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Les misérables Tome IV: L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis - 20

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  Un autre, le sabre nu, un bonnet de police bleu sur la tête, posait des
  sentinelles. Dans l'intérieur, en deçà barricades, les cabarets et les
  loges de portiers étaient convertis en corps de garde. Du reste l'émeute
  se comportait selon la plus savante tactique militaire. Les rues
  étroites, inégales, sinueuses, pleines d'angles et de tournants, étaient
  admirablement choisies; les environs des halles en particulier, réseau
  de rues plus embrouillé qu'une forêt. La société des Amis du Peuple
  avait, disait-on, pris la direction de l'insurrection dans le quartier
  Sainte-Avoye. Un homme tué rue du Ponceau qu'on fouilla avait sur lui un
  plan de Paris.
  Ce qui avait réellement pris la direction de l'émeute, c'était une sorte
  d'impétuosité inconnue qui était dans l'air. L'insurrection,
  brusquement, avait bâti les barricades d'une main et de l'autre saisi
  presque tous les postes de la garnison. En moins de trois heures, comme
  une traînée de poudre qui s'allume, les insurgés avaient envahi et
  occupé, sur la rive droite, l'Arsenal, la mairie de la place Royale,
  tout le Marais, la fabrique d'armes Popincourt, la Galiote, le
  Château-d'Eau, toutes les rues près des halles; sur la rive gauche, la
  caserne des Vétérans, Sainte-Pélagie, la place Maubert, la poudrière des
  Deux-Moulins, toutes les barrières. À cinq heures du soir ils étaient
  maîtres de la Bastille, de la Lingerie, des Blancs-Manteaux; leurs
  éclaireurs touchaient la place des Victoires, et menaçaient la Banque,
  la caserne des Petits-Pères, l'hôtel des Postes. Le tiers de Paris était
  à l'émeute.
  Sur tous les points la lutte était gigantesquement engagée; et, des
  désarmements, des visites domiciliaires, des boutiques d'armuriers
  vivement envahies, il résultait ceci que le combat commencé à coups de
  pierres continuait à coups de fusil.
  Vers six heures du soir, le passage du Saumon devenait champ de
  bataille. L'émeute était à un bout, la troupe au bout opposé. On se
  fusillait d'une grille à l'autre. Un observateur, un rêveur, l'auteur de
  ce livre, qui était allé voir le volcan de près, se trouva dans le
  passage pris entre les deux feux. Il n'avait pour se garantir des balles
  que le renflement des demi-colonnes qui séparent les boutiques; il fut
  près d'une demi-heure dans cette situation délicate.
  Cependant le rappel battait, les gardes nationaux s'habillaient et
  s'armaient en hâte, les légions sortaient des mairies, les régiments
  sortaient des casernes. Vis-à-vis le passage de l'Ancre un tambour
  recevait un coup de poignard. Un autre, rue du Cygne, était assailli par
  une trentaine de jeunes gens qui lui crevaient sa caisse et lui
  prenaient son sabre. Un autre était tué rue Grenier-Saint-Lazare. Rue
  Michel-le-Comte, trois officiers tombaient morts l'un après l'autre.
  Plusieurs gardes municipaux, blessés rue des Lombards, rétrogradaient.
  Devant la Cour-Batave, un détachement de gardes nationaux trouvait un
  drapeau rouge portant cette inscription: _Révolution républicaine_, nº
  127. Était-ce une révolution en effet?
  L'insurrection s'était fait du centre de Paris une sorte de citadelle
  inextricable, tortueuse, colossale.
  Là était le foyer, là était évidemment la question. Tout le reste
  n'était qu'escarmouches. Ce qui prouvait que tout se déciderait là,
  c'est qu'on ne s'y battait pas encore.
