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Les misérables Tome V: Jean Valjean - 05

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  ivre. Le printemps est un paradis provisoire; le soleil aide à faire
  patienter l'homme.
  Il y a des êtres qui n'en demandent pas davantage; vivants qui, ayant
  l'azur du ciel, disent: c'est assez! songeurs absorbés dans le prodige,
  puisant dans l'idolâtrie de la nature l'indifférence du bien et du mal,
  contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l'homme, qui ne
  comprennent pas qu'on s'occupe de la faim de ceux-ci, de la soif de
  ceux-là, de la nudité du pauvre en hiver, de la courbure lymphatique
  d'une petite épine dorsale, du grabat, du grenier, du cachot, et des
  haillons des jeunes filles grelottantes, quand on peut rêver sous les
  arbres; esprits paisibles et terribles, impitoyablement satisfaits.
  Chose étrange, l'infini leur suffît. Ce grand besoin de l'homme, le
  fini, qui admet l'embrassement, ils l'ignorent. Le fini, qui admet le
  progrès, ce travail sublime, ils n'y songent pas. L'indéfini, qui naît
  de la combinaison humaine et divine de l'infini et du fini, leur
  échappe. Pourvu qu'ils soient face à face avec l'immensité, ils
  sourient. Jamais la joie, toujours l'extase. S'abîmer, voilà leur vie.
  L'histoire de l'humanité pour eux n'est qu'un plan parcellaire; Tout n'y
  est pas; le vrai Tout reste en dehors; à quoi bon s'occuper de ce
  détail, l'homme? L'homme souffre, c'est possible; mais regardez donc
  Aldebaran qui se lève! La mère n'a plus de lait, le nouveau-né se meurt,
  je n'en sais rien, mais considérez donc cette rosace merveilleuse que
  fait une rondelle de l'aubier du sapin examinée au microscope!
  comparez-moi la plus belle malines à cela! Ces penseurs oublient
  d'aimer. Le zodiaque réussit sur eux au point de les empêcher de voir
  l'enfant qui pleure. Dieu leur éclipse l'âme. C'est là une famille
  d'esprits, à la fois petits et grands. Horace en était, Goethe en était,
  La Fontaine peut-être; magnifiques égoïstes de l'infini, spectateurs
  tranquilles de la douleur, qui ne voient pas Néron s'il fait beau,
  auxquels le soleil cache le bûcher, qui regarderaient guillotiner en y
  cherchant un effet de lumière, qui n'entendent ni le cri, ni le sanglot,
  ni le râle, ni le tocsin, pour qui tout est bien puisqu'il y a le mois
  de mai, qui, tant qu'il y aura des nuages de pourpre et d'or au-dessus
  de leur tête, se déclarent contents, et qui sont déterminés à être
  heureux jusqu'à épuisement du rayonnement des astres et du chant des
  oiseaux.
  Ce sont de radieux ténébreux. Ils ne se doutent pas qu'ils sont à
  plaindre. Certes, ils le sont. Qui ne pleure pas ne voit pas. Il faut
  les admirer et les plaindre, comme on plaindrait et comme on admirerait
  un être à la fois nuit et jour qui n'aurait pas d'yeux sous les sourcils
  et qui aurait un astre au milieu du front.
  L'indifférence de ces penseurs, c'est là, selon quelques-uns, une
  philosophie supérieure. Soit; mais dans cette supériorité il y a de
  l'infirmité. On peut être immortel et boiteux; témoin Vulcain. On peut
  être plus qu'homme et moins qu'homme. L'incomplet immense est dans la
  nature. Qui sait si le soleil n'est pas un aveugle?
  Mais alors, quoi! à qui se fier? _Solem quis dicere falsum audeat_?
  Ainsi de certains génies eux-mêmes, de certains Très-Hauts humains, des
  hommes astres, pourraient se tromper? Ce qui est là-haut, au faîte, au
  sommet, au zénith, ce qui envoie sur la terre tant de clarté, verrait
  peu, verrait mal, ne verrait pas? Cela n'est-il pas désespérant? Non.
