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Les misérables Tome IV: L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis - 21

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  --Bahorel, observa Enjolras, tu as tort. Tu aurais dû laisser ce
  mandement tranquille, ce n'est pas à lui que nous avons affaire, tu
  dépenses inutilement de la colère. Garde ta provision. On ne fait pas
  feu hors des rangs, pas plus avec l'âme qu'avec le fusil.
  --Chacun son genre, Enjolras, riposta Bahorel. Cette prose d'évêque me
  choque, je veux manger des oeufs sans qu'on me le permette. Toi tu as le
  genre froid brûlant; moi je m'amuse. D'ailleurs, je ne me dépense pas,
  je prends de l'élan; et si j'ai déchiré ce mandement, Hercle! c'est pour
  me mettre en appétit.
  Ce mot, _Hercle_, frappa Gavroche. Il cherchait toutes les occasions de
  s'instruire, et ce déchireur d'affiches-là avait son estime. Il lui
  demanda:
  --Qu'est-ce que cela veut dire, _Hercle_?
  Bahorel répondit:
  --Cela veut dire sacré nom d'un chien en latin.
  Ici Bahorel reconnut à une fenêtre un jeune homme pâle à barbe noire qui
  les regardait passer, probablement un ami de l'A B C. Il lui cria:
  --Vite, des cartouches! _para bellum_.
  --Bel homme! c'est vrai, dit Gavroche qui maintenant comprenait le
  latin.
  Un cortège tumultueux les accompagnait, étudiants, artistes, jeunes gens
  affiliés à la Cougourde d'Aix, ouvriers, gens du port, armés de bâtons
  et de bayonnettes, quelques-uns, comme Combeferre, avec des pistolets
  entrés dans leurs pantalons. Un vieillard, qui paraissait très vieux,
  marchait dans cette bande. Il n'avait point d'arme, et se hâtait pour ne
  point rester en arrière, quoiqu'il eût l'air pensif. Gavroche l'aperçut:
  --Keksekça? dit-il à Courfeyrac.
  --C'est un vieux.
  C'était M. Mabeuf.
  
  
  Chapitre V
  Le vieillard
  
  Disons ce qui s'était passé:
  Enjolras et ses amis étaient sur le boulevard Bourdon près des greniers
  d'abondance au moment où les dragons avaient chargé. Enjolras,
  Courfeyrac et Combeferre étaient de ceux qui avaient pris par la rue
  Bassompierre en criant: Aux barricades! Rue Lesdiguières ils avaient
  rencontré un vieillard qui cheminait.
  Ce qui avait appelé leur attention, c'est que ce bonhomme marchait en
  zigzag comme s'il était ivre. En outre il avait son chapeau à la main,
  quoiqu'il eût plu toute la matinée et qu'il plût assez fort en ce
  moment-là même. Courfeyrac avait reconnu le père Mabeuf. Il le
  connaissait pour avoir maintes fois accompagné Marius jusqu'à sa porte.
  Sachant les habitudes paisibles et plus que timides du vieux marguillier
  bouquiniste, et stupéfait de le voir au milieu de ce tumulte, à deux pas
  des charges de cavalerie, presque au milieu d'une fusillade, décoiffé
  sous la pluie et se promenant parmi les balles, il l'avait abordé, et
  l'émeutier de vingt-cinq ans et l'octogénaire avaient échangé ce
  dialogue:
  --Monsieur Mabeuf, rentrez chez vous.
  --Pourquoi?
  --Il va y avoir du tapage.
  --C'est bon.
  --Des coups de sabre, des coups de fusil, monsieur Mabeuf.
  --C'est bon.
  --Des coups de canon.
  --C'est bon. Où allez-vous, vous autres?
  --Nous allons flanquer le gouvernement par terre.
  --C'est bon.
  Et il s'était mis à les suivre. Depuis ce moment-là, il n'avait pas
  prononcé une parole. Son pas était devenu ferme tout à coup, des
  ouvriers lui avaient offert le bras, il avait refusé d'un signe de tête.
