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Les misérables Tome IV: L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis - 21
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--Bahorel, observa Enjolras, tu as tort. Tu aurais dû laisser ce
mandement tranquille, ce n'est pas à lui que nous avons affaire, tu
dépenses inutilement de la colère. Garde ta provision. On ne fait pas
feu hors des rangs, pas plus avec l'âme qu'avec le fusil.
--Chacun son genre, Enjolras, riposta Bahorel. Cette prose d'évêque me
choque, je veux manger des oeufs sans qu'on me le permette. Toi tu as le
genre froid brûlant; moi je m'amuse. D'ailleurs, je ne me dépense pas,
je prends de l'élan; et si j'ai déchiré ce mandement, Hercle! c'est pour
me mettre en appétit.
Ce mot, _Hercle_, frappa Gavroche. Il cherchait toutes les occasions de
s'instruire, et ce déchireur d'affiches-là avait son estime. Il lui
demanda:
--Qu'est-ce que cela veut dire, _Hercle_?
Bahorel répondit:
--Cela veut dire sacré nom d'un chien en latin.
Ici Bahorel reconnut à une fenêtre un jeune homme pâle à barbe noire qui
les regardait passer, probablement un ami de l'A B C. Il lui cria:
--Vite, des cartouches! _para bellum_.
--Bel homme! c'est vrai, dit Gavroche qui maintenant comprenait le
latin.
Un cortège tumultueux les accompagnait, étudiants, artistes, jeunes gens
affiliés à la Cougourde d'Aix, ouvriers, gens du port, armés de bâtons
et de bayonnettes, quelques-uns, comme Combeferre, avec des pistolets
entrés dans leurs pantalons. Un vieillard, qui paraissait très vieux,
marchait dans cette bande. Il n'avait point d'arme, et se hâtait pour ne
point rester en arrière, quoiqu'il eût l'air pensif. Gavroche l'aperçut:
--Keksekça? dit-il à Courfeyrac.
--C'est un vieux.
C'était M. Mabeuf.
Chapitre V
Le vieillard
Disons ce qui s'était passé:
Enjolras et ses amis étaient sur le boulevard Bourdon près des greniers
d'abondance au moment où les dragons avaient chargé. Enjolras,
Courfeyrac et Combeferre étaient de ceux qui avaient pris par la rue
Bassompierre en criant: Aux barricades! Rue Lesdiguières ils avaient
rencontré un vieillard qui cheminait.
Ce qui avait appelé leur attention, c'est que ce bonhomme marchait en
zigzag comme s'il était ivre. En outre il avait son chapeau à la main,
quoiqu'il eût plu toute la matinée et qu'il plût assez fort en ce
moment-là même. Courfeyrac avait reconnu le père Mabeuf. Il le
connaissait pour avoir maintes fois accompagné Marius jusqu'à sa porte.
Sachant les habitudes paisibles et plus que timides du vieux marguillier
bouquiniste, et stupéfait de le voir au milieu de ce tumulte, à deux pas
des charges de cavalerie, presque au milieu d'une fusillade, décoiffé
sous la pluie et se promenant parmi les balles, il l'avait abordé, et
l'émeutier de vingt-cinq ans et l'octogénaire avaient échangé ce
dialogue:
--Monsieur Mabeuf, rentrez chez vous.
--Pourquoi?
--Il va y avoir du tapage.
--C'est bon.
--Des coups de sabre, des coups de fusil, monsieur Mabeuf.
--C'est bon.
--Des coups de canon.
--C'est bon. Où allez-vous, vous autres?
--Nous allons flanquer le gouvernement par terre.
--C'est bon.
Et il s'était mis à les suivre. Depuis ce moment-là, il n'avait pas
prononcé une parole. Son pas était devenu ferme tout à coup, des
ouvriers lui avaient offert le bras, il avait refusé d'un signe de tête.
Il s'avançait presque au premier rang de la colonne, ayant tout à la
fois le mouvement d'un homme qui marche et le visage d'un homme qui
dort.
--Quel bonhomme enragé! murmuraient les étudiants. Le bruit courait dans
l'attroupement que c'était--un ancien conventionnel,--un vieux régicide.
Le rassemblement avait pris par la rue de la Verrerie. Le petit Gavroche
marchait en avant avec ce chant à tue-tête qui faisait de lui une espèce
de clairon. Il chantait:
_Voici la lune qui paraît,_
_Quand irons-nous dans la forêt?_
_Demandait Charlot à Charlotte._
_Tou tou tou_
_Pour Chatou._
_Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
_Pour avoir bu de grand matin_
_La rosée à même le thym,_
_Deux moineaux étaient en ribote._
_Zi zi zi_
_Pour Passy._
_Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
_Et ces deux pauvres petits loups_
_Comme deux grives étaient soûls;_
_Un tigre en riait dans sa grotte._
_Don don don_
_Pour Meudon._
_Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
_L'un jurait et l'autre sacrait._
_Quand irons-nous dans la forêt?_
_Demandait Charlot à Charlotte._
_Tin tin tin_
_Pour Pantin._
_Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
Ils se dirigeaient vers Saint-Merry.
Chapitre VI
Recrues
La bande grossissait à chaque instant. Vers la rue des Billettes, un
homme de haute taille, grisonnant, dont Courfeyrac, Enjolras et
Combeferre remarquèrent la mine rude et hardie, mais qu'aucun d'eux ne
connaissait, se joignit à eux. Gavroche occupé de chanter, de siffler,
de bourdonner, d'aller en avant, et de cogner aux volets des boutiques
avec la crosse de son pistolet sans chien, ne fit pas attention à cet
homme.
Il se trouva que, rue de la Verrerie, ils passèrent devant la porte de
Courfeyrac.
--Cela se trouve bien, dit Courfeyrac, j'ai oublié ma bourse, et j'ai
perdu mon chapeau. Il quitta l'attroupement et monta chez lui quatre à
quatre. Il prit un vieux chapeau et sa bourse. Il prit aussi un grand
coffre carré de la dimension d'une grosse valise qui était caché dans
son linge sale. Comme il redescendait en courant, la portière le héla.
--Monsieur de Courfeyrac!
--Portière, comment vous appelez-vous? riposta Courfeyrac.
La portière demeura ébahie.
--Mais vous le savez bien, je suis la concierge, je me nomme la mère
Veuvain.
--Eh bien, si vous m'appelez encore monsieur de Courfeyrac, je vous
appelle mère de Veuvain. Maintenant, parlez, qu'y a-t-il? qu'est-ce?
--Il y a là quelqu'un qui veut vous parler.
--Qui ça?
--Je ne sais pas.
--Où ça?
--Dans ma loge.
--Au diable! fit Courfeyrac.
--Mais ça attend depuis plus d'une heure que vous rentriez! reprit la
portière.
En même temps, une espèce de jeune ouvrier, maigre, blême, petit, marqué
de taches de rousseur, vêtu d'une blouse trouée et d'un pantalon de
velours à côtes rapiécé, et qui avait plutôt l'air d'une fille accoutrée
en garçon que d'un homme, sortit de la loge et dit à Courfeyrac d'une
voix qui, par exemple, n'était pas le moins du monde une voix de femme:
--Monsieur Marius, s'il vous plaît?
--Il n'y est pas.
--Rentrera-t-il ce soir?
--Je n'en sais rien.
Et Courfeyrac ajouta:--Quant à moi, je ne rentrerai pas.
Le jeune homme le regarda fixement et lui demanda:
--Pourquoi cela?
--Parce que.
--Où allez-vous donc?
--Qu'est-ce que cela te fait?
