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Les misérables Tome V: Jean Valjean - 08
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parisien étant le plus riche de tous, on reste au-dessous de la vérité
en évaluant à vingt-cinq millions la part de perte de Paris dans le
demi-milliard que la France refuse annuellement. Ces vingt-cinq
millions, employés en assistance et en jouissance, doubleraient la
splendeur de Paris. La ville les dépense en cloaques. De sorte qu'on
peut dire que la grande prodigalité de Paris, sa fête merveilleuse, sa
Folie-Beaujon, son orgie, son ruissellement d'or à pleines mains, son
faste, son luxe, sa magnificence, c'est son égout.
C'est de cette façon que, dans la cécité d'une mauvaise économie
politique, on noie et on laisse aller à vau-l'eau et se perdre dans les
gouffres le bien-être de tous. Il devrait y avoir des filets de
Saint-Cloud pour la fortune publique.
Économiquement, le fait peut se résumer ainsi: Paris panier percé.
Paris, cette cité modèle, ce patron des capitales bien faites dont
chaque peuple tâche d'avoir une copie, cette métropole de l'idéal, cette
patrie auguste de l'initiative, de l'impulsion et de l'essai, ce centre
et ce lieu des esprits, cette ville nation, cette ruche de l'avenir, ce
composé merveilleux de Babylone et de Corinthe, ferait, au point de vue
que nous venons de signaler, hausser les épaules à un paysan du Fo-Kian.
Imitez Paris, vous vous ruinerez.
Au reste, particulièrement en ce gaspillage immémorial et insensé, Paris
lui-même imite.
Ces surprenantes inepties ne sont pas nouvelles; ce n'est point là de la
sottise jeune. Les anciens agissaient comme les modernes. «Les cloaques
de Rome, dit Liebig, ont absorbé tout le bien-être du paysan romain.»
Quand la campagne de Rome fut ruinée par l'égout romain, Rome épuisa
l'Italie, et quand elle eut mis l'Italie dans son cloaque, elle y versa
la Sicile, puis la Sardaigne, puis l'Afrique. L'égout de Rome a
engouffré le monde. Ce cloaque offrait son engloutissement à la cité et
à l'univers. _Urbi et orbi_. Ville éternelle, égout insondable.
Pour ces choses-là comme pour d'autres, Rome donne l'exemple.
Cet exemple, Paris le suit, avec toute la bêtise propre aux villes
d'esprit.
Pour les besoins de l'opération sur laquelle nous venons de nous
expliquer, Paris a sous lui un autre Paris; un Paris d'égouts; lequel a
ses rues, ses carrefours, ses places, ses impasses, ses artères, et sa
circulation, qui est de la fange, avec la forme humaine de moins.
Car il ne faut rien flatter, pas même un grand peuple; là où il y a
tout, il y a l'ignominie à côté de la sublimité; et, si Paris contient
Athènes, la ville de lumière, Tyr, la ville de puissance, Sparte, la
ville de vertu, Ninive, la ville de prodige, il contient aussi Lutèce,
la ville de boue.
D'ailleurs le cachet de sa puissance est là aussi, et la titanique
sentine de Paris réalise, parmi les monuments, cet idéal étrange réalisé
dans l'humanité par quelques hommes tels que Machiavel, Bacon et
Mirabeau, le grandiose abject.
Le sous-sol de Paris, si l'oeil pouvait en pénétrer la surface,
présenterait l'aspect d'un madrépore colossal. Une éponge n'a guère plus
de pertuis et de couloirs que la motte de terre de six lieues de tour
sur laquelle repose l'antique grande ville. Sans parler des catacombes,
qui sont une cave à part, sans parler de l'inextricable treillis des
conduits du gaz, sans compter le vaste système tubulaire de la
distribution d'eau vive qui aboutit aux bornes-fontaines, les égouts à
eux seuls font sous les deux rives un prodigieux réseau ténébreux;
labyrinthe qui a pour fil sa pente.
Là apparaît, dans la brume humide, le rat, qui semble le produit de
l'accouchement de Paris.
Chapitre II
L'histoire ancienne de l'égout
Qu'on s'imagine Paris ôté comme un couvercle, le réseau souterrain des
égouts, vu à vol d'oiseau, dessinera sur les deux rives une espèce de
grosse branche greffée au fleuve. Sur la rive droite l'égout de ceinture
sera le tronc de cette branche, les conduits secondaires seront les
rameaux et les impasses seront les ramuscules.
Cette figure n'est que sommaire et à demi exacte, l'angle droit, qui est
l'angle habituel de ce genre de ramifications souterraines, étant très
rare dans la végétation.
On se fera une image plus ressemblante de cet étrange plan géométral en
supposant qu'on voie à plat sur un fond de ténèbres quelque bizarre
alphabet d'orient brouillé comme un fouillis, et dont les lettres
difformes seraient soudées les unes aux autres, dans un pêle-mêle
apparent et comme au hasard, tantôt par leurs angles, tantôt par leurs
extrémités.
Les sentines et les égouts jouaient un grand rôle au Moyen-Âge, au
Bas-Empire et dans ce vieil Orient. La peste y naissait, les despotes y
mouraient. Les multitudes regardaient presque avec une crainte
religieuse ces lits de pourriture, monstrueux berceaux de la Mort. La
fosse aux vermines de Bénarès n'est pas moins vertigineuse que la fosse
aux lions de Babylone. Téglath-Phalasar, au dire des livres rabbiniques,
jurait par la sentine de Ninive, C'est de l'égout de Munster que Jean de
Leyde faisait sortir sa fausse lune, et c'est du puits-cloaque de
Kekhscheb que son ménechme oriental, Mokannâ, le prophète voilé du
Khorassan, faisait sortir son faux soleil.
L'histoire des hommes se reflète dans l'histoire des cloaques. Les
gémonies racontaient Rome. L'égout de Paris a été une vieille chose
formidable. Il a été sépulcre, il a été asile. Le crime, l'intelligence,
la protestation sociale, la liberté de conscience, la pensée, le vol,
tout ce que les lois humaines poursuivent ou ont poursuivi, s'est caché
dans ce trou; les maillotins au quatorzième siècle, les tire-laine au
quinzième, les huguenots au seizième, les illuminés de Morin au
dix-septième, les chauffeurs au dix-huitième. Il y a cent ans, le coup
de poignard nocturne en sortait, le filou en danger y glissait; le bois
avait la caverne, Paris avait l'égout. La truanderie, cette _picareria_
gauloise, acceptait l'égout comme succursale de la Cour des Miracles, et
le soir, narquoise et féroce, rentrait sous le vomitoire Maubuée comme
dans une alcôve.
Il était tout simple que ceux qui avaient pour lieu de travail quotidien
le cul-de-sac Vide-Gousset ou la rue Coupe-Gorge eussent pour domicile
nocturne le ponceau du Chemin-Vert ou le cagnard Hurepoix. De là un
fourmillement de souvenirs. Toutes sortes de fantômes hantent ces longs
corridors solitaires; partout la putridité et le miasme; çà et là un
soupirail où Villon dedans cause avec Rabelais dehors.
L'égout, dans l'ancien Paris, est le rendez-vous de tous les épuisements
et de tous les essais. L'économie politique y voit un détritus, la
philosophie sociale y voit un résidu.