  Il s'avançait presque au premier rang de la colonne, ayant tout à la
  fois le mouvement d'un homme qui marche et le visage d'un homme qui
  dort.
  --Quel bonhomme enragé! murmuraient les étudiants. Le bruit courait dans
  l'attroupement que c'était--un ancien conventionnel,--un vieux régicide.
  Le rassemblement avait pris par la rue de la Verrerie. Le petit Gavroche
  marchait en avant avec ce chant à tue-tête qui faisait de lui une espèce
  de clairon. Il chantait:
   _Voici la lune qui paraît,_
   _Quand irons-nous dans la forêt?_
   _Demandait Charlot à Charlotte._
   _Tou tou tou_
   _Pour Chatou._
   _Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
   _Pour avoir bu de grand matin_
   _La rosée à même le thym,_
   _Deux moineaux étaient en ribote._
   _Zi zi zi_
   _Pour Passy._
   _Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
   _Et ces deux pauvres petits loups_
   _Comme deux grives étaient soûls;_
   _Un tigre en riait dans sa grotte._
   _Don don don_
   _Pour Meudon._
   _Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
   _L'un jurait et l'autre sacrait._
   _Quand irons-nous dans la forêt?_
   _Demandait Charlot à Charlotte._
   _Tin tin tin_
   _Pour Pantin._
   _Je n'ai qu'un Dieu, qu'un roi, qu'un liard et qu'une botte._
  Ils se dirigeaient vers Saint-Merry.
  
  
  Chapitre VI
  Recrues
  
  La bande grossissait à chaque instant. Vers la rue des Billettes, un
  homme de haute taille, grisonnant, dont Courfeyrac, Enjolras et
  Combeferre remarquèrent la mine rude et hardie, mais qu'aucun d'eux ne
  connaissait, se joignit à eux. Gavroche occupé de chanter, de siffler,
  de bourdonner, d'aller en avant, et de cogner aux volets des boutiques
  avec la crosse de son pistolet sans chien, ne fit pas attention à cet
  homme.
  Il se trouva que, rue de la Verrerie, ils passèrent devant la porte de
  Courfeyrac.
  --Cela se trouve bien, dit Courfeyrac, j'ai oublié ma bourse, et j'ai
  perdu mon chapeau. Il quitta l'attroupement et monta chez lui quatre à
  quatre. Il prit un vieux chapeau et sa bourse. Il prit aussi un grand
  coffre carré de la dimension d'une grosse valise qui était caché dans
  son linge sale. Comme il redescendait en courant, la portière le héla.
  --Monsieur de Courfeyrac!
  --Portière, comment vous appelez-vous? riposta Courfeyrac.
  La portière demeura ébahie.
  --Mais vous le savez bien, je suis la concierge, je me nomme la mère
  Veuvain.
  --Eh bien, si vous m'appelez encore monsieur de Courfeyrac, je vous
  appelle mère de Veuvain. Maintenant, parlez, qu'y a-t-il? qu'est-ce?
  --Il y a là quelqu'un qui veut vous parler.
  --Qui ça?
  --Je ne sais pas.
  --Où ça?
  --Dans ma loge.
  --Au diable! fit Courfeyrac.
  --Mais ça attend depuis plus d'une heure que vous rentriez! reprit la
  portière.
  En même temps, une espèce de jeune ouvrier, maigre, blême, petit, marqué
  de taches de rousseur, vêtu d'une blouse trouée et d'un pantalon de
  velours à côtes rapiécé, et qui avait plutôt l'air d'une fille accoutrée
  en garçon que d'un homme, sortit de la loge et dit à Courfeyrac d'une
  voix qui, par exemple, n'était pas le moins du monde une voix de femme:
  --Monsieur Marius, s'il vous plaît?
  --Il n'y est pas.
  --Rentrera-t-il ce soir?
  --Je n'en sais rien.
  Et Courfeyrac ajouta:--Quant à moi, je ne rentrerai pas.
  Le jeune homme le regarda fixement et lui demanda:
  --Pourquoi cela?
