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Les misérables Tome V: Jean Valjean - 14
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n'était touchant comme de le voir tendre au blessé une tasse de tisane
avec son doux tremblement sénile. Il accablait le médecin de questions.
Il ne s'apercevait pas qu'il recommençait toujours les mêmes.
Le jour où le médecin lui annonça que Marius était hors de danger, le
bonhomme fut en délire. Il donna trois louis de gratification à son
portier. Le soir, en rentrant dans sa chambre, il dansa une gavotte, en
faisant des castagnettes avec son pouce et son index, et il chanta une
chanson que voici:
_Jeanne est née à Fougère,_
_Vrai nid d'une bergère;_
_J'adore son jupon_
_Fripon._
_Amour, tu viens en elle,_
_Car c'est dans sa prunelle_
_Que tu mets ton carquois,_
_Narquois!_
_Moi, je la chante, et j'aime_
_Plus que Diane même_
_Jeanne et ses durs tétons_
_Bretons._
Puis il se mit à genoux sur une chaise, et Basque, qui l'observait par
la porte entrouverte, crut être sûr qu'il priait.
Jusque-là, il n'avait guère cru en Dieu.
À chaque nouvelle phase du mieux, qui allait se dessinant de plus en
plus, l'aïeul extravaguait. Il faisait un tas d'actions machinales
pleines d'allégresse, il montait et descendait les escaliers sans savoir
pourquoi. Une voisine, jolie du reste, fut toute stupéfaite de recevoir
un matin un gros bouquet; c'était M. Gillenormand qui le lui envoyait.
Le mari fit une scène de jalousie. M. Gillenormand essayait de prendre
Nicolette sur ses genoux. Il appelait Marius monsieur le baron. Il
criait: Vive la république!
À chaque instant, il demandait au médecin: N'est-ce pas qu'il n'y a plus
de danger? Il regardait Marius avec des yeux de grand'mère. Il le
couvait quand il mangeait. Il ne se connaissait plus, il ne se comptait
plus, Marius était le maître de la maison, il y avait de l'abdication
dans sa joie, il était le petit-fils de son petit-fils.
Dans cette allégresse où il était, c'était le plus vénérable des
enfants. De peur de fatiguer ou d'importuner le convalescent, il se
mettait derrière lui pour lui sourire. Il était content, joyeux, ravi,
charmant, jeune. Ses cheveux blancs ajoutaient une majesté douce à la
lumière gaie qu'il avait sur le visage. Quand la grâce se mêle aux
rides, elle est adorable. Il y a on ne sait quelle aurore dans la
vieillesse épanouie.
Quant à Marius, tout en se laissant panser et soigner, il avait une idée
fixe, Cosette.
Depuis que la fièvre et le délire l'avaient quitté, il ne prononçait
plus ce nom, et l'on aurait pu croire qu'il n'y songeait plus. Il se
taisait, précisément parce que son âme était là.
Il ne savait ce que Cosette était devenue, toute l'affaire de la rue de
la Chanvrerie était comme un nuage dans son souvenir; des ombres presque
indistinctes flottaient dans son esprit, Éponine, Gavroche, Mabeuf, les
Thénardier, tous ses amis lugubrement mêlés à la fumée de la barricade;
l'étrange passage de M. Fauchelevent dans cette aventure sanglante lui
faisait l'effet d'une énigme dans une tempête; il ne comprenait rien à
sa propre vie, il ne savait comment ni par qui il avait été sauvé, et
personne ne le savait autour de lui; tout ce qu'on avait pu lui dire,
c'est qu'il avait été rapporté la nuit dans un fiacre rue des
Filles-du-Calvaire; passé, présent, avenir, tout n'était plus en lui que
le brouillard d'une idée vague, mais il y avait dans cette brume un
point immobile, un linéament net et précis, quelque chose qui était en
granit, une résolution, une volonté: retrouver Cosette. Pour lui, l'idée
de la vie n'était pas distincte de l'idée de Cosette, il avait décrété
dans son coeur qu'il n'accepterait pas l'une sans l'autre, et il était
inébranlablement décidé à exiger de n'importe qui voudrait le forcer à
vivre, de son grand-père, du sort, de l'enfer, la restitution de son
éden disparu.
Les obstacles, il ne se les dissimulait pas.
Soulignons ici un détail: il n'était point gagné et était peu attendri
par toutes les sollicitudes et toutes les tendresses de son grand-père.
D'abord il n'était pas dans le secret de toutes; ensuite, dans ses
rêveries de malade, encore fiévreuses peut-être, il se défiait de ces
douceurs-là comme d'une chose étrange et nouvelle ayant pour but de le
dompter. Il y restait froid. Le grand-père dépensait en pure perte son
pauvre vieux sourire. Marius se disait que c'était bon tant que lui
Marius ne parlait pas et se laissait faire; mais que, lorsqu'il
s'agirait de Cosette, il trouverait un autre visage, et que la véritable
attitude de l'aïeul se démasquerait. Alors ce serait rude; recrudescence
des questions de famille, confrontation des positions, tous les
sarcasmes et toutes les objections à la fois, Fauchelevent, Coupelevent,
la fortune, la pauvreté, la misère, la pierre au cou, l'avenir.
Résistance violente; conclusion, refus. Marius se roidissait d'avance.
Et puis, à mesure qu'il reprenait vie, ses anciens griefs
reparaissaient, les vieux ulcères de sa mémoire se rouvraient, il
resongeait au passé, le colonel Pontmercy se replaçait entre M.
Gillenormand et lui Marius, il se disait qu'il n'avait aucune vraie
bonté à espérer de qui avait été si injuste et si dur pour son père. Et
avec la santé il lui revenait une sorte d'âpreté contre son aïeul. Le
vieillard en souffrait doucement.
M. Gillenormand, sans en rien témoigner d'ailleurs, remarquait que
Marius, depuis qu'il avait été rapporté chez lui et qu'il avait repris
connaissance, ne lui avait pas dit une seule fois mon père. Il ne disait
point monsieur, cela est vrai; mais il trouvait moyen de ne dire ni l'un
ni l'autre, par une certaine manière de tourner ses phrases.
Une crise approchait évidemment.
Comme il arrive presque toujours en pareil cas, Marius, pour s'essayer,
escarmoucha avant de livrer bataille. Cela s'appelle tâter le terrain.
Un matin il advint que M. Gillenormand, à propos d'un journal qui lui
était tombé sous la main, parla légèrement de la Convention et lâcha un
épiphonème royaliste sur Danton, Saint-Just et Robespierre.
--Les hommes de 93 étaient des géants, dit Marius avec sévérité. Le
vieillard se tut et ne souffla point du reste de la journée.
Marius, qui avait toujours présent à l'esprit l'inflexible grand-père de
ses premières années, vit dans ce silence une profonde concentration de
colère, en augura une lutte acharnée, et augmenta dans les
arrière-recoins de sa pensée ses préparatifs de combat.
Il arrêta qu'en cas de refus il arracherait ses appareils, disloquerait
sa clavicule, mettrait à nu et à vif ce qu'il lui restait de plaies, et
repousserait toute nourriture. Ses plaies, c'étaient ses munitions.
Avoir Cosette ou mourir.
Il attendit le moment favorable avec la patience sournoise des malades.
Ce moment arriva.
Chapitre III
Marius attaque
Un jour, M. Gillenormand, tandis que sa fille mettait en ordre les
fioles et les tasses sur le marbre de la commode, était penché sur
Marius, et lui disait de son accent le plus tendre:
--Vois-tu, mon petit Marius, à ta place je mangerais maintenant plutôt
de la viande que du poisson. Une sole frite, cela est excellent pour
commencer une convalescence, mais, pour mettre le malade debout, il faut
une bonne côtelette.