L'égout, c'est la conscience de la ville. Tout y converge, et s'y
confronte. Dans ce lieu livide, il y a des ténèbres, mais il n'y a plus
de secrets. Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme
définitive. Le tas d'ordures a cela pour lui qu'il n'est pas menteur. La
naïveté s'est réfugiée là. Le masque de Basile s'y trouve, mais on en
voit le carton, et les ficelles, et le dedans comme le dehors, et il
est accentué d'une boue honnête. Le faux nez de Scapin l'avoisine.
Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors de service,
tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l'immense glissement
social. Elles s'y engloutissent, mais elles s'y étalent. Ce pêle-mêle
est une confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtrage
possible, l'ordure ôte sa chemise, dénudation absolue, déroute des
illusions et des mirages, plus rien que ce qui est, faisant la sinistre
figure de ce qui finit. Réalité et disparition. Là, un cul de bouteille
avoue l'ivrognerie, une anse de panier raconte la domesticité; là, le
trognon de pomme qui a eu des opinions littéraires redevient le trognon
de pomme; l'effigie du gros sou se vert-de-grise franchement, le crachat
de Caïphe rencontre le vomissement de Falstaff, le louis d'or qui sort
du tripot heurte le clou où pend le bout de corde du suicide, un foetus
livide roule enveloppé dans des paillettes qui ont dansé le mardi gras
dernier à l'Opéra, une toque qui a jugé les hommes se vautre près d'une
pourriture qui a été la jupe de Margoton; c'est plus que de la
fraternité, c'est du tutoiement. Tout ce qui se fardait se barbouille.
Le dernier voile est arraché. Un égout est un cynique. Il dit tout.
Cette sincérité de l'immondice nous plaît, et repose l'âme. Quand on a
passé son temps à subir sur la terre le spectacle des grands airs que
prennent la raison d'état, le serment, la sagesse politique, la justice
humaine, les probités professionnelles, les austérités de situation, les
robes incorruptibles, cela soulage d'entrer dans un égout et de voir de
la fange qui en convient.
Cela enseigne en même temps. Nous l'avons dit tout à l'heure, l'histoire
passe par l'égout. Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte entre
les pavés. Les grands assassinats publics, les boucheries politiques et
religieuses, traversent ce souterrain de la civilisation et y poussent
leurs cadavres. Pour l'oeil du songeur, tous les meurtriers historiques
sont là, dans la pénombre hideuse, à genoux, avec un pan de leur suaire
pour tablier, épongeant lugubrement leur besogne. Louis XI y est avec
Tristan, François Ier y est avec Duprat, Charles IX y est avec sa mère,
Richelieu y est avec Louis XIII, Louvois y est, Letellier y est, Hébert
et Maillard y sont, grattant les pierres et tâchant de faire disparaître
la trace de leurs actions. On entend sous ces voûtes le balai de ces
spectres. On y respire la fétidité énorme des catastrophes sociales. On
voit dans des coins des miroitements rougeâtres. Il coule là une eau
terrible où se sont lavées des mains sanglantes.
L'observateur social doit entrer dans ces ombres. Elles font partie de
son laboratoire. La philosophie est le microscope de la pensée. Tout
veut la fuir, mais rien ne lui échappe. Tergiverser est inutile. Quel
côté de soi montre-t-on en tergiversant? le côté honte. La philosophie
poursuit de son regard probe le mal, et ne lui permet pas de s'évader
dans le néant. Dans l'effacement des choses qui disparaissent, dans le
rapetissement des choses qui s'évanouissent, elle reconnaît tout. Elle
reconstruit la pourpre d'après le haillon et la femme d'après le
chiffon. Avec le cloaque elle refait la ville; avec la boue elle refait
les moeurs. Du tesson elle conclut l'amphore, ou la cruche. Elle
reconnaît à une empreinte d'ongle sur un parchemin la différence qui
sépare la juiverie de la Judengasse de la juiverie du Ghetto. Elle
retrouve dans ce qui reste ce qui a été, le bien, le mal, le faux, le
vrai, la tache de sang du palais, le pâté d'encre de la caverne, la
goutte de suif du lupanar, les épreuves subies, les tentations bien
venues, les orgies vomies, le pli qu'ont fait les caractères en
s'abaissant, la trace de la prostitution dans les âmes que leur
grossièreté en faisait capables, et sur la veste des portefaix de Rome
la marque du coup de coude de Messaline.
Chapitre III
Bruneseau
L'égout de Paris, au moyen âge, était légendaire. Au seizième siècle
Henri II essaya un sondage qui avorta. Il n'y a pas cent ans, le
cloaque, Mercier l'atteste, était abandonné à lui-même et devenait ce
qu'il pouvait.
Tel était cet ancien Paris, livré aux querelles, aux indécisions et aux
tâtonnements. Il fut longtemps assez bête. Plus tard, 89 montra comment
l'esprit vient aux villes. Mais, au bon vieux temps, la capitale avait
peu de tête; elle ne savait faire ses affaires ni moralement ni
matériellement, et pas mieux balayer les ordures que les abus. Tout
était obstacle, tout faisait question. L'égout, par exemple, était
réfractaire à tout itinéraire. On ne parvenait pas plus à s'orienter
dans la voirie qu'à s'entendre dans la ville; en haut l'inintelligible,
en bas l'inextricable; sous la confusion des langues il y avait la
confusion des caves; Dédale doublait Babel.
Quelquefois, l'égout de Paris se mêlait de déborder, comme si ce Nil
méconnu était subitement pris de colère. Il y avait, chose infâme, des
inondations d'égout. Par moments, cet estomac de la civilisation
digérait mal, le cloaque refluait dans le gosier de la ville, et Paris
avait l'arrière-goût de sa fange. Ces ressemblances de l'égout avec le
remords avaient du bon; c'étaient des avertissements; fort mal pris du
reste; la ville s'indignait que sa boue eût tant d'audace, et
n'admettait pas que l'ordure revînt. Chassez-la mieux.
L'inondation de 1802 est un des souvenirs actuels des Parisiens de
quatre-vingts ans. La fange se répandit en croix place des Victoires, où
est la statue de Louis XIV; elle entra rue Saint-Honoré par les deux
bouches d'égout des Champs-Élysées, rue Saint-Florentin par l'égout
Saint-Florentin, rue Pierre-à-Poisson par l'égout de la Sonnerie, rue
Popincourt par l'égout du Chemin-Vert, rue de la Roquette par l'égout de
la rue de Lappe; elle couvrit le caniveau de la rue des Champs-Élysées
jusqu'à une hauteur de trente-cinq centimètres; et, au midi, par le
vomitoire de la Seine faisant sa fonction en sens inverse, elle pénétra
rue Mazarine, rue de l'Échaudé, et rue des Marais, où elle s'arrêta à
une longueur de cent neuf mètres, précisément à quelques pas de la
maison qu'avait habitée Racine, respectant, dans le dix-septième siècle,
le poète plus que le roi. Elle atteignit son maximum de profondeur rue
Saint-Pierre où elle s'éleva à trois pieds au-dessus des dalles de la
gargouille, et son maximum d'étendue rue Saint-Sabin où elle s'étala sur
une longueur de deux cent trente-huit mètres.
Au commencement de ce siècle, l'égout de Paris était encore un lieu
mystérieux. La boue ne peut jamais être bien famée; mais ici le mauvais
renom allait jusqu'à l'effroi. Paris savait confusément qu'il avait sous
lui une cave terrible. On en parlait comme de cette monstrueuse souille
de Thèbes où fourmillaient des scolopendres de quinze pieds de long et
qui eût pu servir de baignoire à Béhémoth. Les grosses bottes des
égoutiers ne s'aventuraient jamais au delà de certains points connus. On
était encore très voisin du temps où les tombereaux des boueurs, du haut
desquels Sainte-Foix fraternisait avec le marquis de Créqui, se
déchargeaient tout simplement dans l'égout. Quant au curage, on confiait
cette fonction aux averses, qui encombraient plus qu'elles ne
balayaient. Rome laissait encore quelque poésie à son cloaque et
l'appelait Gémonies; Paris insultait le sien et l'appelait le Trou
punais. La science et la superstition étaient d'accord pour l'horreur.
