques. C'est
aujourd'hui mercredi des cendres; mais pas pour les oiseaux.
--Je te dis que nous parlons affaires, va, ma petite Cosette,
laisse-nous un moment. Nous parlons chiffres. Cela t'ennuierait.
--Tu as mis ce matin une charmante cravate, Marius. Vous êtes fort
coquet, monseigneur. Non, cela ne m'ennuiera pas.
--Je t'assure que cela t'ennuiera.
--Non. Puisque c'est vous. Je ne vous comprendrai pas, mais je vous
écouterai. Quand on entend les voix qu'on aime, on n'a pas besoin de
comprendre les mots qu'elles disent. Être là ensemble, c'est tout ce que
je veux. Je reste avec vous, bah!
--Tu es ma Cosette bien-aimée! Impossible.
--Impossible!
--Oui.
--C'est bon, reprit Cosette. Je vous aurais dit des nouvelles. Je vous
aurais dit que mon grand-père dort encore, que votre tante est à la
messe, que la cheminée de la chambre de mon père Fauchelevent fume, que
Nicolette a fait venir le ramoneur, que Toussaint et Nicolette se sont
déjà disputées, que Nicolette se moque du bégayement de Toussaint. Eh
bien, vous ne saurez rien! Ah! c'est impossible? Moi aussi, à mon tour,
vous verrez, monsieur, je dirai: c'est impossible. Qui est-ce qui sera
attrapé? Je t'en prie, mon petit Marius, laisse-moi ici avec vous deux.
--Je te jure qu'il faut que nous soyons seuls.
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