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Les misérables Tome V: Jean Valjean - 14

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  n'était touchant comme de le voir tendre au blessé une tasse de tisane
  avec son doux tremblement sénile. Il accablait le médecin de questions.
  Il ne s'apercevait pas qu'il recommençait toujours les mêmes.
  Le jour où le médecin lui annonça que Marius était hors de danger, le
  bonhomme fut en délire. Il donna trois louis de gratification à son
  portier. Le soir, en rentrant dans sa chambre, il dansa une gavotte, en
  faisant des castagnettes avec son pouce et son index, et il chanta une
  chanson que voici:
   _Jeanne est née à Fougère,_
   _Vrai nid d'une bergère;_
   _J'adore son jupon_
   _Fripon._
   _Amour, tu viens en elle,_
   _Car c'est dans sa prunelle_
   _Que tu mets ton carquois,_
   _Narquois!_
   _Moi, je la chante, et j'aime_
   _Plus que Diane même_
   _Jeanne et ses durs tétons_
   _Bretons._
  Puis il se mit à genoux sur une chaise, et Basque, qui l'observait par
  la porte entrouverte, crut être sûr qu'il priait.
  Jusque-là, il n'avait guère cru en Dieu.
  À chaque nouvelle phase du mieux, qui allait se dessinant de plus en
  plus, l'aïeul extravaguait. Il faisait un tas d'actions machinales
  pleines d'allégresse, il montait et descendait les escaliers sans savoir
  pourquoi. Une voisine, jolie du reste, fut toute stupéfaite de recevoir
  un matin un gros bouquet; c'était M. Gillenormand qui le lui envoyait.
  Le mari fit une scène de jalousie. M. Gillenormand essayait de prendre
  Nicolette sur ses genoux. Il appelait Marius monsieur le baron. Il
  criait: Vive la république!
  À chaque instant, il demandait au médecin: N'est-ce pas qu'il n'y a plus
  de danger? Il regardait Marius avec des yeux de grand'mère. Il le
  couvait quand il mangeait. Il ne se connaissait plus, il ne se comptait
  plus, Marius était le maître de la maison, il y avait de l'abdication
  dans sa joie, il était le petit-fils de son petit-fils.
  Dans cette allégresse où il était, c'était le plus vénérable des
  enfants. De peur de fatiguer ou d'importuner le convalescent, il se
  mettait derrière lui pour lui sourire. Il était content, joyeux, ravi,
  charmant, jeune. Ses cheveux blancs ajoutaient une majesté douce à la
  lumière gaie qu'il avait sur le visage. Quand la grâce se mêle aux
  rides, elle est adorable. Il y a on ne sait quelle aurore dans la
  vieillesse épanouie.
  Quant à Marius, tout en se laissant panser et soigner, il avait une idée
  fixe, Cosette.
  Depuis que la fièvre et le délire l'avaient quitté, il ne prononçait
  plus ce nom, et l'on aurait pu croire qu'il n'y songeait plus. Il se
  taisait, précisément parce que son âme était là.
  Il ne savait ce que Cosette était devenue, toute l'affaire de la rue de
  la Chanvrerie était comme un nuage dans son souvenir; des ombres presque
  indistinctes flottaient dans son esprit, Éponine, Gavroche, Mabeuf, les
  Thénardier, tous ses amis lugubrement mêlés à la fumée de la barricade;
  l'étrange passage de M. Fauchelevent dans cette aventure sanglante lui
  faisait l'effet d'une énigme dans une tempête; il ne comprenait rien à
  sa propre vie, il ne savait comment ni par qui il avait été sauvé, et
  personne ne le savait autour de lui; tout ce qu'on avait pu lui dire,
  c'est qu'il avait été rapporté la nuit dans un fiacre rue des
  Filles-du-Calvaire; passé, présent, avenir, tout n'était plus en lui que
  le brouillard d'une idée vague, mais il y avait dans cette brume un
  point immobile, un linéament net et précis, quelque chose qui était en
  granit, une résolution, une volonté: retrouver Cosette. Pour lui, l'idée
  de la vie n'était pas distincte de l'idée de Cosette, il avait décrété
  dans son coeur qu'il n'accepterait pas l'une sans l'autre, et il était
  inébranlablement décidé à exiger de n'importe qui voudrait le forcer à
  vivre, de son grand-père, du sort, de l'enfer, la restitution de son
  éden disparu.