Le Trou punais ne répugnait pas moins à l'hygiène qu'à la légende. Le
Moine bourru était éclos sous la voussure fétide de l'égout Mouffetard;
les cadavres des Marmousets avaient été jetés dans l'égout de la
Barillerie; Fagon avait attribué la redoutable fièvre maligne de 1685 au
grand hiatus de l'égout du Marais qui resta béant jusqu'en 1833 rue
Saint-Louis presque en face de l'enseigne du Messager galant. La bouche
d'égout de la rue de la Mortellerie était célèbre par les pestes qui en
sortaient; avec sa grille de fer à pointes qui simulait une rangée de
dents, elle était dans cette rue fatale comme une gueule de dragon
soufflant l'enfer sur les hommes. L'imagination populaire assaisonnait
le sombre évier parisien d'on ne sait quel hideux mélange d'infini.
L'égout était sans fond. L'égout, c'était le barathrum. L'idée
d'explorer ces régions lépreuses ne venait pas même à la police. Tenter
cet inconnu, jeter la sonde dans cette ombre, aller à la découverte dans
cet abîme, qui l'eût osé? C'était effrayant. Quelqu'un se présenta
pourtant. Le cloaque eut son Christophe Colomb.
Un jour, en 1805, dans une de ces rares apparitions que l'empereur
faisait à Paris, le ministre de l'intérieur, un Decrès ou un Crétet
quelconque, vint au petit lever du maître. On entendait dans le
Carrousel le traînement des sabres de tous ces soldats extraordinaires
de la grande république et du grand empire; il y avait encombrement de
héros à la porte de Napoléon; hommes du Rhin, de l'Escaut, de l'Adige et
du Nil; compagnons de Joubert, de Desaix, de Marceau, de Hoche, de
Kléber; aérostiers de Fleurus, grenadiers de Mayence, pontonniers de
Gênes, hussards que les Pyramides avaient regardés, artilleurs qu'avait
éclaboussés le boulet de Junot, cuirassiers qui avaient pris d'assaut la
flotte à l'ancre dans le Zuyderzée; les uns avaient suivi Bonaparte sur
le pont de Lodi, les autres avaient accompagné Murat dans la tranchée de
Mantoue, les autres avaient devancé Lannes dans le chemin creux de
Montebello. Toute l'armée d'alors était là, dans la cour des Tuileries,
représentée par une escouade ou par un peloton, et gardant Napoléon au
repos; et c'était l'époque splendide où la grande armée avait derrière
elle Marengo et devant elle Austerlitz.--Sire, dit le ministre de
l'intérieur à Napoléon, j'ai vu hier l'homme le plus intrépide de votre
empire.--Qu'est-ce que cet homme? dit brusquement l'empereur, et
qu'est-ce qu'il a fait?--Il veut faire une chose,
sire.--Laquelle?--Visiter les égouts de Paris.
Cet homme existait et se nommait Bruneseau.
Chapitre IV
Détails ignorés
La visite eut lieu. Ce fut une campagne redoutable; une bataille
nocturne contre la peste et l'asphyxie. Ce fut en même temps un voyage
de découvertes. Un des survivants de cette exploration, ouvrier
intelligent, très jeune alors, en racontait encore il y a quelques
années les curieux détails que Bruneseau crut devoir omettre dans son
rapport au préfet de police, comme indignes du style administratif. Les
procédés désinfectants étaient à cette époque très rudimentaires. À
peine Bruneseau eut-il franchi les premières articulations du réseau
souterrain, que huit des travailleurs sur vingt refusèrent d'aller plus
loin. L'opération était compliquée; la visite entraînait le curage; il
fallait donc curer, et en même temps arpenter: noter les entrées d'eau,
compter les grilles et les bouches, détailler les branchements, indiquer
les courants à points de partage, reconnaître les circonscriptions
respectives des divers bassins, sonder les petits égouts greffés sur
l'égout principal, mesurer la hauteur sous clef de chaque couloir, et la
largeur, tant à la naissance des voûtes qu'à fleur du radier, enfin
déterminer les ordonnées du nivellement au droit de chaque entrée d'eau,
soit du radier de l'égout, soit du sol de la rue. On avançait
péniblement. Il n'était pas rare que les échelles de descente
plongeassent dans trois pieds de vase. Les lanternes agonisaient dans
les miasmes. De temps en temps on emportait un égoutier évanoui. À de
certains endroits, précipice. Le sol s'était effondré, le dallage avait
croulé, l'égout s'était changé en puits perdu; on ne trouvait plus le
solide; un homme disparut brusquement; on eut grand'peine à le retirer.
Par le conseil de Fourcroy, on allumait de distance en distance, dans
les endroits suffisamment assainis, de grandes cages pleines d'étoupe
imbibée de résine. La muraille, par places, était couverte de fongus
difformes, et l'on eût dit des tumeurs, la pierre elle-même semblait
malade dans ce milieu irrespirable.
Bruneseau, dans son exploration, procéda d'amont en aval. Au point de
partage des deux conduites d'eau du Grand-Hurleur, il déchiffra sur une
pierre en saillie la date 1550; cette pierre indiquait la limite où
s'était arrêté Philibert Delorme, chargé par Henri II de visiter la
voirie souterraine de Paris. Cette pierre était la marque du seizième
siècle à l'égout. Bruneseau retrouva la main-d'oeuvre du dix-septième
dans le conduit du Ponceau et dans le conduit de la rue
Vieille-du-Temple, voûtés entre 1600 et 1650, et la main-d'oeuvre du
dix-huitième dans la section ouest du canal collecteur, encaissée et
voûtée en 1740. Ces deux voûtes, surtout la moins ancienne, celle de
1740, étaient plus lézardées et plus décrépites que la maçonnerie de
l'égout de ceinture, laquelle datait de 1412, époque où le ruisseau
d'eau vive de Ménilmontant fut élevé à la dignité de grand égout de
Paris, avancement analogue à celui d'un paysan qui deviendrait premier
valet de chambre du roi; quelque chose comme Gros-Jean transformé en
Lebel.
On crut reconnaître çà et là, notamment sous le Palais de justice, des
alvéoles d'anciens cachots pratiqués dans l'égout même. _In pace_
hideux. Un carcan de fer pendait dans l'une de ces cellules. On les mura
toutes. Quelques trouvailles furent bizarres; entre autres le squelette
d'un orang-outang disparu du Jardin des plantes en 1800, disparition
probablement connexe à la fameuse et incontestable apparition du diable
rue des Bernardins dans la dernière année du dix-huitième siècle. Le
pauvre diable avait fini par se noyer dans l'égout.
Sous le long couloir cintré qui aboutit à l'Arche-Marion, une hotte de
chiffonnier, parfaitement conservée, fit l'admiration des connaisseurs.
Partout, la vase, que les égoutiers en étaient venus à manier
intrépidement, abondait en objets précieux, bijoux d'or et d'argent,
pierreries, monnaies. Un géant qui eût filtré ce cloaque eût eu dans son
tamis la richesse des siècles. Au point de partage des deux branchements
de la rue du Temple et de la rue Sainte-Avoye, on ramassa une singulière
médaille huguenote en cuivre, portant d'un côté un porc coiffé d'un
chapeau de cardinal et de l'autre un loup la tiare en tête.
