🕥 35-minute read
Les misérables Tome V: Jean Valjean - 13
Total number of words is 4578
Total number of unique words is 1689
36.2 of words are in the 2000 most common words
49.0 of words are in the 5000 most common words
54.3 of words are in the 8000 most common words
se faire fusiller de force, cela valait mieux.
Sa suprême angoisse, c'était la disparition de la certitude. Il se
sentait déraciné. Le code n'était plus qu'un tronçon dans sa main. Il
avait affaire à des scrupules d'une espèce inconnue. Il se faisait en
lui une révélation sentimentale, entièrement distincte de l'affirmation
légale, son unique mesure jusqu'alors. Rester dans l'ancienne honnêteté,
cela ne suffisait plus. Tout un ordre de faits inattendus surgissait et
le subjuguait. Tout un monde nouveau apparaissait à son âme, le bienfait
accepté et rendu, le dévouement, la miséricorde, l'indulgence, les
violences faites par la pitié à l'austérité, l'acception de personnes,
plus de condamnation définitive, plus de damnation, la possibilité d'une
larme dans l'oeil de la loi, on ne sait quelle justice selon Dieu allant
en sens inverse de la justice selon les hommes. Il apercevait dans les
ténèbres l'effrayant lever d'un soleil moral inconnu; il en avait
l'horreur et l'éblouissement. Hibou forcé à des regards d'aigle.
Il se disait que c'était donc vrai, qu'il y avait des exceptions, que
l'autorité pouvait être décontenancée, que la règle pouvait rester court
devant un fait, que tout ne s'encadrait pas dans le texte du code, que
l'imprévu se faisait obéir, que la vertu d'un forçat pouvait tendre un
piège à la vertu d'un fonctionnaire, que le monstrueux pouvait être
divin, que la destinée avait de ces embuscades-là, et il songeait avec
désespoir que lui-même n'avait pas été à l'abri d'une surprise.
Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. Ce forçat avait été
bon. Et lui-même, chose inouïe, il venait d'être bon. Donc il se
dépravait.
Il se trouvait lâche. Il se faisait horreur.
L'idéal pour Javert, ce n'était pas d'être humain, d'être grand, d'être
sublime; c'était d'être irréprochable.
Or, il venait de faillir.
Comment en était-il arrivé là? comment tout cela s'était-il passé? Il
n'aurait pu se le dire à lui-même. Il prenait sa tête entre ses deux
mains, mais il avait beau faire, il ne parvenait pas à se l'expliquer.
Il avait certainement toujours eu l'intention de remettre Jean Valjean à
la loi, dont Jean Valjean était le captif, et dont lui, Javert, était
l'esclave. Il ne s'était pas avoué un seul instant, pendant qu'il le
tenait, qu'il eût la pensée de le laisser aller. C'était en quelque
sorte à son insu que sa main s'était ouverte et l'avait lâché.
Toutes sortes de nouveautés énigmatiques s'entr'ouvraient devant ses
yeux. Il s'adressait des questions, et il se faisait des réponses, et
ses réponses l'effrayaient. Il se demandait: Ce forçat, ce désespéré,
que j'ai poursuivi jusqu'à le persécuter, et qui m'a eu sous son pied,
et qui pouvait se venger, et qui le devait tout à la fois pour sa
rancune et pour sa sécurité, en me laissant la vie, en me faisant grâce,
qu'a-t-il fait? Son devoir. Non. Quelque chose de plus. Et moi, en lui
faisant grâce à mon tour, qu'ai-je fait? Mon devoir. Non. Quelque chose
de plus. Il y a donc quelque chose de plus que le devoir? Ici il
s'effarait; sa balance se disloquait; l'un des plateaux tombait dans
l'abîme, l'autre s'en allait dans le ciel; et Javert n'avait pas moins
d'épouvante de celui qui était en haut que de celui qui était en bas.
Sans être le moins du monde ce qu'on appelle voltairien, ou philosophe,
ou incrédule, respectueux au contraire, par instinct, pour l'église
établie, il ne la connaissait que comme un fragment auguste de
l'ensemble social; l'ordre était son dogme et lui suffisait; depuis
qu'il avait l'âge d'homme et de fonctionnaire, il mettait dans la police
à peu près toute sa religion; étant, et nous employons ici les mots sans
la moindre ironie et dans leur acception la plus sérieuse, étant, nous
l'avons dit, espion comme on est prêtre. Il avait un supérieur, M.
Gisquet; il n'avait guère songé jusqu'à ce jour à cet autre supérieur,
Dieu.
Ce chef nouveau, Dieu, il le sentait inopinément, et en était troublé.
Il était désorienté de cette présence inattendue; il ne savait que faire
de ce supérieur-là, lui qui n'ignorait pas que le subordonné est tenu de
se courber toujours, qu'il ne doit ni désobéir, ni blâmer, ni discuter,
et que, vis-à-vis d'un supérieur qui l'étonne trop, l'inférieur n'a
d'autre ressource que sa démission.
Mais comment s'y prendre pour donner sa démission à Dieu?
Quoi qu'il en fût, et c'était toujours là qu'il en revenait, un fait
pour lui dominait tout, c'est qu'il venait de commettre une infraction
épouvantable. Il venait de fermer les yeux sur un condamné récidiviste
en rupture de ban. Il venait d'élargir un galérien. Il venait de voler
aux lois un homme qui leur appartenait. Il avait fait cela. Il ne se
comprenait plus. Il n'était pas sûr d'être lui-même. Les raisons mêmes
de son action lui échappaient, il n'en avait que le vertige. Il avait
vécu jusqu'à ce moment de cette foi aveugle qui engendre la probité
ténébreuse. Cette foi le quittait, cette probité lui faisait défaut.
Tout ce qu'il avait cru se dissipait. Des vérités dont il ne voulait pas
l'obsédaient inexorablement. Il fallait désormais être un autre homme.
Il souffrait les étranges douleurs d'une conscience brusquement opérée
de la cataracte. Il voyait ce qu'il lui répugnait de voir. Il se sentait
vidé, inutile, disloqué de sa vie passée, destitué, dissous. L'autorité
était morte en lui. Il n'avait plus de raison d'être.
Situation terrible! être ému.
Être le granit, et douter! être la statue du châtiment fondue tout d'une
pièce dans le moule de la loi, et s'apercevoir subitement qu'on a sous
sa mamelle de bronze quelque chose d'absurde et de désobéissant qui
ressemble presque à un coeur! en venir à rendre le bien pour le bien,
quoiqu'on se soit dit jusqu'à ce jour que ce bien-là c'est le mal! être
le chien de garde, et lécher! être la glace, et fondre! être la
tenaille, et devenir une main! se sentir tout à coup des doigts qui
s'ouvrent! lâcher prise, chose épouvantable!
L'homme projectile ne sachant plus sa route, et reculant!
Être obligé de s'avouer ceci: l'infaillibilité n'est pas infaillible, il
peut y avoir de l'erreur dans le dogme, tout n'est pas dit quand un code
a parlé, la société n'est pas parfaite, l'autorité est compliquée de
vacillation, un craquement dans l'immuable est possible, les juges sont
des hommes, la loi peut se tromper, les tribunaux peuvent se méprendre!
voir une fêlure dans l'immense vitre bleue du firmament!