  Dans quelques régiments, les soldats étaient incertains, ce qui ajoutait
  à l'obscurité effrayante de la crise. Ils se rappelaient l'ovation
  populaire qui avait accueilli en juillet 1830 la neutralité du 53ème de
  ligne. Deux hommes intrépides et éprouvés par les grandes guerres, le
  maréchal de Lobau et le général Bugeaud, commandaient, Bugeaud sous
  Lobau. D'énormes patrouilles, composées de bataillons de la ligne
  enfermés dans des compagnies entières de garde nationale, et précédées
  d'un commissaire de police en écharpe, allaient reconnaître les rues
  insurgées. De leur côté, les insurgés posaient des vedettes au coin des
  carrefours et envoyaient audacieusement des patrouilles hors des
  barricades. On s'observait des deux parts. Le gouvernement, avec une
  armée dans la main, hésitait; la nuit allait venir et l'on commençait à
  entendre le tocsin de Saint-Merry. Le ministre de la guerre d'alors, le
  maréchal Soult, qui avait vu Austerlitz, regardait cela d'un air sombre.
  Ces vieux matelots-là, habitués à la manoeuvre correcte et n'ayant pour
  ressource et pour guide que la tactique, cette boussole des batailles,
  sont tout désorientés en présence de cette immense écume qu'on appelle
  la colère publique. Le vent des révolutions n'est pas maniable.
  Les gardes nationales de la banlieue accouraient en hâte et en désordre.
  Un bataillon du 12ème léger venait au pas de course de Saint-Denis, le
  14ème de ligne arrivait de Courbevoie, les batteries de l'école
  militaire avaient pris position au Carrousel; des canons descendaient de
  Vincennes.
  La solitude se faisait aux Tuileries, Louis-Philippe était plein de
  sérénité.
  
  
  Chapitre V
  Originalité de Paris
  
  Depuis deux ans, nous l'avons dit, Paris avait vu plus d'une
  insurrection. Hors des quartiers insurgés, rien n'est d'ordinaire plus
  étrangement calme que la physionomie de Paris pendant une émeute. Paris
  s'accoutume très vite à tout,--ce n'est qu'une émeute,--et Paris a tant
  d'affaires qu'il ne se dérange pas pour si peu. Ces villes colossales
  peuvent seules donner de tels spectacles. Ces enceintes immenses peuvent
  seules contenir en même temps la guerre civile et on ne sait quelle
  bizarre tranquillité. D'habitude, quand l'insurrection commence, quand
  on entend le tambour, le rappel, la générale, le boutiquier se borne à
  dire:
  --Il paraît qu'il y a du grabuge rue Saint-Martin.
  Ou:
  --Faubourg Saint-Antoine.
  Souvent il ajoute avec insouciance:
  --Quelque part par là.
  Plus tard, quand on distingue le vacarme déchirant et lugubre de la
  mousqueterie et des feux de peloton, le boutiquier dit:
  --Ça chauffe donc? Tiens, ça chauffe?
  Un moment après, si l'émeute approche et gagne, il ferme précipitamment
  sa boutique et endosse rapidement son uniforme, c'est-à-dire met ses
  marchandises en sûreté et risque sa personne.
  On se fusille dans un carrefour, dans un passage, dans un cul-de-sac; on
  prend, perd et reprend des barricades; le sang coule, la mitraille
  crible les façades des maisons, les balles tuent les gens dans leur
  alcôve, les cadavres encombrent le pavé. À quelques rues de là, on
  entend le choc des billes de billard dans les cafés.
  Les curieux causent et rient à deux pas de ces rues pleines de guerre;
  les théâtres ouvrent leurs portes et jouent des vaudevilles. Les fiacres
  cheminent; les passants vont dîner en ville. Quelquefois dans le
  quartier même où l'on se bat. En 1831, une fusillade s'interrompit pour
  laisser passer une noce.
  Lors de l'insurrection du 12 mai 1839, rue Saint-Martin, un petit vieux
  homme infirme traînant une charrette à bras surmontée d'un chiffon
  tricolore dans laquelle il y avait des carafes emplies d'un liquide
  quelconque, allait et venait de la barricade à la troupe et de la troupe
  à la barricade, offrant impartialement des verres de coco--tantôt au
  gouvernement, tantôt à l'anarchie.