Marius, dont presque toutes les forces étaient revenues, les rassembla,
se dressa sur son séant, appuya ses deux poings crispés sur les draps de
son lit, regarda son grand-père en face, prit un air terrible et dit:
--Ceci m'amène à vous dire une chose.
--Laquelle?
--C'est que je veux me marier.
--Prévu, dit le grand-père. Et il éclata de rire.
--Comment, prévu?
--Oui, prévu. Tu l'auras, ta fillette.
Marius, stupéfait et accablé par l'éblouissement, trembla de tous ses
membres.
M. Gillenormand continua:
--Oui, tu l'auras, ta belle jolie petite fille. Elle vient tous les
jours sous la forme d'un vieux monsieur savoir de tes nouvelles. Depuis
que tu es blessé, elle passe son temps à pleurer et à faire de la
charpie. Je me suis informé. Elle demeure rue de l'Homme-Armé, numéro
sept. Ah, nous y voilà! Ah! tu la veux. Eh bien, tu l'auras. Ça
t'attrape. Tu avais fait ton petit complot, tu t'étais dit:--Je vais lui
signifier cela carrément à ce grand-père, à cette momie de la régence et
du directoire, à cet ancien beau, à ce Dorante devenu Géronte; il a eu
ses légèretés aussi, lui, et ses amourettes, et ses grisettes, et ses
Cosettes; il a fait son frou-frou, il a eu ses ailes, il a mangé du pain
du printemps; il faudra bien qu'il s'en souvienne. Nous allons voir.
Bataille. Ah! Tu prends le hanneton par les cornes. C'est bon. Je
t'offre une côtelette, et tu me réponds: À propos, je veux me marier.
C'est ça qui est une transition! Ah! tu avais compté sur de la bisbille.
Tu ne savais pas que j'étais un vieux lâche. Qu'est-ce que tu dis de ça?
Tu bisques. Trouver ton grand-père encore plus bête que toi, tu ne t'y
attendais pas, tu perds le discours que tu devais me faire, monsieur
l'avocat, c'est taquinant. Eh bien, tant pis, rage. Je fais ce que tu
veux, ça te la coupe, imbécile! Écoute. J'ai pris des renseignements,
moi aussi je suis sournois; elle est charmante, elle est sage, le
lancier n'est pas vrai, elle a fait des tas de charpie, c'est un bijou;
elle t'adore. Si tu étais mort, nous aurions été trois; sa bière aurait
accompagné la mienne. J'avais bien eu l'idée, dès que tu as été mieux,
de te la camper tout bonnement à ton chevet, mais il n'y a que dans les
romans qu'on introduit tout de go les jeunes filles près du lit des
jolis blessés qui les intéressent. Ça ne se fait pas. Qu'aurait dit ta
tante? Tu étais tout nu les trois quarts du temps, mon bonhomme. Demande
à Nicolette, qui ne t'a pas quitté une minute, s'il y avait moyen qu'une
femme fût là. Et puis qu'aurait dit le médecin? Ça ne guérit pas la
fièvre, une jolie fille. Enfin, c'est bon, n'en parlons plus, c'est dit,
c'est fait, c'est bâclé, prends-la. Telle est ma férocité. Vois-tu, j'ai
vu que tu ne m'aimais pas, j'ai dit: Qu'est-ce que je pourrais donc
faire pour que cet animal-là m'aime? J'ai dit: Tiens, j'ai ma petite
Cosette sous la main, je vais la lui donner, il faudra bien qu'il m'aime
alors un peu, ou qu'il dise pourquoi. Ah! tu croyais que le vieux allait
tempêter, faire la grosse voix, crier non, et lever la canne sur toute
cette aurore. Pas du tout. Cosette, soit. Amour, soit. Je ne demande pas
mieux. Monsieur, prenez la peine de vous marier. Sois heureux, mon
enfant bien-aimé.
Cela dit, le vieillard éclata en sanglots.
Et il prit la tête de Marius, et il la serra dans ses deux bras contre
sa vieille poitrine, et tous deux se mirent à pleurer. C'est là une des
formes du bonheur suprême.
--Mon père! s'écria Marius.
--Ah! tu m'aimes donc? dit le vieillard.
Il y eut un moment ineffable. Ils étouffaient et ne pouvaient parler.
Enfin le vieillard bégaya:
--Allons! le voilà débouché. Il m'a dit: Mon père.
Marius dégagea sa tête des bras de l'aïeul, et dit doucement:
--Mais, mon père, à présent que je me porte bien, il me semble que je
pourrais la voir.
--Prévu encore, tu la verras demain.
--Mon père!
--Quoi?
--Pourquoi pas aujourd'hui?
--Eh bien, aujourd'hui. Va pour aujourd'hui. Tu m'as dit trois fois «mon
père», ça vaut bien ça. Je vais m'en occuper. On te l'amènera. Prévu, te
dis-je. Ceci a déjà été mis en vers. C'est le dénouement de l'élégie du
_Jeune malade_ d'André Chénier, d'André Chénier qui a été égorgé par les
scélér...--par les géants de 93.
M. Gillenormand crut apercevoir un léger froncement du sourcil de
Marius, qui, en vérité, nous devons le dire, ne l'écoutait plus, envolé
qu'il était dans l'extase, et pensant beaucoup plus à Cosette qu'à 1793.
Le grand-père, tremblant d'avoir introduit si mal à propos André
Chénier, reprit précipitamment:
--Égorgé n'est pas le mot. Le fait est que les grands génies
révolutionnaires, qui n'étaient pas méchants, cela est incontestable,
qui étaient des héros, pardi! trouvaient qu'André Chénier les gênait un
peu, et qu'ils l'ont fait guillot....--C'est-à-dire que ces grands
hommes, le sept thermidor, dans l'intérêt du salut public, ont prié
André Chénier de vouloir bien aller....
M. Gillenormand, pris à la gorge par sa propre phrase, ne put continuer;
ne pouvant ni la terminer, ni la rétracter, pendant que sa fille
arrangeait derrière Marius l'oreiller, bouleversé de tant d'émotions, le
vieillard se jeta, avec autant de vitesse que son âge le lui permit,
hors de la chambre à coucher, en repoussa la porte derrière lui, et,
pourpre, étranglant, écumant, les yeux hors de la tête, se trouva nez à
nez avec l'honnête Basque qui cirait les bottes dans l'antichambre. Il
saisit Basque au collet et lui cria en plein visage avec fureur:--Par
les cent mille Javottes du diable, ces brigands l'ont assassiné!
--Qui, monsieur?
--André Chénier!
--Oui, monsieur, dit Basque épouvanté.
Chapitre IV
Mademoiselle Gillenormand finit par ne plus trouver mauvais que M.
Fauchelevent soit entré avec quelque chose sous le bras
Cosette et Marius se revirent.
Ce que fut l'épreuve, nous renonçons à le dire. Il y a des choses qu'il
ne faut pas essayer de peindre; le soleil est du nombre.
Toute la famille, y compris Basque et Nicolette, était réunie dans la
chambre de Marius au moment où Cosette entra.
Elle apparut sur le seuil; il semblait qu'elle était dans un nimbe.
Précisément à cet instant-là, le grand-père allait se moucher, il resta
court, tenant son nez dans son mouchoir et regardant Cosette par-dessus.
--Adorable! s'écria-t-il.
Puis il se moucha bruyamment.
Cosette était enivrée, ravie, effrayée, au ciel. Elle était aussi
effarouchée qu'on peut l'être par le bonheur. Elle balbutiait, toute
pâle, toute rouge, voulant se jeter dans les bras de Marius, et n'osant
pas. Honteuse d'aimer devant tout ce monde. On est sans pitié pour les
amants heureux; on reste là quand ils auraient le plus envie d'être
seuls. Ils n'ont pourtant pas du tout besoin des gens.