Ce qui se passait dans Javert, c'était le Fampoux d'une conscience
rectiligne, la mise hors de voie d'une âme, l'écrasement d'une probité
irrésistiblement lancée en ligne droite et se brisant à Dieu. Certes,
cela était étrange. Que le chauffeur de l'ordre, que le mécanicien de
l'autorité, monté sur l'aveugle cheval de fer à voie rigide, puisse être
désarçonné par un coup de lumière! que l'incommutable, le direct, le
correct, le géométrique, le passif, le parfait, puisse fléchir! qu'il y
ait pour la locomotive un chemin de Damas!
Dieu, toujours intérieur à l'homme, et réfractaire, lui la vraie
conscience, à la fausse, défense à l'étincelle de s'éteindre, ordre au
rayon de se souvenir du soleil, injonction à l'âme de reconnaître le
véritable absolu quand il se confronte avec l'absolu fictif, l'humanité
imperdable, le coeur humain inamissible, ce phénomène splendide, le plus
beau peut-être de nos prodiges intérieurs, Javert le comprenait-il?
Javert le pénétrait-il? Javert s'en rendait-il compte? Évidemment non.
Mais sous la pression de cet incompréhensible incontestable, il sentait
son crâne s'entr'ouvrir.
Il était moins le transfiguré que la victime de ce prodige. Il le
subissait, exaspéré. Il ne voyait dans tout cela qu'une immense
difficulté d'être. Il lui semblait que désormais sa respiration était
gênée à jamais.
Avoir sur sa tête de l'inconnu, il n'était pas accoutumé à cela.
Jusqu'ici tout ce qu'il avait au-dessus de lui avait été pour son regard
une surface nette, simple, limpide; là rien d'ignoré, ni d'obscur; rien
qui ne fût défini, coordonné, enchaîné, précis, exact, circonscrit,
limité, fermé; tout prévu; l'autorité était une chose plane; aucune
chute en elle, aucun vertige devant elle. Javert n'avait jamais vu de
l'inconnu qu'en bas. L'irrégulier, l'inattendu, l'ouverture désordonnée
du chaos, le glissement possible dans un précipice, c'était là le fait
des régions inférieures, des rebelles, des mauvais, des misérables.
Maintenant Javert se renversait en arrière, et il était brusquement
effaré par cette apparition inouïe: un gouffre en haut.
Quoi donc! on était démantelé de fond en comble! on était déconcerté,
absolument! À quoi se fier! Ce dont on était convaincu s'effondrait!
Quoi! le défaut de la cuirasse de la société pouvait être trouvé par un
misérable magnanime! Quoi! un honnête serviteur de la loi pouvait se
voir tout à coup pris entre deux crimes, le crime de laisser échapper un
homme, et le crime de l'arrêter! Tout n'était pas certain dans la
consigne donnée par l'état au fonctionnaire! Il pouvait y avoir des
impasses dans le devoir! Quoi donc! tout cela était réel! était-il vrai
qu'un ancien bandit, courbé sous les condamnations, pût se redresser et
finir par avoir raison? était-ce croyable? y avait-il donc des cas où la
loi devait se retirer devant le crime transfiguré en balbutiant des
excuses?
Oui, cela était! et Javert le voyait! et Javert le touchait! et non
seulement il ne pouvait le nier, mais il y prenait part. C'étaient des
réalités. Il était abominable que les faits réels pussent arriver à une
telle difformité.
Si les faits faisaient leur devoir, ils se borneraient à être les
preuves de la loi; les faits, c'est Dieu qui les envoie. L'anarchie
allait-elle donc maintenant descendre de là-haut?
Ainsi,--et dans le grossissement de l'angoisse, et dans l'illusion
d'optique de la consternation, tout ce qui eût pu restreindre et
corriger son impression s'effaçait, et la société, et le genre humain,
et l'univers se résumaient désormais à ses yeux dans un linéament simple
et terrible,--ainsi la pénalité, la chose jugée, la force due à la
législation, les arrêts des cours souveraines, la magistrature, le
gouvernement, la prévention et la répression, la sagesse officielle,
l'infaillibilité légale, le principe d'autorité, tous les dogmes sur
lesquels repose la sécurité politique et civile, la souveraineté, la
justice, la logique découlant du code, l'absolu social, la vérité
publique, tout cela, décombre, monceau, chaos; lui-même Javert, le
guetteur de l'ordre, l'incorruptibilité au service de la police, la
providence-dogue de la société, vaincu et terrassé; et sur toute cette
ruine un homme debout, le bonnet vert sur la tête et l'auréole au front;
voilà à quel bouleversement il en était venu; voilà la vision effroyable
qu'il avait dans l'âme.
Que cela fût supportable. Non.
État violent, s'il en fut. Il n'y avait que deux manières d'en sortir.
L'une d'aller résolûment à Jean Valjean, et de rendre au cachot l'homme
du bagne. L'autre....
Javert quitta le parapet, et, la tête haute cette fois, se dirigea d'un
pas ferme vers le poste indiqué par une lanterne à l'un des coins de la
place du Châtelet.
Arrivé là, il aperçut par la vitre un sergent de ville, et entra. Rien
qu'à la façon dont ils poussent la porte d'un corps de garde, les hommes
de police se reconnaissent entre eux. Javert se nomma, montra sa carte
au sergent, et s'assit à la table du poste où brûlait une chandelle. Il
y avait sur la table une plume, un encrier de plomb, et du papier en cas
pour les procès-verbaux éventuels et les consignations des rondes de
nuit.
Cette table, toujours complétée par sa chaise de paille, est une
institution; elle existe dans tous les postes de police; elle est
invariablement ornée d'une soucoupe en buis pleine de sciure de bois et
d'une grimace en carton pleine de pains à cacheter rouges, et elle est
l'étage inférieur du style officiel. C'est à elle que commence la
littérature de l'État.
Javert prit la plume et une feuille de papier et se mit à écrire. Voici
ce qu'il écrivit:
QUELQUES OBSERVATIONS POUR LE BIEN DU SERVICE.
«Premièrement: je prie monsieur le préfet de jeter les yeux.
«Deuxièmement: les détenus arrivant de l'instruction ôtent leurs
souliers et restent pieds nus sur la dalle pendant qu'on les fouille.
Plusieurs toussent en rentrant à la prison. Cela entraîne des dépenses
d'infirmerie.
«Troisièmement: la filature est bonne, avec relais des agents de
distance en distance, mais il faudrait que, dans les occasions
importantes, deux agents au moins ne se perdissent pas de vue, attendu
que, si, pour une cause quelconque, un agent vient à faiblir dans le
service, l'autre le surveille et le supplée.
«Quatrièmement: on ne s'explique pas pourquoi le règlement spécial de la
prison des Madelonnettes interdit au prisonnier d'avoir une chaise, même
en la payant.
«Cinquièmement: aux Madelonnettes, il n'y a que deux barreaux à la
cantine, ce qui permet à la cantinière de laisser toucher sa main aux
détenus.
«Sixièmement: les détenus, dits aboyeurs, qui appellent les autres
détenus au parloir, se font payer deux sous par le prisonnier pour crier
son nom distinctement. C'est un vol.
«Septièmement: pour un fil courant, on retient dix sous au prisonnier
dans l'atelier des tisserands; c'est un abus de l'entrepreneur, puisque
la toile n'est pas moins bonne.
«Huitièmement: il est fâcheux que les visitants de la Force aient à
traverser la cour des mômes pour se rendre au parloir de
Sainte-Marie-l'Égyptienne.
«Neuvièmement: il est certain qu'on entend tous les jours des gendarmes
raconter dans la cour de la préfecture des interrogatoires de prévenus
par les magistrats. Un gendarme, qui devrait être sacré, répéter ce
qu'il a entendu dans le cabinet de l'instruction, c'est là un désordre
grave.