--Voulez-vous que je vous porte votre coffre?
--Je vais aux barricades.
--Voulez-vous que j'aille avec vous?
--Si tu veux! répondit Courfeyrac. La rue est libre, les pavés sont à
tout le monde.
Et il s'échappa en courant pour rejoindre ses amis. Quand il les eut
rejoints, il donna le coffre à porter à l'un d'eux. Ce ne fut qu'un
grand quart d'heure après qu'il s'aperçut que le jeune homme les avait
en effet suivis.
Un attroupement ne va pas précisément où il veut. Nous avons expliqué
que c'est un coup de vent qui l'emporte. Ils dépassèrent Saint-Merry et
se trouvèrent, sans trop savoir comment, rue Saint-Denis.
Livre douzième--Corinthe
Chapitre I
Histoire de Corinthe depuis sa fondation
Les Parisiens qui, aujourd'hui, en entrant dans la rue Rambuteau du côté
des halles, remarquent à leur droite, vis-à-vis la rue Mondétour, une
boutique de vannier ayant pour enseigne un panier qui a la forme de
l'empereur Napoléon le Grand avec cette inscription:
NAPOLEON EST
FAIT TOUT EN OSIER
ne se doutent guère des scènes terribles que ce même emplacement a vues,
il y a à peine trente ans.
C'est là qu'étaient la rue de la Chanvrerie, que les anciens titres
écrivent Chanverrerie, et le cabaret célèbre appelé Corinthe.
On se rappelle tout ce qui a été dit sur la barricade élevée en cet
endroit et éclipsée d'ailleurs par la barricade Saint-Merry. C'est sur
cette fameuse barricade de la rue de la Chanvrerie, aujourd'hui tombée
dans une nuit profonde, que nous allons jeter un peu de lumière.
Qu'on nous permette de recourir, pour la clarté du récit, au moyen
simple déjà employé par nous pour Waterloo. Les personnes qui voudront
se représenter d'une manière assez exacte les pâtés de maisons qui se
dressaient à cette époque près la pointe Saint-Eustache, à l'angle
nord-est des halles de Paris, où est aujourd'hui l'embouchure de la rue
Rambuteau, n'ont qu'à se figurer, touchant la rue Saint-Denis par le
sommet et par la base les halles, une N dont les deux jambages verticaux
seraient la rue de la Grande-Truanderie et la rue de la Chanvrerie et
dont la rue de la Petite-Truanderie ferait le jambage transversal. La
vieille rue Mondétour coupait les trois jambages selon les angles les
plus tortus. Si bien que l'enchevêtrement dédaléen de ces quatre rues
suffisait pour faire, sur un espace de cent toises carrées, entre les
halles et la rue Saint-Denis d'une part, entre la rue du Cygne et la rue
des Prêcheurs d'autre part, sept îlots de maisons, bizarrement taillés,
de grandeurs diverses, posés de travers et comme au hasard, et séparés à
peine, ainsi que les blocs de pierre dans le chantier, par des fentes
étroites.
Nous disons fentes étroites, et nous ne pouvons pas donner une plus
juste idée de ces ruelles obscures, resserrées, anguleuses, bordées de
masures à huit étages. Ces masures étaient si décrépites que, dans les
rues de la Chanvrerie et de la Petite-Truanderie, les façades
s'étayaient de poutres allant d'une maison à l'autre. La rue était
étroite et le ruisseau large, le passant y cheminait sur le pavé
toujours mouillé, côtoyant des boutiques pareilles à des caves, de
grosses bornes cerclées de fer, des tas d'ordures excessifs, des portes
d'allées armées d'énormes grilles séculaires. La rue Rambuteau a dévasté
tout cela.
Le nom Mondétour peint à merveille les sinuosités de toute cette voirie.
Un peu plus loin, on les trouvait encore mieux exprimées par la _rue
Pirouette_ qui se jetait dans la rue Mondétour.
Le passant qui s'engageait de la rue Saint-Denis dans la rue de la
Chanvrerie la voyait peu à peu se rétrécir devant lui, comme s'il fût
entré dans un entonnoir allongé. Au bout de la rue, qui était fort
courte, il trouvait le passage barré du côté des halles par une haute
rangée de maisons, et il se fût cru dans un cul-de-sac, s'il n'eût
aperçu à droite et à gauche deux tranchées noires par où il pouvait
s'échapper. C'était la rue Mondétour, laquelle allait rejoindre d'un
côté la rue des Prêcheurs, de l'autre la rue du Cygne et la
Petite-Truanderie. Au fond de cette espèce de cul-de-sac, à l'angle de
la tranchée de droite, on remarquait une maison moins élevée que les
autres et formant une sorte de cap sur la rue.
C'est dans cette maison, de deux étages seulement, qu'était allégrement
installé depuis trois cents ans un cabaret illustre. Ce cabaret faisait
un bruit de joie au lieu même que le vieux Théophile a signalé dans ces
deux vers:
_Là branle le squelette horrible_
_D'un pauvre amant qui se pendit._
L'endroit étant bon, les cabaretiers s'y succédaient de père en fils.
Du temps de Mathurin Régnier, ce cabaret s'appelait le _Pot-aux-Roses_,
et comme la mode était aux rébus, il avait pour enseigne un poteau peint
en rose. Au siècle dernier, le digne Natoire, l'un des maîtres
fantasques aujourd'hui dédaignés par l'école roide, s'étant grisé
plusieurs fois dans ce cabaret à la table même où s'était soûlé Régnier,
avait peint par reconnaissance une grappe de raisin de Corinthe sur le
poteau rose. Le cabaretier, de joie, en avait changé son enseigne et
avait fait dorer au-dessous de la grappe ces mots: _au Raisin de
Corinthe_. De là ce nom, _Corinthe_. Rien n'est plus naturel aux
ivrognes que les ellipses. L'ellipse est le zigzag de la phrase.
Corinthe avait peu à peu détrôné le Pot-aux-Roses. Le dernier cabaretier
de la dynastie, le père Hucheloup, ne sachant même plus la tradition,
avait fait peindre le poteau en bleu.
Une salle en bas où était le comptoir, une salle au premier où était le
billard, un escalier de bois en spirale perçant le plafond, le vin sur
les tables, la fumée sur les murs, des chandelles en plein jour, voilà
quel était le cabaret. Un escalier à trappe dans la salle d'en bas
conduisait à la cave. Au second était le logis des Hucheloup. On y
montait par un escalier, échelle plutôt qu'escalier, n'ayant pour entrée
qu'une porte dérobée dans la grande salle du premier. Sous le toit, deux
greniers mansardes, nids de servantes. La cuisine partageait le
rez-de-chaussée avec la salle du comptoir.
Le père Hucheloup était peut-être né chimiste, le fait est qu'il fut
cuisinier; on ne buvait pas seulement dans son cabaret, on y mangeait.
Hucheloup avait inventé une chose excellente qu'on ne mangeait que chez
lui, c'étaient des carpes farcies qu'il appelait _carpes au gras_. On
mangeait cela à la lueur d'une chandelle de suif ou d'un quinquet du
temps de Louis XVI sur des tables où était clouée une toile cirée en
guise de nappe. On y venait de loin. Hucheloup avait, un beau matin,
avait jugé à propos d'avertir les passants de sa «spécialité»; il avait
trempé un pinceau dans un pot de noir, et comme il avait une orthographe
à lui, de même qu'une cuisine à lui, il avait improvisé sur son mur
cette inscription remarquable:
CARPES HO GRAS
Un hiver, les averses et les giboulées avaient eu la fantaisie d'effacer
l'S qui terminait le premier mot et le G qui commençait le troisième; et
il était resté ceci:
CARPE HO RAS
Le temps et la pluie aidant, une humble annonce gastronomique était
devenue un conseil profond.