Avec Cosette et derrière elle, était entré un homme en cheveux blancs,
grave, souriant néanmoins, mais d'un vague et poignant sourire. C'était
«monsieur Fauchelevent»; c'était Jean Valjean.
Il était _très bien mis_, comme avait dit le portier, entièrement vêtu
de noir et de neuf et en cravate blanche.
Le portier était à mille lieues de reconnaître dans ce bourgeois
correct, dans ce notaire probable, l'effrayant porteur de cadavre qui
avait surgi à sa porte dans la nuit du 7 juin, déguenillé, fangeux,
hideux, hagard, la face masquée de sang et de boue, soutenant sous les
bras Marius évanoui; cependant son flair de portier était éveillé. Quand
M. Fauchelevent était arrivé avec Cosette, le portier n'avait pu
s'empêcher de confier à sa femme cet aparté: Je ne sais pourquoi je me
figure toujours que j'ai déjà vu ce visage-là.
M. Fauchelevent, dans la chambre de Marius, restait comme à l'écart près
de la porte. Il avait sous le bras un paquet assez semblable à un volume
in-octavo, enveloppé dans du papier. Le papier de l'enveloppe était
verdâtre et semblait moisi.
--Est-ce que ce monsieur a toujours comme cela des livres sous le bras?
demanda à voix basse à Nicolette mademoiselle Gillenormand qui n'aimait
point les livres.
--Eh bien, répondit du même ton M. Gillenormand qui l'avait entendue,
c'est un savant. Après? Est-ce sa faute? M. Boulard, que j'ai connu, ne
marchait jamais sans un livre, lui non plus, et avait toujours comme
cela un bouquin contre son coeur.
Et, saluant, il dit à haute voix:
--Monsieur Tranchelevent....
Le père Gillenormand ne le fit pas exprès, mais l'inattention aux noms
propres était chez lui une manière aristocratique.
--Monsieur Tranchelevent, j'ai l'honneur de vous demander pour mon
petit-fils, monsieur le baron Marius Pontmercy, la main de mademoiselle.
«Monsieur Tranchelevent» s'inclina.
--C'est dit, fit l'aïeul.
Et, se tournant vers Marius et Cosette, les deux bras étendus et
bénissant, il cria:
--Permission de vous adorer.
Ils ne se le firent pas dire deux fois. Tant pis! le gazouillement
commença. Ils se parlaient bas, Marius accoudé sur sa chaise longue,
Cosette debout près de lui.--Ô mon Dieu! murmurait Cosette, je vous
revois. C'est toi, c'est vous! Être allé se battre comme cela! Mais
pourquoi? C'est horrible. Pendant quatre mois, j'ai été morte. Oh! que
c'est méchant d'avoir été à cette bataille! Qu'est-ce que je vous avais
fait? Je vous pardonne, mais vous ne le ferez plus. Tout à l'heure,
quand on est venu nous dire de venir, j'ai encore cru que j'allais
mourir, mais c'était de joie. J'étais si triste! Je n'ai pas pris le
temps de m'habiller, je dois faire peur. Qu'est-ce que vos parents
diront de me voir une collerette toute chiffonnée? Mais parlez donc!
Vous me laissez parler toute seule. Nous sommes toujours rue de
l'Homme-Armé. Il paraît que votre épaule, c'était terrible. On m'a dit
qu'on pouvait mettre le poing dedans. Et puis il paraît qu'on a coupé
les chairs avec des ciseaux. C'est ça qui est affreux. J'ai pleuré, je
n'ai plus d'yeux. C'est drôle qu'on puisse souffrir comme cela. Votre
grand-père a l'air très bon! Ne vous dérangez pas, ne vous mettez pas
sur le coude, prenez garde, vous allez vous faire du mal. Oh! comme je
suis heureuse! C'est donc fini, le malheur! Je suis toute sotte. Je
voulais vous dire des choses que je ne sais plus du tout. M'aimez-vous
toujours? Nous demeurons rue de l'Homme-Armé. Il n'y a pas de jardin.
J'ai fait de la charpie tout le temps; tenez, monsieur, regardez, c'est
votre faute, j'ai un durillon aux doigts.--Ange! disait Marius.
_Ange_ est le seul mot de la langue qui ne puisse s'user. Aucun autre
mot ne résisterait à l'emploi impitoyable qu'en font les amoureux.
Puis, comme il y avait des assistants, ils s'interrompirent et ne dirent
plus un mot, se bornant à se toucher tout doucement la main.
M. Gillenormand se tourna vers tous ceux qui étaient dans la chambre et
cria:
--Parlez donc haut, vous autres. Faites du bruit, la cantonade. Allons,
un peu de brouhaha, que diable! que ces enfants puissent jaser à leur
aise.
Et, s'approchant de Marius et de Cosette, il leur dit tout bas:
--Tutoyez-vous. Ne vous gênez pas.
La tante Gillenormand assistait avec stupeur à cette irruption de
lumière dans son intérieur vieillot. Cette stupeur n'avait rien
d'agressif; ce n'était pas le moins du monde le regard scandalisé et
envieux d'une chouette à deux ramiers; c'était l'oeil bête d'une pauvre
innocente de cinquante-sept ans; c'était la vie manquée regardant ce
triomphe, l'amour.
--Mademoiselle Gillenormand aînée, lui disait son père, je t'avais bien
dit que cela t'arriverait.
Il resta un moment silencieux et ajouta:
--Regarde le bonheur des autres.
Puis il se tourna vers Cosette:
--Qu'elle est jolie! qu'elle est jolie! C'est un Greuze. Tu vas donc
avoir cela pour toi seul, polisson! Ah! mon coquin, tu l'échappes belle
avec moi, tu es heureux, si je n'avais pas quinze ans de trop, nous nous
battrions à l'épée à qui l'aurait. Tiens! je suis amoureux de vous,
mademoiselle. C'est tout simple. C'est votre droit. Ah! la belle jolie
charmante petite noce que cela va faire! C'est Saint-Denis du
Saint-Sacrement qui est notre paroisse, mais j'aurai une dispense pour
que vous vous épousiez à Saint-Paul. L'église est mieux. C'est bâti par
les jésuites. C'est plus coquet. C'est vis-à-vis la fontaine du cardinal
de Birague. Le chef-d'oeuvre de l'architecture jésuite est à Namur. Ça
s'appelle Saint-Loup. Il faudra y aller quand vous serez mariés. Cela
vaut le voyage. Mademoiselle, je suis tout à fait de votre parti, je
veux que les filles se marient, c'est fait pour ça. Il y a une certaine
sainte Catherine que je voudrais voir toujours décoiffée. Rester fille,
c'est beau, mais c'est froid. La Bible dit: Multipliez. Pour sauver le
peuple, il faut Jeanne d'Arc; mais, pour faire le peuple, il faut la
mère Gigogne. Donc, mariez-vous, les belles. Je ne vois vraiment pas à
quoi bon rester fille? Je sais bien qu'on a une chapelle à part dans
l'église et qu'on se rabat sur la confrérie de la Vierge; mais,
sapristi, un joli mari, brave garçon, et, au bout d'un an, un gros
mioche blond qui vous tette gaillardement, et qui a de bons plis de
graisse aux cuisses, et qui vous tripote le sein à poignées dans ses
petites pattes roses en riant comme l'aurore, cela vaut pourtant mieux
que de tenir un _cierge_ à vêpres et de chanter _Turris eburnea_!