«Dixièmement: Mme Henry est une honnête femme; sa cantine est fort
propre; mais il est mauvais qu'une femme tienne le guichet de la
souricière du secret. Cela n'est pas digne de la Conciergerie d'une
grande civilisation.»
Javert écrivit ces lignes de son écriture la plus calme et la plus
correcte, n'omettant pas une virgule, et faisant fermement crier le
papier sous la plume. Au-dessous de la dernière ligne il signa:
«Javert.
«Inspecteur de 1ère classe.
«Au poste de la place du Châtelet.
«7 juin 1832, environ une heure du matin.»
Javert sécha l'encre fraîche sur le papier, le plia comme une lettre, le
cacheta, écrivit au dos: _Note pour l'administration_, le laissa sur la
table, et sortit du poste. La porte vitrée et grillée retomba derrière
lui.
Il traversa de nouveau diagonalement la place du Châtelet, regagna le
quai, et revint avec une précision automatique au point même qu'il avait
quitté un quart d'heure auparavant; il s'y accouda, et se retrouva dans
la même attitude sur la même dalle du parapet. Il semblait qu'il n'eût
pas bougé.
L'obscurité était complète. C'était le moment sépulcral qui suit minuit.
Un plafond de nuages cachait les étoiles. Le ciel n'était qu'une
épaisseur sinistre. Les maisons de la Cité n'avaient plus une seule
lumière; personne ne passait; tout ce qu'on apercevait des rues et des
quais était désert; Notre-Dame et les tours du Palais de justice
semblaient des linéaments de la nuit. Un réverbère rougissait la
margelle du quai. Les silhouettes des ponts se déformaient dans la brume
les unes derrière les autres. Les pluies avaient grossi la rivière.
L'endroit où Javert s'était accoudé était, on s'en souvient, précisément
situé au-dessus du rapide de la Seine, à pic sur cette redoutable
spirale de tourbillons qui se dénoue et se renoue comme une vis sans
fin.
Javert pencha la tête et regarda. Tout était noir. On ne distinguait
rien. On entendait un bruit d'écume; mais on ne voyait pas la rivière.
Par instants, dans cette profondeur vertigineuse, une lueur apparaissait
et serpentait vaguement, l'eau ayant cette puissance, dans la nuit la
plus complète, de prendre la lumière on ne sait où et de la changer en
couleuvre. La lueur s'évanouissait, et tout redevenait indistinct.
L'immensité semblait ouverte là. Ce qu'on avait au-dessous de soi, ce
n'était pas de l'eau, c'était du gouffre. Le mur du quai, abrupt,
confus, mêlé à la vapeur, tout de suite dérobé, faisait l'effet d'un
escarpement de l'infini.
On ne voyait rien, mais on sentait la froideur hostile de l'eau et
l'odeur fade des pierres mouillées. Un souffle farouche montait de cet
abîme. Le grossissement du fleuve plutôt deviné qu'aperçu, le tragique
chuchotement du flot, l'énormité lugubre des arches du pont, la chute
imaginable dans ce vide sombre, toute cette ombre était pleine
d'horreur.
Javert demeura quelques minutes immobile, regardant cette ouverture de
ténèbres; il considérait l'invisible avec une fixité qui ressemblait à
de l'attention. L'eau bruissait. Tout à coup, il ôta son chapeau et le
posa sur le rebord du quai. Un moment après, une figure haute et noire,
que de loin quelque passant attardé eût pu prendre pour un fantôme,
apparut debout sur le parapet, se courba vers la Seine, puis se
redressa, et tomba droite dans les ténèbres; il y eut un clapotement
sourd, et l'ombre seule fut dans le secret des convulsions de cette
forme obscure disparue sous l'eau.
Livre cinquième--Le petit-fils et le grand-père
Chapitre I
Où l'on revoit l'arbre à l'emplâtre de zinc
Quelque temps après les événements que nous venons de raconter, le sieur
Boulatruelle eut une émotion vive.
Le sieur Boulatruelle est ce cantonnier de Montfermeil qu'on a déjà
entrevu dans les parties ténébreuses de ce livre.
Boulatruelle, on s'en souvient peut-être, était un homme occupé de
choses troubles et diverses. Il cassait des pierres et endommageait des
voyageurs sur la grande route. Terrassier et voleur, il avait un rêve,
il croyait aux trésors enfouis dans la forêt de Montfermeil. Il espérait
quelque jour trouver de l'argent dans la terre au pied d'un arbre; en
attendant, il en cherchait volontiers dans les poches des passants.
Néanmoins, pour l'instant, il était prudent. Il venait de l'échapper
belle. Il avait été, on le sait, ramassé dans le galetas Jondrette avec
les autres bandits. Utilité d'un vice: son ivrognerie l'avait sauvé. On
n'avait jamais pu éclaircir s'il était là comme voleur ou comme volé.
Une ordonnance de non-lieu, fondée sur son état d'ivresse bien constaté
dans la soirée du guet-apens, l'avait mis en liberté. Il avait repris la
clef des bois. Il était revenu à son chemin de Gagny à Lagny faire, sous
la surveillance administrative, de l'empierrement pour le compte de
l'état, la mine basse, fort pensif, un peu refroidi pour le vol, qui
avait failli le perdre, mais ne se tournant qu'avec plus
d'attendrissement vers le vin, qui venait de le sauver.
Quant à l'émotion vive qu'il eut peu de temps après sa rentrée sous le
toit de gazon de sa hutte de cantonnier, la voici:
Un matin, Boulatruelle, en se rendant comme d'habitude à son travail, et
à son affût peut-être, un peu avant le point du jour, aperçut parmi les
branches un homme dont il ne vit que le dos, mais dont l'encolure, à ce
qui lui sembla, à travers la distance et le crépuscule, ne lui était pas
tout à fait inconnue. Boulatruelle, quoique ivrogne, avait une mémoire
correcte et lucide, arme défensive indispensable à quiconque est un peu
en lutte avec l'ordre légal.
--Où diable ai-je vu quelque chose comme cet homme-là? se demanda-t-il.
Mais il ne put rien se répondre, sinon que cela ressemblait à quelqu'un
dont il avait confusément la trace dans l'esprit.
Boulatruelle, du reste, en dehors de l'identité qu'il ne réussissait
point à ressaisir, fit des rapprochements et des calculs. Cet homme
n'était pas du pays. Il y arrivait. À pied, évidemment. Aucune voiture
publique ne passe à ces heures-là à Montfermeil. Il avait marché toute
la nuit. D'où venait-il? De pas loin. Car il n'avait ni havre-sac, ni
paquet. De Paris sans doute. Pourquoi était-il dans ce bois? pourquoi y
était-il à pareille heure? qu'y venait-il faire?
Boulatruelle songea au trésor. À force de creuser dans sa mémoire, il se
rappela vaguement avoir eu déjà, plusieurs années auparavant, une
semblable alerte au sujet d'un homme qui lui faisait bien l'effet de
pouvoir être cet homme-là.
Tout en méditant, il avait, sous le poids même de sa méditation, baissé
la tête, chose naturelle, mais peu habile. Quand il la releva, il n'y
avait plus rien. L'homme s'était effacé dans la forêt et dans le
crépuscule.
--Par le diantre, dit Boulatruelle, je le retrouverai.
Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là. Ce promeneur de
patron-minette a un pourquoi, je le saurai. On n'a pas de secret dans
mon bois sans que je m'en mêle.
Il prit sa pioche qui était fort aiguë.
--Voilà, grommela-t-il, de quoi fouiller la terre et un homme.