  Rien n'est plus étrange; et c'est là le caractère propre des émeutes de
  Paris qui ne se retrouve dans aucune autre capitale. Il faut pour cela
  deux choses, la grandeur de Paris, et sa gaîté. Il faut la ville de
  Voltaire et de Napoléon.
  Cette fois cependant, dans la prise d'armes du 5 juin 1832, la grande
  ville sentit quelque chose qui était peut-être plus fort qu'elle. Elle
  eut peur. On vit partout, dans les quartiers les plus lointains et les
  plus «désintéressés», les portes, les fenêtres et les volets fermés en
  plein jour. Les courageux s'armèrent, les poltrons se cachèrent. Le
  passant insouciant et affairé disparut. Beaucoup de ces rues étaient
  vides comme à quatre heures du matin. On colportait des détails
  alarmants, on répandait des nouvelles fatales.--Qu'_ils_ étaient maîtres
  de la Banque;--que, rien qu'au cloître de Saint-Merry, ils étaient six
  cents, retranchés et crénelés dans l'église;--que la ligne n'était pas
  sûre;--qu'Armand Carrel avait été voir le maréchal Clausel, et que le
  maréchal avait dit: _Ayez d'abord un régiment;_--que Lafayette était
  malade, mais qu'il leur avait dit pourtant: _Je suis à vous. Je vous
  suivrai partout où il y aura place pour une chaise;_--qu'il fallait se
  tenir sur ses gardes; qu'à la nuit il y aurait des gens qui pilleraient
  les maisons isolées dans les coins déserts de Paris (ici on
  reconnaissait l'imagination de la police, cette Anne Radcliffe mêlée au
  gouvernement);--qu'une batterie avait été établie rue
  Aubry-le-Boucher;--que Lobau et Bugeaud se concertaient et qu'à minuit,
  ou au point du jour au plus tard, quatre colonnes marcheraient à la fois
  sur le centre de l'émeute, la première venant de la Bastille, la
  deuxième de la porte Saint-Martin, la troisième de la Grève, la
  quatrième des halles;--que peut-être aussi les troupes évacueraient
  Paris et se retireraient au Champ de Mars;--qu'on ne savait ce qui
  arriverait, mais qu'à coup sûr, cette fois, c'était grave.--On se
  préoccupait des hésitations du maréchal Soult.--Pourquoi n'attaquait-il
  pas tout de suite?--Il est certain qu'il était profondément absorbé. Le
  vieux lion semblait flairer dans cette ombre un monstre inconnu.
  Le soir vint, les théâtres n'ouvrirent pas; les patrouilles circulaient
  d'un air irrité; on fouillait les passants; on arrêtait les suspects. Il
  y avait à neuf heures plus de huit cents personnes arrêtées; la
  préfecture de police était encombrée, la Conciergerie encombrée, la
  Force encombrée. À la Conciergerie, en particulier, le long souterrain
  qu'on nomme la rue de Paris était jonché de bottes de paille sur
  lesquelles gisait un entassement de prisonniers, que l'homme de Lyon,
  Lagrange, haranguait avec vaillance. Toute cette paille, remuée par tous
  ces hommes, faisait le bruit d'une averse. Ailleurs les prisonniers
  couchaient en plein air dans les préaux les uns sur les autres.
  L'anxiété était partout, et un certain tremblement, peu habituel à
  Paris.
  On se barricadait dans les maisons; les femmes et les mères
  s'inquiétaient; on n'entendait que ceci: _Ah mon Dieu! il n'est pas
  rentré!_ Il y avait à peine au loin quelques rares roulements de
  voitures. On écoutait, sur le pas des portes, les rumeurs, les cris, les
  tumultes, les bruits sourds et indistincts, des choses dont on disait:
  _C'est la cavalerie_, ou: _Ce sont des caissons qui galopent_, les
  clairons, les tambours, la fusillade, et surtout ce lamentable tocsin de
  Saint-Merry. On attendait le premier coup de canon. Des hommes armés
  surgissaient au coin des rues et disparaissaient en criant: Rentrez chez
  vous! Et l'on se hâtait de verrouiller les portes. On disait: Comment
  cela finira-t-il? D'instant en instant, à mesure que la nuit tombait,
  Paris semblait se colorer plus lugubrement du flamboiement formidable de
  l'émeute.