Le grand-père fit une pirouette sur ses talons de quatre-vingt-dix ans,
et se remit à parler, comme un ressort qui repart:
--Ainsi, bornant le cours de tes rêvasseries, Alcippe, il est donc vrai,
dans peu tu te maries.
«À propos!
--Quoi? mon père?
--N'avais-tu pas un ami intime?
--Oui, Courfeyrac.
--Qu'est-il devenu?
--Il est mort.
--Ceci est bon.
Il s'assit près d'eux, fit asseoir Cosette, et prit leurs quatre mains
dans ses vieilles mains ridées.
--Elle est exquise, cette mignonne. C'est un chef-d'oeuvre, cette
Cosette-là! Elle est très petite fille et très grande dame. Elle ne sera
que baronne, c'est déroger; elle est née marquise. Vous a-t-elle des
cils! Mes enfants, fichez-vous bien dans la caboche que vous êtes dans
le vrai. Aimez-vous. Soyez-en bêtes. L'amour, c'est la bêtise des hommes
et l'esprit de Dieu. Adorez-vous. Seulement, ajouta-t-il rembruni tout à
coup, quel malheur! Voilà que j'y pense! Plus de la moitié de ce que
j'ai est en viager; tant que je vivrai, cela ira encore, mais après ma
mort, dans une vingtaine d'années d'ici, ah! mes pauvres enfants, vous
n'aurez pas le sou! Vos belles mains blanches, madame la baronne, feront
au diable l'honneur de le tirer par la queue.
Ici on entendit une voix grave et tranquille qui disait:
--Mademoiselle Euphrasie Fauchelevent a six cent mille francs.
C'était la voix de Jean Valjean.
Il n'avait pas encore prononcé une parole, personne ne semblait même
plus savoir qu'il était là, et il se tenait debout et immobile derrière
tous ces gens heureux.
--Qu'est-ce que c'est que mademoiselle Euphrasie en question? demanda le
grand-père effaré.
--C'est moi, reprit Cosette.
--Six cent mille francs! répondit Gillenormand.
--Moins quatorze ou quinze mille francs peut-être, dit Jean Valjean.
Et il posa sur la table le paquet que la tante Gillenormand avait pris
pour un livre.
Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet; c'était une liasse de billets de
banque. On les feuilleta et on les compta. Il y avait cinq cents billets
de mille francs et cent soixante-huit de cinq cents. En tout cinq cent
quatre-vingt-quatre mille francs.
--Voilà un bon livre, dit M. Gillenormand.
--Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! murmura la tante.
--Ceci arrange bien des choses, n'est-ce pas, mademoiselle Gillenormand
aînée, reprit l'aïeul. Ce diable de Marius, il vous a déniché dans
l'arbre des rêves une grisette millionnaire! Fiez-vous donc maintenant
aux amourettes des jeunes gens! Les étudiants trouvent des étudiantes de
six cent mille francs. Chérubin travaille mieux que Rothschild.
--Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! répétait à demi-voix
mademoiselle Gillenormand. Cinq cent quatre-vingt-quatre! autant dire
six cent mille, quoi!
Quant à Marius et à Cosette, ils se regardaient pendant ce temps-là; ils
firent à peine attention à ce détail.
Chapitre V
Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez tel notaire
On a sans doute compris, sans qu'il soit nécessaire de l'expliquer
longuement, que Jean Valjean, après l'affaire Champmathieu, avait pu,
grâce à sa première évasion de quelques jours, venir à Paris, et retirer
à temps de chez Laffitte la somme gagnée par lui, sous le nom de
monsieur Madeleine, à Montreuil-sur-Mer; et que, craignant d'être
repris, ce qui lui arriva en effet peu de temps après, il avait caché et
enfoui cette somme dans la forêt de Montfermeil au lieu dit le fonds
Blaru. La somme, six cent trente mille francs, toute en billets de
banque, avait peu de volume et tenait dans une boîte; seulement, pour
préserver la boîte de l'humidité, il l'avait placée dans un coffret en
chêne plein de copeaux de châtaignier. Dans le même coffret, il avait
mis son autre trésor, les chandeliers de l'évêque. On se souvient qu'il
avait emporté ces chandeliers en s'évadant de Montreuil-sur-mer. L'homme
aperçu un soir une première fois par Boulatruelle, c'était Jean Valjean.
Plus tard, chaque fois que Jean Valjean avait besoin d'argent, il venait
en chercher à la clairière Blaru. De là les absences dont nous avons
parlé. Il avait une pioche quelque part dans les bruyères, dans une
cachette connue de lui seul. Lorsqu'il vit Marius convalescent, sentant
que l'heure approchait où cet argent pourrait être utile, il était allé
le chercher; et c'était encore lui que Boulatruelle avait vu dans le
bois, mais cette fois le matin et non le soir. Boulatruelle hérita de la
pioche.
La somme réelle était cinq cent quatre-vingt-quatre mille cinq cents
francs. Jean Valjean retira les cinq cents francs pour lui.--Nous
verrons après, pensa-t-il.
La différence entre cette somme et les six cent trente mille francs
retirés de chez Laffitte représentait la dépense de dix années, de 1823
à 1833. Les cinq années de séjour au couvent n'avaient coûté que cinq
mille francs.
Jean Valjean mit les deux flambeaux d'argent sur la cheminée où ils
resplendirent à la grande admiration de Toussaint.
Du reste, Jean Valjean se savait délivré de Javert. On avait raconté
devant lui, et il avait vérifié le fait dans le _Moniteur_, qui l'avait
publié, qu'un inspecteur de police nommé Javert avait été trouvé noyé
sous un bateau de blanchisseuses entre le Pont au Change et le
Pont-Neuf, et qu'un écrit laissé par cet homme, d'ailleurs irréprochable
et fort estimé de ses chefs, faisait croire à un accès d'aliénation
mentale et à un suicide.--Au fait, pensa Jean Valjean, puisque, me
tenant, il m'a laissé en liberté, c'est qu'il fallait qu'il fût déjà
fou.
Chapitre VI
Les deux vieillards font tout, chacun à leur façon, pour que Cosette
soit heureuse
On prépara tout pour le mariage. Le médecin consulté déclara qu'il
pourrait avoir lieu en février. On était en décembre. Quelques
ravissantes semaines de bonheur parfait s'écoulèrent.
Le moins heureux n'était pas le grand-père. Il restait des quarts
d'heure en contemplation devant Cosette.
--L'admirable jolie fille! s'écriait-il. Et elle a l'air si douce et si
bonne! Il n'y a pas à dire mamie mon coeur, c'est la plus charmante
fille que j'aie vue de ma vie. Plus tard, ça vous aura des vertus avec
odeur de violette. C'est une grâce, quoi! On ne peut que vivre noblement
avec une telle créature. Marius, mon garçon, tu es baron, tu es riche,
n'avocasse pas, je t'en supplie.
Cosette et Marius étaient passés brusquement du sépulcre au paradis. La
transition avait été peu ménagée, et ils en auraient été étourdis s'ils
n'en avaient été éblouis.
--Comprends-tu quelque chose à cela? disait Marius à Cosette.
--Non, répondait Cosette, mais il me semble que le bon Dieu nous
regarde.
Jean Valjean fit tout, aplanit tout, concilia tout, rendit tout facile.
Il se hâtait vers le bonheur de Cosette avec autant d'empressement, et,
en apparence, de joie, que Cosette elle-même.
Comme il avait été maire, il sut résoudre un problème délicat, dans le
secret duquel il était seul, l'état civil de Cosette. Dire crûment
l'origine, qui sait? cela eût pu empêcher le mariage. Il tira Cosette de
toutes les difficultés. Il lui arrangea une famille de gens morts, moyen
sûr de n'encourir aucune réclamation. Cosette était ce qui restait d'une
famille éteinte. Cosette n'était pas sa fille à lui, mais la fille d'un
avec son doux tremblement sénile. Il accablait le médecin de questions.