De la sorte il s'était trouvé que, ne sachant pas le français, le père
Hucheloup avait su le latin, qu'il avait fait sortir de la cuisine la
philosophie, et que, voulant simplement effacer Carême, il avait égalé
Horace. Et ce qui était frappant, c'est que cela aussi voulait dire:
entrez dans mon cabaret.
Rien de tout cela n'existe aujourd'hui. Le dédale Mondétour était
éventré et largement ouvert dès 1847, et probablement n'est plus à
l'heure qu'il est. La rue de la Chanvrerie et Corinthe ont disparu sous
le pavé de la rue Rambuteau.
Comme nous l'avons dit, Corinthe était un des lieux de réunion, sinon de
ralliement, de Courfeyrac et de ses amis. C'est Grantaire qui avait
découvert Corinthe. Il y était entré à cause de _Carpe Horas_ et y était
retourné à cause des _Carpes au Gras_. On y buvait, on y mangeait, on y
criait; on y payait peu, on y payait mal, on n'y payait pas, on était
toujours bienvenu. Le père Hucheloup était un bonhomme.
Hucheloup, bonhomme, nous venons de le dire, était un gargotier à
moustaches; variété amusante. Il avait toujours la mine de mauvaise
humeur, semblait vouloir intimider ses pratiques, bougonnait les gens
qui entraient chez lui, et avait l'air plus disposé à leur chercher
querelle qu'à leur servir la soupe. Et pourtant, nous maintenons le mot,
on était toujours bienvenu. Cette bizarrerie avait achalandé sa
boutique, et lui amenait des jeunes gens se disant: Viens donc voir
_maronner_ le père Hucheloup. Il avait été maître d'armes. Tout à coup
il éclatait de rire. Grosse voix, bon diable. C'était un fond comique
avec une apparence tragique; il ne demandait pas mieux que de vous faire
peur; à peu près comme ces tabatières qui ont la forme d'un pistolet. La
détonation éternue.
Il avait pour femme la mère Hucheloup, un être barbu, fort laid.
Vers 1830, le père Hucheloup mourut. Avec lui disparut le secret des
carpes au gras. Sa veuve, peu consolable, continua le cabaret. Mais la
cuisine dégénéra et devint exécrable, le vin, qui avait toujours été
mauvais, fut affreux. Courfeyrac et ses amis continuèrent pourtant
d'aller à Corinthe,--par piété, disait Bossuet.
La veuve Hucheloup était essoufflée et difforme avec des souvenirs
champêtres. Elle leur ôtait la fadeur par la prononciation. Elle avait
une façon à elle de dire les choses qui assaisonnait ses réminiscences
villageoises et printanières. Ç'avait été jadis son bonheur,
affirmait-elle, d'entendre «les loups-de-gorge chanter dans les
ogrépines».
La salle du premier, où était le «restaurant» était une grande longue
pièce encombrée de tabourets, d'escabeaux, de chaises, de bancs et de
tables, et d'un vieux billard boiteux. On y arrivait par l'escalier en
spirale qui aboutissait dans l'angle de la salle à un trou carré pareil
à une écoutille de navire.
Cette salle, éclairée d'une seule fenêtre étroite et d'un quinquet
toujours allumé, avait un air de galetas. Tous les meubles à quatre
pieds se comportaient comme s'ils en avaient trois. Les murs blanchis à
la chaux n'avaient pour tout ornement que ce quatrain en l'honneur de
mame Hucheloup:
_Elle étonne à dix pas, elle épouvante à deux._
_Une verrue habite en son nez hasardeux;_
_On tremble à chaque instant qu'elle ne vous la mouche,_
_Et qu'un beau jour son nez ne tombe dans sa bouche._
Cela était charbonné sur la muraille.
Mame Hucheloup, ressemblante, allait et venait du matin au soir devant
ce quatrain, avec une parfaite tranquillité. Deux servantes, appelées
Matelote et Gibelotte, et auxquelles on n'a jamais connu d'autres noms,
aidaient mame Hucheloup à poser sur les tables les cruchons de vin bleu
et les brouets variés qu'on servait aux affamés dans des écuelles de
poterie. Matelote, grosse, ronde, rousse et criarde, ancienne sultane
favorite du défunt Hucheloup, était laide, plus que n'importe quel
monstre mythologique; pourtant, comme il sied que la servante se tienne
toujours en arrière de la maîtresse, elle était moins laide que mame
Hucheloup. Gibelotte, longue, délicate, blanche d'une blancheur
lymphatique, les yeux cernés, les paupières tombantes, toujours épuisée
et accablée, atteinte de ce qu'on pourrait appeler la lassitude
chronique, levée la première, couchée la dernière, servait tout le
monde, même l'autre servante, en silence et avec douceur, en souriant
sous la fatigue d'une sorte de vague sourire endormi.
Il y avait un miroir au-dessus du comptoir.
Avant d'entrer dans la salle-restaurant, on lisait sur la porte ce vers
écrit à la craie par Courfeyrac:
_Régale si tu peux et mange si tu l'oses._
Chapitre II
Gaîtés préalables
Laigle de Meaux, on le sait, demeurait plutôt chez Joly qu'ailleurs. Il
avait un logis comme l'oiseau a une branche. Les deux amis vivaient
ensemble, mangeaient ensemble, dormaient ensemble. Tout leur était
commun, même un peu Musichetta. Ils étaient ce que, chez les frères
chapeaux, on appelle _bini_. Le matin du 5 juin, ils s'en allèrent
déjeuner à Corinthe. Joly, enchifrené, avait un fort coryza que Laigle
commençait à partager. L'habit de Laigle était râpé, mais Joly était
bien mis.
Il était environ neuf heures du matin quand ils poussèrent la porte de
Corinthe.
Ils montèrent au premier.
Matelote et Gibelotte les reçurent.
--Huîtres, fromage et jambon, dit Laigle.
Et ils s'attablèrent.
Le cabaret était vide; il n'y avait qu'eux deux.
Gibelotte, reconnaissant Joly et Laigle, mit une bouteille de vin sur la
table.
Comme ils étaient aux premières huîtres, une tête apparut à l'écoutille
de l'escalier, et une voix dit:
--Je passais. J'ai senti, de la rue, une délicieuse odeur de fromage de
Brie. J'entre.
C'était Grantaire.
Grantaire prit un tabouret et s'attabla.
Gibelotte, voyant Grantaire, mit deux bouteilles de vin sur la table.
Cela fit trois.
--Est-ce que tu vas boire ces deux bouteilles? demanda Laigle à
Grantaire.
Grantaire répondit:
--Tous sont ingénieux, toi seul es ingénu. Deux bouteilles n'ont jamais
étonné un homme.
Les autres avaient commencé par manger, Grantaire commença par boire.
Une demi-bouteille fut vivement engloutie.
--Tu as donc un trou à l'estomac? reprit Laigle.
--Tu en as bien un au coude, dit Grantaire.
Et, après avoir vidé son verre, il ajouta:
--Ah ça, Laigle des oraisons funèbres, ton habit est vieux.
--Je l'espère, repartit Laigle. Cela fait que nous faisons bon ménage,
mon habit et moi. Il a pris tous mes plis, il ne me gêne en rien, il
s'est moulé sur mes difformités, il est complaisant à tous mes
mouvements; je ne le sens que parce qu'il me tient chaud. Les vieux
habits, c'est la même chose que les vieux amis.