La rencontre la plus surprenante fut à l'entrée du Grand Égout. Cette
entrée avait été autrefois fermée par une grille dont il ne restait plus
que les gonds. À l'un de ces gonds pendait une sorte de loque informe et
souillée qui, sans doute arrêtée là au passage, y flottait dans l'ombre
et achevait de s'y déchiqueter. Bruneseau approcha sa lanterne et
examina ce lambeau. C'était de la batiste très fine, et l'on distinguait
à l'un des coins moins rongé que le reste une couronne héraldique brodée
au-dessus de ces sept lettres: LAVBESP. La couronne était une couronne
de marquis et les sept lettres signifiaient _Laubespine_. On reconnut
que ce qu'on avait sous les yeux était un morceau du linceul de Marat.
Marat, dans sa jeunesse, avait eu des amours. C'était quand il faisait
partie de la maison du comte d'Artois en qualité de médecin des écuries.
De ces amours, historiquement constatés, avec une grande dame, il lui
était resté ce drap de lit. Épave ou souvenir. À sa mort, comme c'était
le seul linge un peu fin qu'il eût chez lui, on l'y avait enseveli. De
vieilles femmes avaient emmailloté pour la tombe, dans ce lange où il y
avait eu de la volupté, le tragique Ami du Peuple.
Bruneseau passa outre. On laissa cette guenille où elle était; on ne
l'acheva pas. Fut-ce mépris ou respect? Marat méritait les deux. Et
puis, la destinée y était assez empreinte pour qu'on hésitât à y
toucher. D'ailleurs, il faut laisser aux choses du sépulcre la place
qu'elles choisissent. En somme, la relique était étrange. Une marquise y
avait dormi; Marat y avait pourri; elle avait traversé le Panthéon pour
aboutir aux rats d'égout. Ce chiffon d'alcôve, dont Watteau eût jadis
joyeusement dessiné tous les plis, avait fini par être digne du regard
fixe de Dante.
La visite totale de la voirie immonditielle souterraine de Paris dura
sept ans, de 1805 à 1812. Tout en cheminant, Bruneseau désignait,
dirigeait et mettait à fin des travaux considérables; en 1808, il
abaissait le radier du Ponceau, et, créant partout des lignes nouvelles,
il poussait l'égout, en 1809, sous la rue Saint-Denis jusqu'à la
fontaine des Innocents; en 1810, sous la rue Froidmanteau et sous la
Salpêtrière, en 1811, sous la rue Neuve-des-Petits-Pères, sous la rue du
Mail, sous la rue de l'Écharpe, sous la place Royale, en 1812, sous la
rue de la Paix et sous la chaussée d'Antin. En même temps, il faisait
désinfecter et assainir tout le réseau. Dès la deuxième année, Bruneseau
s'était adjoint son gendre Nargaud.
C'est ainsi qu'au commencement de ce siècle la vieille société cura son
double-fond et fit la toilette de son égout. Ce fut toujours cela de
nettoyé.
Tortueux, crevassé, dépavé, craquelé, coupé de fondrières, cahoté par
des coudes bizarres, montant et descendant sans logique, fétide,
sauvage, farouche, submergé d'obscurité, avec des cicatrices sur ses
dalles et des balafres sur ses murs, épouvantable, tel était, vu
rétrospectivement, l'antique égout de Paris. Ramifications en tous sens,
croisements de tranchées, branchements, pattes d'oie, étoiles comme dans
les sapes, cæcums, culs-de-sac, voûtes salpêtrées, puisards infects,
suintements dartreux sur les parois, gouttes tombant des plafonds,
ténèbres; rien n'égalait l'horreur de cette vieille crypte exutoire,
appareil digestif de Babylone, antre, fosse, gouffre percé de rues,
taupinière titanique où l'esprit croit voir rôder à travers l'ombre,
dans de l'ordure qui a été de la splendeur, cette énorme taupe aveugle,
le passé.
Ceci, nous le répétons, c'était l'égout d'autrefois.
Chapitre V
Progrès actuel
Aujourd'hui l'égout est propre, froid, droit, correct. Il réalise
presque l'idéal de ce qu'on entend en Angleterre par le mot
«respectable». Il est convenable et grisâtre; tiré au cordeau; on
pourrait presque dire à quatre épingles. Il ressemble à un fournisseur
devenu conseiller d'État. On y voit presque clair. La fange s'y comporte
décemment. Au premier abord, on le prendrait volontiers pour un de ces
corridors souterrains si communs jadis et si utiles aux fuites de
monarques et de princes, dans cet ancien bon temps «où le peuple aimait
ses rois». L'égout actuel est un bel égout; le style pur y règne; le
classique alexandrin rectiligne qui, chassé de la poésie, paraît s'être
réfugié dans l'architecture, semble mêlé à toutes les pierres de cette
longue voûte ténébreuse et blanchâtre; chaque dégorgeoir est une arcade;
la rue de Rivoli fait école jusque dans le cloaque. Au reste, si la
ligne géométrique est quelque part à sa place, c'est à coup sûr dans la
tranchée stercoraire d'une grande ville. Là, tout doit être subordonné
au chemin le plus court. L'égout a pris aujourd'hui un certain aspect
officiel. Les rapports mêmes de police dont il est quelquefois l'objet
ne lui manquent plus de respect. Les mots qui le caractérisent dans le
langage administratif sont relevés et dignes. Ce qu'on appelait boyau,
on l'appelle galerie; ce qu'on appelait trou, on l'appelle regard.
Villon ne reconnaîtrait plus son antique logis en-cas. Ce réseau de
caves a bien toujours son immémoriale population de rongeurs, plus
pullulante que jamais; de temps en temps, un rat, vieille moustache,
risque sa tête à la fenêtre de l'égout et examine les Parisiens; mais
cette vermine elle-même s'apprivoise, satisfaite qu'elle est de son
palais souterrain. Le cloaque n'a plus rien de sa férocité primitive. La
pluie, qui salissait l'égout d'autrefois, lave l'égout d'à présent. Ne
vous y fiez pas trop pourtant. Les miasmes l'habitent encore. Il est
plutôt hypocrite qu'irréprochable. La préfecture de police et la
commission de salubrité ont eu beau faire. En dépit de tous les procédés
d'assainissement, il exhale une vague odeur suspecte, comme Tartuffe
après la confession.
Convenons-en, comme, à tout prendre, le balayage est un hommage que
l'égout rend à la civilisation, et comme, à ce point de vue, la
conscience de Tartuffe est un progrès sur l'étable d'Augias, il est
certain que l'égout de Paris s'est amélioré.
C'est plus qu'un progrès; c'est une transmutation. Entre l'égout ancien
et l'égout actuel, il y a une révolution. Qui a fait cette révolution?
L'homme que tout le monde oublie et que nous avons nommé, Bruneseau.