  
  
  Livre onzième--L'atome fraternise avec l'ouragan
  
  
  Chapitre I
  Quelques éclaircissements sur les origines de la poésie de Gavroche.
  Influence d'un académicien sur cette poésie
  
  À l'instant où l'insurrection, surgissant du choc du peuple et de la
  troupe devant l'Arsenal, détermina un mouvement d'avant en arrière dans
  la multitude qui suivait le corbillard et qui, de toute la longueur des
  boulevards, pesait, pour ainsi dire, sur la tête du convoi, ce fut un
  effrayant reflux. La cohue s'ébranla, les rangs se rompirent, tous
  coururent, partirent, s'échappèrent, les uns avec les cris de l'attaque,
  les autres avec la pâleur de la fuite. Le grand fleuve qui couvrait les
  boulevards se divisa en un clin d'oeil, déborda à droite et à gauche et
  se répandit en torrents dans deux cents rues à la fois avec le
  ruissellement d'une écluse lâchée. En ce moment un enfant déguenillé qui
  descendait par la rue Ménilmontant, tenant à la main une branche de
  faux-ébénier en fleur qu'il venait de cueillir sur les hauteurs de
  Belleville, avisa dans la devanture de boutique d'une marchande de
  bric-à-brac un vieux pistolet d'arçon. Il jeta sa branche fleurie sur le
  pavé, et cria:
  --Mère chose, je vous emprunte votre machin.
  Et il se sauva avec le pistolet.
  Deux minutes après, un flot de bourgeois épouvantés qui s'enfuyait par
  la rue Amelot et la rue Basse, rencontra l'enfant qui brandissait son
  pistolet et qui chantait:
   _La nuit on ne voit rien,_
   _Le jour on voit très bien,_
   _D'un écrit apocryphe_
   _Le bourgeois s'ébouriffe,_
   _Pratiquez la vertu,_
   _Tutu chapeau pointu!_
  C'était le petit Gavroche qui s'en allait en guerre.
  Sur le boulevard il s'aperçut que le pistolet n'avait pas de chien.
  De qui était ce couplet qui lui servait à ponctuer sa marche, et toutes
  les autres chansons que, dans l'occasion, il chantait volontiers? nous
  l'ignorons. Qui sait? de lui peut-être. Gavroche d'ailleurs était au
  courant de tout le fredonnement populaire en circulation, et il y mêlait
  son propre gazouillement. Farfadet et galopin, il faisait un pot-pourri
  des voix de la nature et des voix de Paris. Il combinait le répertoire
  des oiseaux avec le répertoire des ateliers. Il connaissait des rapins,
  tribu contiguë à la sienne. Il avait, à ce qu'il paraît, été trois mois
  apprenti imprimeur. Il avait fait un jour une commission pour monsieur
  Baour-Lormian, l'un des quarante. Gavroche était un gamin de lettres.
  Gavroche du reste ne se doutait pas que dans cette vilaine nuit
  pluvieuse où il avait offert à deux mioches l'hospitalité de son
  éléphant, c'était pour ses propres frères qu'il avait fait office de
  providence. Ses frères le soir, son père le matin; voilà quelle avait
  été sa nuit. En quittant la rue des Ballets au petit jour, il était
  retourné en hâte à l'éléphant, en avait artistement extrait les deux
  mômes, avait partagé avec eux le déjeuner quelconque qu'il avait
  inventé, puis s'en était allé, les confiant à cette bonne mère la rue
  qui l'avait à peu près élevé lui-même. En les quittant, il leur avait
  donné rendez-vous pour le soir au même endroit, et leur avait laissé
  pour adieu ce discours:--_Je casse une canne, autrement dit je
  m'esbigne, ou, comme on dit à la cour, je file. Les mioches, si vous ne
  retrouvez pas papa maman, revenez ici ce soir. Je vous ficherai à souper
  et je vous coucherai_. Les deux enfants, ramassés par quelque sergent de
  ville et mis au dépôt, ou volés par quelque saltimbanque, ou simplement
  égarés dans l'immense casse-tête chinois parisien, n'étaient pas
  revenus. Les bas-fonds du monde social actuel sont pleins de ces traces
  perdues. Gavroche ne les avait pas revus. Dix ou douze semaines
  s'étaient écoulées depuis cette nuit-là. Il lui était arrivé plus d'une
  fois de se gratter le dessus de la tête et de dire: Où diable sont mes
  deux enfants?
