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Les misérables Tome IV: L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis - 27
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il y a des lions qui envoient des poulets à des chameaux.
--Donne.
--Au fait, continua Gavroche, vous m'avez l'air d'un brave homme.
--Donne vite.
--Tenez.
Et il remit le papier à Jean Valjean.
--Et dépêchez-vous, monsieur Chose, puisque mamselle Chosette attend.
Gavroche fut satisfait d'avoir produit ce mot.
Jean Valjean reprit:
--Est-ce à Saint-Merry qu'il faudra porter la réponse?
--Vous feriez là, s'écria Gavroche, une de ces pâtisseries vulgairement
nommées brioches. Cette lettre vient de la barricade de la rue de la
Chanvrerie et j'y retourne. Bonsoir, citoyen.
Cela dit, Gavroche s'en alla, ou, pour mieux dire, reprit vers le lieu
d'où il venait son vol d'oiseau échappé. Il se replongea dans
l'obscurité comme s'il y faisait un trou, avec la rapidité rigide d'un
projectile; la ruelle de l'Homme-Armé redevint silencieuse et solitaire;
en un clin d'oeil, cet étrange enfant, qui avait de l'ombre et du rêve
en lui, s'était enfoncé dans la brume de ces rangées de maisons noires,
et s'y était perdu comme de la fumée dans des ténèbres; et l'on eût pu
le croire dissipé et évanoui, si, quelques minutes après sa disparition,
une éclatante cassure de vitre et le patatras splendide d'un réverbère
croulant sur le pavé n'eussent brusquement réveillé de nouveau les
bourgeois indignés. C'était Gavroche qui passait rue du Chaume.
Chapitre III
Pendant que Cosette et Toussaint dorment
Jean Valjean rentra avec la lettre de Marius.
Il monta l'escalier à tâtons, satisfait des ténèbres comme le hibou qui
tient sa proie, ouvrit et referma doucement sa porte, écouta s'il
n'entendait aucun bruit, constata que, selon toute apparence, Cosette et
Toussaint dormaient, plongea dans la bouteille du briquet Fumade trois
ou quatre allumettes avant de pouvoir faire jaillir l'étincelle, tant sa
main tremblait; il y avait du vol dans ce qu'il venait de faire. Enfin,
sa chandelle fut allumée, il s'accouda sur la table, déplia le papier,
et lut.
Dans les émotions violentes, on ne lit pas, on terrasse pour ainsi dire
le papier qu'on tient, on l'étreint comme une victime, on le froisse, on
enfonce dedans les ongles de sa colère ou de son allégresse; on court à
la fin, on saute au commencement; l'attention a la fièvre; elle comprend
en gros, à peu près, l'essentiel; elle saisit un point, et tout le reste
disparaît. Dans le billet de Marius à Cosette, Jean Valjean ne vit que
ces mots:
«...Je meurs. Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi.»
En présence de ces deux lignes, il eut un éblouissement horrible; il
resta un moment comme écrasé du changement d'émotion qui se faisait en
lui, il regardait le billet de Marius avec une sorte d'étonnement ivre;
il avait devant les yeux cette splendeur, la mort de l'être haï.
Il poussa un affreux cri de joie intérieure.--Ainsi, c'était fini. Le
dénouement arrivait plus vite qu'on n'eût osé l'espérer. L'être qui
encombrait sa destinée disparaissait. Il s'en allait de lui-même,
librement, de bonne volonté. Sans que lui, Jean Valjean, eût rien fait
pour cela, sans qu'il y eût de sa faute, «cet homme» allait mourir.
Peut-être même était-il déjà mort.--Ici sa fièvre fit des calculs.--Non.
Il n'est pas encore mort. La lettre a été visiblement écrite pour être
lue par Cosette le lendemain matin; depuis ces deux décharges qu'on a
entendues entre onze heures et minuit, il n'y a rien eu; la barricade ne
sera sérieusement attaquée qu'au point du jour; mais c'est égal, du
moment où «cet homme» est mêlé à cette guerre, il est perdu; il est pris
dans l'engrenage.--Jean Valjean se sentait délivré. Il allait donc, lui,
se retrouver seul avec Cosette. La concurrence cessait; l'avenir
recommençait. Il n'avait qu'à garder ce billet dans sa poche. Cosette ne
saurait jamais ce que «cet homme» était devenu. «Il n'y a qu'à laisser
les choses s'accomplir. Cet homme ne peut échapper. S'il n'est pas mort
encore, il est sûr qu'il va mourir. Quel bonheur!»