  Mais qu'y a-t-il donc au-dessus du soleil? Le dieu.
  Le 6 juin 1832, vers onze heures du matin, le Luxembourg, solitaire et
  dépeuplé, était charmant. Les quinconces et les parterres s'envoyaient
  dans la lumière des baumes et des éblouissements. Les branches, folles à
  la clarté de midi, semblaient chercher à s'embrasser. Il y avait dans
  les sycomores un tintamarre de fauvettes, les passereaux triomphaient,
  les pique-bois grimpaient le long des marronniers en donnant de petits
  coups de bec dans les trous de l'écorce. Les plates-bandes acceptaient
  la royauté légitime des lys; le plus auguste des parfums, c'est celui
  qui sort de la blancheur. On respirait l'odeur poivrée des oeillets. Les
  vieilles corneilles de Marie de Médicis étaient amoureuses dans les
  grands arbres. Le soleil dorait, empourprait et allumait les tulipes,
  qui ne sont autre chose que toutes les variétés de la flamme, faites
  fleurs. Tout autour des bancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles,
  étincelles de ces fleurs flammes. Tout était grâce et gaîté, même la
  pluie prochaine; cette récidive, dont les muguets et les chèvrefeuilles
  devaient profiter, n'avait rien d'inquiétant; les hirondelles faisaient
  la charmante menace de voler bas. Qui était là aspirait du bonheur; la
  vie sentait bon; toute cette nature exhalait la candeur, le secours,
  l'assistance, la paternité, la caresse, l'aurore. Les pensées qui
  tombaient du ciel étaient douces comme une petite main d'enfant qu'on
  baise.
  Les statues sous les arbres, nues et blanches, avaient des robes d'ombre
  trouées de lumière; ces déesses étaient toutes déguenillées de soleil;
  il leur pendait des rayons de tous les côtés. Autour du grand bassin, la
  terre était déjà séchée au point d'être presque brûlée. Il faisait assez
  de vent pour soulever çà et là de petites émeutes de poussière. Quelques
  feuilles jaunes, restées du dernier automne, se poursuivaient
  joyeusement, et semblaient gaminer.
  L'abondance de la clarté avait on ne sait quoi de rassurant. Vie, sève,
  chaleur, effluves, débordaient; on sentait sous la création l'énormité
  de la source; dans tous ces souffles pénétrés d'amour, dans ce
  va-et-vient de réverbérations et de reflets, dans cette prodigieuse
  dépense de rayons, dans ce versement indéfini d'or fluide, on sentait la
  prodigalité de l'inépuisable; et, derrière cette splendeur comme
  derrière un rideau de flamme, on entrevoyait Dieu, ce millionnaire
  d'étoiles.
  Grâce au sable, il n'y avait pas une tache de boue; grâce à la pluie, il
  n'y avait pas un grain de cendre. Les bouquets venaient de se laver;
  tous les velours, tous les satins, tous les vernis, tous les ors, qui
  sortent de la terre sous forme de fleurs, étaient irréprochables. Cette
  magnificence était propre. Le grand silence de la nature heureuse
  emplissait le jardin. Silence céleste compatible avec mille musiques,
  roucoulements de nids, bourdonnements d'essaims, palpitations du vent.
  Toute l'harmonie de la saison s'accomplissait dans un gracieux ensemble;
  les entrées et les sorties du printemps avaient lieu dans l'ordre voulu;
  les lilas finissaient, les jasmins commençaient; quelques fleurs étaient
  attardées, quelques insectes en avance; l'avant-garde des papillons
  rouges de juin fraternisait avec l'arrière-garde des papillons blancs de
  mai. Les platanes faisaient peau neuve. La brise creusait des
  ondulations dans l'énormité magnifique des marronniers. C'était
  splendide. Un vétéran de la caserne voisine qui regardait à travers la
  grille disait: Voilà le printemps au port d'armes et en grande tenue.