Il ne s'apercevait pas qu'il recommençait toujours les mêmes.
Le jour où le médecin lui annonça que Marius était hors de danger, le
bonhomme fut en délire. Il donna trois louis de gratification à son
portier. Le soir, en rentrant dans sa chambre, il dansa une gavotte, en
faisant des castagnettes avec son pouce et son index, et il chanta une
chanson que voici:
_Jeanne est née à Fougère,_
_Vrai nid d'une bergère;_
_J'adore son jupon_
_Fripon._
_Amour, tu viens en elle,_
_Car c'est dans sa prunelle_
_Que tu mets ton carquois,_
_Narquois!_
_Moi, je la chante, et j'aime_
_Plus que Diane même_
_Jeanne et ses durs tétons_
_Bretons._
Puis il se mit à genoux sur une chaise, et Basque, qui l'observait par
la porte entrouverte, crut être sûr qu'il priait.
Jusque-là, il n'avait guère cru en Dieu.
À chaque nouvelle phase du mieux, qui allait se dessinant de plus en
plus, l'aïeul extravaguait. Il faisait un tas d'actions machinales
pleines d'allégresse, il montait et descendait les escaliers sans savoir
pourquoi. Une voisine, jolie du reste, fut toute stupéfaite de recevoir
un matin un gros bouquet; c'était M. Gillenormand qui le lui envoyait.
Le mari fit une scène de jalousie. M. Gillenormand essayait de prendre
Nicolette sur ses genoux. Il appelait Marius monsieur le baron. Il
criait: Vive la république!
À chaque instant, il demandait au médecin: N'est-ce pas qu'il n'y a plus
de danger? Il regardait Marius avec des yeux de grand'mère. Il le
couvait quand il mangeait. Il ne se connaissait plus, il ne se comptait
plus, Marius était le maître de la maison, il y avait de l'abdication
dans sa joie, il était le petit-fils de son petit-fils.
Dans cette allégresse où il était, c'était le plus vénérable des
enfants. De peur de fatiguer ou d'importuner le convalescent, il se
mettait derrière lui pour lui sourire. Il était content, joyeux, ravi,
charmant, jeune. Ses cheveux blancs ajoutaient une majesté douce à la
lumière gaie qu'il avait sur le visage. Quand la grâce se mêle aux
rides, elle est adorable. Il y a on ne sait quelle aurore dans la
vieillesse épanouie.
Quant à Marius, tout en se laissant panser et soigner, il avait une idée
fixe, Cosette.
Depuis que la fièvre et le délire l'avaient quitté, il ne prononçait
plus ce nom, et l'on aurait pu croire qu'il n'y songeait plus. Il se
taisait, précisément parce que son âme était là.
Il ne savait ce que Cosette était devenue, toute l'affaire de la rue de
la Chanvrerie était comme un nuage dans son souvenir; des ombres presque
indistinctes flottaient dans son esprit, Éponine, Gavroche, Mabeuf, les
Thénardier, tous ses amis lugubrement mêlés à la fumée de la barricade;
l'étrange passage de M. Fauchelevent dans cette aventure sanglante lui
faisait l'effet d'une énigme dans une tempête; il ne comprenait rien à
sa propre vie, il ne savait comment ni par qui il avait été sauvé, et
personne ne le savait autour de lui; tout ce qu'on avait pu lui dire,
c'est qu'il avait été rapporté la nuit dans un fiacre rue des
Filles-du-Calvaire; passé, présent, avenir, tout n'était plus en lui que
le brouillard d'une idée vague, mais il y avait dans cette brume un
point immobile, un linéament net et précis, quelque chose qui était en
granit, une résolution, une volonté: retrouver Cosette. Pour lui, l'idée
de la vie n'était pas distincte de l'idée de Cosette, il avait décrété
dans son coeur qu'il n'accepterait pas l'une sans l'autre, et il était
inébranlablement décidé à exiger de n'importe qui voudrait le forcer à
vivre, de son grand-père, du sort, de l'enfer, la restitution de son
éden disparu.
Les obstacles, il ne se les dissimulait pas.
Soulignons ici un détail: il n'était point gagné et était peu attendri
par toutes les sollicitudes et toutes les tendresses de son grand-père.
D'abord il n'était pas dans le secret de toutes; ensuite, dans ses
rêveries de malade, encore fiévreuses peut-être, il se défiait de ces
douceurs-là comme d'une chose étrange et nouvelle ayant pour but de le
dompter. Il y restait froid. Le grand-père dépensait en pure perte son
pauvre vieux sourire. Marius se disait que c'était bon tant que lui
Marius ne parlait pas et se laissait faire; mais que, lorsqu'il
s'agirait de Cosette, il trouverait un autre visage, et que la véritable
attitude de l'aïeul se démasquerait. Alors ce serait rude; recrudescence
des questions de famille, confrontation des positions, tous les
sarcasmes et toutes les objections à la fois, Fauchelevent, Coupelevent,
la fortune, la pauvreté, la misère, la pierre au cou, l'avenir.
Résistance violente; conclusion, refus. Marius se roidissait d'avance.
Et puis, à mesure qu'il reprenait vie, ses anciens griefs
reparaissaient, les vieux ulcères de sa mémoire se rouvraient, il
resongeait au passé, le colonel Pontmercy se replaçait entre M.
Gillenormand et lui Marius, il se disait qu'il n'avait aucune vraie
bonté à espérer de qui avait été si injuste et si dur pour son père. Et
avec la santé il lui revenait une sorte d'âpreté contre son aïeul. Le
vieillard en souffrait doucement.
M. Gillenormand, sans en rien témoigner d'ailleurs, remarquait que
Marius, depuis qu'il avait été rapporté chez lui et qu'il avait repris
connaissance, ne lui avait pas dit une seule fois mon père. Il ne disait
point monsieur, cela est vrai; mais il trouvait moyen de ne dire ni l'un
ni l'autre, par une certaine manière de tourner ses phrases.
Une crise approchait évidemment.
Comme il arrive presque toujours en pareil cas, Marius, pour s'essayer,
escarmoucha avant de livrer bataille. Cela s'appelle tâter le terrain.
Un matin il advint que M. Gillenormand, à propos d'un journal qui lui
était tombé sous la main, parla légèrement de la Convention et lâcha un
épiphonème royaliste sur Danton, Saint-Just et Robespierre.
--Les hommes de 93 étaient des géants, dit Marius avec sévérité. Le
vieillard se tut et ne souffla point du reste de la journée.
Marius, qui avait toujours présent à l'esprit l'inflexible grand-père de
ses premières années, vit dans ce silence une profonde concentration de
colère, en augura une lutte acharnée, et augmenta dans les
arrière-recoins de sa pensée ses préparatifs de combat.
Il arrêta qu'en cas de refus il arracherait ses appareils, disloquerait
sa clavicule, mettrait à nu et à vif ce qu'il lui restait de plaies, et
repousserait toute nourriture. Ses plaies, c'étaient ses munitions.
Avoir Cosette ou mourir.
Il attendit le moment favorable avec la patience sournoise des malades.
Ce moment arriva.
Chapitre III
Marius attaque
Un jour, M. Gillenormand, tandis que sa fille mettait en ordre les
fioles et les tasses sur le marbre de la commode, était penché sur
Marius, et lui disait de son accent le plus tendre:
--Vois-tu, mon petit Marius, à ta place je mangerais maintenant plutôt
de la viande que du poisson. Une sole frite, cela est excellent pour
commencer une convalescence, mais, pour mettre le malade debout, il faut
une bonne côtelette.