Chapitre VI
Progrès futur
Le creusement de l'égout de Paris n'a pas été une petite besogne. Les
dix derniers siècles y ont travaillé sans le pouvoir terminer, pas plus
qu'ils n'ont pu finir Paris. L'égout, en effet, reçoit tous les
contre-coups de la croissance de Paris. C'est, dans la terre, une sorte
de polype ténébreux aux mille antennes qui grandit dessous en même temps
que la ville dessus. Chaque fois que la ville perce une rue, l'égout
allonge un bras. La vieille monarchie n'avait construit que vingt-trois
en évaluant à vingt-cinq millions la part de perte de Paris dans le
demi-milliard que la France refuse annuellement. Ces vingt-cinq
millions, employés en assistance et en jouissance, doubleraient la
splendeur de Paris. La ville les dépense en cloaques. De sorte qu'on
peut dire que la grande prodigalité de Paris, sa fête merveilleuse, sa
Folie-Beaujon, son orgie, son ruissellement d'or à pleines mains, son
faste, son luxe, sa magnificence, c'est son égout.
C'est de cette façon que, dans la cécité d'une mauvaise économie
politique, on noie et on laisse aller à vau-l'eau et se perdre dans les
gouffres le bien-être de tous. Il devrait y avoir des filets de
Saint-Cloud pour la fortune publique.
Économiquement, le fait peut se résumer ainsi: Paris panier percé.
Paris, cette cité modèle, ce patron des capitales bien faites dont
chaque peuple tâche d'avoir une copie, cette métropole de l'idéal, cette
patrie auguste de l'initiative, de l'impulsion et de l'essai, ce centre
et ce lieu des esprits, cette ville nation, cette ruche de l'avenir, ce
composé merveilleux de Babylone et de Corinthe, ferait, au point de vue
que nous venons de signaler, hausser les épaules à un paysan du Fo-Kian.
Imitez Paris, vous vous ruinerez.
Au reste, particulièrement en ce gaspillage immémorial et insensé, Paris
lui-même imite.
Ces surprenantes inepties ne sont pas nouvelles; ce n'est point là de la
sottise jeune. Les anciens agissaient comme les modernes. «Les cloaques
de Rome, dit Liebig, ont absorbé tout le bien-être du paysan romain.»
Quand la campagne de Rome fut ruinée par l'égout romain, Rome épuisa
l'Italie, et quand elle eut mis l'Italie dans son cloaque, elle y versa
la Sicile, puis la Sardaigne, puis l'Afrique. L'égout de Rome a
engouffré le monde. Ce cloaque offrait son engloutissement à la cité et
à l'univers. _Urbi et orbi_. Ville éternelle, égout insondable.
Pour ces choses-là comme pour d'autres, Rome donne l'exemple.
Cet exemple, Paris le suit, avec toute la bêtise propre aux villes
d'esprit.
Pour les besoins de l'opération sur laquelle nous venons de nous
expliquer, Paris a sous lui un autre Paris; un Paris d'égouts; lequel a
ses rues, ses carrefours, ses places, ses impasses, ses artères, et sa
circulation, qui est de la fange, avec la forme humaine de moins.
Car il ne faut rien flatter, pas même un grand peuple; là où il y a
tout, il y a l'ignominie à côté de la sublimité; et, si Paris contient
Athènes, la ville de lumière, Tyr, la ville de puissance, Sparte, la
ville de vertu, Ninive, la ville de prodige, il contient aussi Lutèce,
la ville de boue.
D'ailleurs le cachet de sa puissance est là aussi, et la titanique
sentine de Paris réalise, parmi les monuments, cet idéal étrange réalisé
dans l'humanité par quelques hommes tels que Machiavel, Bacon et
Mirabeau, le grandiose abject.
Le sous-sol de Paris, si l'oeil pouvait en pénétrer la surface,
présenterait l'aspect d'un madrépore colossal. Une éponge n'a guère plus
de pertuis et de couloirs que la motte de terre de six lieues de tour
sur laquelle repose l'antique grande ville. Sans parler des catacombes,
qui sont une cave à part, sans parler de l'inextricable treillis des
conduits du gaz, sans compter le vaste système tubulaire de la
distribution d'eau vive qui aboutit aux bornes-fontaines, les égouts à
eux seuls font sous les deux rives un prodigieux réseau ténébreux;
labyrinthe qui a pour fil sa pente.
Là apparaît, dans la brume humide, le rat, qui semble le produit de
l'accouchement de Paris.
Chapitre II
L'histoire ancienne de l'égout
Qu'on s'imagine Paris ôté comme un couvercle, le réseau souterrain des
égouts, vu à vol d'oiseau, dessinera sur les deux rives une espèce de
grosse branche greffée au fleuve. Sur la rive droite l'égout de ceinture
sera le tronc de cette branche, les conduits secondaires seront les
rameaux et les impasses seront les ramuscules.
Cette figure n'est que sommaire et à demi exacte, l'angle droit, qui est
l'angle habituel de ce genre de ramifications souterraines, étant très
rare dans la végétation.
On se fera une image plus ressemblante de cet étrange plan géométral en
supposant qu'on voie à plat sur un fond de ténèbres quelque bizarre
alphabet d'orient brouillé comme un fouillis, et dont les lettres
difformes seraient soudées les unes aux autres, dans un pêle-mêle
apparent et comme au hasard, tantôt par leurs angles, tantôt par leurs
extrémités.
Les sentines et les égouts jouaient un grand rôle au Moyen-Âge, au
Bas-Empire et dans ce vieil Orient. La peste y naissait, les despotes y
mouraient. Les multitudes regardaient presque avec une crainte
religieuse ces lits de pourriture, monstrueux berceaux de la Mort. La
fosse aux vermines de Bénarès n'est pas moins vertigineuse que la fosse
aux lions de Babylone. Téglath-Phalasar, au dire des livres rabbiniques,
jurait par la sentine de Ninive, C'est de l'égout de Munster que Jean de
Leyde faisait sortir sa fausse lune, et c'est du puits-cloaque de
Kekhscheb que son ménechme oriental, Mokannâ, le prophète voilé du
Khorassan, faisait sortir son faux soleil.
L'histoire des hommes se reflète dans l'histoire des cloaques. Les
gémonies racontaient Rome. L'égout de Paris a été une vieille chose
formidable. Il a été sépulcre, il a été asile. Le crime, l'intelligence,
la protestation sociale, la liberté de conscience, la pensée, le vol,
tout ce que les lois humaines poursuivent ou ont poursuivi, s'est caché
dans ce trou; les maillotins au quatorzième siècle, les tire-laine au
quinzième, les huguenots au seizième, les illuminés de Morin au
dix-septième, les chauffeurs au dix-huitième. Il y a cent ans, le coup
de poignard nocturne en sortait, le filou en danger y glissait; le bois
avait la caverne, Paris avait l'égout. La truanderie, cette _picareria_
gauloise, acceptait l'égout comme succursale de la Cour des Miracles, et
le soir, narquoise et féroce, rentrait sous le vomitoire Maubuée comme
dans une alcôve.
Il était tout simple que ceux qui avaient pour lieu de travail quotidien
le cul-de-sac Vide-Gousset ou la rue Coupe-Gorge eussent pour domicile
nocturne le ponceau du Chemin-Vert ou le cagnard Hurepoix. De là un
fourmillement de souvenirs. Toutes sortes de fantômes hantent ces longs
corridors solitaires; partout la putridité et le miasme; çà et là un
soupirail où Villon dedans cause avec Rabelais dehors.
L'égout, dans l'ancien Paris, est le rendez-vous de tous les épuisements
et de tous les essais. L'économie politique y voit un détritus, la
philosophie sociale y voit un résidu.
L'égout, c'est la conscience de la ville. Tout y converge, et s'y
confronte. Dans ce lieu livide, il y a des ténèbres, mais il n'y a plus
de secrets. Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme
définitive. Le tas d'ordures a cela pour lui qu'il n'est pas menteur. La
naïveté s'est réfugiée là. Le masque de Basile s'y trouve, mais on en
voit le carton, et les ficelles, et le dedans comme le dehors, et il
est accentué d'une boue honnête. Le faux nez de Scapin l'avoisine.
Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors de service,
tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l'immense glissement
social. Elles s'y engloutissent, mais elles s'y étalent. Ce pêle-mêle
est une confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtrage
possible, l'ordure ôte sa chemise, dénudation absolue, déroute des
illusions et des mirages, plus rien que ce qui est, faisant la sinistre
figure de ce qui finit. Réalité et disparition. Là, un cul de bouteille
avoue l'ivrognerie, une anse de panier raconte la domesticité; là, le
trognon de pomme qui a eu des opinions littéraires redevient le trognon
de pomme; l'effigie du gros sou se vert-de-grise franchement, le crachat
de Caïphe rencontre le vomissement de Falstaff, le louis d'or qui sort
du tripot heurte le clou où pend le bout de corde du suicide, un foetus
livide roule enveloppé dans des paillettes qui ont dansé le mardi gras
dernier à l'Opéra, une toque qui a jugé les hommes se vautre près d'une
pourriture qui a été la jupe de Margoton; c'est plus que de la
fraternité, c'est du tutoiement. Tout ce qui se fardait se barbouille.
Le dernier voile est arraché. Un égout est un cynique. Il dit tout.
Cette sincérité de l'immondice nous plaît, et repose l'âme. Quand on a
passé son temps à subir sur la terre le spectacle des grands airs que
prennent la raison d'état, le serment, la sagesse politique, la justice
humaine, les probités professionnelles, les austérités de situation, les
robes incorruptibles, cela soulage d'entrer dans un égout et de voir de
la fange qui en convient.
Cela enseigne en même temps. Nous l'avons dit tout à l'heure, l'histoire
passe par l'égout. Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte entre
les pavés. Les grands assassinats publics, les boucheries politiques et
religieuses, traversent ce souterrain de la civilisation et y poussent
leurs cadavres. Pour l'oeil du songeur, tous les meurtriers historiques
sont là, dans la pénombre hideuse, à genoux, avec un pan de leur suaire
pour tablier, épongeant lugubrement leur besogne. Louis XI y est avec
Tristan, François Ier y est avec Duprat, Charles IX y est avec sa mère,
Richelieu y est avec Louis XIII, Louvois y est, Letellier y est, Hébert
et Maillard y sont, grattant les pierres et tâchant de faire disparaître
la trace de leurs actions. On entend sous ces voûtes le balai de ces
spectres. On y respire la fétidité énorme des catastrophes sociales. On
voit dans des coins des miroitements rougeâtres. Il coule là une eau
terrible où se sont lavées des mains sanglantes.
L'observateur social doit entrer dans ces ombres. Elles font partie de
son laboratoire. La philosophie est le microscope de la pensée. Tout
veut la fuir, mais rien ne lui échappe. Tergiverser est inutile. Quel
côté de soi montre-t-on en tergiversant? le côté honte. La philosophie
poursuit de son regard probe le mal, et ne lui permet pas de s'évader
dans le néant. Dans l'effacement des choses qui disparaissent, dans le
rapetissement des choses qui s'évanouissent, elle reconnaît tout. Elle
reconstruit la pourpre d'après le haillon et la femme d'après le
chiffon. Avec le cloaque elle refait la ville; avec la boue elle refait
les moeurs. Du tesson elle conclut l'amphore, ou la cruche. Elle
reconnaît à une empreinte d'ongle sur un parchemin la différence qui
sépare la juiverie de la Judengasse de la juiverie du Ghetto. Elle
retrouve dans ce qui reste ce qui a été, le bien, le mal, le faux, le
vrai, la tache de sang du palais, le pâté d'encre de la caverne, la
goutte de suif du lupanar, les épreuves subies, les tentations bien
venues, les orgies vomies, le pli qu'ont fait les caractères en
s'abaissant, la trace de la prostitution dans les âmes que leur
grossièreté en faisait capables, et sur la veste des portefaix de Rome
la marque du coup de coude de Messaline.
Chapitre III
Bruneseau
L'égout de Paris, au moyen âge, était légendaire. Au seizième siècle
Henri II essaya un sondage qui avorta. Il n'y a pas cent ans, le
cloaque, Mercier l'atteste, était abandonné à lui-même et devenait ce
qu'il pouvait.
Tel était cet ancien Paris, livré aux querelles, aux indécisions et aux
tâtonnements. Il fut longtemps assez bête. Plus tard, 89 montra comment
l'esprit vient aux villes. Mais, au bon vieux temps, la capitale avait
peu de tête; elle ne savait faire ses affaires ni moralement ni
matériellement, et pas mieux balayer les ordures que les abus. Tout
était obstacle, tout faisait question. L'égout, par exemple, était
réfractaire à tout itinéraire. On ne parvenait pas plus à s'orienter
dans la voirie qu'à s'entendre dans la ville; en haut l'inintelligible,
en bas l'inextricable; sous la confusion des langues il y avait la
confusion des caves; Dédale doublait Babel.
Quelquefois, l'égout de Paris se mêlait de déborder, comme si ce Nil
méconnu était subitement pris de colère. Il y avait, chose infâme, des
inondations d'égout. Par moments, cet estomac de la civilisation
digérait mal, le cloaque refluait dans le gosier de la ville, et Paris
avait l'arrière-goût de sa fange. Ces ressemblances de l'égout avec le
remords avaient du bon; c'étaient des avertissements; fort mal pris du
reste; la ville s'indignait que sa boue eût tant d'audace, et
n'admettait pas que l'ordure revînt. Chassez-la mieux.
L'inondation de 1802 est un des souvenirs actuels des Parisiens de
quatre-vingts ans. La fange se répandit en croix place des Victoires, où
est la statue de Louis XIV; elle entra rue Saint-Honoré par les deux
bouches d'égout des Champs-Élysées, rue Saint-Florentin par l'égout
Saint-Florentin, rue Pierre-à-Poisson par l'égout de la Sonnerie, rue
Popincourt par l'égout du Chemin-Vert, rue de la Roquette par l'égout de
la rue de Lappe; elle couvrit le caniveau de la rue des Champs-Élysées
jusqu'à une hauteur de trente-cinq centimètres; et, au midi, par le
vomitoire de la Seine faisant sa fonction en sens inverse, elle pénétra
rue Mazarine, rue de l'Échaudé, et rue des Marais, où elle s'arrêta à
une longueur de cent neuf mètres, précisément à quelques pas de la
maison qu'avait habitée Racine, respectant, dans le dix-septième siècle,
le poète plus que le roi. Elle atteignit son maximum de profondeur rue
Saint-Pierre où elle s'éleva à trois pieds au-dessus des dalles de la
gargouille, et son maximum d'étendue rue Saint-Sabin où elle s'étala sur
une longueur de deux cent trente-huit mètres.
Au commencement de ce siècle, l'égout de Paris était encore un lieu
mystérieux. La boue ne peut jamais être bien famée; mais ici le mauvais
renom allait jusqu'à l'effroi. Paris savait confusément qu'il avait sous
lui une cave terrible. On en parlait comme de cette monstrueuse souille
de Thèbes où fourmillaient des scolopendres de quinze pieds de long et
qui eût pu servir de baignoire à Béhémoth. Les grosses bottes des
égoutiers ne s'aventuraient jamais au delà de certains points connus. On
était encore très voisin du temps où les tombereaux des boueurs, du haut
desquels Sainte-Foix fraternisait avec le marquis de Créqui, se
déchargeaient tout simplement dans l'égout. Quant au curage, on confiait
cette fonction aux averses, qui encombraient plus qu'elles ne
balayaient. Rome laissait encore quelque poésie à son cloaque et
l'appelait Gémonies; Paris insultait le sien et l'appelait le Trou
punais. La science et la superstition étaient d'accord pour l'horreur.