  --Parce que.
  --Où allez-vous donc?
  --Qu'est-ce que cela te fait?
  --Voulez-vous que je vous porte votre coffre?
  --Je vais aux barricades.
  --Voulez-vous que j'aille avec vous?
  --Si tu veux! répondit Courfeyrac. La rue est libre, les pavés sont à
  tout le monde.
  Et il s'échappa en courant pour rejoindre ses amis. Quand il les eut
  rejoints, il donna le coffre à porter à l'un d'eux. Ce ne fut qu'un
  grand quart d'heure après qu'il s'aperçut que le jeune homme les avait
  en effet suivis.
  Un attroupement ne va pas précisément où il veut. Nous avons expliqué
  que c'est un coup de vent qui l'emporte. Ils dépassèrent Saint-Merry et
  se trouvèrent, sans trop savoir comment, rue Saint-Denis.
  
  
  Livre douzième--Corinthe
  
  
  Chapitre I
  Histoire de Corinthe depuis sa fondation
  
  Les Parisiens qui, aujourd'hui, en entrant dans la rue Rambuteau du côté
  des halles, remarquent à leur droite, vis-à-vis la rue Mondétour, une
  boutique de vannier ayant pour enseigne un panier qui a la forme de
  l'empereur Napoléon le Grand avec cette inscription:
   NAPOLEON EST
   FAIT TOUT EN OSIER
  ne se doutent guère des scènes terribles que ce même emplacement a vues,
  il y a à peine trente ans.
  C'est là qu'étaient la rue de la Chanvrerie, que les anciens titres
  écrivent Chanverrerie, et le cabaret célèbre appelé Corinthe.
  On se rappelle tout ce qui a été dit sur la barricade élevée en cet
  endroit et éclipsée d'ailleurs par la barricade Saint-Merry. C'est sur
  cette fameuse barricade de la rue de la Chanvrerie, aujourd'hui tombée
  dans une nuit profonde, que nous allons jeter un peu de lumière.
  Qu'on nous permette de recourir, pour la clarté du récit, au moyen
  simple déjà employé par nous pour Waterloo. Les personnes qui voudront
  se représenter d'une manière assez exacte les pâtés de maisons qui se
  dressaient à cette époque près la pointe Saint-Eustache, à l'angle
  nord-est des halles de Paris, où est aujourd'hui l'embouchure de la rue
  Rambuteau, n'ont qu'à se figurer, touchant la rue Saint-Denis par le
  sommet et par la base les halles, une N dont les deux jambages verticaux
  seraient la rue de la Grande-Truanderie et la rue de la Chanvrerie et
  dont la rue de la Petite-Truanderie ferait le jambage transversal. La
  vieille rue Mondétour coupait les trois jambages selon les angles les
  plus tortus. Si bien que l'enchevêtrement dédaléen de ces quatre rues
  suffisait pour faire, sur un espace de cent toises carrées, entre les
  halles et la rue Saint-Denis d'une part, entre la rue du Cygne et la rue
  des Prêcheurs d'autre part, sept îlots de maisons, bizarrement taillés,
  de grandeurs diverses, posés de travers et comme au hasard, et séparés à
  peine, ainsi que les blocs de pierre dans le chantier, par des fentes
  étroites.
  Nous disons fentes étroites, et nous ne pouvons pas donner une plus
  juste idée de ces ruelles obscures, resserrées, anguleuses, bordées de
  masures à huit étages. Ces masures étaient si décrépites que, dans les
  rues de la Chanvrerie et de la Petite-Truanderie, les façades
  s'étayaient de poutres allant d'une maison à l'autre. La rue était
  étroite et le ruisseau large, le passant y cheminait sur le pavé
  toujours mouillé, côtoyant des boutiques pareilles à des caves, de
  grosses bornes cerclées de fer, des tas d'ordures excessifs, des portes
  d'allées armées d'énormes grilles séculaires. La rue Rambuteau a dévasté
  tout cela.
  Le nom Mondétour peint à merveille les sinuosités de toute cette voirie.