  Toute la nature déjeunait; la création était à table; c'était l'heure;
  la grande nappe bleue était mise au ciel et la grande nappe verte sur la
  terre; le soleil éclairait à giorno. Dieu servait le repas universel.
  Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier trouvait du chènevis,
  le pinson trouvait du millet, le chardonneret trouvait du mouron, le
  rouge-gorge trouvait des vers, l'abeille trouvait des fleurs, la mouche
  trouvait des infusoires, le verdier trouvait des mouches. On se mangeait
  bien un peu les uns les autres, ce qui est le mystère du mal mêlé au
  bien; mais pas une bête n'avait l'estomac vide.
  Les deux petits abandonnés étaient parvenus près du grand bassin, et, un
  peu troublés par toute cette lumière, ils tâchaient de se cacher,
  instinct du pauvre et du faible devant la magnificence, même
  impersonnelle; et ils se tenaient derrière la baraque des cygnes.
  Çà et là, par intervalles, quand le vent donnait, on entendait
  confusément des cris, une rumeur, des espèces de râles tumultueux qui
  étaient des fusillades, et des frappements sourds qui étaient des coups
  de canon. Il y avait de la fumée au-dessus des toits du côté des halles.
  Une cloche, qui avait l'air d'appeler, sonnait au loin.
  Ces enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits. Le petit répétait de
  temps en temps à demi-voix: J'ai faim.
  Presque au même instant que les deux enfants, un autre couple
  s'approchait du grand bassin. C'était un bonhomme de cinquante ans qui
  menait par la main un bonhomme de six ans. Sans doute le père avec son
  fils. Le bonhomme de six ans tenait une grosse brioche.
  À cette époque, de certaines maisons riveraines, rue Madame et rue
  d'Enfer, avaient une clef du Luxembourg dont jouissaient les locataires
  quand les grilles étaient fermées, tolérance supprimée depuis. Ce père
  et ce fils sortaient sans doute d'une de ces maisons-là.
  Les deux petits pauvres regardèrent venir ce «monsieur» et se cachèrent
  un peu plus.
  Celui-ci était un bourgeois. Le même peut-être qu'un jour Marius, à
  travers sa fièvre d'amour, avait entendu, près de ce même grand bassin,
  conseillant à son fils «d'éviter les excès». Il avait l'air affable et
  altier, et une bouche qui, ne se fermant pas, souriait toujours. Ce
  sourire mécanique, produit par trop de mâchoire et trop peu de peau,
  montre les dents plutôt que l'âme. L'enfant, avec sa brioche mordue
  qu'il n'achevait pas, semblait gavé. L'enfant était vêtu en garde
  national à cause de l'émeute, et le père était resté habillé en
  bourgeois à cause de la prudence.
  Le père et le fils s'étaient arrêtés près du bassin où s'ébattaient les
  deux cygnes. Ce bourgeois paraissait avoir pour les cygnes une
  admiration spéciale. Il leur ressemblait en ce sens qu'il marchait comme
  eux.
  Pour l'instant les cygnes nageaient, ce qui est leur talent principal,
  et ils étaient superbes.
  Si les deux petits pauvres eussent écouté et eussent été d'âge à
  comprendre, ils eussent pu recueillir les paroles d'un homme grave. Le
  père disait au fils:
  --Le sage vit content de peu. Regarde-moi, mon fils. Je n'aime pas le
  faste. Jamais on ne me voit avec des habits chamarrés d'or et de
  pierreries; je laisse ce faux éclat aux âmes mal organisées.
  Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles éclatèrent avec un
  redoublement de cloche et de rumeur.
  --Qu'est-ce que c'est que cela? demanda l'enfant.
  Le père répondit:
  --Ce sont des saturnales.
  Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés, immobiles derrière
  la maisonnette verte des cygnes.