Tout cela dit en lui-même, il devint sombre.
Puis il descendit et réveilla le portier.
Environ une heure après, Jean Valjean sortait en habit complet de garde
national et en armes. Le portier lui avait aisément trouvé dans le
voisinage de quoi compléter son équipement. Il avait un fusil chargé et
une giberne pleine de cartouches. Il se dirigea du côté des halles.
Chapitre IV
Les excès de zèle de Gavroche
Cependant il venait d'arriver une aventure à Gavroche.
Gavroche, après avoir consciencieusement lapidé le réverbère de la rue
du Chaume, aborda la rue des Vieilles-Haudriettes, et n'y voyant pas «un
chat», trouva l'occasion bonne pour entonner toute la chanson dont il
était capable. Sa marche, loin de se ralentir par le chant, s'en
accélérait. Il se mit à semer le long des maisons endormies ou
terrifiées ces couplets incendiaires:
_L'oiseau médit dans les charmilles_
_Et prétend qu'hier Atala_
_Avec un Russe s'en alla._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Mon ami pierrot, tu babilles,_
_Parce que l'autre jour Mila_
_Cogna sa vitre, et m'appela._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Les drôlesses sont fort gentilles;_
_Leur poison qui m'ensorcela_
_Griserait monsieur Orfila._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_J'aime l'amour et ses bisbilles,_
_J'aime Agnès, j'aime Paméla,_
_Lise en m'allumant se brûla._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Jadis, quand je vis les mantilles_
_De Suzette et de Zéïla,_
_Mon âme à leurs plis se mêla._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Amour, quand, dans l'ombre où tu brilles,_
_Tu coiffes de roses Lola,_
_Je me damnerais pour cela._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Jeanne, à ton miroir tu t'habilles!_
_Mon coeur un beau jour s'envola;_
_Je crois que c'est Jeanne qui l'a._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Le soir en sortant des quadrilles,_
_Je montre aux étoiles Stella_
_Et je leur dis: regardez-la._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
Gavroche, tout en chantant, prodiguait la pantomime. Le geste est le
point d'appui du refrain. Son visage, inépuisable répertoire de masques,
faisait des grimaces plus convulsives et plus fantasques que les bouches
d'un linge troué dans un grand vent. Malheureusement, comme il était
seul et dans la nuit, cela n'était ni vu, ni visible. Il y a de ces
richesses perdues.
Soudain il s'arrêta court.
--Interrompons la romance, dit-il.
Sa prunelle féline venait de distinguer dans le renfoncement d'une porte
cochère ce qu'on appelle en peinture un ensemble; c'est-à-dire un être
et une chose; la chose était une charrette à bras, l'être était un
Auvergnat qui dormait dedans.
Les bras de la charrette s'appuyaient sur le pavé et la tête de
l'Auvergnat s'appuyait sur le tablier de la charrette. Son corps se
pelotonnait sur ce plan incliné et ses pieds touchaient la terre.
Gavroche, avec son expérience des choses de ce monde, reconnut un
ivrogne.
C'était quelque commissionnaire du coin qui avait trop bu et qui dormait
trop.
--Voilà, pensa Gavroche, à quoi servent les nuits d'été. L'Auvergnat
s'endort dans sa charrette. On prend la charrette pour la République et
on laisse l'Auvergnat à la monarchie.
Son esprit venait d'être illuminé par la clarté que voici:
--Cette charrette ferait joliment bien sur notre barricade.
L'Auvergnat ronflait.
Gavroche tira doucement la charrette par l'arrière et l'Auvergnat par
l'avant, c'est-à-dire par les pieds, et, au bout d'une minute,
l'Auvergnat, imperturbable, reposait à plat sur le pavé.
La charrette était délivrée.