  Un peu plus loin, on les trouvait encore mieux exprimées par la _rue
  Pirouette_ qui se jetait dans la rue Mondétour.
  Le passant qui s'engageait de la rue Saint-Denis dans la rue de la
  Chanvrerie la voyait peu à peu se rétrécir devant lui, comme s'il fût
  entré dans un entonnoir allongé. Au bout de la rue, qui était fort
  courte, il trouvait le passage barré du côté des halles par une haute
  rangée de maisons, et il se fût cru dans un cul-de-sac, s'il n'eût
  aperçu à droite et à gauche deux tranchées noires par où il pouvait
  s'échapper. C'était la rue Mondétour, laquelle allait rejoindre d'un
  côté la rue des Prêcheurs, de l'autre la rue du Cygne et la
  Petite-Truanderie. Au fond de cette espèce de cul-de-sac, à l'angle de
  la tranchée de droite, on remarquait une maison moins élevée que les
  autres et formant une sorte de cap sur la rue.
  C'est dans cette maison, de deux étages seulement, qu'était allégrement
  installé depuis trois cents ans un cabaret illustre. Ce cabaret faisait
  un bruit de joie au lieu même que le vieux Théophile a signalé dans ces
  deux vers:
   _Là branle le squelette horrible_
   _D'un pauvre amant qui se pendit._
  L'endroit étant bon, les cabaretiers s'y succédaient de père en fils.
  Du temps de Mathurin Régnier, ce cabaret s'appelait le _Pot-aux-Roses_,
  et comme la mode était aux rébus, il avait pour enseigne un poteau peint
  en rose. Au siècle dernier, le digne Natoire, l'un des maîtres
  fantasques aujourd'hui dédaignés par l'école roide, s'étant grisé
  plusieurs fois dans ce cabaret à la table même où s'était soûlé Régnier,
  avait peint par reconnaissance une grappe de raisin de Corinthe sur le
  poteau rose. Le cabaretier, de joie, en avait changé son enseigne et
  avait fait dorer au-dessous de la grappe ces mots: _au Raisin de
  Corinthe_. De là ce nom, _Corinthe_. Rien n'est plus naturel aux
  ivrognes que les ellipses. L'ellipse est le zigzag de la phrase.
  Corinthe avait peu à peu détrôné le Pot-aux-Roses. Le dernier cabaretier
  de la dynastie, le père Hucheloup, ne sachant même plus la tradition,
  avait fait peindre le poteau en bleu.
  Une salle en bas où était le comptoir, une salle au premier où était le
  billard, un escalier de bois en spirale perçant le plafond, le vin sur
  les tables, la fumée sur les murs, des chandelles en plein jour, voilà
  quel était le cabaret. Un escalier à trappe dans la salle d'en bas
  conduisait à la cave. Au second était le logis des Hucheloup. On y
  montait par un escalier, échelle plutôt qu'escalier, n'ayant pour entrée
  qu'une porte dérobée dans la grande salle du premier. Sous le toit, deux
  greniers mansardes, nids de servantes. La cuisine partageait le
  rez-de-chaussée avec la salle du comptoir.
  Le père Hucheloup était peut-être né chimiste, le fait est qu'il fut
  cuisinier; on ne buvait pas seulement dans son cabaret, on y mangeait.
  Hucheloup avait inventé une chose excellente qu'on ne mangeait que chez
  lui, c'étaient des carpes farcies qu'il appelait _carpes au gras_. On
  mangeait cela à la lueur d'une chandelle de suif ou d'un quinquet du
  temps de Louis XVI sur des tables où était clouée une toile cirée en
  guise de nappe. On y venait de loin. Hucheloup avait, un beau matin,
  avait jugé à propos d'avertir les passants de sa «spécialité»; il avait
  trempé un pinceau dans un pot de noir, et comme il avait une orthographe
  à lui, de même qu'une cuisine à lui, il avait improvisé sur son mur
  cette inscription remarquable:
   CARPES HO GRAS
  Un hiver, les averses et les giboulées avaient eu la fantaisie d'effacer
  l'S qui terminait le premier mot et le G qui commençait le troisième; et
  il était resté ceci:
   CARPE HO RAS
  Le temps et la pluie aidant, une humble annonce gastronomique était
  devenue un conseil profond.