  Les obstacles, il ne se les dissimulait pas.
  Soulignons ici un détail: il n'était point gagné et était peu attendri
  par toutes les sollicitudes et toutes les tendresses de son grand-père.
  D'abord il n'était pas dans le secret de toutes; ensuite, dans ses
  rêveries de malade, encore fiévreuses peut-être, il se défiait de ces
  douceurs-là comme d'une chose étrange et nouvelle ayant pour but de le
  dompter. Il y restait froid. Le grand-père dépensait en pure perte son
  pauvre vieux sourire. Marius se disait que c'était bon tant que lui
  Marius ne parlait pas et se laissait faire; mais que, lorsqu'il
  s'agirait de Cosette, il trouverait un autre visage, et que la véritable
  attitude de l'aïeul se démasquerait. Alors ce serait rude; recrudescence
  des questions de famille, confrontation des positions, tous les
  sarcasmes et toutes les objections à la fois, Fauchelevent, Coupelevent,
  la fortune, la pauvreté, la misère, la pierre au cou, l'avenir.
  Résistance violente; conclusion, refus. Marius se roidissait d'avance.
  Et puis, à mesure qu'il reprenait vie, ses anciens griefs
  reparaissaient, les vieux ulcères de sa mémoire se rouvraient, il
  resongeait au passé, le colonel Pontmercy se replaçait entre M.
  Gillenormand et lui Marius, il se disait qu'il n'avait aucune vraie
  bonté à espérer de qui avait été si injuste et si dur pour son père. Et
  avec la santé il lui revenait une sorte d'âpreté contre son aïeul. Le
  vieillard en souffrait doucement.
  M. Gillenormand, sans en rien témoigner d'ailleurs, remarquait que
  Marius, depuis qu'il avait été rapporté chez lui et qu'il avait repris
  connaissance, ne lui avait pas dit une seule fois mon père. Il ne disait
  point monsieur, cela est vrai; mais il trouvait moyen de ne dire ni l'un
  ni l'autre, par une certaine manière de tourner ses phrases.
  Une crise approchait évidemment.
  Comme il arrive presque toujours en pareil cas, Marius, pour s'essayer,
  escarmoucha avant de livrer bataille. Cela s'appelle tâter le terrain.
  Un matin il advint que M. Gillenormand, à propos d'un journal qui lui
  était tombé sous la main, parla légèrement de la Convention et lâcha un
  épiphonème royaliste sur Danton, Saint-Just et Robespierre.
  --Les hommes de 93 étaient des géants, dit Marius avec sévérité. Le
  vieillard se tut et ne souffla point du reste de la journée.
  Marius, qui avait toujours présent à l'esprit l'inflexible grand-père de
  ses premières années, vit dans ce silence une profonde concentration de
  colère, en augura une lutte acharnée, et augmenta dans les
  arrière-recoins de sa pensée ses préparatifs de combat.
  Il arrêta qu'en cas de refus il arracherait ses appareils, disloquerait
  sa clavicule, mettrait à nu et à vif ce qu'il lui restait de plaies, et
  repousserait toute nourriture. Ses plaies, c'étaient ses munitions.
  Avoir Cosette ou mourir.
  Il attendit le moment favorable avec la patience sournoise des malades.
  Ce moment arriva.
  
  
  Chapitre III
  Marius attaque
  
  Un jour, M. Gillenormand, tandis que sa fille mettait en ordre les
  fioles et les tasses sur le marbre de la commode, était penché sur
  Marius, et lui disait de son accent le plus tendre:
  --Vois-tu, mon petit Marius, à ta place je mangerais maintenant plutôt
  de la viande que du poisson. Une sole frite, cela est excellent pour
  commencer une convalescence, mais, pour mettre le malade debout, il faut
  une bonne côtelette.