--C'est vrai, s'écria Joly entrant dans le dialogue, un vieil habit est
un vieil abi.
--Surtout, dit Grantaire, dans la bouche d'un homme enchifrené.
--Grantaire, demanda Laigle, viens-tu du boulevard?
--Non.
--Nous venons de voir passer la tête du cortège, Joly et moi.
--C'est un spectacle berveilleux, dit Joly.
--Comme cette rue est tranquille! s'écria Laigle. Qui est-ce qui se
douterait que Paris est sens dessus dessous? Comme on voit que c'était
jadis tout couvents par ici! Du Breul et Sauval en donnent la liste, et
l'abbé Lebeuf. Il y en avait tout autour, ça fourmillait, des chaussés,
des déchaussés, des tondus, des barbus, des gris, des noirs, des blancs,
des franciscains, des minimes, des capucins, des carmes, des petits
augustins, des grands augustins, des vieux augustins...--Ça pullulait.
--Ne parlons pas de moines, interrompit Grantaire, cela donne envie de
se gratter.
Puis il s'exclama:
--Bouh! je viens d'avaler une mauvaise huître. Voilà l'hypocondrie qui
me reprend. Les huîtres sont gâtées, les servantes sont laides. Je hais
l'espèce humaine. J'ai passé tout à l'heure rue Richelieu devant la
grosse librairie publique. Ce tas d'écailles d'huîtres qu'on appelle une
bibliothèque me dégoûte de penser. Que de papier! que d'encre! que de
griffonnage! On a écrit tout ça! quel maroufle a donc dit que l'homme
était un bipède sans plume? Et puis, j'ai rencontré une jolie fille que
je connais, belle comme le printemps, digne de s'appeler Floréal, et
ravie, transportée, heureuse, aux anges, la misérable, parce que hier un
épouvantable banquier tigré de petite vérole a daigné vouloir d'elle!
Hélas! la femme guette le traitant non moins que le muguet; les chattes
chassent aux souris comme aux oiseaux. Cette donzelle, il n'y a pas deux
mois qu'elle était sage dans une mansarde, elle ajustait des petits
ronds de cuivre à des oeillets de corset, comment appelez-vous ça? elle
cousait, elle avait un lit de sangle; elle demeurait auprès d'un pot de
fleurs, elle était contente. La voilà banquière. Cette transformation
s'est faite cette nuit. J'ai rencontré cette victime ce matin, toute
joyeuse. Ce qui est hideux, c'est que la drôlesse était tout aussi jolie
aujourd'hui qu'hier. Son financier ne paraissait pas sur sa figure. Les
roses ont ceci de plus ou de moins que les femmes, que les traces que
leur laissent les chenilles sont visibles. Ah! il n'y a pas de morale
sur la terre, j'en atteste le myrte, symbole de l'amour, le laurier,
symbole de la guerre, l'olivier, ce bêta, symbole de la paix, le
pommier, qui a failli étrangler Adam avec son pépin, et le figuier,
grand-père des jupons. Quant au droit, voulez-vous savoir ce que c'est
que le droit? Les Gaulois convoitent Cluse, Rome protège Cluse, et leur
demande quel tort Cluse leur a fait. Brennus répond:--Le tort que vous a
fait Albe, le tort que vous a fait Fidèrie, le tort que vous ont fait
les Éques, les Volsques et les Sabins. Ils étaient vos voisins. Les
Clusiens sont les nôtres. Nous entendons le voisinage comme vous. Vous
avez volé Albe, nous prenons Cluse. Rome dit: Vous ne prendrez pas
Cluse. Brennus prit Rome. Puis il cria: _Voe victis_! Voilà ce qu'est le
droit. Ah! dans ce monde, que de bêtes de proie! que d'aigles! J'en ai
la chair de poule.
Il tendit son verre à Joly qui le remplit, puis il but, et poursuivit,
sans presque avoir été interrompu par ce verre de vin dont personne ne
s'aperçut, pas même lui:
--Brennus, qui prend Rome, est un aigle; le banquier, qui prend la
grisette, est un aigle. Pas plus de pudeur ici que là. Donc ne croyons à
rien. Il n'y a qu'une réalité: boire. Quelle que soit votre opinion,
soyez pour le coq maigre comme le canton d'Uri ou pour le coq gras comme
le canton de Glaris, peu importe, buvez. Vous me parlez du boulevard, du
cortège, et caetera. Ah çà, il va donc encore y avoir une révolution?
Cette indigence de moyens m'étonne de la part du bon Dieu. Il faut qu'à
tout moment il se remette à suifer la rainure des événements. Ça
accroche, ça ne marche pas. Vite une révolution. Le bon Dieu a toujours
les mains noires de ce vilain cambouis-là. À sa place, je serais plus
simple, je ne remonterais pas à chaque instant ma mécanique, je mènerais
le genre humain rondement, je tricoterais les faits maille à maille sans
casser le fil, je n'aurais point d'en-cas, je n'aurais pas de répertoire
extraordinaire. Ce que vous autres appelez le progrès marche par deux
moteurs, les hommes et les événements. Mais, chose triste, de temps en
temps, l'exceptionnel est nécessaire. Pour les événements comme pour les
hommes, la troupe ordinaire ne suffit pas; il faut parmi les hommes des
génies, et parmi les événements des révolutions. Les grands accidents
sont la loi; l'ordre des choses ne peut s'en passer; et, à voir les
apparitions de comètes, on serait tenté de croire que le ciel lui-même a
besoin d'acteurs en représentation. Au moment où l'on s'y attend le
moins, Dieu placarde un météore sur la muraille du firmament. Quelque
étoile bizarre survient, soulignée par une queue énorme. Et cela fait
mourir César. Brutus lui donne un coup de couteau, et Dieu un coup de
comète. Crac, voilà une aurore boréale, voilà une révolution, voilà un
grand homme; 93 en grosses lettres, Napoléon en vedette, la comète de
1811 au haut de l'affiche. Ah! la belle affiche bleue, toute constellée
de flamboiements inattendus! Boum! boum! spectacle extraordinaire. Levez
les yeux, badauds. Tout est échevelé, l'astre comme le drame. Bon Dieu,
c'est trop, et ce n'est pas assez. Ces ressources, prises dans
l'exception, semblent magnificence et sont pauvreté. Mes amis, la
providence en est aux expédients. Une révolution, qu'est-ce que cela
prouve? Que Dieu est à court. Il fait un coup d'État, parce qu'il y a
solution de continuité entre le présent et l'avenir, et parce que, lui
Dieu, il n'a pas pu joindre les deux bouts. Au fait, cela me confirme
dans mes conjectures sur la situation de fortune de Jéhovah; et à voir
tant de malaise en haut et en bas, tant de mesquinerie et de pingrerie
et de ladrerie et de détresse au ciel et sur la terre, depuis l'oiseau
qui n'a pas un grain de mil jusqu'à moi qui n'ai pas cent mille livres
de rente, à voir la destinée humaine, qui est fort usée, et même la
destinée royale, qui montre la corde, témoin le prince de Condé pendu, à
voir l'hiver, qui n'est pas autre chose qu'une déchirure au zénith par
où le vent souffle, à voir tant de haillons dans la pourpre toute neuve
du matin au sommet des collines, à voir les gouttes de rosée, ces perles
fausses, à voir le givre, ce strass, à voir l'humanité décousue et les
événements rapiécés, et tant de taches au soleil, et tant de trous à la
lune, à voir tant de misère partout, je soupçonne que Dieu n'est pas
riche. Il a de l'apparence, c'est vrai, mais je sens la gêne. Il donne
une révolution, comme un négociant dont la caisse est vide donne un bal.
mandement tranquille, ce n'est pas à lui que nous avons affaire, tu
dépenses inutilement de la colère. Garde ta provision. On ne fait pas
feu hors des rangs, pas plus avec l'âme qu'avec le fusil.