Et, comme on rattache un fil à un autre fil, emboîtant le pas de son
mieux dans l'itinéraire que l'homme avait dû suivre, il se mit en marche
à travers le taillis.
Quand il eut fait une centaine d'enjambées, le jour, qui commençait à se
lever, l'aida. Des semelles empreintes sur le sable çà et là, des herbes
foulées, des bruyères écrasées, de jeunes branches pliées dans les
broussailles et se redressant avec une gracieuse lenteur comme les bras
d'une jolie femme qui s'étire en se réveillant, lui indiquèrent une
sorte de piste. Il la suivit puis il la perdit. Le temps s'écoulait. Il
entra plus avant dans le bois et parvint sur une espèce d'éminence. Un
chasseur matinal qui passait au loin sur un sentier en sifflant l'air de
Guillery lui donna l'idée de grimper dans un arbre. Quoique vieux il
était agile. Il y avait là un hêtre de grande taille, digne de Tityre et
de Boulatruelle. Boulatruelle monta sur le hêtre, le plus haut qu'il
put.
L'idée était bonne. En explorant la solitude du côté où le bois est tout
à fait enchevêtré et farouche, Boulatruelle aperçut tout à coup l'homme.
À peine l'eut-il aperçu qu'il le perdit de vue.
L'homme entra, ou plutôt se glissa, dans une clairière assez éloignée,
masquée par de grands arbres, mais que Boulatruelle connaissait très
bien, pour y avoir remarqué près d'un gros tas de pierres meulières, un
châtaignier malade pansé avec une plaque de zinc clouée à même sur
l'écorce. Cette clairière est celle qu'on appelait autrefois le fonds
Blaru. Le tas de pierres, destiné à on ne sait quel emploi, qu'on y
voyait il y a trente ans, y est sans doute encore. Rien n'égale la
longévité d'un tas de pierres, si ce n'est celle d'une palissade en
planches. C'est là provisoirement. Quelle raison pour durer!
Boulatruelle, avec la rapidité de la joie, se laissa tomber de l'arbre
plutôt qu'il n'en descendit. Le gîte était trouvé, il s'agissait de
saisir la bête. Ce fameux trésor rêvé était probablement là.
Ce n'était pas une petite affaire d'arriver à cette clairière. Par les
sentiers battus, qui font mille zigzags taquinants, il fallait un bon
quart d'heure. En ligne droite, par le fourré, qui est là singulièrement
épais, très épineux et très agressif, il fallait une grande demi-heure.
C'est ce que Boulatruelle eut le tort de ne point comprendre. Il crut à
la ligne droite; illusion d'optique respectable, mais qui perd beaucoup
d'hommes. Le fourré, si hérissé qu'il fût, lui parut le bon chemin.
--Prenons par la rue de Rivoli des loups, dit-il.
Boulatruelle, accoutumé à aller de travers, fit cette fois la faute
d'aller droit.
Il se jeta résolument dans la mêlée des broussailles.
Il eut affaire à des houx, à des orties, à des aubépines, à des
églantiers, à des chardons, à des ronces fort irascibles. Il fut très
égratigné.
Au bas du ravin, il trouva de l'eau qu'il fallut traverser.
Il arriva enfin à la clairière Blaru, au bout de quarante minutes,
suant, mouillé, essoufflé, griffé, féroce.
Personne dans la clairière.
Boulatruelle courut au tas de pierres. Il était à sa place. On ne
l'avait pas emporté.
Quant à l'homme, il s'était évanoui dans la forêt. Il s'était évadé. Où?
de quel côté? dans quel fourré? Impossible de le deviner.
Et, chose poignante, il y avait derrière le tas de pierres, devant
l'arbre à la plaque de zinc, de la terre toute fraîche remuée, une
pioche oubliée ou abandonnée, et un trou.
Ce trou était vide.
--Voleur! cria Boulatruelle en montrant les deux poings à l'horizon.
Chapitre II
Marius, en sortant de la guerre civile, s'apprête à la guerre domestique
Marius fut longtemps ni mort, ni vivant. Il eut durant plusieurs
semaines une fièvre accompagnée de délire, et d'assez graves symptômes
cérébraux causés plutôt encore par les commotions des blessures à la
tête que par les blessures elles-mêmes.
Il répéta le nom de Cosette pendant des nuits entières dans la loquacité
lugubre de la fièvre et avec la sombre opiniâtreté de l'agonie. La
largeur de certaines lésions fut un sérieux danger, la suppuration des
plaies larges pouvant toujours se résorber, et par conséquent tuer le
malade, sous de certaines influences atmosphériques; à chaque changement
de temps, au moindre orage, le médecin était inquiet.--Surtout que le
blessé n'ait aucune émotion, répétait-il. Les pansements étaient
compliqués et difficiles, la fixation des appareils et des linges par le
sparadrap n'ayant pas encore été imaginée à cette époque. Nicolette
dépensa en charpie un drap de lit «grand comme un plafond», disait-elle.
Ce ne fut pas sans peine que les lotions chlorurées et le nitrate
d'argent vinrent à bout de la gangrène. Tant qu'il y eut péril, M.
Gillenormand, éperdu au chevet de son petit-fils, fut comme Marius; ni
mort ni vivant.
Tous les jours, et quelquefois deux fois par jour, un monsieur en
cheveux blancs, fort bien mis, tel était le signalement donné par le
portier, venait savoir des nouvelles du blessé, et déposait pour les
pansements un gros paquet de charpie.
Enfin, le 7 septembre, quatre mois, jour pour jour, après la douloureuse
nuit où on l'avait rapporté mourant chez son grand-père, le médecin
déclara qu'il répondait de lui. La convalescence s'ébaucha. Marius dut
pourtant rester encore plus de deux mois étendu sur une chaise longue à
cause des accidents produits par la fracture de la clavicule. Il y a
toujours comme cela une dernière plaie qui ne veut pas se fermer et qui
éternise les pansements, au grand ennui du malade.
Du reste, cette longue maladie et cette longue convalescence le
sauvèrent des poursuites. En France, il n'y a pas de colère, même
publique, que six mois n'éteignent. Les émeutes, dans l'état où est la
société, sont tellement la faute de tout le monde qu'elles sont suivies
d'un certain besoin de fermer les yeux.
Ajoutons que l'inqualifiable ordonnance Gisquet, qui enjoignait aux
médecins de dénoncer les blessés, ayant indigné l'opinion, et non
seulement l'opinion, mais le roi tout le premier, les blessés furent
couverts et protégés par cette indignation; et, à l'exception de ceux
qui avaient été faits prisonniers dans le combat flagrant, les conseils
de guerre n'osèrent en inquiéter aucun. On laissa donc Marius
tranquille.