  Cependant, il était parvenu, son pistolet au poing, rue du
  Pont-aux-Choux. Il remarqua qu'il n'y avait plus, dans cette rue, qu'une
  boutique ouverte, et, chose digne de réflexion, une boutique de
  pâtissier. C'était une occasion providentielle de manger encore un
  chausson aux pommes avant d'entrer dans l'inconnu. Gavroche s'arrêta,
  tâta ses flancs, fouilla son gousset, retourna ses poches, n'y trouva
  rien, pas un sou, et se mit à crier: Au secours!
  Il est dur de manquer le gâteau suprême.
  Gavroche n'en continua pas moins son chemin.
  Deux minutes après, il était rue Saint-Louis. En traversant la rue du
  Parc-Royal il sentit le besoin de se dédommager du chausson de pommes
  impossible, et il se donna l'immense volupté de déchirer en plein jour
  les affiches de spectacle.
  Un peu plus loin, voyant passer un groupe d'êtres bien portants qui lui
  parurent des propriétaires, il haussa les épaules et cracha au hasard
  devant lui cette gorgée de bile philosophique:
  --Ces rentiers, comme c'est gras! Ça se gave. Ça patauge dans les bons
  dîners. Demandez-leur ce qu'ils font de leur argent. Ils n'en savent
  rien. Ils le mangent, quoi! Autant en emporte le ventre.
  
  
  Chapitre II
  Gavroche en marche
  
  L'agitation d'un pistolet sans chien qu'on tient à la main en pleine rue
  est une telle fonction publique que Gavroche sentait croître sa verve à
  chaque pas. Il criait, parmi des bribes de la Marseillaise qu'il
  chantait:
  --Tout va bien. Je souffre beaucoup de la patte gauche, je me suis cassé
  mon rhumatisme, mais je suis content, citoyens. Les bourgeois n'ont qu'à
  se bien tenir, je vas leur éternuer des couplets subversifs. Qu'est-ce
  que c'est que les mouchards? c'est des chiens. Nom d'unch! ne manquons
  pas de respect aux chiens. Avec ça que je voudrais bien en avoir un à
  mon pistolet. Je viens du boulevard, mes amis, ça chauffe, ça jette un
  petit bouillon, ça mijote. Il est temps d'écumer le pot. En avant les
  hommes! qu'un sang impur inonde les sillons! Je donne mes jours pour la
  patrie, je ne reverrai plus ma concubine, n-i-ni, fini, oui, Nini! mais
  c'est égal, vive la joie! Battons-nous, crebleu! j'en ai assez du
  despotisme.
  En cet instant, le cheval d'un garde national lancier qui passait
  s'étant abattu, Gavroche posa son pistolet sur le pavé, et releva
  l'homme, puis il aida à relever le cheval. Après quoi il ramassa son
  pistolet et reprit son chemin.
  Rue de Thorigny, tout était paix et silence. Cette apathie, propre au
  Marais, contrastait avec la vaste rumeur environnante. Quatre commères
  causaient sur le pas d'une porte. L'Écosse a des trios de sorcières,
  mais Paris a des quatuor de commères; et le «tu seras roi» serait tout
  aussi lugubrement jeté à Bonaparte dans le carrefour Baudoyer qu'à
  Macbeth dans la bruyère d'Armuyr. Ce serait à peu près le même
  croassement.