--Chacun son genre, Enjolras, riposta Bahorel. Cette prose d'évêque me
choque, je veux manger des oeufs sans qu'on me le permette. Toi tu as le
genre froid brûlant; moi je m'amuse. D'ailleurs, je ne me dépense pas,
je prends de l'élan; et si j'ai déchiré ce mandement, Hercle! c'est pour
me mettre en appétit.
Ce mot, _Hercle_, frappa Gavroche. Il cherchait toutes les occasions de
s'instruire, et ce déchireur d'affiches-là avait son estime. Il lui
demanda:
--Qu'est-ce que cela veut dire, _Hercle_?
Bahorel répondit:
--Cela veut dire sacré nom d'un chien en latin.
Ici Bahorel reconnut à une fenêtre un jeune homme pâle à barbe noire qui
les regardait passer, probablement un ami de l'A B C. Il lui cria:
--Vite, des cartouches! _para bellum_.
--Bel homme! c'est vrai, dit Gavroche qui maintenant comprenait le
latin.
Un cortège tumultueux les accompagnait, étudiants, artistes, jeunes gens
affiliés à la Cougourde d'Aix, ouvriers, gens du port, armés de bâtons
et de bayonnettes, quelques-uns, comme Combeferre, avec des pistolets
entrés dans leurs pantalons. Un vieillard, qui paraissait très vieux,
marchait dans cette bande. Il n'avait point d'arme, et se hâtait pour ne
point rester en arrière, quoiqu'il eût l'air pensif. Gavroche l'aperçut:
--Keksekça? dit-il à Courfeyrac.
--C'est un vieux.
C'était M. Mabeuf.
Chapitre V
Le vieillard
Disons ce qui s'était passé:
Enjolras et ses amis étaient sur le boulevard Bourdon près des greniers
d'abondance au moment où les dragons avaient chargé. Enjolras,
Courfeyrac et Combeferre étaient de ceux qui avaient pris par la rue
Bassompierre en criant: Aux barricades! Rue Lesdiguières ils avaient
rencontré un vieillard qui cheminait.
Ce qui avait appelé leur attention, c'est que ce bonhomme marchait en
zigzag comme s'il était ivre. En outre il avait son chapeau à la main,
quoiqu'il eût plu toute la matinée et qu'il plût assez fort en ce
moment-là même. Courfeyrac avait reconnu le père Mabeuf. Il le
connaissait pour avoir maintes fois accompagné Marius jusqu'à sa porte.
Sachant les habitudes paisibles et plus que timides du vieux marguillier
bouquiniste, et stupéfait de le voir au milieu de ce tumulte, à deux pas
des charges de cavalerie, presque au milieu d'une fusillade, décoiffé
sous la pluie et se promenant parmi les balles, il l'avait abordé, et
l'émeutier de vingt-cinq ans et l'octogénaire avaient échangé ce
dialogue:
--Monsieur Mabeuf, rentrez chez vous.
--Pourquoi?
--Il va y avoir du tapage.
--C'est bon.
--Des coups de sabre, des coups de fusil, monsieur Mabeuf.
--C'est bon.
--Des coups de canon.
--C'est bon. Où allez-vous, vous autres?
--Nous allons flanquer le gouvernement par terre.
--C'est bon.
Et il s'était mis à les suivre. Depuis ce moment-là, il n'avait pas
prononcé une parole. Son pas était devenu ferme tout à coup, des
ouvriers lui avaient offert le bras, il avait refusé d'un signe de tête.
Il s'avançait presque au premier rang de la colonne, ayant tout à la
fois le mouvement d'un homme qui marche et le visage d'un homme qui
dort.
--Quel bonhomme enragé! murmuraient les étudiants. Le bruit courait dans
l'attroupement que c'était--un ancien conventionnel,--un vieux régicide.
Le rassemblement avait pris par la rue de la Verrerie. Le petit Gavroche
marchait en avant avec ce chant à tue-tête qui faisait de lui une espèce
de clairon. Il chantait:
_Voici la lune qui paraît,_
_Quand irons-nous dans la forêt?_
_Demandait Charlot à Charlotte._
_Tou tou tou_
_Pour Chatou._
_Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
_Pour avoir bu de grand matin_
_La rosée à même le thym,_
_Deux moineaux étaient en ribote._
_Zi zi zi_
_Pour Passy._
_Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
_Et ces deux pauvres petits loups_
_Comme deux grives étaient soûls;_
_Un tigre en riait dans sa grotte._
_Don don don_
_Pour Meudon._
_Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
_L'un jurait et l'autre sacrait._
_Quand irons-nous dans la forêt?_
_Demandait Charlot à Charlotte._
_Tin tin tin_
_Pour Pantin._
_Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
Ils se dirigeaient vers Saint-Merry.
Chapitre VI
Recrues
La bande grossissait à chaque instant. Vers la rue des Billettes, un
homme de haute taille, grisonnant, dont Courfeyrac, Enjolras et
Combeferre remarquèrent la mine rude et hardie, mais qu'aucun d'eux ne
connaissait, se joignit à eux. Gavroche occupé de chanter, de siffler,
de bourdonner, d'aller en avant, et de cogner aux volets des boutiques
avec la crosse de son pistolet sans chien, ne fit pas attention à cet
homme.
Il se trouva que, rue de la Verrerie, ils passèrent devant la porte de
Courfeyrac.
--Cela se trouve bien, dit Courfeyrac, j'ai oublié ma bourse, et j'ai
perdu mon chapeau. Il quitta l'attroupement et monta chez lui quatre à
quatre. Il prit un vieux chapeau et sa bourse. Il prit aussi un grand
coffre carré de la dimension d'une grosse valise qui était caché dans
son linge sale. Comme il redescendait en courant, la portière le héla.
--Monsieur de Courfeyrac!
--Portière, comment vous appelez-vous? riposta Courfeyrac.
La portière demeura ébahie.
--Mais vous le savez bien, je suis la concierge, je me nomme la mère
Veuvain.
--Eh bien, si vous m'appelez encore monsieur de Courfeyrac, je vous
appelle mère de Veuvain. Maintenant, parlez, qu'y a-t-il? qu'est-ce?
--Il y a là quelqu'un qui veut vous parler.
--Qui ça?
--Je ne sais pas.
--Où ça?
--Dans ma loge.
--Au diable! fit Courfeyrac.
--Mais ça attend depuis plus d'une heure que vous rentriez! reprit la
portière.
En même temps, une espèce de jeune ouvrier, maigre, blême, petit, marqué
de taches de rousseur, vêtu d'une blouse trouée et d'un pantalon de
velours à côtes rapiécé, et qui avait plutôt l'air d'une fille accoutrée
en garçon que d'un homme, sortit de la loge et dit à Courfeyrac d'une
voix qui, par exemple, n'était pas le moins du monde une voix de femme:
--Monsieur Marius, s'il vous plaît?
--Il n'y est pas.
--Rentrera-t-il ce soir?
--Je n'en sais rien.
Et Courfeyrac ajouta:--Quant à moi, je ne rentrerai pas.
Le jeune homme le regarda fixement et lui demanda:
--Pourquoi cela?
--Parce que.
--Où allez-vous donc?
--Qu'est-ce que cela te fait?
--Voulez-vous que je vous porte votre coffre?
--Je vais aux barricades.