Marius, dont presque toutes les forces étaient revenues, les rassembla,
se dressa sur son séant, appuya ses deux poings crispés sur les draps de
son lit, regarda son grand-père en face, prit un air terrible et dit:
--Ceci m'amène à vous dire une chose.
--Laquelle?
--C'est que je veux me marier.
--Prévu, dit le grand-père. Et il éclata de rire.
--Comment, prévu?
--Oui, prévu. Tu l'auras, ta fillette.
Marius, stupéfait et accablé par l'éblouissement, trembla de tous ses
membres.
M. Gillenormand continua:
--Oui, tu l'auras, ta belle jolie petite fille. Elle vient tous les
jours sous la forme d'un vieux monsieur savoir de tes nouvelles. Depuis
que tu es blessé, elle passe son temps à pleurer et à faire de la
charpie. Je me suis informé. Elle demeure rue de l'Homme-Armé, numéro
sept. Ah, nous y voilà! Ah! tu la veux. Eh bien, tu l'auras. Ça
t'attrape. Tu avais fait ton petit complot, tu t'étais dit:--Je vais lui
signifier cela carrément à ce grand-père, à cette momie de la régence et
du directoire, à cet ancien beau, à ce Dorante devenu Géronte; il a eu
ses légèretés aussi, lui, et ses amourettes, et ses grisettes, et ses
Cosettes; il a fait son frou-frou, il a eu ses ailes, il a mangé du pain
du printemps; il faudra bien qu'il s'en souvienne. Nous allons voir.
Bataille. Ah! Tu prends le hanneton par les cornes. C'est bon. Je
t'offre une côtelette, et tu me réponds: À propos, je veux me marier.
C'est ça qui est une transition! Ah! tu avais compté sur de la bisbille.
Tu ne savais pas que j'étais un vieux lâche. Qu'est-ce que tu dis de ça?
Tu bisques. Trouver ton grand-père encore plus bête que toi, tu ne t'y
attendais pas, tu perds le discours que tu devais me faire, monsieur
l'avocat, c'est taquinant. Eh bien, tant pis, rage. Je fais ce que tu
veux, ça te la coupe, imbécile! Écoute. J'ai pris des renseignements,
moi aussi je suis sournois; elle est charmante, elle est sage, le
lancier n'est pas vrai, elle a fait des tas de charpie, c'est un bijou;
elle t'adore. Si tu étais mort, nous aurions été trois; sa bière aurait
accompagné la mienne. J'avais bien eu l'idée, dès que tu as été mieux,
de te la camper tout bonnement à ton chevet, mais il n'y a que dans les
romans qu'on introduit tout de go les jeunes filles près du lit des
jolis blessés qui les intéressent. Ça ne se fait pas. Qu'aurait dit ta
tante? Tu étais tout nu les trois quarts du temps, mon bonhomme. Demande
à Nicolette, qui ne t'a pas quitté une minute, s'il y avait moyen qu'une
femme fût là. Et puis qu'aurait dit le médecin? Ça ne guérit pas la
fièvre, une jolie fille. Enfin, c'est bon, n'en parlons plus, c'est dit,
c'est fait, c'est bâclé, prends-la. Telle est ma férocité. Vois-tu, j'ai
vu que tu ne m'aimais pas, j'ai dit: Qu'est-ce que je pourrais donc
faire pour que cet animal-là m'aime? J'ai dit: Tiens, j'ai ma petite
Cosette sous la main, je vais la lui donner, il faudra bien qu'il m'aime
alors un peu, ou qu'il dise pourquoi. Ah! tu croyais que le vieux allait
tempêter, faire la grosse voix, crier non, et lever la canne sur toute
cette aurore. Pas du tout. Cosette, soit. Amour, soit. Je ne demande pas
mieux. Monsieur, prenez la peine de vous marier. Sois heureux, mon
enfant bien-aimé.
Cela dit, le vieillard éclata en sanglots.
Et il prit la tête de Marius, et il la serra dans ses deux bras contre
sa vieille poitrine, et tous deux se mirent à pleurer. C'est là une des
formes du bonheur suprême.
--Mon père! s'écria Marius.
--Ah! tu m'aimes donc? dit le vieillard.
Il y eut un moment ineffable. Ils étouffaient et ne pouvaient parler.
Enfin le vieillard bégaya:
--Allons! le voilà débouché. Il m'a dit: Mon père.
Marius dégagea sa tête des bras de l'aïeul, et dit doucement:
--Mais, mon père, à présent que je me porte bien, il me semble que je
pourrais la voir.
--Prévu encore, tu la verras demain.
--Mon père!
--Quoi?
--Pourquoi pas aujourd'hui?
--Eh bien, aujourd'hui. Va pour aujourd'hui. Tu m'as dit trois fois «mon
père», ça vaut bien ça. Je vais m'en occuper. On te l'amènera. Prévu, te
dis-je. Ceci a déjà été mis en vers. C'est le dénouement de l'élégie du
_Jeune malade_ d'André Chénier, d'André Chénier qui a été égorgé par les
scélér...--par les géants de 93.
M. Gillenormand crut apercevoir un léger froncement du sourcil de
Marius, qui, en vérité, nous devons le dire, ne l'écoutait plus, envolé
qu'il était dans l'extase, et pensant beaucoup plus à Cosette qu'à 1793.
Le grand-père, tremblant d'avoir introduit si mal à propos André
Chénier, reprit précipitamment:
--Égorgé n'est pas le mot. Le fait est que les grands génies
révolutionnaires, qui n'étaient pas méchants, cela est incontestable,
qui étaient des héros, pardi! trouvaient qu'André Chénier les gênait un
peu, et qu'ils l'ont fait guillot....--C'est-à-dire que ces grands
hommes, le sept thermidor, dans l'intérêt du salut public, ont prié
André Chénier de vouloir bien aller....
M. Gillenormand, pris à la gorge par sa propre phrase, ne put continuer;
ne pouvant ni la terminer, ni la rétracter, pendant que sa fille
arrangeait derrière Marius l'oreiller, bouleversé de tant d'émotions, le
vieillard se jeta, avec autant de vitesse que son âge le lui permit,
hors de la chambre à coucher, en repoussa la porte derrière lui, et,
pourpre, étranglant, écumant, les yeux hors de la tête, se trouva nez à
nez avec l'honnête Basque qui cirait les bottes dans l'antichambre. Il
saisit Basque au collet et lui cria en plein visage avec fureur:--Par
les cent mille Javottes du diable, ces brigands l'ont assassiné!
--Qui, monsieur?
--André Chénier!
--Oui, monsieur, dit Basque épouvanté.
Chapitre IV
Mademoiselle Gillenormand finit par ne plus trouver mauvais que M.
Fauchelevent soit entré avec quelque chose sous le bras
Cosette et Marius se revirent.
Ce que fut l'épreuve, nous renonçons à le dire. Il y a des choses qu'il
ne faut pas essayer de peindre; le soleil est du nombre.
Toute la famille, y compris Basque et Nicolette, était réunie dans la
chambre de Marius au moment où Cosette entra.
Elle apparut sur le seuil; il semblait qu'elle était dans un nimbe.
Précisément à cet instant-là, le grand-père allait se moucher, il resta
court, tenant son nez dans son mouchoir et regardant Cosette par-dessus.
--Adorable! s'écria-t-il.
Puis il se moucha bruyamment.
Cosette était enivrée, ravie, effrayée, au ciel. Elle était aussi
effarouchée qu'on peut l'être par le bonheur. Elle balbutiait, toute
pâle, toute rouge, voulant se jeter dans les bras de Marius, et n'osant
pas. Honteuse d'aimer devant tout ce monde. On est sans pitié pour les
amants heureux; on reste là quand ils auraient le plus envie d'être
seuls. Ils n'ont pourtant pas du tout besoin des gens.