Gavroche, habitué à faire face de toutes parts à l'imprévu, avait
toujours tout sur lui. Il fouilla dans une de ses poches, et en tira un
chiffon de papier et un bout de crayon rouge chipé à quelque
charpentier.
Il écrivit:
_République française._
«Reçu ta charrette.»
Et il signa: «Gavroche.»
Cela fait, il mit le papier dans la poche du gilet de velours de
l'Auvergnat toujours ronflant, saisit le brancard dans ses deux poings,
et partit, dans la direction des halles, poussant devant lui la
charrette au grand galop avec un glorieux tapage triomphal.
Ceci était périlleux. Il y avait un poste à l'Imprimerie royale.
Gavroche n'y songeait pas. Ce poste était occupé par des gardes
nationaux de la banlieue. Un certain éveil commençait à émouvoir
l'escouade, et les têtes se soulevaient sur les lits de camp. Deux
réverbères brisés coup sur coup, cette chanson chantée à tue-tête, cela
était beaucoup pour des rues si poltronnes, qui ont envie de dormir au
coucher du soleil, et qui mettent de si bonne heure leur éteignoir sur
leur chandelle. Depuis une heure le gamin faisait dans cet
arrondissement paisible le vacarme d'un moucheron dans une bouteille. Le
sergent de la banlieue écoutait. Il attendait. C'était un homme prudent.
Le roulement forcené de la charrette combla la mesure de l'attente
possible, et détermina le sergent à tenter une reconnaissance.
--Ils sont là toute une bande! dit-il, allons doucement.
Il était clair que l'Hydre de l'Anarchie était sortie de sa boîte et
qu'elle se démenait dans le quartier.
Et le sergent se hasarda hors du poste à pas sourds.
Tout à coup, Gavroche, poussant sa charrette, au moment où il allait
déboucher de la rue des Vieilles-Haudriettes, se trouva face à face avec
un uniforme, un shako, un plumet et un fusil.
Pour la seconde fois, il s'arrêta net.
--Tiens, dit-il, c'est lui. Bonjour, l'ordre public.
Les étonnements de Gavroche étaient courts et dégelaient vite.
--Où vas-tu, voyou? cria le sergent.
--Citoyen, dit Gavroche, je ne vous ai pas encore appelé bourgeois.
Pourquoi m'insultez-vous?
--Où vas-tu, drôle?
--Monsieur, reprit Gavroche, vous étiez peut-être hier un homme
d'esprit, mais vous avez été destitué ce matin.
--Je te demande où tu vas, gredin?
Gavroche répondit:
--Vous parlez gentiment. Vrai, on ne vous donnerait pas votre âge. Vous
devriez vendre tous vos cheveux cent francs la pièce. Cela vous ferait
cinq cents francs.
--Où vas-tu? où vas-tu? où vas-tu, bandit?
Gavroche repartit:
--Voilà de vilains mots. La première fois qu'on vous donnera à téter, il
faudra qu'on vous essuie mieux la bouche.
Le sergent croisa la bayonnette.
--Me diras-tu où tu vas, à la fin, misérable?
--Mon général, dit Gavroche, je vas chercher le médecin pour mon épouse
qui est en couches.
--Aux armes! cria le sergent.
Se sauver par ce qui vous a perdu, c'est là le chef-d'oeuvre des hommes
forts; Gavroche mesura d'un coup d'oeil toute la situation. C'était la
charrette qui l'avait compromis, c'était à la charrette de le protéger.
Au moment où le sergent allait fondre sur Gavroche, la charrette,
devenue projectile et lancée à tour de bras, roulait sur lui avec furie,
et le sergent, atteint en plein ventre, tombait à la renverse dans le
ruisseau pendant que son fusil partait en l'air.
Au cri du sergent, les hommes du poste étaient sortis pêle-mêle; le coup
de fusil détermina une décharge générale au hasard, après laquelle on
rechargea les armes et l'on recommença.
Cette mousquetade à colin-maillard dura un bon quart d'heure, et tua
quelques carreaux de vitre.
Cependant Gavroche, qui avait éperdument rebroussé chemin, s'arrêtait à
cinq ou six rues de là, et s'asseyait haletant sur la borne qui fait le
coin des Enfants-Rouges.