  Marius, dont presque toutes les forces étaient revenues, les rassembla,
  se dressa sur son séant, appuya ses deux poings crispés sur les draps de
  son lit, regarda son grand-père en face, prit un air terrible et dit:
  --Ceci m'amène à vous dire une chose.
  --Laquelle?
  --C'est que je veux me marier.
  --Prévu, dit le grand-père. Et il éclata de rire.
  --Comment, prévu?
  --Oui, prévu. Tu l'auras, ta fillette.
  Marius, stupéfait et accablé par l'éblouissement, trembla de tous ses
  membres.
  M. Gillenormand continua:
  --Oui, tu l'auras, ta belle jolie petite fille. Elle vient tous les
  jours sous la forme d'un vieux monsieur savoir de tes nouvelles. Depuis
  que tu es blessé, elle passe son temps à pleurer et à faire de la
  charpie. Je me suis informé. Elle demeure rue de l'Homme-Armé, numéro
  sept. Ah, nous y voilà! Ah! tu la veux. Eh bien, tu l'auras. Ça
  t'attrape. Tu avais fait ton petit complot, tu t'étais dit:--Je vais lui
  signifier cela carrément à ce grand-père, à cette momie de la régence et
  du directoire, à cet ancien beau, à ce Dorante devenu Géronte; il a eu
  ses légèretés aussi, lui, et ses amourettes, et ses grisettes, et ses
  Cosettes; il a fait son frou-frou, il a eu ses ailes, il a mangé du pain
  du printemps; il faudra bien qu'il s'en souvienne. Nous allons voir.
  Bataille. Ah! Tu prends le hanneton par les cornes. C'est bon. Je
  t'offre une côtelette, et tu me réponds: À propos, je veux me marier.
  C'est ça qui est une transition! Ah! tu avais compté sur de la bisbille.
  Tu ne savais pas que j'étais un vieux lâche. Qu'est-ce que tu dis de ça?
  Tu bisques. Trouver ton grand-père encore plus bête que toi, tu ne t'y
  attendais pas, tu perds le discours que tu devais me faire, monsieur
  l'avocat, c'est taquinant. Eh bien, tant pis, rage. Je fais ce que tu
  veux, ça te la coupe, imbécile! Écoute. J'ai pris des renseignements,
  moi aussi je suis sournois; elle est charmante, elle est sage, le
  lancier n'est pas vrai, elle a fait des tas de charpie, c'est un bijou;
  elle t'adore. Si tu étais mort, nous aurions été trois; sa bière aurait
  accompagné la mienne. J'avais bien eu l'idée, dès que tu as été mieux,
  de te la camper tout bonnement à ton chevet, mais il n'y a que dans les
  romans qu'on introduit tout de go les jeunes filles près du lit des
  jolis blessés qui les intéressent. Ça ne se fait pas. Qu'aurait dit ta
  tante? Tu étais tout nu les trois quarts du temps, mon bonhomme. Demande
  à Nicolette, qui ne t'a pas quitté une minute, s'il y avait moyen qu'une
  femme fût là. Et puis qu'aurait dit le médecin? Ça ne guérit pas la
  fièvre, une jolie fille. Enfin, c'est bon, n'en parlons plus, c'est dit,
  c'est fait, c'est bâclé, prends-la. Telle est ma férocité. Vois-tu, j'ai
  vu que tu ne m'aimais pas, j'ai dit: Qu'est-ce que je pourrais donc
  faire pour que cet animal-là m'aime? J'ai dit: Tiens, j'ai ma petite
  Cosette sous la main, je vais la lui donner, il faudra bien qu'il m'aime
  alors un peu, ou qu'il dise pourquoi. Ah! tu croyais que le vieux allait
  tempêter, faire la grosse voix, crier non, et lever la canne sur toute
  cette aurore. Pas du tout. Cosette, soit. Amour, soit. Je ne demande pas
  mieux. Monsieur, prenez la peine de vous marier. Sois heureux, mon
  enfant bien-aimé.
  Cela dit, le vieillard éclata en sanglots.