Avec Cosette et derrière elle, était entré un homme en cheveux blancs,
grave, souriant néanmoins, mais d'un vague et poignant sourire. C'était
«monsieur Fauchelevent»; c'était Jean Valjean.
Il était _très bien mis_, comme avait dit le portier, entièrement vêtu
de noir et de neuf et en cravate blanche.
Le portier était à mille lieues de reconnaître dans ce bourgeois
correct, dans ce notaire probable, l'effrayant porteur de cadavre qui
avait surgi à sa porte dans la nuit du 7 juin, déguenillé, fangeux,
hideux, hagard, la face masquée de sang et de boue, soutenant sous les
bras Marius évanoui; cependant son flair de portier était éveillé. Quand
M. Fauchelevent était arrivé avec Cosette, le portier n'avait pu
s'empêcher de confier à sa femme cet aparté: Je ne sais pourquoi je me
figure toujours que j'ai déjà vu ce visage-là.
M. Fauchelevent, dans la chambre de Marius, restait comme à l'écart près
de la porte. Il avait sous le bras un paquet assez semblable à un volume
in-octavo, enveloppé dans du papier. Le papier de l'enveloppe était
verdâtre et semblait moisi.
--Est-ce que ce monsieur a toujours comme cela des livres sous le bras?
demanda à voix basse à Nicolette mademoiselle Gillenormand qui n'aimait
point les livres.
--Eh bien, répondit du même ton M. Gillenormand qui l'avait entendue,
c'est un savant. Après? Est-ce sa faute? M. Boulard, que j'ai connu, ne
marchait jamais sans un livre, lui non plus, et avait toujours comme
cela un bouquin contre son coeur.
Et, saluant, il dit à haute voix:
--Monsieur Tranchelevent....
Le père Gillenormand ne le fit pas exprès, mais l'inattention aux noms
propres était chez lui une manière aristocratique.
--Monsieur Tranchelevent, j'ai l'honneur de vous demander pour mon
petit-fils, monsieur le baron Marius Pontmercy, la main de mademoiselle.
«Monsieur Tranchelevent» s'inclina.
--C'est dit, fit l'aïeul.
Et, se tournant vers Marius et Cosette, les deux bras étendus et
bénissant, il cria:
--Permission de vous adorer.
Ils ne se le firent pas dire deux fois. Tant pis! le gazouillement
commença. Ils se parlaient bas, Marius accoudé sur sa chaise longue,
Cosette debout près de lui.--Ô mon Dieu! murmurait Cosette, je vous
revois. C'est toi, c'est vous! Être allé se battre comme cela! Mais
pourquoi? C'est horrible. Pendant quatre mois, j'ai été morte. Oh! que
c'est méchant d'avoir été à cette bataille! Qu'est-ce que je vous avais
fait? Je vous pardonne, mais vous ne le ferez plus. Tout à l'heure,
quand on est venu nous dire de venir, j'ai encore cru que j'allais
mourir, mais c'était de joie. J'étais si triste! Je n'ai pas pris le
temps de m'habiller, je dois faire peur. Qu'est-ce que vos parents
diront de me voir une collerette toute chiffonnée? Mais parlez donc!
Vous me laissez parler toute seule. Nous sommes toujours rue de
l'Homme-Armé. Il paraît que votre épaule, c'était terrible. On m'a dit
qu'on pouvait mettre le poing dedans. Et puis il paraît qu'on a coupé
les chairs avec des ciseaux. C'est ça qui est affreux. J'ai pleuré, je
n'ai plus d'yeux. C'est drôle qu'on puisse souffrir comme cela. Votre
grand-père a l'air très bon! Ne vous dérangez pas, ne vous mettez pas
sur le coude, prenez garde, vous allez vous faire du mal. Oh! comme je
suis heureuse! C'est donc fini, le malheur! Je suis toute sotte. Je
voulais vous dire des choses que je ne sais plus du tout. M'aimez-vous
toujours? Nous demeurons rue de l'Homme-Armé. Il n'y a pas de jardin.
J'ai fait de la charpie tout le temps; tenez, monsieur, regardez, c'est
votre faute, j'ai un durillon aux doigts.--Ange! disait Marius.
_Ange_ est le seul mot de la langue qui ne puisse s'user. Aucun autre
mot ne résisterait à l'emploi impitoyable qu'en font les amoureux.
Puis, comme il y avait des assistants, ils s'interrompirent et ne dirent
plus un mot, se bornant à se toucher tout doucement la main.
M. Gillenormand se tourna vers tous ceux qui étaient dans la chambre et
cria:
--Parlez donc haut, vous autres. Faites du bruit, la cantonade. Allons,
un peu de brouhaha, que diable! que ces enfants puissent jaser à leur
aise.
Et, s'approchant de Marius et de Cosette, il leur dit tout bas:
--Tutoyez-vous. Ne vous gênez pas.
La tante Gillenormand assistait avec stupeur à cette irruption de
lumière dans son intérieur vieillot. Cette stupeur n'avait rien
d'agressif; ce n'était pas le moins du monde le regard scandalisé et
envieux d'une chouette à deux ramiers; c'était l'oeil bête d'une pauvre
innocente de cinquante-sept ans; c'était la vie manquée regardant ce
triomphe, l'amour.
--Mademoiselle Gillenormand aînée, lui disait son père, je t'avais bien
dit que cela t'arriverait.
Il resta un moment silencieux et ajouta:
--Regarde le bonheur des autres.
Puis il se tourna vers Cosette:
--Qu'elle est jolie! qu'elle est jolie! C'est un Greuze. Tu vas donc
avoir cela pour toi seul, polisson! Ah! mon coquin, tu l'échappes belle
avec moi, tu es heureux, si je n'avais pas quinze ans de trop, nous nous
battrions à l'épée à qui l'aurait. Tiens! je suis amoureux de vous,
mademoiselle. C'est tout simple. C'est votre droit. Ah! la belle jolie
charmante petite noce que cela va faire! C'est Saint-Denis du
Saint-Sacrement qui est notre paroisse, mais j'aurai une dispense pour
que vous vous épousiez à Saint-Paul. L'église est mieux. C'est bâti par
les jésuites. C'est plus coquet. C'est vis-à-vis la fontaine du cardinal
de Birague. Le chef-d'oeuvre de l'architecture jésuite est à Namur. Ça
s'appelle Saint-Loup. Il faudra y aller quand vous serez mariés. Cela
vaut le voyage. Mademoiselle, je suis tout à fait de votre parti, je
veux que les filles se marient, c'est fait pour ça. Il y a une certaine
sainte Catherine que je voudrais voir toujours décoiffée. Rester fille,
c'est beau, mais c'est froid. La Bible dit: Multipliez. Pour sauver le
peuple, il faut Jeanne d'Arc; mais, pour faire le peuple, il faut la
mère Gigogne. Donc, mariez-vous, les belles. Je ne vois vraiment pas à
quoi bon rester fille? Je sais bien qu'on a une chapelle à part dans
l'église et qu'on se rabat sur la confrérie de la Vierge; mais,
sapristi, un joli mari, brave garçon, et, au bout d'un an, un gros
mioche blond qui vous tette gaillardement, et qui a de bons plis de
graisse aux cuisses, et qui vous tripote le sein à poignées dans ses
petites pattes roses en riant comme l'aurore, cela vaut pourtant mieux
que de tenir un _cierge_ à vêpres et de chanter _Turris eburnea_!
Le grand-père fit une pirouette sur ses talons de quatre-vingt-dix ans,
et se remit à parler, comme un ressort qui repart:
--Ainsi, bornant le cours de tes rêvasseries, Alcippe, il est donc vrai,
dans peu tu te maries.