Il prêtait l'oreille.
Après avoir soufflé quelques instants, il se tourna du côté où la
fusillade faisait rage, éleva sa main gauche à la hauteur de son nez, et
la lança trois fois en avant en se frappant de la main droite le
derrière de la tête; geste souverain dans lequel la gaminerie parisienne
a condensé l'ironie française, et qui est évidemment efficace, puisqu'il
a déjà duré un demi-siècle.
Cette gaîté fut troublée par une réflexion amère.
--Oui, dit-il, je pouffe, je me tords, j'abonde en joie, mais je perds
ma route, il va falloir faire un détour. Pourvu que j'arrive à temps à
la barricade!
Là-dessus, il reprit sa course.
Et tout en courant:
--Ah çà, où en étais-je donc? dit-il.
Il se remit à chanter sa chanson en s'enfonçant rapidement dans les
rues, et ceci décrut dans les ténèbres:
_Mais il reste encor des bastilles,_
_Et je vais mettre le holà_
_Dans l'ordre public que voilà._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Quelqu'un veut-il jouer aux quilles?_
_Tout l'ancien monde s'écroula_
_Quand la grosse boule roula._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Vieux bon peuple, à coups de béquilles_
_Cassons ce Louvre où s'étala_
_La monarchie en falbala._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Nous en avons forcé les grilles;_
_Le roi Charles Dix ce jour-là_
_Tenait mal et se décolla._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
La prise d'armes du poste ne fut point sans résultat. La charrette fut
conquise, l'ivrogne fut fait prisonnier. L'une fut mise en fourrière;
l'autre fut plus tard un peu poursuivi devant les conseils de guerre
comme complice. Le ministère public d'alors fit preuve en cette
circonstance de son zèle infatigable pour la défense de la société.
L'aventure de Gavroche, restée dans la tradition du quartier du Temple,
est un des souvenirs les plus terribles des vieux bourgeois du Marais,
et est intitulée dans leur mémoire: Attaque nocturne du poste de
l'Imprimerie royale.
--Donne.
--Au fait, continua Gavroche, vous m'avez l'air d'un brave homme.
--Donne vite.
--Tenez.
Et il remit le papier à Jean Valjean.
--Et dépêchez-vous, monsieur Chose, puisque mamselle Chosette attend.
Gavroche fut satisfait d'avoir produit ce mot.
Jean Valjean reprit:
--Est-ce à Saint-Merry qu'il faudra porter la réponse?
--Vous feriez là, s'écria Gavroche, une de ces pâtisseries vulgairement
nommées brioches. Cette lettre vient de la barricade de la rue de la
Chanvrerie et j'y retourne. Bonsoir, citoyen.
Cela dit, Gavroche s'en alla, ou, pour mieux dire, reprit vers le lieu
d'où il venait son vol d'oiseau échappé. Il se replongea dans
l'obscurité comme s'il y faisait un trou, avec la rapidité rigide d'un
projectile; la ruelle de l'Homme-Armé redevint silencieuse et solitaire;
en un clin d'oeil, cet étrange enfant, qui avait de l'ombre et du rêve
en lui, s'était enfoncé dans la brume de ces rangées de maisons noires,
et s'y était perdu comme de la fumée dans des ténèbres; et l'on eût pu
le croire dissipé et évanoui, si, quelques minutes après sa disparition,
une éclatante cassure de vitre et le patatras splendide d'un réverbère
croulant sur le pavé n'eussent brusquement réveillé de nouveau les
bourgeois indignés. C'était Gavroche qui passait rue du Chaume.
Chapitre III
Pendant que Cosette et Toussaint dorment
Jean Valjean rentra avec la lettre de Marius.
Il monta l'escalier à tâtons, satisfait des ténèbres comme le hibou qui
tient sa proie, ouvrit et referma doucement sa porte, écouta s'il
n'entendait aucun bruit, constata que, selon toute apparence, Cosette et
Toussaint dormaient, plongea dans la bouteille du briquet Fumade trois
ou quatre allumettes avant de pouvoir faire jaillir l'étincelle, tant sa
main tremblait; il y avait du vol dans ce qu'il venait de faire. Enfin,
sa chandelle fut allumée, il s'accouda sur la table, déplia le papier,
et lut.