  --Voilà le commencement, dit-il.
  Et après un silence il ajouta:
  --L'anarchie entre dans ce jardin.
  Cependant le fils mordit la brioche, la recracha, et brusquement se mit
  à pleurer.
  --Pourquoi pleures-tu? demanda le père.
  --Je n'ai plus faim, dit l'enfant.
  Le sourire du père s'accentua.
  --On n'a pas besoin de faim pour manger un gâteau.
  --Mon gâteau m'ennuie. Il est rassis.
  --Tu n'en veux plus?
  --Non.
  Le père lui montra les cygnes.
  --Jette-le à ces palmipèdes.
  L'enfant hésita. On ne veut plus de son gâteau; ce n'est pas une raison
  pour le donner.
  Le père poursuivit:
  --Sois humain. Il faut avoir pitié des animaux.
  Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin.
  Le gâteau tomba assez près du bord.
  Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque
  proie. Ils n'avaient vu ni le bourgeois, ni la brioche.
  Le bourgeois, sentant que le gâteau risquait de se perdre, et ému de ce
  naufrage inutile, se livra à une agitation télégraphique qui finit par
  attirer l'attention des cygnes.
  Ils aperçurent quelque chose qui surnageait, virèrent de bord comme des
  navires qu'ils sont, et se dirigèrent vers la brioche lentement, avec la
  majesté béate qui convient à des bêtes blanches.
  --Les cygnes comprennent les signes, dit le bourgeois, heureux d'avoir
  de l'esprit.
  En ce moment le tumulte lointain de la ville eut encore un grossissement
  subit. Cette fois, ce fut sinistre. Il y a des bouffées de vent qui
  parlent plus distinctement que d'autres. Celle qui soufflait en cet
  instant-là apporta nettement des roulements de tambour, des clameurs,
  des feux de peloton, et les répliques lugubres du tocsin et du canon.
  Ceci coïncida avec un nuage noir qui cacha brusquement le soleil.
  Les cygnes n'étaient pas encore arrivés à la brioche.
  --Rentrons, dit le père, on attaque les Tuileries. Il ressaisit la main
  de son fils. Puis il continua:
  --Des Tuileries au Luxembourg, il n'y a que la distance qui sépare la
  royauté de la pairie; ce n'est pas loin. Les coups de fusil vont
  pleuvoir.
  Il regarda le nuage.
  --Et peut-être aussi la pluie elle-même va pleuvoir; le ciel s'en mêle;
  la branche cadette est condamnée. Rentrons vite.
  --Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit l'enfant.
  Le père répondit:
  --Ce serait une imprudence.
  Et il emmena son petit bourgeois.
  Le fils, regrettant les cygnes, tourna la tête vers le bassin jusqu'à ce
  qu'un coude des quinconces le lui eût caché.
  Cependant, en même temps que les cygnes, les deux petits errants
  s'étaient approchés de la brioche. Elle flottait sur l'eau. Le plus
  petit regardait le gâteau, le plus grand regardait le bourgeois qui s'en
  allait.
  Le père et le fils entrèrent dans le labyrinthe d'allées qui mène au
  grand escalier du massif d'arbres du côté de la rue Madame.
  Dès qu'ils ne furent plus en vue, l'aîné se coucha vivement à plat
  ventre sur le rebord arrondi du bassin, et, s'y cramponnant de la main
  gauche, penché sur l'eau, presque prêt à y tomber, étendit avec sa main
  droite sa baguette vers le gâteau. Les cygnes, voyant l'ennemi, se
  hâtèrent, et en se hâtant firent un effet de poitrail utile au petit
  pêcheur; l'eau devant les cygnes reflua, et l'une de ces molles
  ondulations concentriques poussa doucement la brioche vers la baguette
  de l'enfant. Comme les cygnes arrivaient, la baguette toucha le gâteau.