  De la sorte il s'était trouvé que, ne sachant pas le français, le père
  Hucheloup avait su le latin, qu'il avait fait sortir de la cuisine la
  philosophie, et que, voulant simplement effacer Carême, il avait égalé
  Horace. Et ce qui était frappant, c'est que cela aussi voulait dire:
  entrez dans mon cabaret.
  Rien de tout cela n'existe aujourd'hui. Le dédale Mondétour était
  éventré et largement ouvert dès 1847, et probablement n'est plus à
  l'heure qu'il est. La rue de la Chanvrerie et Corinthe ont disparu sous
  le pavé de la rue Rambuteau.
  Comme nous l'avons dit, Corinthe était un des lieux de réunion, sinon de
  ralliement, de Courfeyrac et de ses amis. C'est Grantaire qui avait
  découvert Corinthe. Il y était entré à cause de _Carpe Horas_ et y était
  retourné à cause des _Carpes au Gras_. On y buvait, on y mangeait, on y
  criait; on y payait peu, on y payait mal, on n'y payait pas, on était
  toujours bienvenu. Le père Hucheloup était un bonhomme.
  Hucheloup, bonhomme, nous venons de le dire, était un gargotier à
  moustaches; variété amusante. Il avait toujours la mine de mauvaise
  humeur, semblait vouloir intimider ses pratiques, bougonnait les gens
  qui entraient chez lui, et avait l'air plus disposé à leur chercher
  querelle qu'à leur servir la soupe. Et pourtant, nous maintenons le mot,
  on était toujours bienvenu. Cette bizarrerie avait achalandé sa
  boutique, et lui amenait des jeunes gens se disant: Viens donc voir
  _maronner_ le père Hucheloup. Il avait été maître d'armes. Tout à coup
  il éclatait de rire. Grosse voix, bon diable. C'était un fond comique
  avec une apparence tragique; il ne demandait pas mieux que de vous faire
  peur; à peu près comme ces tabatières qui ont la forme d'un pistolet. La
  détonation éternue.
  Il avait pour femme la mère Hucheloup, un être barbu, fort laid.
  Vers 1830, le père Hucheloup mourut. Avec lui disparut le secret des
  carpes au gras. Sa veuve, peu consolable, continua le cabaret. Mais la
  cuisine dégénéra et devint exécrable, le vin, qui avait toujours été
  mauvais, fut affreux. Courfeyrac et ses amis continuèrent pourtant
  d'aller à Corinthe,--par piété, disait Bossuet.
  La veuve Hucheloup était essoufflée et difforme avec des souvenirs
  champêtres. Elle leur ôtait la fadeur par la prononciation. Elle avait
  une façon à elle de dire les choses qui assaisonnait ses réminiscences
  villageoises et printanières. Ç'avait été jadis son bonheur,
  affirmait-elle, d'entendre «les loups-de-gorge chanter dans les
  ogrépines».
  La salle du premier, où était le «restaurant» était une grande longue
  pièce encombrée de tabourets, d'escabeaux, de chaises, de bancs et de
  tables, et d'un vieux billard boiteux. On y arrivait par l'escalier en
  spirale qui aboutissait dans l'angle de la salle à un trou carré pareil
  à une écoutille de navire.
  Cette salle, éclairée d'une seule fenêtre étroite et d'un quinquet
  toujours allumé, avait un air de galetas. Tous les meubles à quatre
  pieds se comportaient comme s'ils en avaient trois. Les murs blanchis à
  la chaux n'avaient pour tout ornement que ce quatrain en l'honneur de
  mame Hucheloup:
   _Elle étonne à dix pas, elle épouvante à deux._
   _Une verrue habite en son nez hasardeux;_
   _On tremble à chaque instant qu'elle ne vous la mouche,_
   _Et qu'un beau jour son nez ne tombe dans sa bouche._
  Cela était charbonné sur la muraille.