Dans les émotions violentes, on ne lit pas, on terrasse pour ainsi dire
le papier qu'on tient, on l'étreint comme une victime, on le froisse, on
enfonce dedans les ongles de sa colère ou de son allégresse; on court à
la fin, on saute au commencement; l'attention a la fièvre; elle comprend
en gros, à peu près, l'essentiel; elle saisit un point, et tout le reste
disparaît. Dans le billet de Marius à Cosette, Jean Valjean ne vit que
ces mots:
«...Je meurs. Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi.»
En présence de ces deux lignes, il eut un éblouissement horrible; il
resta un moment comme écrasé du changement d'émotion qui se faisait en
lui, il regardait le billet de Marius avec une sorte d'étonnement ivre;
il avait devant les yeux cette splendeur, la mort de l'être haï.
Il poussa un affreux cri de joie intérieure.--Ainsi, c'était fini. Le
dénouement arrivait plus vite qu'on n'eût osé l'espérer. L'être qui
encombrait sa destinée disparaissait. Il s'en allait de lui-même,
librement, de bonne volonté. Sans que lui, Jean Valjean, eût rien fait
pour cela, sans qu'il y eût de sa faute, «cet homme» allait mourir.
Peut-être même était-il déjà mort.--Ici sa fièvre fit des calculs.--Non.
Il n'est pas encore mort. La lettre a été visiblement écrite pour être
lue par Cosette le lendemain matin; depuis ces deux décharges qu'on a
entendues entre onze heures et minuit, il n'y a rien eu; la barricade ne
sera sérieusement attaquée qu'au point du jour; mais c'est égal, du
moment où «cet homme» est mêlé à cette guerre, il est perdu; il est pris
dans l'engrenage.--Jean Valjean se sentait délivré. Il allait donc, lui,
se retrouver seul avec Cosette. La concurrence cessait; l'avenir
recommençait. Il n'avait qu'à garder ce billet dans sa poche. Cosette ne
saurait jamais ce que «cet homme» était devenu. «Il n'y a qu'à laisser
les choses s'accomplir. Cet homme ne peut échapper. S'il n'est pas mort
encore, il est sûr qu'il va mourir. Quel bonheur!»
Tout cela dit en lui-même, il devint sombre.
Puis il descendit et réveilla le portier.
Environ une heure après, Jean Valjean sortait en habit complet de garde
national et en armes. Le portier lui avait aisément trouvé dans le
voisinage de quoi compléter son équipement. Il avait un fusil chargé et
une giberne pleine de cartouches. Il se dirigea du côté des halles.
Chapitre IV
Les excès de zèle de Gavroche
Cependant il venait d'arriver une aventure à Gavroche.
Gavroche, après avoir consciencieusement lapidé le réverbère de la rue
du Chaume, aborda la rue des Vieilles-Haudriettes, et n'y voyant pas «un
chat», trouva l'occasion bonne pour entonner toute la chanson dont il
était capable. Sa marche, loin de se ralentir par le chant, s'en
accélérait. Il se mit à semer le long des maisons endormies ou
terrifiées ces couplets incendiaires:
_L'oiseau médit dans les charmilles_
_Et prétend qu'hier Atala_
_Avec un Russe s'en alla._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Mon ami pierrot, tu babilles,_
_Parce que l'autre jour Mila_
_Cogna sa vitre, et m'appela._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Les drôlesses sont fort gentilles;_
_Leur poison qui m'ensorcela_
_Griserait monsieur Orfila._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_J'aime l'amour et ses bisbilles,_
_J'aime Agnès, j'aime Paméla,_
_Lise en m'allumant se brûla._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Jadis, quand je vis les mantilles_
_De Suzette et de Zéïla,_
_Mon âme à leurs plis se mêla._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Amour, quand, dans l'ombre où tu brilles,_
_Tu coiffes de roses Lola,_
_Je me damnerais pour cela._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Jeanne, à ton miroir tu t'habilles!_
_Mon coeur un beau jour s'envola;_
_Je crois que c'est Jeanne qui l'a._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Le soir en sortant des quadrilles,_
_Je montre aux étoiles Stella_
_Et je leur dis: regardez-la._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
Gavroche, tout en chantant, prodiguait la pantomime. Le geste est le
point d'appui du refrain. Son visage, inépuisable répertoire de masques,
faisait des grimaces plus convulsives et plus fantasques que les bouches
d'un linge troué dans un grand vent. Malheureusement, comme il était
seul et dans la nuit, cela n'était ni vu, ni visible. Il y a de ces
richesses perdues.