  Et il prit la tête de Marius, et il la serra dans ses deux bras contre
  sa vieille poitrine, et tous deux se mirent à pleurer. C'est là une des
  formes du bonheur suprême.
  --Mon père! s'écria Marius.
  --Ah! tu m'aimes donc? dit le vieillard.
  Il y eut un moment ineffable. Ils étouffaient et ne pouvaient parler.
  Enfin le vieillard bégaya:
  --Allons! le voilà débouché. Il m'a dit: Mon père.
  Marius dégagea sa tête des bras de l'aïeul, et dit doucement:
  --Mais, mon père, à présent que je me porte bien, il me semble que je
  pourrais la voir.
  --Prévu encore, tu la verras demain.
  --Mon père!
  --Quoi?
  --Pourquoi pas aujourd'hui?
  --Eh bien, aujourd'hui. Va pour aujourd'hui. Tu m'as dit trois fois «mon
  père», ça vaut bien ça. Je vais m'en occuper. On te l'amènera. Prévu, te
  dis-je. Ceci a déjà été mis en vers. C'est le dénouement de l'élégie du
  _Jeune malade_ d'André Chénier, d'André Chénier qui a été égorgé par les
  scélér...--par les géants de 93.
  M. Gillenormand crut apercevoir un léger froncement du sourcil de
  Marius, qui, en vérité, nous devons le dire, ne l'écoutait plus, envolé
  qu'il était dans l'extase, et pensant beaucoup plus à Cosette qu'à 1793.
  Le grand-père, tremblant d'avoir introduit si mal à propos André
  Chénier, reprit précipitamment:
  --Égorgé n'est pas le mot. Le fait est que les grands génies
  révolutionnaires, qui n'étaient pas méchants, cela est incontestable,
  qui étaient des héros, pardi! trouvaient qu'André Chénier les gênait un
  peu, et qu'ils l'ont fait guillot....--C'est-à-dire que ces grands
  hommes, le sept thermidor, dans l'intérêt du salut public, ont prié
  André Chénier de vouloir bien aller....
  M. Gillenormand, pris à la gorge par sa propre phrase, ne put continuer;
  ne pouvant ni la terminer, ni la rétracter, pendant que sa fille
  arrangeait derrière Marius l'oreiller, bouleversé de tant d'émotions, le
  vieillard se jeta, avec autant de vitesse que son âge le lui permit,
  hors de la chambre à coucher, en repoussa la porte derrière lui, et,
  pourpre, étranglant, écumant, les yeux hors de la tête, se trouva nez à
  nez avec l'honnête Basque qui cirait les bottes dans l'antichambre. Il
  saisit Basque au collet et lui cria en plein visage avec fureur:--Par
  les cent mille Javottes du diable, ces brigands l'ont assassiné!
  --Qui, monsieur?
  --André Chénier!
  --Oui, monsieur, dit Basque épouvanté.
  
  
  Chapitre IV
  Mademoiselle Gillenormand finit par ne plus trouver mauvais que M.
  Fauchelevent soit entré avec quelque chose sous le bras
  
  Cosette et Marius se revirent.
  Ce que fut l'épreuve, nous renonçons à le dire. Il y a des choses qu'il
  ne faut pas essayer de peindre; le soleil est du nombre.
  Toute la famille, y compris Basque et Nicolette, était réunie dans la
  chambre de Marius au moment où Cosette entra.
  Elle apparut sur le seuil; il semblait qu'elle était dans un nimbe.
  Précisément à cet instant-là, le grand-père allait se moucher, il resta
  court, tenant son nez dans son mouchoir et regardant Cosette par-dessus.
  --Adorable! s'écria-t-il.
  Puis il se moucha bruyamment.
  Cosette était enivrée, ravie, effrayée, au ciel. Elle était aussi
  effarouchée qu'on peut l'être par le bonheur. Elle balbutiait, toute
  pâle, toute rouge, voulant se jeter dans les bras de Marius, et n'osant
  pas. Honteuse d'aimer devant tout ce monde. On est sans pitié pour les
  amants heureux; on reste là quand ils auraient le plus envie d'être
  seuls. Ils n'ont pourtant pas du tout besoin des gens.