  Mame Hucheloup, ressemblante, allait et venait du matin au soir devant
  ce quatrain, avec une parfaite tranquillité. Deux servantes, appelées
  Matelote et Gibelotte, et auxquelles on n'a jamais connu d'autres noms,
  aidaient mame Hucheloup à poser sur les tables les cruchons de vin bleu
  et les brouets variés qu'on servait aux affamés dans des écuelles de
  poterie. Matelote, grosse, ronde, rousse et criarde, ancienne sultane
  favorite du défunt Hucheloup, était laide, plus que n'importe quel
  monstre mythologique; pourtant, comme il sied que la servante se tienne
  toujours en arrière de la maîtresse, elle était moins laide que mame
  Hucheloup. Gibelotte, longue, délicate, blanche d'une blancheur
  lymphatique, les yeux cernés, les paupières tombantes, toujours épuisée
  et accablée, atteinte de ce qu'on pourrait appeler la lassitude
  chronique, levée la première, couchée la dernière, servait tout le
  monde, même l'autre servante, en silence et avec douceur, en souriant
  sous la fatigue d'une sorte de vague sourire endormi.
  Il y avait un miroir au-dessus du comptoir.
  Avant d'entrer dans la salle-restaurant, on lisait sur la porte ce vers
  écrit à la craie par Courfeyrac:
   _Régale si tu peux et mange si tu l'oses._
  
  
  Chapitre II
  Gaîtés préalables
  
  Laigle de Meaux, on le sait, demeurait plutôt chez Joly qu'ailleurs. Il
  avait un logis comme l'oiseau a une branche. Les deux amis vivaient
  ensemble, mangeaient ensemble, dormaient ensemble. Tout leur était
  commun, même un peu Musichetta. Ils étaient ce que, chez les frères
  chapeaux, on appelle _bini_. Le matin du 5 juin, ils s'en allèrent
  déjeuner à Corinthe. Joly, enchifrené, avait un fort coryza que Laigle
  commençait à partager. L'habit de Laigle était râpé, mais Joly était
  bien mis.
  Il était environ neuf heures du matin quand ils poussèrent la porte de
  Corinthe.
  Ils montèrent au premier.
  Matelote et Gibelotte les reçurent.
  --Huîtres, fromage et jambon, dit Laigle.
  Et ils s'attablèrent.
  Le cabaret était vide; il n'y avait qu'eux deux.
  Gibelotte, reconnaissant Joly et Laigle, mit une bouteille de vin sur la
  table.
  Comme ils étaient aux premières huîtres, une tête apparut à l'écoutille
  de l'escalier, et une voix dit:
  --Je passais. J'ai senti, de la rue, une délicieuse odeur de fromage de
  Brie. J'entre.
  C'était Grantaire.
  Grantaire prit un tabouret et s'attabla.
  Gibelotte, voyant Grantaire, mit deux bouteilles de vin sur la table.
  Cela fit trois.
  --Est-ce que tu vas boire ces deux bouteilles? demanda Laigle à
  Grantaire.
  Grantaire répondit:
  --Tous sont ingénieux, toi seul es ingénu. Deux bouteilles n'ont jamais
  étonné un homme.
  Les autres avaient commencé par manger, Grantaire commença par boire.
  Une demi-bouteille fut vivement engloutie.
  --Tu as donc un trou à l'estomac? reprit Laigle.
  --Tu en as bien un au coude, dit Grantaire.
  Et, après avoir vidé son verre, il ajouta:
  --Ah ça, Laigle des oraisons funèbres, ton habit est vieux.
  --Je l'espère, repartit Laigle. Cela fait que nous faisons bon ménage,
  mon habit et moi. Il a pris tous mes plis, il ne me gêne en rien, il
  s'est moulé sur mes difformités, il est complaisant à tous mes
  mouvements; je ne le sens que parce qu'il me tient chaud. Les vieux
  habits, c'est la même chose que les vieux amis.