  L'enfant donna un coup vif, ramena la brioche, effraya les cygnes,
  saisit le gâteau, et se redressa. Le gâteau était mouillé; mais ils
  avaient faim et soif. L'aîné fit deux parts de la brioche, une grosse et
  une petite, prit la petite pour lui, donna la grosse à son petit frère,
  et lui dit:
  --Colle-toi ça dans le fusil.
  
  
  Chapitre XVII
  _Mortuus pater filium moriturum expectat_
  
  Marius s'était élancé hors de la barricade. Combeferre l'avait suivi.
  Mais il était trop tard. Gavroche était mort. Combeferre rapporta le
  panier de cartouches Marius rapporta l'enfant.
  Hélas! pensait-il, ce que le père avait fait pour son père, il le
  rendait au fils; seulement Thénardier avait rapporté son père vivant;
  lui, il rapportait l'enfant mort.
  Quand Marius rentra dans la redoute avec Gavroche dans ses bras, il
  avait, comme l'enfant, le visage inondé de sang.
  À l'instant où il s'était baissé pour ramasser Gavroche, une balle lui
  avait effleuré le crâne; il ne s'en était pas aperçu.
  Courfeyrac défit sa cravate et en banda le front de Marius.
  On déposa Gavroche sur la même table que Mabeuf, et l'on étendit sur les
  deux corps le châle noir. Il y en eut assez pour le vieillard et pour
  l'enfant.
  Combeferre distribua les cartouches du panier qu'il avait rapporté.
  Cela donnait à chaque homme quinze coups à tirer.
  Jean Valjean était toujours à la même place, immobile sur sa borne.
  Quand Combeferre lui présenta ses quinze cartouches, il secoua la tête.
  --Voilà un rare excentrique, dit Combeferre bas à Enjolras. Il trouve
  moyen de ne pas se battre dans cette barricade.
  --Ce qui ne l'empêche pas de la défendre, répondit Enjolras.
  --L'héroïsme a ses originaux, reprit Combeferre.
  Et Courfeyrac, qui avait entendu, ajouta:
  --C'est un autre genre que le père Mabeuf.
  Chose qu'il faut noter, le feu qui battait la barricade en troublait à
  peine l'intérieur. Ceux qui n'ont jamais traversé le tourbillon de ces
  sortes de guerre, ne peuvent se faire aucune idée des singuliers moments
  de tranquillité mêlés à ces convulsions. On va et vient, on cause, on
  plaisante, on flâne. Quelqu'un que nous connaissons a entendu un
  combattant lui dire au milieu de la mitraille: _Nous sommes ici comme à
  un déjeuner de garçons._ La redoute de la rue de la Chanvrerie, nous le
  répétons, semblait au dedans fort calme. Toutes les péripéties et toutes
  les phases avaient été ou allaient être épuisées. La position, de
  critique, était devenue menaçante, et, de menaçante, allait probablement
  devenir désespérée. À mesure que la situation s'assombrissait, la lueur
  héroïque empourprait de plus en plus la barricade. Enjolras, grave, la
  dominait, dans l'attitude d'un jeune Spartiate dévouant son glaive nu au
  sombre génie Epidotas.
  Combeferre, le tablier sur le ventre, pansait les blessés; Bossuet et
  Feuilly faisaient des cartouches avec la poire à poudre cueillie par
  Gavroche sur le caporal mort, et Bossuet disait à Feuilly: _Nous allons
  bientôt prendre la diligence pour une autre planète_; Courfeyrac, sur
  les quelques pavés qu'il s'était réservés près d'Enjolras, disposait et
  rangeait tout un arsenal, sa canne à épée, son fusil, deux pistolets
  d'arçon et un coup de poing, avec le soin d'une jeune fille qui met en
  ordre un petit dunkerque. Jean Valjean, muet, regardait le mur en face
  de lui. Un ouvrier s'assujettissait sur la tête avec une ficelle un
  large chapeau de paille de la mère Hucheloup, de _peur des coups de
  soleil_, disait-il. Les jeunes gens de la Cougourde d'Aix devisaient
  gaîment entre eux, comme s'ils avaient hâte de parler patois une
  dernière fois. Joly, qui avait décroché le miroir de la veuve Hucheloup,
  y examinait sa langue. Quelques combattants, ayant découvert des croûtes
  de pain, à peu près moisies, dans un tiroir, les mangeaient avidement.