  Avec Cosette et derrière elle, était entré un homme en cheveux blancs,
  grave, souriant néanmoins, mais d'un vague et poignant sourire. C'était
  «monsieur Fauchelevent»; c'était Jean Valjean.
  Il était _très bien mis_, comme avait dit le portier, entièrement vêtu
  de noir et de neuf et en cravate blanche.
  Le portier était à mille lieues de reconnaître dans ce bourgeois
  correct, dans ce notaire probable, l'effrayant porteur de cadavre qui
  avait surgi à sa porte dans la nuit du 7 juin, déguenillé, fangeux,
  hideux, hagard, la face masquée de sang et de boue, soutenant sous les
  bras Marius évanoui; cependant son flair de portier était éveillé. Quand
  M. Fauchelevent était arrivé avec Cosette, le portier n'avait pu
  s'empêcher de confier à sa femme cet aparté: Je ne sais pourquoi je me
  figure toujours que j'ai déjà vu ce visage-là.
  M. Fauchelevent, dans la chambre de Marius, restait comme à l'écart près
  de la porte. Il avait sous le bras un paquet assez semblable à un volume
  in-octavo, enveloppé dans du papier. Le papier de l'enveloppe était
  verdâtre et semblait moisi.
  --Est-ce que ce monsieur a toujours comme cela des livres sous le bras?
  demanda à voix basse à Nicolette mademoiselle Gillenormand qui n'aimait
  point les livres.
  --Eh bien, répondit du même ton M. Gillenormand qui l'avait entendue,
  c'est un savant. Après? Est-ce sa faute? M. Boulard, que j'ai connu, ne
  marchait jamais sans un livre, lui non plus, et avait toujours comme
  cela un bouquin contre son coeur.
  Et, saluant, il dit à haute voix:
  --Monsieur Tranchelevent....
  Le père Gillenormand ne le fit pas exprès, mais l'inattention aux noms
  propres était chez lui une manière aristocratique.
  --Monsieur Tranchelevent, j'ai l'honneur de vous demander pour mon
  petit-fils, monsieur le baron Marius Pontmercy, la main de mademoiselle.
  «Monsieur Tranchelevent» s'inclina.
  --C'est dit, fit l'aïeul.
  Et, se tournant vers Marius et Cosette, les deux bras étendus et
  bénissant, il cria:
  --Permission de vous adorer.
  Ils ne se le firent pas dire deux fois. Tant pis! le gazouillement
  commença. Ils se parlaient bas, Marius accoudé sur sa chaise longue,
  Cosette debout près de lui.--Ô mon Dieu! murmurait Cosette, je vous
  revois. C'est toi, c'est vous! Être allé se battre comme cela! Mais
  pourquoi? C'est horrible. Pendant quatre mois, j'ai été morte. Oh! que
  c'est méchant d'avoir été à cette bataille! Qu'est-ce que je vous avais
  fait? Je vous pardonne, mais vous ne le ferez plus. Tout à l'heure,
  quand on est venu nous dire de venir, j'ai encore cru que j'allais
  mourir, mais c'était de joie. J'étais si triste! Je n'ai pas pris le
  temps de m'habiller, je dois faire peur. Qu'est-ce que vos parents
  diront de me voir une collerette toute chiffonnée? Mais parlez donc!
  Vous me laissez parler toute seule. Nous sommes toujours rue de
  l'Homme-Armé. Il paraît que votre épaule, c'était terrible. On m'a dit
  qu'on pouvait mettre le poing dedans. Et puis il paraît qu'on a coupé
  les chairs avec des ciseaux. C'est ça qui est affreux. J'ai pleuré, je
  n'ai plus d'yeux. C'est drôle qu'on puisse souffrir comme cela. Votre
  grand-père a l'air très bon! Ne vous dérangez pas, ne vous mettez pas
  sur le coude, prenez garde, vous allez vous faire du mal. Oh! comme je
  suis heureuse! C'est donc fini, le malheur! Je suis toute sotte. Je
  voulais vous dire des choses que je ne sais plus du tout. M'aimez-vous
  toujours? Nous demeurons rue de l'Homme-Armé. Il n'y a pas de jardin.