--Voulez-vous que j'aille avec vous?
--Si tu veux! répondit Courfeyrac. La rue est libre, les pavés sont à
tout le monde.
Et il s'échappa en courant pour rejoindre ses amis. Quand il les eut
rejoints, il donna le coffre à porter à l'un d'eux. Ce ne fut qu'un
grand quart d'heure après qu'il s'aperçut que le jeune homme les avait
en effet suivis.
Un attroupement ne va pas précisément où il veut. Nous avons expliqué
que c'est un coup de vent qui l'emporte. Ils dépassèrent Saint-Merry et
se trouvèrent, sans trop savoir comment, rue Saint-Denis.
Livre douzième--Corinthe
Chapitre I
Histoire de Corinthe depuis sa fondation
Les Parisiens qui, aujourd'hui, en entrant dans la rue Rambuteau du côté
des halles, remarquent à leur droite, vis-à-vis la rue Mondétour, une
boutique de vannier ayant pour enseigne un panier qui a la forme de
l'empereur Napoléon le Grand avec cette inscription:
NAPOLEON EST
FAIT TOUT EN OSIER
ne se doutent guère des scènes terribles que ce même emplacement a vues,
il y a à peine trente ans.
C'est là qu'étaient la rue de la Chanvrerie, que les anciens titres
écrivent Chanverrerie, et le cabaret célèbre appelé Corinthe.
On se rappelle tout ce qui a été dit sur la barricade élevée en cet
endroit et éclipsée d'ailleurs par la barricade Saint-Merry. C'est sur
cette fameuse barricade de la rue de la Chanvrerie, aujourd'hui tombée
dans une nuit profonde, que nous allons jeter un peu de lumière.
Qu'on nous permette de recourir, pour la clarté du récit, au moyen
simple déjà employé par nous pour Waterloo. Les personnes qui voudront
se représenter d'une manière assez exacte les pâtés de maisons qui se
dressaient à cette époque près la pointe Saint-Eustache, à l'angle
nord-est des halles de Paris, où est aujourd'hui l'embouchure de la rue
Rambuteau, n'ont qu'à se figurer, touchant la rue Saint-Denis par le
sommet et par la base les halles, une N dont les deux jambages verticaux
seraient la rue de la Grande-Truanderie et la rue de la Chanvrerie et
dont la rue de la Petite-Truanderie ferait le jambage transversal. La
vieille rue Mondétour coupait les trois jambages selon les angles les
plus tortus. Si bien que l'enchevêtrement dédaléen de ces quatre rues
suffisait pour faire, sur un espace de cent toises carrées, entre les
halles et la rue Saint-Denis d'une part, entre la rue du Cygne et la rue
des Prêcheurs d'autre part, sept îlots de maisons, bizarrement taillés,
de grandeurs diverses, posés de travers et comme au hasard, et séparés à
peine, ainsi que les blocs de pierre dans le chantier, par des fentes
étroites.
Nous disons fentes étroites, et nous ne pouvons pas donner une plus
juste idée de ces ruelles obscures, resserrées, anguleuses, bordées de
masures à huit étages. Ces masures étaient si décrépites que, dans les
rues de la Chanvrerie et de la Petite-Truanderie, les façades
s'étayaient de poutres allant d'une maison à l'autre. La rue était
étroite et le ruisseau large, le passant y cheminait sur le pavé
toujours mouillé, côtoyant des boutiques pareilles à des caves, de
grosses bornes cerclées de fer, des tas d'ordures excessifs, des portes
d'allées armées d'énormes grilles séculaires. La rue Rambuteau a dévasté
tout cela.
Le nom Mondétour peint à merveille les sinuosités de toute cette voirie.
Un peu plus loin, on les trouvait encore mieux exprimées par la _rue
Pirouette_ qui se jetait dans la rue Mondétour.
Le passant qui s'engageait de la rue Saint-Denis dans la rue de la
Chanvrerie la voyait peu à peu se rétrécir devant lui, comme s'il fût
entré dans un entonnoir allongé. Au bout de la rue, qui était fort
courte, il trouvait le passage barré du côté des halles par une haute
rangée de maisons, et il se fût cru dans un cul-de-sac, s'il n'eût
aperçu à droite et à gauche deux tranchées noires par où il pouvait
s'échapper. C'était la rue Mondétour, laquelle allait rejoindre d'un
côté la rue des Prêcheurs, de l'autre la rue du Cygne et la
Petite-Truanderie. Au fond de cette espèce de cul-de-sac, à l'angle de
la tranchée de droite, on remarquait une maison moins élevée que les
autres et formant une sorte de cap sur la rue.
C'est dans cette maison, de deux étages seulement, qu'était allégrement
installé depuis trois cents ans un cabaret illustre. Ce cabaret faisait
un bruit de joie au lieu même que le vieux Théophile a signalé dans ces
deux vers:
_Là branle le squelette horrible_
_D'un pauvre amant qui se pendit._
L'endroit étant bon, les cabaretiers s'y succédaient de père en fils.
Du temps de Mathurin Régnier, ce cabaret s'appelait le _Pot-aux-Roses_,
et comme la mode était aux rébus, il avait pour enseigne un poteau peint
en rose. Au siècle dernier, le digne Natoire, l'un des maîtres
fantasques aujourd'hui dédaignés par l'école roide, s'étant grisé
plusieurs fois dans ce cabaret à la table même où s'était soûlé Régnier,
avait peint par reconnaissance une grappe de raisin de Corinthe sur le
poteau rose. Le cabaretier, de joie, en avait changé son enseigne et
avait fait dorer au-dessous de la grappe ces mots: _au Raisin de
Corinthe_. De là ce nom, _Corinthe_. Rien n'est plus naturel aux
ivrognes que les ellipses. L'ellipse est le zigzag de la phrase.
Corinthe avait peu à peu détrôné le Pot-aux-Roses. Le dernier cabaretier
de la dynastie, le père Hucheloup, ne sachant même plus la tradition,
avait fait peindre le poteau en bleu.
Une salle en bas où était le comptoir, une salle au premier où était le
billard, un escalier de bois en spirale perçant le plafond, le vin sur
les tables, la fumée sur les murs, des chandelles en plein jour, voilà
quel était le cabaret. Un escalier à trappe dans la salle d'en bas
conduisait à la cave. Au second était le logis des Hucheloup. On y
montait par un escalier, échelle plutôt qu'escalier, n'ayant pour entrée
qu'une porte dérobée dans la grande salle du premier. Sous le toit, deux
greniers mansardes, nids de servantes. La cuisine partageait le
rez-de-chaussée avec la salle du comptoir.
Le père Hucheloup était peut-être né chimiste, le fait est qu'il fut
cuisinier; on ne buvait pas seulement dans son cabaret, on y mangeait.
Hucheloup avait inventé une chose excellente qu'on ne mangeait que chez
lui, c'étaient des carpes farcies qu'il appelait _carpes au gras_. On
mangeait cela à la lueur d'une chandelle de suif ou d'un quinquet du
temps de Louis XVI sur des tables où était clouée une toile cirée en
guise de nappe. On y venait de loin. Hucheloup avait, un beau matin,
avait jugé à propos d'avertir les passants de sa «spécialité»; il avait
trempé un pinceau dans un pot de noir, et comme il avait une orthographe
à lui, de même qu'une cuisine à lui, il avait improvisé sur son mur
cette inscription remarquable:
CARPES HO GRAS
Un hiver, les averses et les giboulées avaient eu la fantaisie d'effacer
l'S qui terminait le premier mot et le G qui commençait le troisième; et
il était resté ceci:
CARPE HO RAS
Le temps et la pluie aidant, une humble annonce gastronomique était
devenue un conseil profond.