Soudain il s'arrêta court.
--Interrompons la romance, dit-il.
Sa prunelle féline venait de distinguer dans le renfoncement d'une porte
cochère ce qu'on appelle en peinture un ensemble; c'est-à-dire un être
et une chose; la chose était une charrette à bras, l'être était un
Auvergnat qui dormait dedans.
Les bras de la charrette s'appuyaient sur le pavé et la tête de
l'Auvergnat s'appuyait sur le tablier de la charrette. Son corps se
pelotonnait sur ce plan incliné et ses pieds touchaient la terre.
Gavroche, avec son expérience des choses de ce monde, reconnut un
ivrogne.
C'était quelque commissionnaire du coin qui avait trop bu et qui dormait
trop.
--Voilà, pensa Gavroche, à quoi servent les nuits d'été. L'Auvergnat
s'endort dans sa charrette. On prend la charrette pour la République et
on laisse l'Auvergnat à la monarchie.
Son esprit venait d'être illuminé par la clarté que voici:
--Cette charrette ferait joliment bien sur notre barricade.
L'Auvergnat ronflait.
Gavroche tira doucement la charrette par l'arrière et l'Auvergnat par
l'avant, c'est-à-dire par les pieds, et, au bout d'une minute,
l'Auvergnat, imperturbable, reposait à plat sur le pavé.
La charrette était délivrée.
Gavroche, habitué à faire face de toutes parts à l'imprévu, avait
toujours tout sur lui. Il fouilla dans une de ses poches, et en tira un
chiffon de papier et un bout de crayon rouge chipé à quelque
charpentier.
Il écrivit:
_République française._
«Reçu ta charrette.»
Et il signa: «Gavroche.»
Cela fait, il mit le papier dans la poche du gilet de velours de
l'Auvergnat toujours ronflant, saisit le brancard dans ses deux poings,
et partit, dans la direction des halles, poussant devant lui la
charrette au grand galop avec un glorieux tapage triomphal.
Ceci était périlleux. Il y avait un poste à l'Imprimerie royale.
Gavroche n'y songeait pas. Ce poste était occupé par des gardes
nationaux de la banlieue. Un certain éveil commençait à émouvoir
l'escouade, et les têtes se soulevaient sur les lits de camp. Deux
réverbères brisés coup sur coup, cette chanson chantée à tue-tête, cela
était beaucoup pour des rues si poltronnes, qui ont envie de dormir au
coucher du soleil, et qui mettent de si bonne heure leur éteignoir sur
leur chandelle. Depuis une heure le gamin faisait dans cet
arrondissement paisible le vacarme d'un moucheron dans une bouteille. Le
sergent de la banlieue écoutait. Il attendait. C'était un homme prudent.
Le roulement forcené de la charrette combla la mesure de l'attente
possible, et détermina le sergent à tenter une reconnaissance.
--Ils sont là toute une bande! dit-il, allons doucement.
Il était clair que l'Hydre de l'Anarchie était sortie de sa boîte et
qu'elle se démenait dans le quartier.
Et le sergent se hasarda hors du poste à pas sourds.
Tout à coup, Gavroche, poussant sa charrette, au moment où il allait
déboucher de la rue des Vieilles-Haudriettes, se trouva face à face avec
un uniforme, un shako, un plumet et un fusil.
Pour la seconde fois, il s'arrêta net.
--Tiens, dit-il, c'est lui. Bonjour, l'ordre public.
Les étonnements de Gavroche étaient courts et dégelaient vite.
--Où vas-tu, voyou? cria le sergent.