  J'ai fait de la charpie tout le temps; tenez, monsieur, regardez, c'est
  votre faute, j'ai un durillon aux doigts.--Ange! disait Marius.
  _Ange_ est le seul mot de la langue qui ne puisse s'user. Aucun autre
  mot ne résisterait à l'emploi impitoyable qu'en font les amoureux.
  Puis, comme il y avait des assistants, ils s'interrompirent et ne dirent
  plus un mot, se bornant à se toucher tout doucement la main.
  M. Gillenormand se tourna vers tous ceux qui étaient dans la chambre et
  cria:
  --Parlez donc haut, vous autres. Faites du bruit, la cantonade. Allons,
  un peu de brouhaha, que diable! que ces enfants puissent jaser à leur
  aise.
  Et, s'approchant de Marius et de Cosette, il leur dit tout bas:
  --Tutoyez-vous. Ne vous gênez pas.
  La tante Gillenormand assistait avec stupeur à cette irruption de
  lumière dans son intérieur vieillot. Cette stupeur n'avait rien
  d'agressif; ce n'était pas le moins du monde le regard scandalisé et
  envieux d'une chouette à deux ramiers; c'était l'oeil bête d'une pauvre
  innocente de cinquante-sept ans; c'était la vie manquée regardant ce
  triomphe, l'amour.
  --Mademoiselle Gillenormand aînée, lui disait son père, je t'avais bien
  dit que cela t'arriverait.
  Il resta un moment silencieux et ajouta:
  --Regarde le bonheur des autres.
  Puis il se tourna vers Cosette:
  --Qu'elle est jolie! qu'elle est jolie! C'est un Greuze. Tu vas donc
  avoir cela pour toi seul, polisson! Ah! mon coquin, tu l'échappes belle
  avec moi, tu es heureux, si je n'avais pas quinze ans de trop, nous nous
  battrions à l'épée à qui l'aurait. Tiens! je suis amoureux de vous,
  mademoiselle. C'est tout simple. C'est votre droit. Ah! la belle jolie
  charmante petite noce que cela va faire! C'est Saint-Denis du
  Saint-Sacrement qui est notre paroisse, mais j'aurai une dispense pour
  que vous vous épousiez à Saint-Paul. L'église est mieux. C'est bâti par
  les jésuites. C'est plus coquet. C'est vis-à-vis la fontaine du cardinal
  de Birague. Le chef-d'oeuvre de l'architecture jésuite est à Namur. Ça
  s'appelle Saint-Loup. Il faudra y aller quand vous serez mariés. Cela
  vaut le voyage. Mademoiselle, je suis tout à fait de votre parti, je
  veux que les filles se marient, c'est fait pour ça. Il y a une certaine
  sainte Catherine que je voudrais voir toujours décoiffée. Rester fille,
  c'est beau, mais c'est froid. La Bible dit: Multipliez. Pour sauver le
  peuple, il faut Jeanne d'Arc; mais, pour faire le peuple, il faut la
  mère Gigogne. Donc, mariez-vous, les belles. Je ne vois vraiment pas à
  quoi bon rester fille? Je sais bien qu'on a une chapelle à part dans
  l'église et qu'on se rabat sur la confrérie de la Vierge; mais,
  sapristi, un joli mari, brave garçon, et, au bout d'un an, un gros
  mioche blond qui vous tette gaillardement, et qui a de bons plis de
  graisse aux cuisses, et qui vous tripote le sein à poignées dans ses
  petites pattes roses en riant comme l'aurore, cela vaut pourtant mieux
  que de tenir un _cierge_ à vêpres et de chanter _Turris eburnea_!
  Le grand-père fit une pirouette sur ses talons de quatre-vingt-dix ans,
  et se remit à parler, comme un ressort qui repart:
  --Ainsi, bornant le cours de tes rêvasseries, Alcippe, il est donc vrai,
  dans peu tu te maries.