Le Trou punais ne répugnait pas moins à l'hygiène qu'à la légende. Le
Moine bourru était éclos sous la voussure fétide de l'égout Mouffetard;
les cadavres des Marmousets avaient été jetés dans l'égout de la
Barillerie; Fagon avait attribué la redoutable fièvre maligne de 1685 au
grand hiatus de l'égout du Marais qui resta béant jusqu'en 1833 rue
Saint-Louis presque en face de l'enseigne du Messager galant. La bouche
d'égout de la rue de la Mortellerie était célèbre par les pestes qui en
sortaient; avec sa grille de fer à pointes qui simulait une rangée de
dents, elle était dans cette rue fatale comme une gueule de dragon
soufflant l'enfer sur les hommes. L'imagination populaire assaisonnait
le sombre évier parisien d'on ne sait quel hideux mélange d'infini.
L'égout était sans fond. L'égout, c'était le barathrum. L'idée
d'explorer ces régions lépreuses ne venait pas même à la police. Tenter
cet inconnu, jeter la sonde dans cette ombre, aller à la découverte dans
cet abîme, qui l'eût osé? C'était effrayant. Quelqu'un se présenta
pourtant. Le cloaque eut son Christophe Colomb.
Un jour, en 1805, dans une de ces rares apparitions que l'empereur
faisait à Paris, le ministre de l'intérieur, un Decrès ou un Crétet
quelconque, vint au petit lever du maître. On entendait dans le
Carrousel le traînement des sabres de tous ces soldats extraordinaires
de la grande république et du grand empire; il y avait encombrement de
héros à la porte de Napoléon; hommes du Rhin, de l'Escaut, de l'Adige et
du Nil; compagnons de Joubert, de Desaix, de Marceau, de Hoche, de
Kléber; aérostiers de Fleurus, grenadiers de Mayence, pontonniers de
Gênes, hussards que les Pyramides avaient regardés, artilleurs qu'avait
éclaboussés le boulet de Junot, cuirassiers qui avaient pris d'assaut la
flotte à l'ancre dans le Zuyderzée; les uns avaient suivi Bonaparte sur
le pont de Lodi, les autres avaient accompagné Murat dans la tranchée de
Mantoue, les autres avaient devancé Lannes dans le chemin creux de
Montebello. Toute l'armée d'alors était là, dans la cour des Tuileries,
représentée par une escouade ou par un peloton, et gardant Napoléon au
repos; et c'était l'époque splendide où la grande armée avait derrière
elle Marengo et devant elle Austerlitz.--Sire, dit le ministre de
l'intérieur à Napoléon, j'ai vu hier l'homme le plus intrépide de votre
empire.--Qu'est-ce que cet homme? dit brusquement l'empereur, et
qu'est-ce qu'il a fait?--Il veut faire une chose,
sire.--Laquelle?--Visiter les égouts de Paris.
Cet homme existait et se nommait Bruneseau.
Chapitre IV
Détails ignorés
La visite eut lieu. Ce fut une campagne redoutable; une bataille
nocturne contre la peste et l'asphyxie. Ce fut en même temps un voyage
de découvertes. Un des survivants de cette exploration, ouvrier
intelligent, très jeune alors, en racontait encore il y a quelques
années les curieux détails que Bruneseau crut devoir omettre dans son
rapport au préfet de police, comme indignes du style administratif. Les
procédés désinfectants étaient à cette époque très rudimentaires. À
peine Bruneseau eut-il franchi les premières articulations du réseau
souterrain, que huit des travailleurs sur vingt refusèrent d'aller plus
loin. L'opération était compliquée; la visite entraînait le curage; il
fallait donc curer, et en même temps arpenter: noter les entrées d'eau,
compter les grilles et les bouches, détailler les branchements, indiquer
les courants à points de partage, reconnaître les circonscriptions
respectives des divers bassins, sonder les petits égouts greffés sur
l'égout principal, mesurer la hauteur sous clef de chaque couloir, et la
largeur, tant à la naissance des voûtes qu'à fleur du radier, enfin
déterminer les ordonnées du nivellement au droit de chaque entrée d'eau,
soit du radier de l'égout, soit du sol de la rue. On avançait
péniblement. Il n'était pas rare que les échelles de descente
plongeassent dans trois pieds de vase. Les lanternes agonisaient dans
les miasmes. De temps en temps on emportait un égoutier évanoui. À de
certains endroits, précipice. Le sol s'était effondré, le dallage avait
croulé, l'égout s'était changé en puits perdu; on ne trouvait plus le
solide; un homme disparut brusquement; on eut grand'peine à le retirer.
Par le conseil de Fourcroy, on allumait de distance en distance, dans
les endroits suffisamment assainis, de grandes cages pleines d'étoupe
imbibée de résine. La muraille, par places, était couverte de fongus
difformes, et l'on eût dit des tumeurs, la pierre elle-même semblait
malade dans ce milieu irrespirable.
Bruneseau, dans son exploration, procéda d'amont en aval. Au point de
partage des deux conduites d'eau du Grand-Hurleur, il déchiffra sur une
pierre en saillie la date 1550; cette pierre indiquait la limite où
s'était arrêté Philibert Delorme, chargé par Henri II de visiter la
voirie souterraine de Paris. Cette pierre était la marque du seizième
siècle à l'égout. Bruneseau retrouva la main-d'oeuvre du dix-septième
dans le conduit du Ponceau et dans le conduit de la rue
Vieille-du-Temple, voûtés entre 1600 et 1650, et la main-d'oeuvre du
dix-huitième dans la section ouest du canal collecteur, encaissée et
voûtée en 1740. Ces deux voûtes, surtout la moins ancienne, celle de
1740, étaient plus lézardées et plus décrépites que la maçonnerie de
l'égout de ceinture, laquelle datait de 1412, époque où le ruisseau
d'eau vive de Ménilmontant fut élevé à la dignité de grand égout de
Paris, avancement analogue à celui d'un paysan qui deviendrait premier
valet de chambre du roi; quelque chose comme Gros-Jean transformé en
Lebel.
On crut reconnaître çà et là, notamment sous le Palais de justice, des
alvéoles d'anciens cachots pratiqués dans l'égout même. _In pace_
hideux. Un carcan de fer pendait dans l'une de ces cellules. On les mura
toutes. Quelques trouvailles furent bizarres; entre autres le squelette
d'un orang-outang disparu du Jardin des plantes en 1800, disparition
probablement connexe à la fameuse et incontestable apparition du diable
rue des Bernardins dans la dernière année du dix-huitième siècle. Le
pauvre diable avait fini par se noyer dans l'égout.
Sous le long couloir cintré qui aboutit à l'Arche-Marion, une hotte de
chiffonnier, parfaitement conservée, fit l'admiration des connaisseurs.
Partout, la vase, que les égoutiers en étaient venus à manier
intrépidement, abondait en objets précieux, bijoux d'or et d'argent,
pierreries, monnaies. Un géant qui eût filtré ce cloaque eût eu dans son
tamis la richesse des siècles. Au point de partage des deux branchements
de la rue du Temple et de la rue Sainte-Avoye, on ramassa une singulière
médaille huguenote en cuivre, portant d'un côté un porc coiffé d'un
chapeau de cardinal et de l'autre un loup la tiare en tête.