De la sorte il s'était trouvé que, ne sachant pas le français, le père
Hucheloup avait su le latin, qu'il avait fait sortir de la cuisine la
philosophie, et que, voulant simplement effacer Carême, il avait égalé
Horace. Et ce qui était frappant, c'est que cela aussi voulait dire:
entrez dans mon cabaret.
Rien de tout cela n'existe aujourd'hui. Le dédale Mondétour était
éventré et largement ouvert dès 1847, et probablement n'est plus à
l'heure qu'il est. La rue de la Chanvrerie et Corinthe ont disparu sous
le pavé de la rue Rambuteau.
Comme nous l'avons dit, Corinthe était un des lieux de réunion, sinon de
ralliement, de Courfeyrac et de ses amis. C'est Grantaire qui avait
découvert Corinthe. Il y était entré à cause de _Carpe Horas_ et y était
retourné à cause des _Carpes au Gras_. On y buvait, on y mangeait, on y
criait; on y payait peu, on y payait mal, on n'y payait pas, on était
toujours bienvenu. Le père Hucheloup était un bonhomme.
Hucheloup, bonhomme, nous venons de le dire, était un gargotier à
moustaches; variété amusante. Il avait toujours la mine de mauvaise
humeur, semblait vouloir intimider ses pratiques, bougonnait les gens
qui entraient chez lui, et avait l'air plus disposé à leur chercher
querelle qu'à leur servir la soupe. Et pourtant, nous maintenons le mot,
on était toujours bienvenu. Cette bizarrerie avait achalandé sa
boutique, et lui amenait des jeunes gens se disant: Viens donc voir
_maronner_ le père Hucheloup. Il avait été maître d'armes. Tout à coup
il éclatait de rire. Grosse voix, bon diable. C'était un fond comique
avec une apparence tragique; il ne demandait pas mieux que de vous faire
peur; à peu près comme ces tabatières qui ont la forme d'un pistolet. La
détonation éternue.
Il avait pour femme la mère Hucheloup, un être barbu, fort laid.
Vers 1830, le père Hucheloup mourut. Avec lui disparut le secret des
carpes au gras. Sa veuve, peu consolable, continua le cabaret. Mais la
cuisine dégénéra et devint exécrable, le vin, qui avait toujours été
mauvais, fut affreux. Courfeyrac et ses amis continuèrent pourtant
d'aller à Corinthe,--par piété, disait Bossuet.
La veuve Hucheloup était essoufflée et difforme avec des souvenirs
champêtres. Elle leur ôtait la fadeur par la prononciation. Elle avait
une façon à elle de dire les choses qui assaisonnait ses réminiscences
villageoises et printanières. Ç'avait été jadis son bonheur,
affirmait-elle, d'entendre «les loups-de-gorge chanter dans les
ogrépines».
La salle du premier, où était le «restaurant» était une grande longue
pièce encombrée de tabourets, d'escabeaux, de chaises, de bancs et de
tables, et d'un vieux billard boiteux. On y arrivait par l'escalier en
spirale qui aboutissait dans l'angle de la salle à un trou carré pareil
à une écoutille de navire.
Cette salle, éclairée d'une seule fenêtre étroite et d'un quinquet
toujours allumé, avait un air de galetas. Tous les meubles à quatre
pieds se comportaient comme s'ils en avaient trois. Les murs blanchis à
la chaux n'avaient pour tout ornement que ce quatrain en l'honneur de
mame Hucheloup:
_Elle étonne à dix pas, elle épouvante à deux._
_Une verrue habite en son nez hasardeux;_
_On tremble à chaque instant qu'elle ne vous la mouche,_
_Et qu'un beau jour son nez ne tombe dans sa bouche._
Cela était charbonné sur la muraille.
Mame Hucheloup, ressemblante, allait et venait du matin au soir devant
ce quatrain, avec une parfaite tranquillité. Deux servantes, appelées
Matelote et Gibelotte, et auxquelles on n'a jamais connu d'autres noms,
aidaient mame Hucheloup à poser sur les tables les cruchons de vin bleu
et les brouets variés qu'on servait aux affamés dans des écuelles de
poterie. Matelote, grosse, ronde, rousse et criarde, ancienne sultane
favorite du défunt Hucheloup, était laide, plus que n'importe quel
monstre mythologique; pourtant, comme il sied que la servante se tienne
toujours en arrière de la maîtresse, elle était moins laide que mame
Hucheloup. Gibelotte, longue, délicate, blanche d'une blancheur
lymphatique, les yeux cernés, les paupières tombantes, toujours épuisée
et accablée, atteinte de ce qu'on pourrait appeler la lassitude
chronique, levée la première, couchée la dernière, servait tout le
monde, même l'autre servante, en silence et avec douceur, en souriant
sous la fatigue d'une sorte de vague sourire endormi.
Il y avait un miroir au-dessus du comptoir.
Avant d'entrer dans la salle-restaurant, on lisait sur la porte ce vers
écrit à la craie par Courfeyrac:
_Régale si tu peux et mange si tu l'oses._
Chapitre II
Gaîtés préalables
Laigle de Meaux, on le sait, demeurait plutôt chez Joly qu'ailleurs. Il
avait un logis comme l'oiseau a une branche. Les deux amis vivaient
ensemble, mangeaient ensemble, dormaient ensemble. Tout leur était
commun, même un peu Musichetta. Ils étaient ce que, chez les frères
chapeaux, on appelle _bini_. Le matin du 5 juin, ils s'en allèrent
déjeuner à Corinthe. Joly, enchifrené, avait un fort coryza que Laigle
commençait à partager. L'habit de Laigle était râpé, mais Joly était
bien mis.
Il était environ neuf heures du matin quand ils poussèrent la porte de
Corinthe.
Ils montèrent au premier.
Matelote et Gibelotte les reçurent.
--Huîtres, fromage et jambon, dit Laigle.
Et ils s'attablèrent.
Le cabaret était vide; il n'y avait qu'eux deux.
Gibelotte, reconnaissant Joly et Laigle, mit une bouteille de vin sur la
table.
Comme ils étaient aux premières huîtres, une tête apparut à l'écoutille
de l'escalier, et une voix dit:
--Je passais. J'ai senti, de la rue, une délicieuse odeur de fromage de
Brie. J'entre.
C'était Grantaire.
Grantaire prit un tabouret et s'attabla.
Gibelotte, voyant Grantaire, mit deux bouteilles de vin sur la table.
Cela fit trois.
--Est-ce que tu vas boire ces deux bouteilles? demanda Laigle à
Grantaire.
Grantaire répondit:
--Tous sont ingénieux, toi seul es ingénu. Deux bouteilles n'ont jamais
étonné un homme.
Les autres avaient commencé par manger, Grantaire commença par boire.
Une demi-bouteille fut vivement engloutie.
--Tu as donc un trou à l'estomac? reprit Laigle.
--Tu en as bien un au coude, dit Grantaire.
Et, après avoir vidé son verre, il ajouta:
--Ah ça, Laigle des oraisons funèbres, ton habit est vieux.
--Je l'espère, repartit Laigle. Cela fait que nous faisons bon ménage,
mon habit et moi. Il a pris tous mes plis, il ne me gêne en rien, il
s'est moulé sur mes difformités, il est complaisant à tous mes
mouvements; je ne le sens que parce qu'il me tient chaud. Les vieux
habits, c'est la même chose que les vieux amis.
--C'est vrai, s'écria Joly entrant dans le dialogue, un vieil habit est
un vieil abi.