  «À propos!
  --Quoi? mon père?
  --N'avais-tu pas un ami intime?
  --Oui, Courfeyrac.
  --Qu'est-il devenu?
  --Il est mort.
  --Ceci est bon.
  Il s'assit près d'eux, fit asseoir Cosette, et prit leurs quatre mains
  dans ses vieilles mains ridées.
  --Elle est exquise, cette mignonne. C'est un chef-d'oeuvre, cette
  Cosette-là! Elle est très petite fille et très grande dame. Elle ne sera
  que baronne, c'est déroger; elle est née marquise. Vous a-t-elle des
  cils! Mes enfants, fichez-vous bien dans la caboche que vous êtes dans
  le vrai. Aimez-vous. Soyez-en bêtes. L'amour, c'est la bêtise des hommes
  et l'esprit de Dieu. Adorez-vous. Seulement, ajouta-t-il rembruni tout à
  coup, quel malheur! Voilà que j'y pense! Plus de la moitié de ce que
  j'ai est en viager; tant que je vivrai, cela ira encore, mais après ma
  mort, dans une vingtaine d'années d'ici, ah! mes pauvres enfants, vous
  n'aurez pas le sou! Vos belles mains blanches, madame la baronne, feront
  au diable l'honneur de le tirer par la queue.
  Ici on entendit une voix grave et tranquille qui disait:
  --Mademoiselle Euphrasie Fauchelevent a six cent mille francs.
  C'était la voix de Jean Valjean.
  Il n'avait pas encore prononcé une parole, personne ne semblait même
  plus savoir qu'il était là, et il se tenait debout et immobile derrière
  tous ces gens heureux.
  --Qu'est-ce que c'est que mademoiselle Euphrasie en question? demanda le
  grand-père effaré.
  --C'est moi, reprit Cosette.
  --Six cent mille francs! répondit Gillenormand.
  --Moins quatorze ou quinze mille francs peut-être, dit Jean Valjean.
  Et il posa sur la table le paquet que la tante Gillenormand avait pris
  pour un livre.
  Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet; c'était une liasse de billets de
  banque. On les feuilleta et on les compta. Il y avait cinq cents billets
  de mille francs et cent soixante-huit de cinq cents. En tout cinq cent
  quatre-vingt-quatre mille francs.
  --Voilà un bon livre, dit M. Gillenormand.
  --Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! murmura la tante.
  --Ceci arrange bien des choses, n'est-ce pas, mademoiselle Gillenormand
  aînée, reprit l'aïeul. Ce diable de Marius, il vous a déniché dans
  l'arbre des rêves une grisette millionnaire! Fiez-vous donc maintenant
  aux amourettes des jeunes gens! Les étudiants trouvent des étudiantes de
  six cent mille francs. Chérubin travaille mieux que Rothschild.
  --Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! répétait à demi-voix
  mademoiselle Gillenormand. Cinq cent quatre-vingt-quatre! autant dire
  six cent mille, quoi!
  Quant à Marius et à Cosette, ils se regardaient pendant ce temps-là; ils
  firent à peine attention à ce détail.
  
  
  Chapitre V
  Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez tel notaire
  
  On a sans doute compris, sans qu'il soit nécessaire de l'expliquer
  longuement, que Jean Valjean, après l'affaire Champmathieu, avait pu,
  grâce à sa première évasion de quelques jours, venir à Paris, et retirer
  à temps de chez Laffitte la somme gagnée par lui, sous le nom de
  monsieur Madeleine, à Montreuil-sur-Mer; et que, craignant d'être
  repris, ce qui lui arriva en effet peu de temps après, il avait caché et
  enfoui cette somme dans la forêt de Montfermeil au lieu dit le fonds
  Blaru. La somme, six cent trente mille francs, toute en billets de
  banque, avait peu de volume et tenait dans une boîte; seulement, pour
  préserver la boîte de l'humidité, il l'avait placée dans un coffret en
  chêne plein de copeaux de châtaignier. Dans le même coffret, il avait
  mis son autre trésor, les chandeliers de l'évêque. On se souvient qu'il
  avait emporté ces chandeliers en s'évadant de Montreuil-sur-mer. L'homme
  aperçu un soir une première fois par Boulatruelle, c'était Jean Valjean.