  Marius était inquiet de ce que son père allait lui dire.
  
  
  Chapitre XVIII
  Le vautour devenu proie
  
  Insistons sur un fait psychologique propre aux barricades. Rien de ce
  qui caractérise cette surprenante guerre des rues ne doit être omis.
  Quelle que soit cette étrange tranquillité intérieure dont nous venons
  de parler, la barricade, pour ceux qui sont dedans, n'en reste pas moins
  vision.
  Il y a de l'apocalypse dans la guerre civile, toutes les brumes de
  l'inconnu se mêlent à ces flamboiements farouches, les révolutions sont
  sphinx, et quiconque a traversé une barricade croit avoir traversé un
  songe.
  Ce qu'on ressent dans ces lieux-là, nous l'avons indiqué à propos de
  Marius, et nous en verrons les conséquences, c'est plus et c'est moins
  que de la vie. Sorti d'une barricade, on ne sait plus ce qu'on y a vu.
  On a été terrible, on l'ignore. On a été entouré d'idées combattantes
  qui avaient des faces humaines; on a eu la tête dans de la lumière
  d'avenir. Il y avait des cadavres couchés et des fantômes debout. Les
  heures étaient colossales et semblaient des heures d'éternité. On a vécu
  dans la mort. Des ombres ont passé. Qu'était-ce? On a vu des mains où il
  y avait du sang; c'était un assourdissement épouvantable, c'était aussi
  un affreux silence; il y avait des bouches ouvertes qui criaient, et
  d'autres bouches ouvertes qui se taisaient; on était dans de la fumée,
  dans de la nuit peut-être. On croit avoir touché au suintement sinistre
  des profondeurs inconnues; on regarde quelque chose de rouge qu'on a
  dans les ongles. On ne se souvient plus.
  Revenons à la rue de la Chanvrerie.
  Tout à coup, entre deux décharges, on entendit le son lointain d'une
  heure qui sonnait.
  --C'est midi, dit Combeferre.
  Les douze coups n'étaient pas sonnés qu'Enjolras se dressait tout
  debout, et jetait du haut de la barricade cette clameur tonnante:
  --Montez des pavés dans la maison. Garnissez-en le rebord de la fenêtre
  et des mansardes. La moitié des hommes aux fusils, l'autre moitié aux
  pavés. Pas une minute à perdre.
  Un peloton de sapeurs-pompiers, la hache à l'épaule, venait d'apparaître
  en ordre de bataille à l'extrémité de la rue.
  Ceci ne pouvait être qu'une tête de colonne; et de quelle colonne? de la
  colonne d'attaque évidemment; les sapeurs-pompiers chargés de démolir la
  barricade devant toujours précéder les soldats chargés de l'escalader.
  On touchait évidemment à l'instant que M. de Clermont-Tonnerre, en 1822,
  appelait «le coup de collier».
  L'ordre d'Enjolras fut exécuté avec la hâte correcte propre aux navires
  et aux barricades, les deux seuls lieux de combat d'où l'évasion soit
  impossible. En moins d'une minute, les deux tiers des pavés qu'Enjolras
  avait fait entasser à la porte de Corinthe furent montés au premier
  étage et au grenier, et, avant qu'une deuxième minute fût écoulée, ces
  pavés, artistement posés l'un sur l'autre, muraient jusqu'à moitié de la
  hauteur la fenêtre du premier et les lucarnes des mansardes. Quelques
  intervalles, ménagés soigneusement par Feuilly, principal constructeur,
  pouvaient laisser passer des canons de fusil. Cet armement des fenêtres
  put se faire d'autant plus facilement que la mitraille avait cessé. Les
  deux pièces tiraient maintenant à boulet sur le centre du barrage afin
  d'y faire une trouée, et, s'il était possible, une brèche, pour
  l'assaut.