M. Gillenormand traversa toutes les angoisses d'abord, et ensuite toutes
les extases. On eut beaucoup de peine à l'empêcher de passer toutes les
nuits près du blessé; il fit apporter son grand fauteuil à côté du lit
de Marius; il exigea que sa fille prît le plus beau linge de la maison
pour en faire des bandes. Mademoiselle Gillenormand, en personne sage et
aînée, trouva moyen d'épargner le beau linge, tout en laissant croire à
l'aïeul qu'il était obéi. M. Gillenormand ne permit pas qu'on lui
expliquât que pour faire de la charpie la batiste ne vaut pas la grosse
toile, ni la toile neuve la toile usée. Il assistait à tous les
pansements dont mademoiselle Gillenormand s'absentait pudiquement. Quand
on coupait les chairs mortes avec des ciseaux, il disait: aïe! aïe! Rien
Sa suprême angoisse, c'était la disparition de la certitude. Il se
sentait déraciné. Le code n'était plus qu'un tronçon dans sa main. Il
avait affaire à des scrupules d'une espèce inconnue. Il se faisait en
lui une révélation sentimentale, entièrement distincte de l'affirmation
légale, son unique mesure jusqu'alors. Rester dans l'ancienne honnêteté,
cela ne suffisait plus. Tout un ordre de faits inattendus surgissait et
le subjuguait. Tout un monde nouveau apparaissait à son âme, le bienfait
accepté et rendu, le dévouement, la miséricorde, l'indulgence, les
violences faites par la pitié à l'austérité, l'acception de personnes,
plus de condamnation définitive, plus de damnation, la possibilité d'une
larme dans l'oeil de la loi, on ne sait quelle justice selon Dieu allant
en sens inverse de la justice selon les hommes. Il apercevait dans les
ténèbres l'effrayant lever d'un soleil moral inconnu; il en avait
l'horreur et l'éblouissement. Hibou forcé à des regards d'aigle.
Il se disait que c'était donc vrai, qu'il y avait des exceptions, que
l'autorité pouvait être décontenancée, que la règle pouvait rester court
devant un fait, que tout ne s'encadrait pas dans le texte du code, que
l'imprévu se faisait obéir, que la vertu d'un forçat pouvait tendre un
piège à la vertu d'un fonctionnaire, que le monstrueux pouvait être
divin, que la destinée avait de ces embuscades-là, et il songeait avec
désespoir que lui-même n'avait pas été à l'abri d'une surprise.
Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. Ce forçat avait été
bon. Et lui-même, chose inouïe, il venait d'être bon. Donc il se
dépravait.
Il se trouvait lâche. Il se faisait horreur.
L'idéal pour Javert, ce n'était pas d'être humain, d'être grand, d'être
sublime; c'était d'être irréprochable.
Or, il venait de faillir.
Comment en était-il arrivé là? comment tout cela s'était-il passé? Il
n'aurait pu se le dire à lui-même. Il prenait sa tête entre ses deux
mains, mais il avait beau faire, il ne parvenait pas à se l'expliquer.
Il avait certainement toujours eu l'intention de remettre Jean Valjean à
la loi, dont Jean Valjean était le captif, et dont lui, Javert, était
l'esclave. Il ne s'était pas avoué un seul instant, pendant qu'il le
tenait, qu'il eût la pensée de le laisser aller. C'était en quelque
sorte à son insu que sa main s'était ouverte et l'avait lâché.
Toutes sortes de nouveautés énigmatiques s'entr'ouvraient devant ses
yeux. Il s'adressait des questions, et il se faisait des réponses, et
ses réponses l'effrayaient. Il se demandait: Ce forçat, ce désespéré,
que j'ai poursuivi jusqu'à le persécuter, et qui m'a eu sous son pied,
et qui pouvait se venger, et qui le devait tout à la fois pour sa
rancune et pour sa sécurité, en me laissant la vie, en me faisant grâce,
qu'a-t-il fait? Son devoir. Non. Quelque chose de plus. Et moi, en lui
faisant grâce à mon tour, qu'ai-je fait? Mon devoir. Non. Quelque chose
de plus. Il y a donc quelque chose de plus que le devoir? Ici il
s'effarait; sa balance se disloquait; l'un des plateaux tombait dans
l'abîme, l'autre s'en allait dans le ciel; et Javert n'avait pas moins
d'épouvante de celui qui était en haut que de celui qui était en bas.
Sans être le moins du monde ce qu'on appelle voltairien, ou philosophe,
ou incrédule, respectueux au contraire, par instinct, pour l'église
établie, il ne la connaissait que comme un fragment auguste de
l'ensemble social; l'ordre était son dogme et lui suffisait; depuis
qu'il avait l'âge d'homme et de fonctionnaire, il mettait dans la police
à peu près toute sa religion; étant, et nous employons ici les mots sans
la moindre ironie et dans leur acception la plus sérieuse, étant, nous
l'avons dit, espion comme on est prêtre. Il avait un supérieur, M.
Gisquet; il n'avait guère songé jusqu'à ce jour à cet autre supérieur,
Dieu.
Ce chef nouveau, Dieu, il le sentait inopinément, et en était troublé.
Il était désorienté de cette présence inattendue; il ne savait que faire
de ce supérieur-là, lui qui n'ignorait pas que le subordonné est tenu de
se courber toujours, qu'il ne doit ni désobéir, ni blâmer, ni discuter,
et que, vis-à-vis d'un supérieur qui l'étonne trop, l'inférieur n'a
d'autre ressource que sa démission.
Mais comment s'y prendre pour donner sa démission à Dieu?
Quoi qu'il en fût, et c'était toujours là qu'il en revenait, un fait
pour lui dominait tout, c'est qu'il venait de commettre une infraction
épouvantable. Il venait de fermer les yeux sur un condamné récidiviste
en rupture de ban. Il venait d'élargir un galérien. Il venait de voler
aux lois un homme qui leur appartenait. Il avait fait cela. Il ne se
comprenait plus. Il n'était pas sûr d'être lui-même. Les raisons mêmes
de son action lui échappaient, il n'en avait que le vertige. Il avait
vécu jusqu'à ce moment de cette foi aveugle qui engendre la probité
ténébreuse. Cette foi le quittait, cette probité lui faisait défaut.
Tout ce qu'il avait cru se dissipait. Des vérités dont il ne voulait pas
l'obsédaient inexorablement. Il fallait désormais être un autre homme.
Il souffrait les étranges douleurs d'une conscience brusquement opérée
de la cataracte. Il voyait ce qu'il lui répugnait de voir. Il se sentait
vidé, inutile, disloqué de sa vie passée, destitué, dissous. L'autorité
était morte en lui. Il n'avait plus de raison d'être.
Situation terrible! être ému.
Être le granit, et douter! être la statue du châtiment fondue tout d'une
pièce dans le moule de la loi, et s'apercevoir subitement qu'on a sous
sa mamelle de bronze quelque chose d'absurde et de désobéissant qui
ressemble presque à un coeur! en venir à rendre le bien pour le bien,
quoiqu'on se soit dit jusqu'à ce jour que ce bien-là c'est le mal! être
le chien de garde, et lécher! être la glace, et fondre! être la
tenaille, et devenir une main! se sentir tout à coup des doigts qui
s'ouvrent! lâcher prise, chose épouvantable!
L'homme projectile ne sachant plus sa route, et reculant!
Être obligé de s'avouer ceci: l'infaillibilité n'est pas infaillible, il
peut y avoir de l'erreur dans le dogme, tout n'est pas dit quand un code
a parlé, la société n'est pas parfaite, l'autorité est compliquée de
vacillation, un craquement dans l'immuable est possible, les juges sont
des hommes, la loi peut se tromper, les tribunaux peuvent se méprendre!
voir une fêlure dans l'immense vitre bleue du firmament!
Ce qui se passait dans Javert, c'était le Fampoux d'une conscience
rectiligne, la mise hors de voie d'une âme, l'écrasement d'une probité
irrésistiblement lancée en ligne droite et se brisant à Dieu. Certes,
cela était étrange. Que le chauffeur de l'ordre, que le mécanicien de
l'autorité, monté sur l'aveugle cheval de fer à voie rigide, puisse être
désarçonné par un coup de lumière! que l'incommutable, le direct, le
correct, le géométrique, le passif, le parfait, puisse fléchir! qu'il y
ait pour la locomotive un chemin de Damas!
