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Les misérables Tome IV: L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis - 09

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  ici plutôt que là, ce sera un problème à résoudre. Le premier venu qui
  veut sortir pousse sa porte, c'est fait, le voilà dehors. Toi, si tu
  veux sortir, il te faudra percer ton mur. Pour aller dans la rue,
  qu'est-ce que tout le monde fait? Tout le monde descend l'escalier; toi,
  tu déchireras tes draps de lit, tu en feras brin à brin une corde, puis
  tu passeras par ta fenêtre, et tu te suspendras à ce fil sur un abîme,
  et ce sera la nuit, dans l'orage, dans la pluie, dans l'ouragan, et, si
  la corde est trop courte, tu n'auras plus qu'une manière de descendre,
  tomber. Tomber au hasard, dans le gouffre, d'une hauteur quelconque sur,
  quoi? Sur ce qui est en bas, sur l'inconnu. Ou tu grimperas par un tuyau
  de cheminée, au risque de t'y brûler; ou tu ramperas par un conduit de
  latrines, au risque de t'y noyer. Je ne te parle pas des trous qu'il
  faut masquer, des pierres qu'il faut ôter et remettre vingt fois par
  jour, des plâtras qu'il faut cacher dans sa paillasse. Une serrure se
  présente; le bourgeois a dans sa poche sa clef fabriquée par un
  serrurier. Toi, si tu veux passer outre tu es condamné à faire un
  chef-d'oeuvre effrayant, tu prendras un gros sou, tu le couperas en deux
  lames avec quels outils? tu les inventeras. Cela te regarde. Puis tu
  creuseras l'intérieur de ces deux lames, en ménageant soigneusement le
  dehors, et tu pratiqueras sur le bord tout autour un pas de vis, de
  façon qu'elles s'ajustent étroitement l'une sur l'autre comme un fond et
  comme un couvercle. Le dessous et le dessus ainsi vissés, on n'y
  devinera rien. Pour les surveillants, car tu seras guetté, ce sera un
  gros sou; pour toi, ce sera une boîte. Que mettras-tu dans cette boîte?
  Un petit morceau d'acier. Un ressort de montre auquel tu auras fait des
  dents et qui sera une scie. Avec cette scie, longue comme une épingle et
  cachée dans un sou, tu devras couper le pêne de la serrure, la mèche du
  verrou, l'anse du cadenas, et le barreau que tu auras à ta fenêtre, et
  la manille que tu auras à ta jambe. Ce chef-d'oeuvre fait ce prodige
  accompli, tous ces miracles d'art, d'adresse, d'habileté, de patience,
  exécutés, si l'on vient à savoir que tu en es l'auteur, quelle sera ta
  récompense? le cachot. Voilà l'avenir. La paresse, le plaisir, quels
  précipices! Ne rien faire, c'est un lugubre parti pris, sais-tu bien?
  Vivre oisif de la substance sociale! être inutile, c'est-à-dire
  nuisible! cela mène droit au fond de la misère. Malheur à qui veut être
  parasite! il sera vermine. Ah! il ne te plaît pas de travailler? Ah! tu
  n'as qu'une pensée, bien boire, bien manger, bien dormir. Tu boiras de
  l'eau, tu mangeras du pain noir, tu dormiras sur une planche avec une
  ferraille rivée à tes membres et dont tu sentiras la nuit le froid sur
  ta chair? Tu briseras cette ferraille, tu t'enfuiras. C'est bon. Tu te
  traîneras sur le ventre dans les broussailles et tu mangeras de l'herbe
  comme les brutes des bois. Et tu seras repris. Et alors tu passeras des
  années dans une basse-fosse, scellé à une muraille, tâtonnant pour boire
  à ta cruche, mordant dans un affreux pain de ténèbres dont les chiens ne
  voudraient pas, mangeant des fèves que les vers auront mangées avant
  toi. Tu seras cloporte dans une cave. Ah! aie pitié de toi-même,
  misérable enfant, tout jeune, qui tétais ta nourrice il n'y a pas vingt
  ans, et qui as sans doute encore ta mère! je t'en conjure, écoute-moi.
  Tu veux de fin drap noir, des escarpins vernis, te friser, te mettre
  dans tes boucles de l'huile qui sent bon, plaire aux créatures, être
  joli. Tu seras tondu ras avec une casaque rouge et des sabots. Tu veux
  une bague au doigt, tu auras un carcan au cou. Et si tu regardes une
  femme, un coup de bâton. Et tu entreras là à vingt ans, et tu en
  sortiras à cinquante! Tu entreras jeune, rose, frais, avec tes yeux
  brillants et toutes tes dents blanches, et ta chevelure d'adolescent, tu
  sortiras cassé, courbé, ridé, édenté, horrible, en cheveux blancs! Ah!
  mon pauvre enfant, tu fais fausse route, la fainéantise te conseille
  mal; le plus rude des travaux, c'est le vol. Crois-moi, n'entreprends
  pas cette pénible besogne d'être un paresseux. Devenir un coquin, ce
  n'est pas commode. Il est moins malaisé d'être honnête homme. Va
  maintenant, et pense à ce que je t'ai dit. À propos, que voulais-tu de
  moi? Ma bourse. La voici.
  Et le vieillard, lâchant Montparnasse, lui mit dans la main sa bourse,
  que Montparnasse soupesa un moment; après quoi, avec la même précaution
  machinale que s'il l'eût volée, Montparnasse la laissa glisser doucement
  dans la poche de derrière de sa redingote.
  Tout cela dit et fait, le bonhomme tourna le dos et reprit
  tranquillement sa promenade.
  --Ganache! murmura Montparnasse.
  Qui était ce bonhomme? le lecteur l'a sans doute deviné.
  Montparnasse, stupéfait, le regarda disparaître dans le crépuscule.
  Cette contemplation lui fut fatale.
  Tandis que le vieillard s'éloignait, Gavroche s'approchait.
  Gavroche, d'un coup d'oeil de côté, s'était assuré que le père Mabeuf,
  endormi peut-être, était toujours assis sur le banc. Puis le gamin était
  sorti de sa broussaille, et s'était mis à ramper dans l'ombre en arrière
  de Montparnasse immobile. Il parvint ainsi jusqu'à Montparnasse sans en
  être vu ni entendu, insinua doucement sa main dans la poche de derrière
  de la redingote de fin drap noir, saisit la bourse, retira sa main, et,
  se remettant à ramper, fit une évasion de couleuvre dans les ténèbres.
  Montparnasse, qui n'avait aucune raison d'être sur ses gardes et qui
  songeait pour la première fois de sa vie, ne s'aperçut de rien.
  Gavroche, quand il fut revenu au point où était le père Mabeuf, jeta la
  bourse par-dessus la haie, et s'enfuit à toutes jambes.
  La bourse tomba sur le pied du père Mabeuf. Cette commotion le réveilla.
  Il se pencha, et ramassa la bourse. Il n'y comprit rien, et l'ouvrit.
  C'était une bourse à deux compartiments; dans l'un, il y avait quelque
  monnaie; dans l'autre, il y avait six napoléons.
  M. Mabeuf, fort effaré, porta la chose à sa gouvernante.
  --Cela tombe du ciel, dit la mère Plutarque.
  