  Quand les pavés, destinés à la défense suprême, furent en place,
  Enjolras fit porter au premier étage les bouteilles qu'il avait placées
  sous la table où était Mabeuf.
  --Qui donc boira cela? lui demanda Bossuet.
  --Eux, répondit Enjolras.
  Puis on barricada la fenêtre d'en bas, et l'on tint toutes prêtes les
  traverses de fer qui servaient à barrer intérieurement la nuit la porte
  du cabaret.
  La forteresse était complète. La barricade était le rempart, le cabaret
  était le donjon.
  Des pavés qui restaient, on boucha la coupure.
  Comme les défenseurs d'une barricade sont toujours obligés de ménager
  les munitions, et que les assiégeants le savent, les assiégeants
  combinent leurs arrangements avec une sorte de loisir irritant,
  s'exposent avant l'heure au feu, mais en apparence plus qu'en réalité,
  et prennent leurs aises. Les apprêts d'attaque se font toujours avec une
  certaine lenteur méthodique; après quoi, la foudre.
  Cette lenteur permit à Enjolras de tout revoir et de tout perfectionner.
  Il sentait que puisque de tels hommes allaient mourir, leur mort devait
  être un chef-d'oeuvre.
  Il dit à Marius:--Nous sommes les deux chefs. Je vais donner les
  derniers ordres au dedans. Toi, reste dehors et observe.
  Marius se posta en observation sur la crête de la barricade.
  Enjolras fit clouer la porte de la cuisine qui, on s'en souvient, était
  l'ambulance.
  --Pas d'éclaboussures sur les blessés, dit-il.
  Il donna ses dernières instructions dans la salle basse d'une voix
  brève, mais profondément tranquille; Feuilly écoutait et répondait au
  nom de tous.
  --Au premier étage, tenez des haches prêtes pour couper l'escalier. Les
  a-t-on?
  --Oui, dit Feuilly.
  --Combien?
  --Deux haches et un merlin.
  --C'est bien. Nous sommes vingt-six combattants debout. Combien y a-t-il
  de fusils?
  --Trente-quatre.
  --Huit de trop. Tenez ces fusils chargés comme les autres, et sous la
  main. Aux ceintures les sabres et les pistolets. Vingt hommes à la
  barricade. Six embusqués aux mansardes et à la fenêtre du premier pour
  faire feu sur les assaillants à travers les meurtrières des pavés. Qu'il
  ne reste pas ici un seul travailleur inutile. Tout à l'heure, quand le
  tambour battra la charge, que les vingt d'en bas se précipitent à la
  barricade. Les premiers arrivés seront les mieux placés.
  Ces dispositions faites, il se tourna vers Javert, et lui dit:
  --Je ne t'oublie pas.
  Et, posant sur la table un pistolet, il ajouta:
  --Le dernier qui sortira d'ici cassera la tête à cet espion.
  --Ici? demanda une voix.
  --Non, ne mêlons pas ce cadavre aux nôtres. On peut enjamber la petite
  barricade sur la ruelle Mondétour. Elle n'a que quatre pieds de haut.
  L'homme est bien garrotté. On l'y mènera, et on l'y exécutera.
  Quelqu'un, en ce moment-là, était plus impassible qu'Enjolras; c'était
  Javert.
  Ici Jean Valjean apparut.
  Il était confondu dans le groupe des insurgés. Il en sortit, et dit à
  Enjolras:
  --Vous êtes le commandant?
  --Oui.
  --Vous m'avez remercié tout à l'heure.
  --Au nom de la République. La barricade a deux sauveurs: Marius
  Pontmercy et vous.
  --Pensez-vous que je mérite une récompense?