Dieu, toujours intérieur à l'homme, et réfractaire, lui la vraie
conscience, à la fausse, défense à l'étincelle de s'éteindre, ordre au
rayon de se souvenir du soleil, injonction à l'âme de reconnaître le
véritable absolu quand il se confronte avec l'absolu fictif, l'humanité
imperdable, le coeur humain inamissible, ce phénomène splendide, le plus
beau peut-être de nos prodiges intérieurs, Javert le comprenait-il?
Javert le pénétrait-il? Javert s'en rendait-il compte? Évidemment non.
Mais sous la pression de cet incompréhensible incontestable, il sentait
son crâne s'entr'ouvrir.
Il était moins le transfiguré que la victime de ce prodige. Il le
subissait, exaspéré. Il ne voyait dans tout cela qu'une immense
difficulté d'être. Il lui semblait que désormais sa respiration était
gênée à jamais.
Avoir sur sa tête de l'inconnu, il n'était pas accoutumé à cela.
Jusqu'ici tout ce qu'il avait au-dessus de lui avait été pour son regard
une surface nette, simple, limpide; là rien d'ignoré, ni d'obscur; rien
qui ne fût défini, coordonné, enchaîné, précis, exact, circonscrit,
limité, fermé; tout prévu; l'autorité était une chose plane; aucune
chute en elle, aucun vertige devant elle. Javert n'avait jamais vu de
l'inconnu qu'en bas. L'irrégulier, l'inattendu, l'ouverture désordonnée
du chaos, le glissement possible dans un précipice, c'était là le fait
des régions inférieures, des rebelles, des mauvais, des misérables.
Maintenant Javert se renversait en arrière, et il était brusquement
effaré par cette apparition inouïe: un gouffre en haut.
Quoi donc! on était démantelé de fond en comble! on était déconcerté,
absolument! À quoi se fier! Ce dont on était convaincu s'effondrait!
Quoi! le défaut de la cuirasse de la société pouvait être trouvé par un
misérable magnanime! Quoi! un honnête serviteur de la loi pouvait se
voir tout à coup pris entre deux crimes, le crime de laisser échapper un
homme, et le crime de l'arrêter! Tout n'était pas certain dans la
consigne donnée par l'état au fonctionnaire! Il pouvait y avoir des
impasses dans le devoir! Quoi donc! tout cela était réel! était-il vrai
qu'un ancien bandit, courbé sous les condamnations, pût se redresser et
finir par avoir raison? était-ce croyable? y avait-il donc des cas où la
loi devait se retirer devant le crime transfiguré en balbutiant des
excuses?
Oui, cela était! et Javert le voyait! et Javert le touchait! et non
seulement il ne pouvait le nier, mais il y prenait part. C'étaient des
réalités. Il était abominable que les faits réels pussent arriver à une
telle difformité.
Si les faits faisaient leur devoir, ils se borneraient à être les
preuves de la loi; les faits, c'est Dieu qui les envoie. L'anarchie
allait-elle donc maintenant descendre de là-haut?
Ainsi,--et dans le grossissement de l'angoisse, et dans l'illusion
d'optique de la consternation, tout ce qui eût pu restreindre et
corriger son impression s'effaçait, et la société, et le genre humain,
et l'univers se résumaient désormais à ses yeux dans un linéament simple
et terrible,--ainsi la pénalité, la chose jugée, la force due à la
législation, les arrêts des cours souveraines, la magistrature, le
gouvernement, la prévention et la répression, la sagesse officielle,
l'infaillibilité légale, le principe d'autorité, tous les dogmes sur
lesquels repose la sécurité politique et civile, la souveraineté, la
justice, la logique découlant du code, l'absolu social, la vérité
publique, tout cela, décombre, monceau, chaos; lui-même Javert, le
guetteur de l'ordre, l'incorruptibilité au service de la police, la
providence-dogue de la société, vaincu et terrassé; et sur toute cette
ruine un homme debout, le bonnet vert sur la tête et l'auréole au front;
voilà à quel bouleversement il en était venu; voilà la vision effroyable
qu'il avait dans l'âme.
Que cela fût supportable. Non.
État violent, s'il en fut. Il n'y avait que deux manières d'en sortir.
L'une d'aller résolûment à Jean Valjean, et de rendre au cachot l'homme
du bagne. L'autre....
Javert quitta le parapet, et, la tête haute cette fois, se dirigea d'un
pas ferme vers le poste indiqué par une lanterne à l'un des coins de la
place du Châtelet.
Arrivé là, il aperçut par la vitre un sergent de ville, et entra. Rien
qu'à la façon dont ils poussent la porte d'un corps de garde, les hommes
de police se reconnaissent entre eux. Javert se nomma, montra sa carte
au sergent, et s'assit à la table du poste où brûlait une chandelle. Il
y avait sur la table une plume, un encrier de plomb, et du papier en cas
pour les procès-verbaux éventuels et les consignations des rondes de
nuit.
Cette table, toujours complétée par sa chaise de paille, est une
institution; elle existe dans tous les postes de police; elle est
invariablement ornée d'une soucoupe en buis pleine de sciure de bois et
d'une grimace en carton pleine de pains à cacheter rouges, et elle est
l'étage inférieur du style officiel. C'est à elle que commence la
littérature de l'État.
Javert prit la plume et une feuille de papier et se mit à écrire. Voici
ce qu'il écrivit:
QUELQUES OBSERVATIONS POUR LE BIEN DU SERVICE.
«Premièrement: je prie monsieur le préfet de jeter les yeux.
«Deuxièmement: les détenus arrivant de l'instruction ôtent leurs
souliers et restent pieds nus sur la dalle pendant qu'on les fouille.
Plusieurs toussent en rentrant à la prison. Cela entraîne des dépenses
d'infirmerie.
«Troisièmement: la filature est bonne, avec relais des agents de
distance en distance, mais il faudrait que, dans les occasions
importantes, deux agents au moins ne se perdissent pas de vue, attendu
que, si, pour une cause quelconque, un agent vient à faiblir dans le
service, l'autre le surveille et le supplée.
«Quatrièmement: on ne s'explique pas pourquoi le règlement spécial de la
prison des Madelonnettes interdit au prisonnier d'avoir une chaise, même
en la payant.
«Cinquièmement: aux Madelonnettes, il n'y a que deux barreaux à la
cantine, ce qui permet à la cantinière de laisser toucher sa main aux
détenus.
«Sixièmement: les détenus, dits aboyeurs, qui appellent les autres
détenus au parloir, se font payer deux sous par le prisonnier pour crier
son nom distinctement. C'est un vol.
«Septièmement: pour un fil courant, on retient dix sous au prisonnier
dans l'atelier des tisserands; c'est un abus de l'entrepreneur, puisque
la toile n'est pas moins bonne.
«Huitièmement: il est fâcheux que les visitants de la Force aient à
traverser la cour des mômes pour se rendre au parloir de
Sainte-Marie-l'Égyptienne.
«Neuvièmement: il est certain qu'on entend tous les jours des gendarmes
raconter dans la cour de la préfecture des interrogatoires de prévenus
par les magistrats. Un gendarme, qui devrait être sacré, répéter ce
qu'il a entendu dans le cabinet de l'instruction, c'est là un désordre
grave.
«Dixièmement: Mme Henry est une honnête femme; sa cantine est fort
propre; mais il est mauvais qu'une femme tienne le guichet de la
souricière du secret. Cela n'est pas digne de la Conciergerie d'une
grande civilisation.»
Javert écrivit ces lignes de son écriture la plus calme et la plus
correcte, n'omettant pas une virgule, et faisant fermement crier le
papier sous la plume. Au-dessous de la dernière ligne il signa:
«Javert.