--Surtout, dit Grantaire, dans la bouche d'un homme enchifrené.
--Grantaire, demanda Laigle, viens-tu du boulevard?
--Non.
--Nous venons de voir passer la tête du cortège, Joly et moi.
--C'est un spectacle berveilleux, dit Joly.
--Comme cette rue est tranquille! s'écria Laigle. Qui est-ce qui se
douterait que Paris est sens dessus dessous? Comme on voit que c'était
jadis tout couvents par ici! Du Breul et Sauval en donnent la liste, et
l'abbé Lebeuf. Il y en avait tout autour, ça fourmillait, des chaussés,
des déchaussés, des tondus, des barbus, des gris, des noirs, des blancs,
des franciscains, des minimes, des capucins, des carmes, des petits
augustins, des grands augustins, des vieux augustins...--Ça pullulait.
--Ne parlons pas de moines, interrompit Grantaire, cela donne envie de
se gratter.
Puis il s'exclama:
--Bouh! je viens d'avaler une mauvaise huître. Voilà l'hypocondrie qui
me reprend. Les huîtres sont gâtées, les servantes sont laides. Je hais
l'espèce humaine. J'ai passé tout à l'heure rue Richelieu devant la
grosse librairie publique. Ce tas d'écailles d'huîtres qu'on appelle une
bibliothèque me dégoûte de penser. Que de papier! que d'encre! que de
griffonnage! On a écrit tout ça! quel maroufle a donc dit que l'homme
était un bipède sans plume? Et puis, j'ai rencontré une jolie fille que
je connais, belle comme le printemps, digne de s'appeler Floréal, et
ravie, transportée, heureuse, aux anges, la misérable, parce que hier un
épouvantable banquier tigré de petite vérole a daigné vouloir d'elle!
Hélas! la femme guette le traitant non moins que le muguet; les chattes
chassent aux souris comme aux oiseaux. Cette donzelle, il n'y a pas deux
mois qu'elle était sage dans une mansarde, elle ajustait des petits
ronds de cuivre à des oeillets de corset, comment appelez-vous ça? elle
cousait, elle avait un lit de sangle; elle demeurait auprès d'un pot de
fleurs, elle était contente. La voilà banquière. Cette transformation
s'est faite cette nuit. J'ai rencontré cette victime ce matin, toute
joyeuse. Ce qui est hideux, c'est que la drôlesse était tout aussi jolie
aujourd'hui qu'hier. Son financier ne paraissait pas sur sa figure. Les
roses ont ceci de plus ou de moins que les femmes, que les traces que
leur laissent les chenilles sont visibles. Ah! il n'y a pas de morale
sur la terre, j'en atteste le myrte, symbole de l'amour, le laurier,
symbole de la guerre, l'olivier, ce bêta, symbole de la paix, le
pommier, qui a failli étrangler Adam avec son pépin, et le figuier,
grand-père des jupons. Quant au droit, voulez-vous savoir ce que c'est
que le droit? Les Gaulois convoitent Cluse, Rome protège Cluse, et leur
demande quel tort Cluse leur a fait. Brennus répond:--Le tort que vous a
fait Albe, le tort que vous a fait Fidèrie, le tort que vous ont fait
les Éques, les Volsques et les Sabins. Ils étaient vos voisins. Les
Clusiens sont les nôtres. Nous entendons le voisinage comme vous. Vous
avez volé Albe, nous prenons Cluse. Rome dit: Vous ne prendrez pas
Cluse. Brennus prit Rome. Puis il cria: _Voe victis_! Voilà ce qu'est le
droit. Ah! dans ce monde, que de bêtes de proie! que d'aigles! J'en ai
la chair de poule.
Il tendit son verre à Joly qui le remplit, puis il but, et poursuivit,
sans presque avoir été interrompu par ce verre de vin dont personne ne
s'aperçut, pas même lui:
--Brennus, qui prend Rome, est un aigle; le banquier, qui prend la
grisette, est un aigle. Pas plus de pudeur ici que là. Donc ne croyons à
rien. Il n'y a qu'une réalité: boire. Quelle que soit votre opinion,
soyez pour le coq maigre comme le canton d'Uri ou pour le coq gras comme
le canton de Glaris, peu importe, buvez. Vous me parlez du boulevard, du
cortège, et caetera. Ah çà, il va donc encore y avoir une révolution?
Cette indigence de moyens m'étonne de la part du bon Dieu. Il faut qu'à
tout moment il se remette à suifer la rainure des événements. Ça
accroche, ça ne marche pas. Vite une révolution. Le bon Dieu a toujours
les mains noires de ce vilain cambouis-là. À sa place, je serais plus
simple, je ne remonterais pas à chaque instant ma mécanique, je mènerais
le genre humain rondement, je tricoterais les faits maille à maille sans
casser le fil, je n'aurais point d'en-cas, je n'aurais pas de répertoire
extraordinaire. Ce que vous autres appelez le progrès marche par deux
moteurs, les hommes et les événements. Mais, chose triste, de temps en
temps, l'exceptionnel est nécessaire. Pour les événements comme pour les
hommes, la troupe ordinaire ne suffit pas; il faut parmi les hommes des
génies, et parmi les événements des révolutions. Les grands accidents
sont la loi; l'ordre des choses ne peut s'en passer; et, à voir les
apparitions de comètes, on serait tenté de croire que le ciel lui-même a
besoin d'acteurs en représentation. Au moment où l'on s'y attend le
moins, Dieu placarde un météore sur la muraille du firmament. Quelque
étoile bizarre survient, soulignée par une queue énorme. Et cela fait
mourir César. Brutus lui donne un coup de couteau, et Dieu un coup de
comète. Crac, voilà une aurore boréale, voilà une révolution, voilà un
grand homme; 93 en grosses lettres, Napoléon en vedette, la comète de
1811 au haut de l'affiche. Ah! la belle affiche bleue, toute constellée
de flamboiements inattendus! Boum! boum! spectacle extraordinaire. Levez
les yeux, badauds. Tout est échevelé, l'astre comme le drame. Bon Dieu,
c'est trop, et ce n'est pas assez. Ces ressources, prises dans
l'exception, semblent magnificence et sont pauvreté. Mes amis, la
providence en est aux expédients. Une révolution, qu'est-ce que cela
prouve? Que Dieu est à court. Il fait un coup d'État, parce qu'il y a
solution de continuité entre le présent et l'avenir, et parce que, lui
Dieu, il n'a pas pu joindre les deux bouts. Au fait, cela me confirme
dans mes conjectures sur la situation de fortune de Jéhovah; et à voir
tant de malaise en haut et en bas, tant de mesquinerie et de pingrerie
et de ladrerie et de détresse au ciel et sur la terre, depuis l'oiseau
qui n'a pas un grain de mil jusqu'à moi qui n'ai pas cent mille livres
de rente, à voir la destinée humaine, qui est fort usée, et même la
destinée royale, qui montre la corde, témoin le prince de Condé pendu, à
voir l'hiver, qui n'est pas autre chose qu'une déchirure au zénith par
où le vent souffle, à voir tant de haillons dans la pourpre toute neuve
du matin au sommet des collines, à voir les gouttes de rosée, ces perles
fausses, à voir le givre, ce strass, à voir l'humanité décousue et les
événements rapiécés, et tant de taches au soleil, et tant de trous à la
lune, à voir tant de misère partout, je soupçonne que Dieu n'est pas
riche. Il a de l'apparence, c'est vrai, mais je sens la gêne. Il donne
une révolution, comme un négociant dont la caisse est vide donne un bal.
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