  --C'est vrai, s'écria Joly entrant dans le dialogue, un vieil habit est
  un vieil abi.
  --Surtout, dit Grantaire, dans la bouche d'un homme enchifrené.
  --Grantaire, demanda Laigle, viens-tu du boulevard?
  --Non.
  --Nous venons de voir passer la tête du cortège, Joly et moi.
  --C'est un spectacle berveilleux, dit Joly.
  --Comme cette rue est tranquille! s'écria Laigle. Qui est-ce qui se
  douterait que Paris est sens dessus dessous? Comme on voit que c'était
  jadis tout couvents par ici! Du Breul et Sauval en donnent la liste, et
  l'abbé Lebeuf. Il y en avait tout autour, ça fourmillait, des chaussés,
  des déchaussés, des tondus, des barbus, des gris, des noirs, des blancs,
  des franciscains, des minimes, des capucins, des carmes, des petits
  augustins, des grands augustins, des vieux augustins...--Ça pullulait.
  --Ne parlons pas de moines, interrompit Grantaire, cela donne envie de
  se gratter.
  Puis il s'exclama:
  --Bouh! je viens d'avaler une mauvaise huître. Voilà l'hypocondrie qui
  me reprend. Les huîtres sont gâtées, les servantes sont laides. Je hais
  l'espèce humaine. J'ai passé tout à l'heure rue Richelieu devant la
  grosse librairie publique. Ce tas d'écailles d'huîtres qu'on appelle une
  bibliothèque me dégoûte de penser. Que de papier! que d'encre! que de
  griffonnage! On a écrit tout ça! quel maroufle a donc dit que l'homme
  était un bipède sans plume? Et puis, j'ai rencontré une jolie fille que
  je connais, belle comme le printemps, digne de s'appeler Floréal, et
  ravie, transportée, heureuse, aux anges, la misérable, parce que hier un
  épouvantable banquier tigré de petite vérole a daigné vouloir d'elle!
  Hélas! la femme guette le traitant non moins que le muguet; les chattes
  chassent aux souris comme aux oiseaux. Cette donzelle, il n'y a pas deux
  mois qu'elle était sage dans une mansarde, elle ajustait des petits
  ronds de cuivre à des oeillets de corset, comment appelez-vous ça? elle
  cousait, elle avait un lit de sangle; elle demeurait auprès d'un pot de
  fleurs, elle était contente. La voilà banquière. Cette transformation
  s'est faite cette nuit. J'ai rencontré cette victime ce matin, toute
  joyeuse. Ce qui est hideux, c'est que la drôlesse était tout aussi jolie
  aujourd'hui qu'hier. Son financier ne paraissait pas sur sa figure. Les
  roses ont ceci de plus ou de moins que les femmes, que les traces que
  leur laissent les chenilles sont visibles. Ah! il n'y a pas de morale
  sur la terre, j'en atteste le myrte, symbole de l'amour, le laurier,
  symbole de la guerre, l'olivier, ce bêta, symbole de la paix, le
  pommier, qui a failli étrangler Adam avec son pépin, et le figuier,
  grand-père des jupons. Quant au droit, voulez-vous savoir ce que c'est
  que le droit? Les Gaulois convoitent Cluse, Rome protège Cluse, et leur
  demande quel tort Cluse leur a fait. Brennus répond:--Le tort que vous a
  fait Albe, le tort que vous a fait Fidèrie, le tort que vous ont fait
  les Éques, les Volsques et les Sabins. Ils étaient vos voisins. Les
  Clusiens sont les nôtres. Nous entendons le voisinage comme vous. Vous
  avez volé Albe, nous prenons Cluse. Rome dit: Vous ne prendrez pas
  Cluse. Brennus prit Rome. Puis il cria: _Voe victis_! Voilà ce qu'est le
  droit. Ah! dans ce monde, que de bêtes de proie! que d'aigles! J'en ai
  la chair de poule.