«Inspecteur de 1ère classe.
«Au poste de la place du Châtelet.
«7 juin 1832, environ une heure du matin.»
Javert sécha l'encre fraîche sur le papier, le plia comme une lettre, le
cacheta, écrivit au dos: _Note pour l'administration_, le laissa sur la
table, et sortit du poste. La porte vitrée et grillée retomba derrière
lui.
Il traversa de nouveau diagonalement la place du Châtelet, regagna le
quai, et revint avec une précision automatique au point même qu'il avait
quitté un quart d'heure auparavant; il s'y accouda, et se retrouva dans
la même attitude sur la même dalle du parapet. Il semblait qu'il n'eût
pas bougé.
L'obscurité était complète. C'était le moment sépulcral qui suit minuit.
Un plafond de nuages cachait les étoiles. Le ciel n'était qu'une
épaisseur sinistre. Les maisons de la Cité n'avaient plus une seule
lumière; personne ne passait; tout ce qu'on apercevait des rues et des
quais était désert; Notre-Dame et les tours du Palais de justice
semblaient des linéaments de la nuit. Un réverbère rougissait la
margelle du quai. Les silhouettes des ponts se déformaient dans la brume
les unes derrière les autres. Les pluies avaient grossi la rivière.
L'endroit où Javert s'était accoudé était, on s'en souvient, précisément
situé au-dessus du rapide de la Seine, à pic sur cette redoutable
spirale de tourbillons qui se dénoue et se renoue comme une vis sans
fin.
Javert pencha la tête et regarda. Tout était noir. On ne distinguait
rien. On entendait un bruit d'écume; mais on ne voyait pas la rivière.
Par instants, dans cette profondeur vertigineuse, une lueur apparaissait
et serpentait vaguement, l'eau ayant cette puissance, dans la nuit la
plus complète, de prendre la lumière on ne sait où et de la changer en
couleuvre. La lueur s'évanouissait, et tout redevenait indistinct.
L'immensité semblait ouverte là. Ce qu'on avait au-dessous de soi, ce
n'était pas de l'eau, c'était du gouffre. Le mur du quai, abrupt,
confus, mêlé à la vapeur, tout de suite dérobé, faisait l'effet d'un
escarpement de l'infini.
On ne voyait rien, mais on sentait la froideur hostile de l'eau et
l'odeur fade des pierres mouillées. Un souffle farouche montait de cet
abîme. Le grossissement du fleuve plutôt deviné qu'aperçu, le tragique
chuchotement du flot, l'énormité lugubre des arches du pont, la chute
imaginable dans ce vide sombre, toute cette ombre était pleine
d'horreur.
Javert demeura quelques minutes immobile, regardant cette ouverture de
ténèbres; il considérait l'invisible avec une fixité qui ressemblait à
de l'attention. L'eau bruissait. Tout à coup, il ôta son chapeau et le
posa sur le rebord du quai. Un moment après, une figure haute et noire,
que de loin quelque passant attardé eût pu prendre pour un fantôme,
apparut debout sur le parapet, se courba vers la Seine, puis se
redressa, et tomba droite dans les ténèbres; il y eut un clapotement
sourd, et l'ombre seule fut dans le secret des convulsions de cette
forme obscure disparue sous l'eau.
Livre cinquième--Le petit-fils et le grand-père
Chapitre I
Où l'on revoit l'arbre à l'emplâtre de zinc
Quelque temps après les événements que nous venons de raconter, le sieur
Boulatruelle eut une émotion vive.
Le sieur Boulatruelle est ce cantonnier de Montfermeil qu'on a déjà
entrevu dans les parties ténébreuses de ce livre.
Boulatruelle, on s'en souvient peut-être, était un homme occupé de
choses troubles et diverses. Il cassait des pierres et endommageait des
voyageurs sur la grande route. Terrassier et voleur, il avait un rêve,
il croyait aux trésors enfouis dans la forêt de Montfermeil. Il espérait
quelque jour trouver de l'argent dans la terre au pied d'un arbre; en
attendant, il en cherchait volontiers dans les poches des passants.
Néanmoins, pour l'instant, il était prudent. Il venait de l'échapper
belle. Il avait été, on le sait, ramassé dans le galetas Jondrette avec
les autres bandits. Utilité d'un vice: son ivrognerie l'avait sauvé. On
n'avait jamais pu éclaircir s'il était là comme voleur ou comme volé.
Une ordonnance de non-lieu, fondée sur son état d'ivresse bien constaté
dans la soirée du guet-apens, l'avait mis en liberté. Il avait repris la
clef des bois. Il était revenu à son chemin de Gagny à Lagny faire, sous
la surveillance administrative, de l'empierrement pour le compte de
l'état, la mine basse, fort pensif, un peu refroidi pour le vol, qui
avait failli le perdre, mais ne se tournant qu'avec plus
d'attendrissement vers le vin, qui venait de le sauver.
Quant à l'émotion vive qu'il eut peu de temps après sa rentrée sous le
toit de gazon de sa hutte de cantonnier, la voici:
Un matin, Boulatruelle, en se rendant comme d'habitude à son travail, et
à son affût peut-être, un peu avant le point du jour, aperçut parmi les
branches un homme dont il ne vit que le dos, mais dont l'encolure, à ce
qui lui sembla, à travers la distance et le crépuscule, ne lui était pas
tout à fait inconnue. Boulatruelle, quoique ivrogne, avait une mémoire
correcte et lucide, arme défensive indispensable à quiconque est un peu
en lutte avec l'ordre légal.
--Où diable ai-je vu quelque chose comme cet homme-là? se demanda-t-il.
Mais il ne put rien se répondre, sinon que cela ressemblait à quelqu'un
dont il avait confusément la trace dans l'esprit.
Boulatruelle, du reste, en dehors de l'identité qu'il ne réussissait
point à ressaisir, fit des rapprochements et des calculs. Cet homme
n'était pas du pays. Il y arrivait. À pied, évidemment. Aucune voiture
publique ne passe à ces heures-là à Montfermeil. Il avait marché toute
la nuit. D'où venait-il? De pas loin. Car il n'avait ni havre-sac, ni
paquet. De Paris sans doute. Pourquoi était-il dans ce bois? pourquoi y
était-il à pareille heure? qu'y venait-il faire?
Boulatruelle songea au trésor. À force de creuser dans sa mémoire, il se
rappela vaguement avoir eu déjà, plusieurs années auparavant, une
semblable alerte au sujet d'un homme qui lui faisait bien l'effet de
pouvoir être cet homme-là.
Tout en méditant, il avait, sous le poids même de sa méditation, baissé
la tête, chose naturelle, mais peu habile. Quand il la releva, il n'y
avait plus rien. L'homme s'était effacé dans la forêt et dans le
crépuscule.
--Par le diantre, dit Boulatruelle, je le retrouverai.
Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là. Ce promeneur de
patron-minette a un pourquoi, je le saurai. On n'a pas de secret dans
mon bois sans que je m'en mêle.
Il prit sa pioche qui était fort aiguë.
--Voilà, grommela-t-il, de quoi fouiller la terre et un homme.
Et, comme on rattache un fil à un autre fil, emboîtant le pas de son
mieux dans l'itinéraire que l'homme avait dû suivre, il se mit en marche
à travers le taillis.