  --Certes.
  --Eh bien, j'en demande une.
  --Laquelle?
  --Brûler moi-même la cervelle à cet homme-là.
  Javert leva la tête, vit Jean Valjean, eut un mouvement imperceptible,
  et dit:
  --C'est juste.
  Quant à Enjolras, il s'était mis à recharger sa carabine; il promena ses
  yeux autour de lui:
  --Pas de réclamations?
  Et il se tourna vers Jean Valjean:
  --Prenez le mouchard.
  Jean Valjean, en effet, prit possession de Javert en s'asseyant sur
  l'extrémité de la table. Il saisit le pistolet, et un faible cliquetis
  annonça qu'il venait de l'armer.
  Presque au même instant, on entendit une sonnerie de clairons.
  --Alerte! cria Marius du haut de la barricade.
  Javert se mit à rire de ce rire sans bruit qui lui était propre, et,
  regardant fixement les insurgés, leur dit:
  --Vous n'êtes guère mieux portants que moi.
  --Tous dehors! cria Enjolras.
  Les insurgés s'élancèrent en tumulte, et, en sortant, reçurent dans le
  dos, qu'on nous passe l'expression, cette parole de Javert:
  --À tout à l'heure!
  
  
  Chapitre XIX
  Jean Valjean se venge
  
  Quand Jean Valjean fut seul avec Javert, il défit la corde qui
  assujettissait le prisonnier par le milieu du corps, et dont le noeud
  était sous la table. Après quoi, il lui fit signe de se lever.
  Javert obéit, avec cet indéfinissable sourire où se condense la
  suprématie de l'autorité enchaînée.
  Jean Valjean prit Javert par la martingale comme on prendrait une bête
  de somme par la bricole, et, l'entraînant après lui, sortit du cabaret,
  lentement, car Javert, entravé aux jambes, ne pouvait faire que de très
  petits pas.
  Jean Valjean avait le pistolet au poing.
  Ils franchirent ainsi le trapèze intérieur de la barricade. Les
  insurgés, tout à l'attaque imminente, tournaient le dos.
  Marius, seul, placé de côté à l'extrémité gauche du barrage, les vit
  passer. Ce groupe du patient et du bourreau s'éclaira de la lueur
  sépulcrale qu'il avait dans l'âme.
  Jean Valjean fit escalader, avec quelque peine, à Javert garrotté, mais
  sans le lâcher un seul instant, le petit retranchement de la ruelle
  Mondétour.
  Quand ils eurent enjambé ce barrage, ils se trouvèrent seuls tous les
  deux dans la ruelle. Personne ne les voyait plus. Le coude des maisons
  les cachait aux insurgés. Les cadavres retirés de la barricade faisaient
  un monceau terrible à quelques pas.
  On distinguait dans le tas des morts une face livide, une chevelure
  dénouée, une main percée, et un sein de femme demi-nu. C'était Éponine.
  Javert considéra obliquement cette morte, et, profondément calme, dit à
  demi-voix:
  --Il me semble que je connais cette fille-là.
  Puis il se tourna vers Jean Valjean.
  Jean Valjean mit le pistolet sous son bras, et fixa sur Javert un regard
  qui n'avait pas besoin de paroles pour dire:--Javert, c'est moi.
  Javert répondit:
  --Prends ta revanche.
  Jean Valjean tira de son gousset un couteau, et l'ouvrit.
  --Un surin! s'écria Javert. Tu as raison. Cela te convient mieux.
  Jean Valjean coupa la martingale que Javert avait au cou, puis il coupa
  les cordes qu'il avait aux poignets, puis se baissant, il coupa la
  ficelle qu'il avait aux pieds et, se redressant, il lui dit:
  --Vous êtes libre.
  Javert n'était pas facile à étonner. Cependant, tout maître qu'il était
  de lui, il ne put se soustraire à une commotion. Il resta béant et
  immobile.
  Jean Valjean poursuivit:
  
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