«À propos!
--Quoi? mon père?
--N'avais-tu pas un ami intime?
--Oui, Courfeyrac.
--Qu'est-il devenu?
--Il est mort.
--Ceci est bon.
Il s'assit près d'eux, fit asseoir Cosette, et prit leurs quatre mains
dans ses vieilles mains ridées.
--Elle est exquise, cette mignonne. C'est un chef-d'oeuvre, cette
Cosette-là! Elle est très petite fille et très grande dame. Elle ne sera
que baronne, c'est déroger; elle est née marquise. Vous a-t-elle des
cils! Mes enfants, fichez-vous bien dans la caboche que vous êtes dans
le vrai. Aimez-vous. Soyez-en bêtes. L'amour, c'est la bêtise des hommes
et l'esprit de Dieu. Adorez-vous. Seulement, ajouta-t-il rembruni tout à
coup, quel malheur! Voilà que j'y pense! Plus de la moitié de ce que
j'ai est en viager; tant que je vivrai, cela ira encore, mais après ma
mort, dans une vingtaine d'années d'ici, ah! mes pauvres enfants, vous
n'aurez pas le sou! Vos belles mains blanches, madame la baronne, feront
au diable l'honneur de le tirer par la queue.
Ici on entendit une voix grave et tranquille qui disait:
--Mademoiselle Euphrasie Fauchelevent a six cent mille francs.
C'était la voix de Jean Valjean.
Il n'avait pas encore prononcé une parole, personne ne semblait même
plus savoir qu'il était là, et il se tenait debout et immobile derrière
tous ces gens heureux.
--Qu'est-ce que c'est que mademoiselle Euphrasie en question? demanda le
grand-père effaré.
--C'est moi, reprit Cosette.
--Six cent mille francs! répondit Gillenormand.
--Moins quatorze ou quinze mille francs peut-être, dit Jean Valjean.
Et il posa sur la table le paquet que la tante Gillenormand avait pris
pour un livre.
Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet; c'était une liasse de billets de
banque. On les feuilleta et on les compta. Il y avait cinq cents billets
de mille francs et cent soixante-huit de cinq cents. En tout cinq cent
quatre-vingt-quatre mille francs.
--Voilà un bon livre, dit M. Gillenormand.
--Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! murmura la tante.
--Ceci arrange bien des choses, n'est-ce pas, mademoiselle Gillenormand
aînée, reprit l'aïeul. Ce diable de Marius, il vous a déniché dans
l'arbre des rêves une grisette millionnaire! Fiez-vous donc maintenant
aux amourettes des jeunes gens! Les étudiants trouvent des étudiantes de
six cent mille francs. Chérubin travaille mieux que Rothschild.
--Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! répétait à demi-voix
mademoiselle Gillenormand. Cinq cent quatre-vingt-quatre! autant dire
six cent mille, quoi!
Quant à Marius et à Cosette, ils se regardaient pendant ce temps-là; ils
firent à peine attention à ce détail.
Chapitre V
Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez tel notaire
On a sans doute compris, sans qu'il soit nécessaire de l'expliquer
longuement, que Jean Valjean, après l'affaire Champmathieu, avait pu,
grâce à sa première évasion de quelques jours, venir à Paris, et retirer
à temps de chez Laffitte la somme gagnée par lui, sous le nom de
monsieur Madeleine, à Montreuil-sur-Mer; et que, craignant d'être
repris, ce qui lui arriva en effet peu de temps après, il avait caché et
enfoui cette somme dans la forêt de Montfermeil au lieu dit le fonds
Blaru. La somme, six cent trente mille francs, toute en billets de
banque, avait peu de volume et tenait dans une boîte; seulement, pour
préserver la boîte de l'humidité, il l'avait placée dans un coffret en
chêne plein de copeaux de châtaignier. Dans le même coffret, il avait
mis son autre trésor, les chandeliers de l'évêque. On se souvient qu'il
avait emporté ces chandeliers en s'évadant de Montreuil-sur-mer. L'homme
aperçu un soir une première fois par Boulatruelle, c'était Jean Valjean.
Plus tard, chaque fois que Jean Valjean avait besoin d'argent, il venait
en chercher à la clairière Blaru. De là les absences dont nous avons
parlé. Il avait une pioche quelque part dans les bruyères, dans une
cachette connue de lui seul. Lorsqu'il vit Marius convalescent, sentant
que l'heure approchait où cet argent pourrait être utile, il était allé
le chercher; et c'était encore lui que Boulatruelle avait vu dans le
bois, mais cette fois le matin et non le soir. Boulatruelle hérita de la
pioche.
La somme réelle était cinq cent quatre-vingt-quatre mille cinq cents
francs. Jean Valjean retira les cinq cents francs pour lui.--Nous
verrons après, pensa-t-il.
La différence entre cette somme et les six cent trente mille francs
retirés de chez Laffitte représentait la dépense de dix années, de 1823
à 1833. Les cinq années de séjour au couvent n'avaient coûté que cinq
mille francs.
Jean Valjean mit les deux flambeaux d'argent sur la cheminée où ils
resplendirent à la grande admiration de Toussaint.
Du reste, Jean Valjean se savait délivré de Javert. On avait raconté
devant lui, et il avait vérifié le fait dans le _Moniteur_, qui l'avait
publié, qu'un inspecteur de police nommé Javert avait été trouvé noyé
sous un bateau de blanchisseuses entre le Pont au Change et le
Pont-Neuf, et qu'un écrit laissé par cet homme, d'ailleurs irréprochable
et fort estimé de ses chefs, faisait croire à un accès d'aliénation
mentale et à un suicide.--Au fait, pensa Jean Valjean, puisque, me
tenant, il m'a laissé en liberté, c'est qu'il fallait qu'il fût déjà
fou.
Chapitre VI
Les deux vieillards font tout, chacun à leur façon, pour que Cosette
soit heureuse
On prépara tout pour le mariage. Le médecin consulté déclara qu'il
pourrait avoir lieu en février. On était en décembre. Quelques
ravissantes semaines de bonheur parfait s'écoulèrent.
Le moins heureux n'était pas le grand-père. Il restait des quarts
d'heure en contemplation devant Cosette.
--L'admirable jolie fille! s'écriait-il. Et elle a l'air si douce et si
bonne! Il n'y a pas à dire mamie mon coeur, c'est la plus charmante
fille que j'aie vue de ma vie. Plus tard, ça vous aura des vertus avec
odeur de violette. C'est une grâce, quoi! On ne peut que vivre noblement
avec une telle créature. Marius, mon garçon, tu es baron, tu es riche,
n'avocasse pas, je t'en supplie.
Cosette et Marius étaient passés brusquement du sépulcre au paradis. La
transition avait été peu ménagée, et ils en auraient été étourdis s'ils
n'en avaient été éblouis.
--Comprends-tu quelque chose à cela? disait Marius à Cosette.
--Non, répondait Cosette, mais il me semble que le bon Dieu nous
regarde.
Jean Valjean fit tout, aplanit tout, concilia tout, rendit tout facile.
Il se hâtait vers le bonheur de Cosette avec autant d'empressement, et,
en apparence, de joie, que Cosette elle-même.
Comme il avait été maire, il sut résoudre un problème délicat, dans le
secret duquel il était seul, l'état civil de Cosette. Dire crûment
l'origine, qui sait? cela eût pu empêcher le mariage. Il tira Cosette de
toutes les difficultés. Il lui arrangea une famille de gens morts, moyen
sûr de n'encourir aucune réclamation. Cosette était ce qui restait d'une
famille éteinte. Cosette n'était pas sa fille à lui, mais la fille d'un
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