  Les commères de la rue de Thorigny ne s'occupaient que de leurs
  affaires. C'étaient trois portières et une chiffonnière avec sa hotte et
  son crochet.
  Elles semblaient debout toutes les quatre aux quatre coins de la
  vieillesse qui sont la caducité, la décrépitude, la ruine et la
  tristesse.
  La chiffonnière était humble. Dans ce monde en plein vent, la
  chiffonnière salue, la portière protège. Cela tient au coin de la borne
  qui est ce que veulent les concierges, gras ou maigre, selon la
  fantaisie de celui qui fait le tas. Il peut y avoir de la bonté dans le
  balai.
  Cette chiffonnière était une hotte reconnaissante, et elle souriait,
  quel sourire! aux trois portières. Il se disait des choses comme ceci:
  --Ah çà, votre chat est donc toujours méchant?
  --Mon Dieu, les chats, vous le savez, naturellement sont l'ennemi des
  chiens. C'est les chiens qui se plaignent.
  --Et le monde aussi.
  --Pourtant les puces de chat ne vont pas après le monde.
  --Ce n'est pas l'embarras, les chiens, c'est dangereux. Je me rappelle
  une année où il y avait tant de chiens qu'on a été obligé de le mettre
  dans les journaux. C'était du temps qu'il y avait aux Tuileries de
  grands moutons qui traînaient la petite voiture du roi de Rome. Vous
  rappelez-vous le roi de Rome?
  --Moi, j'aimais bien le duc de Bordeaux.
  --Moi, j'ai connu Louis XVII. J'aime mieux Louis XVII.
  --C'est la viande qui est chère, mame Patagon!
  --Ah! ne m'en parlez pas, la boucherie est une horreur. Une horreur
  horrible. On n'a plus que de la réjouissance.
  Ici la chiffonnière intervint:
  --Mesdames, le commerce ne va pas. Les tas d'ordures sont minables. On
  ne jette plus rien. On mange tout.
  --Il y en a de plus pauvres que vous, la Vargoulême.
  --Ah, Ça C'est vrai, répondit la chiffonnière avec déférence, moi j'ai
  un état.
  Il y eut une pause, et la chiffonnière, cédant à ce besoin d'étalage qui
  est le fond de l'homme, ajouta:
  --Le matin en rentrant, j'épluche l'hotte, je fais mon treillage
  (probablement triage). Ça fait des tas dans ma chambre. Je mets les
  chiffons dans un panier, les trognons dans un baquet, les linges dans
  mon placard, les lainages dans ma commode, les vieux papiers dans le
  coin de la fenêtre, les choses bonnes à manger dans mon écuelle, les
  morceaux de verre dans la cheminée, les savates derrière la porte, et
  les os sous mon lit.
  Gavroche, arrêté derrière, écoutait:
  --Les vieilles, dit-il, qu'est-ce que vous avez donc à parler politique?
  Une bordée l'assaillit, composée d'une huée quadruple.
  --En voilà encore un scélérat!
  --Qu'est-ce qu'il a donc à son moignon? Un pistolet?
  --Je vous demande un peu, ce gueux de môme!
  --Ça n'est pas tranquille si ça ne renverse pas l'autorité.
  Gavroche, dédaigneux, se borna, pour toute représaille, à soulever le
  bout de son nez avec son pouce en ouvrant sa main toute grande.
  La chiffonnière cria:
  --Méchant va-nu-pattes!
  Celle qui répondait au nom de mame Patagon frappa ses deux mains l'une
  contre l'autre avec scandale:
  --Il va y avoir des malheurs, c'est sûr. Le galopin d'à côté qui a une
  barbiche, je le voyais passer tous les matins avec une jeunesse en
  bonnet rose sous le bras, aujourd'hui je l'ai vu passer, il donnait le
  bras à un fusil. Mame Bacheux dit qu'il y a eu la semaine passée une
  révolution à... à... à...--où est le veau!--à Pontoise. Et puis le
  voyez-vous là avec un pistolet, cette horreur de polisson! Il paraît
  qu'il y a des canons tout plein les Célestins. Comment voulez-vous que
  fasse le gouvernement avec des garnements qui ne savent qu'inventer pour
  déranger le monde, quand on commençait à être un peu tranquille après
  tous les malheurs qu'il y a eu, bon Dieu Seigneur, cette pauvre reine
  que j'ai vue passer dans la charrette! Et tout ça va encore faire
  renchérir le tabac. C'est une infamie! Et certainement, j'irai te voir
  guillotiner, malfaiteur!