--Citoyen, dit Gavroche, je ne vous ai pas encore appelé bourgeois.
Pourquoi m'insultez-vous?
--Où vas-tu, drôle?
--Monsieur, reprit Gavroche, vous étiez peut-être hier un homme
d'esprit, mais vous avez été destitué ce matin.
--Je te demande où tu vas, gredin?
Gavroche répondit:
--Vous parlez gentiment. Vrai, on ne vous donnerait pas votre âge. Vous
devriez vendre tous vos cheveux cent francs la pièce. Cela vous ferait
cinq cents francs.
--Où vas-tu? où vas-tu? où vas-tu, bandit?
Gavroche repartit:
--Voilà de vilains mots. La première fois qu'on vous donnera à téter, il
faudra qu'on vous essuie mieux la bouche.
Le sergent croisa la bayonnette.
--Me diras-tu où tu vas, à la fin, misérable?
--Mon général, dit Gavroche, je vas chercher le médecin pour mon épouse
qui est en couches.
--Aux armes! cria le sergent.
Se sauver par ce qui vous a perdu, c'est là le chef-d'oeuvre des hommes
forts; Gavroche mesura d'un coup d'oeil toute la situation. C'était la
charrette qui l'avait compromis, c'était à la charrette de le protéger.
Au moment où le sergent allait fondre sur Gavroche, la charrette,
devenue projectile et lancée à tour de bras, roulait sur lui avec furie,
et le sergent, atteint en plein ventre, tombait à la renverse dans le
ruisseau pendant que son fusil partait en l'air.
Au cri du sergent, les hommes du poste étaient sortis pêle-mêle; le coup
de fusil détermina une décharge générale au hasard, après laquelle on
rechargea les armes et l'on recommença.
Cette mousquetade à colin-maillard dura un bon quart d'heure, et tua
quelques carreaux de vitre.
Cependant Gavroche, qui avait éperdument rebroussé chemin, s'arrêtait à
cinq ou six rues de là, et s'asseyait haletant sur la borne qui fait le
coin des Enfants-Rouges.
Il prêtait l'oreille.
Après avoir soufflé quelques instants, il se tourna du côté où la
fusillade faisait rage, éleva sa main gauche à la hauteur de son nez, et
la lança trois fois en avant en se frappant de la main droite le
derrière de la tête; geste souverain dans lequel la gaminerie parisienne
a condensé l'ironie française, et qui est évidemment efficace, puisqu'il
a déjà duré un demi-siècle.
Cette gaîté fut troublée par une réflexion amère.
--Oui, dit-il, je pouffe, je me tords, j'abonde en joie, mais je perds
ma route, il va falloir faire un détour. Pourvu que j'arrive à temps à
la barricade!
Là-dessus, il reprit sa course.
Et tout en courant:
--Ah çà, où en étais-je donc? dit-il.
Il se remit à chanter sa chanson en s'enfonçant rapidement dans les
rues, et ceci décrut dans les ténèbres:
_Mais il reste encor des bastilles,_
_Et je vais mettre le holà_
_Dans l'ordre public que voilà._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Quelqu'un veut-il jouer aux quilles?_
_Tout l'ancien monde s'écroula_
_Quand la grosse boule roula._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Vieux bon peuple, à coups de béquilles_
_Cassons ce Louvre où s'étala_
_La monarchie en falbala._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
_Nous en avons forcé les grilles;_
_Le roi Charles Dix ce jour-là_
_Tenait mal et se décolla._
_Où vont les belles filles,_
_Lon la._
La prise d'armes du poste ne fut point sans résultat. La charrette fut
conquise, l'ivrogne fut fait prisonnier. L'une fut mise en fourrière;
l'autre fut plus tard un peu poursuivi devant les conseils de guerre
comme complice. Le ministère public d'alors fit preuve en cette
circonstance de son zèle infatigable pour la défense de la société.
L'aventure de Gavroche, restée dans la tradition du quartier du Temple,
est un des souvenirs les plus terribles des vieux bourgeois du Marais,
et est intitulée dans leur mémoire: Attaque nocturne du poste de
l'Imprimerie royale.
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