  Plus tard, chaque fois que Jean Valjean avait besoin d'argent, il venait
  en chercher à la clairière Blaru. De là les absences dont nous avons
  parlé. Il avait une pioche quelque part dans les bruyères, dans une
  cachette connue de lui seul. Lorsqu'il vit Marius convalescent, sentant
  que l'heure approchait où cet argent pourrait être utile, il était allé
  le chercher; et c'était encore lui que Boulatruelle avait vu dans le
  bois, mais cette fois le matin et non le soir. Boulatruelle hérita de la
  pioche.
  La somme réelle était cinq cent quatre-vingt-quatre mille cinq cents
  francs. Jean Valjean retira les cinq cents francs pour lui.--Nous
  verrons après, pensa-t-il.
  La différence entre cette somme et les six cent trente mille francs
  retirés de chez Laffitte représentait la dépense de dix années, de 1823
  à 1833. Les cinq années de séjour au couvent n'avaient coûté que cinq
  mille francs.
  Jean Valjean mit les deux flambeaux d'argent sur la cheminée où ils
  resplendirent à la grande admiration de Toussaint.
  Du reste, Jean Valjean se savait délivré de Javert. On avait raconté
  devant lui, et il avait vérifié le fait dans le _Moniteur_, qui l'avait
  publié, qu'un inspecteur de police nommé Javert avait été trouvé noyé
  sous un bateau de blanchisseuses entre le Pont au Change et le
  Pont-Neuf, et qu'un écrit laissé par cet homme, d'ailleurs irréprochable
  et fort estimé de ses chefs, faisait croire à un accès d'aliénation
  mentale et à un suicide.--Au fait, pensa Jean Valjean, puisque, me
  tenant, il m'a laissé en liberté, c'est qu'il fallait qu'il fût déjà
  fou.
  
  
  Chapitre VI
  Les deux vieillards font tout, chacun à leur façon, pour que Cosette
  soit heureuse
  
  On prépara tout pour le mariage. Le médecin consulté déclara qu'il
  pourrait avoir lieu en février. On était en décembre. Quelques
  ravissantes semaines de bonheur parfait s'écoulèrent.
  Le moins heureux n'était pas le grand-père. Il restait des quarts
  d'heure en contemplation devant Cosette.
  --L'admirable jolie fille! s'écriait-il. Et elle a l'air si douce et si
  bonne! Il n'y a pas à dire mamie mon coeur, c'est la plus charmante
  fille que j'aie vue de ma vie. Plus tard, ça vous aura des vertus avec
  odeur de violette. C'est une grâce, quoi! On ne peut que vivre noblement
  avec une telle créature. Marius, mon garçon, tu es baron, tu es riche,
  n'avocasse pas, je t'en supplie.
  Cosette et Marius étaient passés brusquement du sépulcre au paradis. La
  transition avait été peu ménagée, et ils en auraient été étourdis s'ils
  n'en avaient été éblouis.
  --Comprends-tu quelque chose à cela? disait Marius à Cosette.
  --Non, répondait Cosette, mais il me semble que le bon Dieu nous
  regarde.
  Jean Valjean fit tout, aplanit tout, concilia tout, rendit tout facile.
  Il se hâtait vers le bonheur de Cosette avec autant d'empressement, et,
  en apparence, de joie, que Cosette elle-même.
  Comme il avait été maire, il sut résoudre un problème délicat, dans le
  secret duquel il était seul, l'état civil de Cosette. Dire crûment
  l'origine, qui sait? cela eût pu empêcher le mariage. Il tira Cosette de
  toutes les difficultés. Il lui arrangea une famille de gens morts, moyen
  sûr de n'encourir aucune réclamation. Cosette était ce qui restait d'une
  famille éteinte. Cosette n'était pas sa fille à lui, mais la fille d'un
  
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