  --Tu renifles, mon ancienne, dit Gavroche. Mouche ton promontoire.
  Et il passa outre.
  Quand il fut rue Pavée, la chiffonnière lui revint à l'esprit, et il eut
  ce soliloque:
  --Tu as tort d'insulter les révolutionnaires, mère Coin-de-la-Borne. Ce
  pistolet-là, c'est dans ton intérêt. C'est pour que tu aies dans ta
  hotte plus de choses bonnes à manger.
  Tout à coup il entendit du bruit derrière lui; c'était la portière
  Patagon qui l'avait suivi, et qui, de loin, lui montrait le poing en
  criant:
  --Tu n'es qu'un bâtard!
  --Ça, dit Gavroche, je m'en fiche d'une manière profonde.
  Peu après, il passait devant l'hôtel Lamoignon. Là il poussa cet appel:
  --En route pour la bataille!
  Et il fut pris d'un accès de mélancolie. Il regarda son pistolet d'un
  air de reproche qui semblait essayer de l'attendrir.
  --Je pars, lui dit-il, mais toi tu ne pars pas.
  Un chien peut distraire d'un autre. Un caniche très maigre vint à
  passer. Gavroche s'apitoya.
  --Mon pauvre toutou, lui dit-il, tu as donc avalé un tonneau qu'on te
  voit tous les cerceaux.
  Puis il se dirigea vers l'Orme-Saint-Gervais.
  
  
  Chapitre III
  Juste indignation d'un perruquier
  
  Le digne perruquier qui avait chassé les deux petits auxquels Gavroche
  avait ouvert l'intestin paternel de l'éléphant, était en ce moment dans
  sa boutique occupé à raser un vieux soldat légionnaire qui avait servi
  sous l'Empire. On causait. Le perruquier avait naturellement parlé au
  vétéran de l'émeute, puis du général Lamarque, et de Lamarque on était
  venu à l'Empereur. De là une conversation de barbier à soldat, que
  Prudhomme, s'il eût été présent, eût enrichie d'arabesques, et qu'il eût
  intitulée: _Dialogue du rasoir et du sabre_.
  --Monsieur, disait le perruquier, comment l'Empereur montait-il à
  cheval?
  --Mal. Il ne savait pas tomber. Aussi il ne tombait jamais.
  --Avait-il de beaux chevaux? il devait avoir de beaux chevaux?
  Le jour où il m'a donné la croix, j'ai remarqué sa bête. C'était une
  jument coureuse, toute blanche. Elle avait les oreilles très écartées,
  la selle profonde, une fine tête marquée d'une étoile noire, le cou très
  long, les genoux fortement articulés, les côtes saillantes, les épaules
  obliques, l'arrière-main puissante. Un peu plus de quinze palmes de
  haut.
  --Joli cheval, fit le perruquier.
  --C'était la bête de sa majesté.
  Le perruquier sentit qu'après ce mot, un peu de silence était
  convenable, il s'y conforma, puis reprit:
  --L'Empereur n'a été blessé qu'une fois, n'est-ce pas, monsieur?
  Le vieux soldat répondit avec l'accent calme et souverain de l'homme qui
  y a été.
  --Au talon. À Ratisbonne. Je ne l'ai jamais vu si bien mis que ce
  jour-là. Il était propre comme un sou.
  --Et vous, monsieur le vétéran, vous avez dû être souvent blessé?