La rencontre la plus surprenante fut à l'entrée du Grand Égout. Cette
entrée avait été autrefois fermée par une grille dont il ne restait plus
que les gonds. À l'un de ces gonds pendait une sorte de loque informe et
souillée qui, sans doute arrêtée là au passage, y flottait dans l'ombre
et achevait de s'y déchiqueter. Bruneseau approcha sa lanterne et
examina ce lambeau. C'était de la batiste très fine, et l'on distinguait
à l'un des coins moins rongé que le reste une couronne héraldique brodée
au-dessus de ces sept lettres: LAVBESP. La couronne était une couronne
de marquis et les sept lettres signifiaient _Laubespine_. On reconnut
que ce qu'on avait sous les yeux était un morceau du linceul de Marat.
Marat, dans sa jeunesse, avait eu des amours. C'était quand il faisait
partie de la maison du comte d'Artois en qualité de médecin des écuries.
De ces amours, historiquement constatés, avec une grande dame, il lui
était resté ce drap de lit. Épave ou souvenir. À sa mort, comme c'était
le seul linge un peu fin qu'il eût chez lui, on l'y avait enseveli. De
vieilles femmes avaient emmailloté pour la tombe, dans ce lange où il y
avait eu de la volupté, le tragique Ami du Peuple.
Bruneseau passa outre. On laissa cette guenille où elle était; on ne
l'acheva pas. Fut-ce mépris ou respect? Marat méritait les deux. Et
puis, la destinée y était assez empreinte pour qu'on hésitât à y
toucher. D'ailleurs, il faut laisser aux choses du sépulcre la place
qu'elles choisissent. En somme, la relique était étrange. Une marquise y
avait dormi; Marat y avait pourri; elle avait traversé le Panthéon pour
aboutir aux rats d'égout. Ce chiffon d'alcôve, dont Watteau eût jadis
joyeusement dessiné tous les plis, avait fini par être digne du regard
fixe de Dante.
La visite totale de la voirie immonditielle souterraine de Paris dura
sept ans, de 1805 à 1812. Tout en cheminant, Bruneseau désignait,
dirigeait et mettait à fin des travaux considérables; en 1808, il
abaissait le radier du Ponceau, et, créant partout des lignes nouvelles,
il poussait l'égout, en 1809, sous la rue Saint-Denis jusqu'à la
fontaine des Innocents; en 1810, sous la rue Froidmanteau et sous la
Salpêtrière, en 1811, sous la rue Neuve-des-Petits-Pères, sous la rue du
Mail, sous la rue de l'Écharpe, sous la place Royale, en 1812, sous la
rue de la Paix et sous la chaussée d'Antin. En même temps, il faisait
désinfecter et assainir tout le réseau. Dès la deuxième année, Bruneseau
s'était adjoint son gendre Nargaud.
C'est ainsi qu'au commencement de ce siècle la vieille société cura son
double-fond et fit la toilette de son égout. Ce fut toujours cela de
nettoyé.
Tortueux, crevassé, dépavé, craquelé, coupé de fondrières, cahoté par
des coudes bizarres, montant et descendant sans logique, fétide,
sauvage, farouche, submergé d'obscurité, avec des cicatrices sur ses
dalles et des balafres sur ses murs, épouvantable, tel était, vu
rétrospectivement, l'antique égout de Paris. Ramifications en tous sens,
croisements de tranchées, branchements, pattes d'oie, étoiles comme dans
les sapes, cæcums, culs-de-sac, voûtes salpêtrées, puisards infects,
suintements dartreux sur les parois, gouttes tombant des plafonds,
ténèbres; rien n'égalait l'horreur de cette vieille crypte exutoire,
appareil digestif de Babylone, antre, fosse, gouffre percé de rues,
taupinière titanique où l'esprit croit voir rôder à travers l'ombre,
dans de l'ordure qui a été de la splendeur, cette énorme taupe aveugle,
le passé.
Ceci, nous le répétons, c'était l'égout d'autrefois.
Chapitre V
Progrès actuel
Aujourd'hui l'égout est propre, froid, droit, correct. Il réalise
presque l'idéal de ce qu'on entend en Angleterre par le mot
«respectable». Il est convenable et grisâtre; tiré au cordeau; on
pourrait presque dire à quatre épingles. Il ressemble à un fournisseur
devenu conseiller d'État. On y voit presque clair. La fange s'y comporte
décemment. Au premier abord, on le prendrait volontiers pour un de ces
corridors souterrains si communs jadis et si utiles aux fuites de
monarques et de princes, dans cet ancien bon temps «où le peuple aimait
ses rois». L'égout actuel est un bel égout; le style pur y règne; le
classique alexandrin rectiligne qui, chassé de la poésie, paraît s'être
réfugié dans l'architecture, semble mêlé à toutes les pierres de cette
longue voûte ténébreuse et blanchâtre; chaque dégorgeoir est une arcade;
la rue de Rivoli fait école jusque dans le cloaque. Au reste, si la
ligne géométrique est quelque part à sa place, c'est à coup sûr dans la
tranchée stercoraire d'une grande ville. Là, tout doit être subordonné
au chemin le plus court. L'égout a pris aujourd'hui un certain aspect
officiel. Les rapports mêmes de police dont il est quelquefois l'objet
ne lui manquent plus de respect. Les mots qui le caractérisent dans le
langage administratif sont relevés et dignes. Ce qu'on appelait boyau,
on l'appelle galerie; ce qu'on appelait trou, on l'appelle regard.
Villon ne reconnaîtrait plus son antique logis en-cas. Ce réseau de
caves a bien toujours son immémoriale population de rongeurs, plus
pullulante que jamais; de temps en temps, un rat, vieille moustache,
risque sa tête à la fenêtre de l'égout et examine les Parisiens; mais
cette vermine elle-même s'apprivoise, satisfaite qu'elle est de son
palais souterrain. Le cloaque n'a plus rien de sa férocité primitive. La
pluie, qui salissait l'égout d'autrefois, lave l'égout d'à présent. Ne
vous y fiez pas trop pourtant. Les miasmes l'habitent encore. Il est
plutôt hypocrite qu'irréprochable. La préfecture de police et la
commission de salubrité ont eu beau faire. En dépit de tous les procédés
d'assainissement, il exhale une vague odeur suspecte, comme Tartuffe
après la confession.
Convenons-en, comme, à tout prendre, le balayage est un hommage que
l'égout rend à la civilisation, et comme, à ce point de vue, la
conscience de Tartuffe est un progrès sur l'étable d'Augias, il est
certain que l'égout de Paris s'est amélioré.
C'est plus qu'un progrès; c'est une transmutation. Entre l'égout ancien
et l'égout actuel, il y a une révolution. Qui a fait cette révolution?
L'homme que tout le monde oublie et que nous avons nommé, Bruneseau.
Chapitre VI
Progrès futur
Le creusement de l'égout de Paris n'a pas été une petite besogne. Les
dix derniers siècles y ont travaillé sans le pouvoir terminer, pas plus
qu'ils n'ont pu finir Paris. L'égout, en effet, reçoit tous les
contre-coups de la croissance de Paris. C'est, dans la terre, une sorte
de polype ténébreux aux mille antennes qui grandit dessous en même temps
que la ville dessus. Chaque fois que la ville perce une rue, l'égout
allonge un bras. La vieille monarchie n'avait construit que vingt-trois
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