  Il tendit son verre à Joly qui le remplit, puis il but, et poursuivit,
  sans presque avoir été interrompu par ce verre de vin dont personne ne
  s'aperçut, pas même lui:
  --Brennus, qui prend Rome, est un aigle; le banquier, qui prend la
  grisette, est un aigle. Pas plus de pudeur ici que là. Donc ne croyons à
  rien. Il n'y a qu'une réalité: boire. Quelle que soit votre opinion,
  soyez pour le coq maigre comme le canton d'Uri ou pour le coq gras comme
  le canton de Glaris, peu importe, buvez. Vous me parlez du boulevard, du
  cortège, et caetera. Ah çà, il va donc encore y avoir une révolution?
  Cette indigence de moyens m'étonne de la part du bon Dieu. Il faut qu'à
  tout moment il se remette à suifer la rainure des événements. Ça
  accroche, ça ne marche pas. Vite une révolution. Le bon Dieu a toujours
  les mains noires de ce vilain cambouis-là. À sa place, je serais plus
  simple, je ne remonterais pas à chaque instant ma mécanique, je mènerais
  le genre humain rondement, je tricoterais les faits maille à maille sans
  casser le fil, je n'aurais point d'en-cas, je n'aurais pas de répertoire
  extraordinaire. Ce que vous autres appelez le progrès marche par deux
  moteurs, les hommes et les événements. Mais, chose triste, de temps en
  temps, l'exceptionnel est nécessaire. Pour les événements comme pour les
  hommes, la troupe ordinaire ne suffit pas; il faut parmi les hommes des
  génies, et parmi les événements des révolutions. Les grands accidents
  sont la loi; l'ordre des choses ne peut s'en passer; et, à voir les
  apparitions de comètes, on serait tenté de croire que le ciel lui-même a
  besoin d'acteurs en représentation. Au moment où l'on s'y attend le
  moins, Dieu placarde un météore sur la muraille du firmament. Quelque
  étoile bizarre survient, soulignée par une queue énorme. Et cela fait
  mourir César. Brutus lui donne un coup de couteau, et Dieu un coup de
  comète. Crac, voilà une aurore boréale, voilà une révolution, voilà un
  grand homme; 93 en grosses lettres, Napoléon en vedette, la comète de
  1811 au haut de l'affiche. Ah! la belle affiche bleue, toute constellée
  de flamboiements inattendus! Boum! boum! spectacle extraordinaire. Levez
  les yeux, badauds. Tout est échevelé, l'astre comme le drame. Bon Dieu,
  c'est trop, et ce n'est pas assez. Ces ressources, prises dans
  l'exception, semblent magnificence et sont pauvreté. Mes amis, la
  providence en est aux expédients. Une révolution, qu'est-ce que cela
  prouve? Que Dieu est à court. Il fait un coup d'État, parce qu'il y a
  solution de continuité entre le présent et l'avenir, et parce que, lui
  Dieu, il n'a pas pu joindre les deux bouts. Au fait, cela me confirme
  dans mes conjectures sur la situation de fortune de Jéhovah; et à voir
  tant de malaise en haut et en bas, tant de mesquinerie et de pingrerie
  et de ladrerie et de détresse au ciel et sur la terre, depuis l'oiseau
  qui n'a pas un grain de mil jusqu'à moi qui n'ai pas cent mille livres
  de rente, à voir la destinée humaine, qui est fort usée, et même la
  destinée royale, qui montre la corde, témoin le prince de Condé pendu, à
  voir l'hiver, qui n'est pas autre chose qu'une déchirure au zénith par
  où le vent souffle, à voir tant de haillons dans la pourpre toute neuve
  du matin au sommet des collines, à voir les gouttes de rosée, ces perles
  fausses, à voir le givre, ce strass, à voir l'humanité décousue et les
  événements rapiécés, et tant de taches au soleil, et tant de trous à la
  lune, à voir tant de misère partout, je soupçonne que Dieu n'est pas
  riche. Il a de l'apparence, c'est vrai, mais je sens la gêne. Il donne
  une révolution, comme un négociant dont la caisse est vide donne un bal.
  
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