  --Moi? dit le soldat, ah! pas grand'chose. J'ai reçu à Marengo deux
  coups de sabre sur la nuque, une balle dans le bras droit à Austerlitz,
  une autre dans la hanche gauche à Iéna, à Friedland un coup de
  bayonnette là,--à la Moskowa sept ou huit coups de lance n'importe où, à
  Lutzen un éclat d'obus qui m'a écrasé un doigt...--Ah! et puis à
  Waterloo un biscaïen dans la cuisse. Voilà tout.
  --Comme c'est beau, s'écria le perruquier avec un accent pindarique, de
  mourir sur le champ de bataille! Moi! parole d'honneur, plutôt que de
  crever sur le grabat, de maladie, lentement, un peu tous les jours, avec
  les drogues, les cataplasmes, la seringue et le médecin, j'aimerais
  mieux recevoir dans le ventre un boulet de canon!
  --Vous n'êtes pas dégoûté, fit le soldat.
  Il achevait à peine qu'un effroyable fracas ébranla la boutique. Une
  vitre de la devanture venait de s'étoiler brusquement.
  Le perruquier devint blême.
  --Ah Dieu! cria-t-il, c'en est un!
  --Quoi?
  --Un boulet de canon.
  --Le voici, dit le soldat.
  Et il ramassa quelque chose qui roulait à terre. C'était un caillou.
  Le perruquier courut à la vitre brisée et vit Gavroche qui s'enfuyait à
  toutes jambes vers le marché Saint-Jean. En passant devant la boutique
  du perruquier, Gavroche, qui avait les deux mômes sur le coeur, n'avait
  pu résister au désir de lui dire bonjour, et lui avait jeté une pierre
  dans ses carreaux.
  --Voyez-vous! hurla le perruquier qui de blanc était devenu bleu, cela
  fait le mal pour le mal. Qu'est-ce qu'on lui a fait à ce gamin-là?
  
  
  Chapitre IV
  L'enfant s'étonne du vieillard
  
  Cependant Gavroche, au marché Saint-Jean, dont le poste était déjà
  désarmé, venait--d'opérer sa jonction--avec une bande conduite par
  Enjolras, Courfeyrac, Combeferre et Feuilly. Ils étaient à peu près
  armés. Bahorel et Jean Prouvaire les avaient retrouvés et grossissaient
  le groupe. Enjolras avait un fusil de chasse à deux coups, Combeferre un
  fusil de garde national portant un numéro de légion, et dans sa ceinture
  deux pistolets que sa redingote déboutonnée laissait voir, Jean
  Prouvaire un vieux mousqueton de cavalerie, Bahorel une carabine;
  Courfeyrac agitait une canne à épée dégainée. Feuilly, un sabre nu au
  poing, marchait en avant en criant: «Vive la Pologne!»
  Ils arrivaient du quai Morland, sans cravates, sans chapeaux,
  essoufflés, mouillés par la pluie, l'éclair dans les yeux. Gavroche les
  aborda avec calme.
  --Où allons-nous?
  --Viens, dit Courfeyrac.
  Derrière Feuilly marchait, ou plutôt bondissait Bahorel, poisson dans
  l'eau de l'émeute. Il avait un gilet cramoisi et de ces mots qui cassent
  tout. Son gilet bouleversa un passant qui cria tout éperdu:
  --Voilà les rouges!
  --Le rouge, les rouges! répliqua Bahorel. Drôle de peur, bourgeois.
  Quant à moi, je ne tremble point devant un coquelicot, le petit chaperon
  rouge ne m'inspire aucune épouvante. Bourgeois, croyez-moi, laissons la
  peur du rouge aux bêtes à cornes.
  Il avisa un coin de mur où était placardée la plus pacifique feuille de
  papier du monde, une permission de manger des oeufs, un mandement de
  carême adressé par l'archevêque de Paris à ses «ouailles».
  Bahorel s'écria:
  --Ouailles; manière polie de dire oies.
  Et il arracha du mur le mandement. Ceci conquit Gavroche. À partir de
  cet instant, Gavroche se mit à étudier Bahorel.
  
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