Quand il eut fait une centaine d'enjambées, le jour, qui commençait à se
lever, l'aida. Des semelles empreintes sur le sable çà et là, des herbes
foulées, des bruyères écrasées, de jeunes branches pliées dans les
broussailles et se redressant avec une gracieuse lenteur comme les bras
d'une jolie femme qui s'étire en se réveillant, lui indiquèrent une
sorte de piste. Il la suivit puis il la perdit. Le temps s'écoulait. Il
entra plus avant dans le bois et parvint sur une espèce d'éminence. Un
chasseur matinal qui passait au loin sur un sentier en sifflant l'air de
Guillery lui donna l'idée de grimper dans un arbre. Quoique vieux il
était agile. Il y avait là un hêtre de grande taille, digne de Tityre et
de Boulatruelle. Boulatruelle monta sur le hêtre, le plus haut qu'il
put.
L'idée était bonne. En explorant la solitude du côté où le bois est tout
à fait enchevêtré et farouche, Boulatruelle aperçut tout à coup l'homme.
À peine l'eut-il aperçu qu'il le perdit de vue.
L'homme entra, ou plutôt se glissa, dans une clairière assez éloignée,
masquée par de grands arbres, mais que Boulatruelle connaissait très
bien, pour y avoir remarqué près d'un gros tas de pierres meulières, un
châtaignier malade pansé avec une plaque de zinc clouée à même sur
l'écorce. Cette clairière est celle qu'on appelait autrefois le fonds
Blaru. Le tas de pierres, destiné à on ne sait quel emploi, qu'on y
voyait il y a trente ans, y est sans doute encore. Rien n'égale la
longévité d'un tas de pierres, si ce n'est celle d'une palissade en
planches. C'est là provisoirement. Quelle raison pour durer!
Boulatruelle, avec la rapidité de la joie, se laissa tomber de l'arbre
plutôt qu'il n'en descendit. Le gîte était trouvé, il s'agissait de
saisir la bête. Ce fameux trésor rêvé était probablement là.
Ce n'était pas une petite affaire d'arriver à cette clairière. Par les
sentiers battus, qui font mille zigzags taquinants, il fallait un bon
quart d'heure. En ligne droite, par le fourré, qui est là singulièrement
épais, très épineux et très agressif, il fallait une grande demi-heure.
C'est ce que Boulatruelle eut le tort de ne point comprendre. Il crut à
la ligne droite; illusion d'optique respectable, mais qui perd beaucoup
d'hommes. Le fourré, si hérissé qu'il fût, lui parut le bon chemin.
--Prenons par la rue de Rivoli des loups, dit-il.
Boulatruelle, accoutumé à aller de travers, fit cette fois la faute
d'aller droit.
Il se jeta résolument dans la mêlée des broussailles.
Il eut affaire à des houx, à des orties, à des aubépines, à des
églantiers, à des chardons, à des ronces fort irascibles. Il fut très
égratigné.
Au bas du ravin, il trouva de l'eau qu'il fallut traverser.
Il arriva enfin à la clairière Blaru, au bout de quarante minutes,
suant, mouillé, essoufflé, griffé, féroce.
Personne dans la clairière.
Boulatruelle courut au tas de pierres. Il était à sa place. On ne
l'avait pas emporté.
Quant à l'homme, il s'était évanoui dans la forêt. Il s'était évadé. Où?
de quel côté? dans quel fourré? Impossible de le deviner.
Et, chose poignante, il y avait derrière le tas de pierres, devant
l'arbre à la plaque de zinc, de la terre toute fraîche remuée, une
pioche oubliée ou abandonnée, et un trou.
Ce trou était vide.
--Voleur! cria Boulatruelle en montrant les deux poings à l'horizon.
Chapitre II
Marius, en sortant de la guerre civile, s'apprête à la guerre domestique
Marius fut longtemps ni mort, ni vivant. Il eut durant plusieurs
semaines une fièvre accompagnée de délire, et d'assez graves symptômes
cérébraux causés plutôt encore par les commotions des blessures à la
tête que par les blessures elles-mêmes.
Il répéta le nom de Cosette pendant des nuits entières dans la loquacité
lugubre de la fièvre et avec la sombre opiniâtreté de l'agonie. La
largeur de certaines lésions fut un sérieux danger, la suppuration des
plaies larges pouvant toujours se résorber, et par conséquent tuer le
malade, sous de certaines influences atmosphériques; à chaque changement
de temps, au moindre orage, le médecin était inquiet.--Surtout que le
blessé n'ait aucune émotion, répétait-il. Les pansements étaient
compliqués et difficiles, la fixation des appareils et des linges par le
sparadrap n'ayant pas encore été imaginée à cette époque. Nicolette
dépensa en charpie un drap de lit «grand comme un plafond», disait-elle.
Ce ne fut pas sans peine que les lotions chlorurées et le nitrate
d'argent vinrent à bout de la gangrène. Tant qu'il y eut péril, M.
Gillenormand, éperdu au chevet de son petit-fils, fut comme Marius; ni
mort ni vivant.
Tous les jours, et quelquefois deux fois par jour, un monsieur en
cheveux blancs, fort bien mis, tel était le signalement donné par le
portier, venait savoir des nouvelles du blessé, et déposait pour les
pansements un gros paquet de charpie.
Enfin, le 7 septembre, quatre mois, jour pour jour, après la douloureuse
nuit où on l'avait rapporté mourant chez son grand-père, le médecin
déclara qu'il répondait de lui. La convalescence s'ébaucha. Marius dut
pourtant rester encore plus de deux mois étendu sur une chaise longue à
cause des accidents produits par la fracture de la clavicule. Il y a
toujours comme cela une dernière plaie qui ne veut pas se fermer et qui
éternise les pansements, au grand ennui du malade.
Du reste, cette longue maladie et cette longue convalescence le
sauvèrent des poursuites. En France, il n'y a pas de colère, même
publique, que six mois n'éteignent. Les émeutes, dans l'état où est la
société, sont tellement la faute de tout le monde qu'elles sont suivies
d'un certain besoin de fermer les yeux.
Ajoutons que l'inqualifiable ordonnance Gisquet, qui enjoignait aux
médecins de dénoncer les blessés, ayant indigné l'opinion, et non
seulement l'opinion, mais le roi tout le premier, les blessés furent
couverts et protégés par cette indignation; et, à l'exception de ceux
qui avaient été faits prisonniers dans le combat flagrant, les conseils
de guerre n'osèrent en inquiéter aucun. On laissa donc Marius
tranquille.
M. Gillenormand traversa toutes les angoisses d'abord, et ensuite toutes
les extases. On eut beaucoup de peine à l'empêcher de passer toutes les
nuits près du blessé; il fit apporter son grand fauteuil à côté du lit
de Marius; il exigea que sa fille prît le plus beau linge de la maison
pour en faire des bandes. Mademoiselle Gillenormand, en personne sage et
aînée, trouva moyen d'épargner le beau linge, tout en laissant croire à
l'aïeul qu'il était obéi. M. Gillenormand ne permit pas qu'on lui
expliquât que pour faire de la charpie la batiste ne vaut pas la grosse
toile, ni la toile neuve la toile usée. Il assistait à tous les
pansements dont mademoiselle Gillenormand s'absentait pudiquement. Quand
on coupait les chairs mortes avec des ciseaux, il disait: aïe! aïe! Rien
You have read 1 text from French literature.
Next - Les misérables Tome V: Jean Valjean - 14
- Parts
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 01
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 02
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 03
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 04
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 05
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 06
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 07
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 08
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 09
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 10
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 11
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 12
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 13
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 14
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 15
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 16
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 17
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 18
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 19
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 20
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 21
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 22
- Les misérables Tome V: Jean Valjean - 23