  
  Livre cinquième--Dont la fin ne ressemble pas au commencement
  
  
  Chapitre I
  La solitude et la caserne combinées
  
  La douleur de Cosette, si poignante encore et si vive quatre ou cinq
  mois auparavant, était, à son insu même, entrée en convalescence. La
  nature, le printemps, la jeunesse, l'amour pour son père, la gaîté des
  oiseaux et des fleurs faisaient filtrer peu à peu, jour à jour, goutte à
  goutte, dans cette âme si vierge et si jeune, on ne sait quoi qui
  ressemblait presque à l'oubli. Le feu s'y éteignait-il tout à fait? ou
  s'y formait-il seulement des couches de cendre? Le fait est qu'elle ne
  se sentait presque plus de point douloureux et brûlant.
  Un jour elle pensa tout à coup à Marius:--Tiens! dit-elle, je n'y pense
  plus.
  Dans cette même semaine elle remarqua, passant devant la grille du
  jardin, un fort bel officier de lanciers, taille de guêpe, ravissant
  uniforme, joues de jeune fille, sabre sous le bras, moustaches cirées,
  schapska verni. Du reste cheveux blonds, yeux bleus à fleur de tête,
  figure ronde, vaine, insolente et jolie; tout le contraire de Marius. Un
  cigare à la bouche.--Cosette songea que cet officier était sans doute du
  régiment caserné rue de Babylone.
  Le lendemain, elle le vit encore passer. Elle remarqua l'heure.
  À dater de ce moment, était-ce le hasard? presque tous les jours elle le
  vit passer.
  Les camarades de l'officier s'aperçurent qu'il y avait là, dans ce
  jardin «mal tenu», derrière cette méchante grille rococo, une assez
  jolie créature qui se trouvait presque toujours là au passage du beau
  lieutenant, lequel n'est point inconnu au lecteur et s'appelait Théodule
  Gillenormand.
  --Tiens! lui disaient-ils. Il y a une petite qui te fait de l'oeil,
  regarde donc.
  --Est-ce que j'ai le temps, répondait le lancier, de regarder toutes les
  filles qui me regardent?
  C'était précisément l'instant où Marius descendait gravement vers
  l'agonie et disait:--Si je pouvais seulement la revoir avant de
  mourir!--Si son souhait eût été réalisé, s'il eût vu en ce moment-là
  Cosette regardant un lancier, il n'eût pas pu prononcer une parole et il
  eût expiré de douleur.
  À qui la faute? À personne.
  Marius était de ces tempéraments qui s'enfoncent dans le chagrin et qui
  y séjournent; Cosette était de ceux qui s'y plongent et qui en sortent.
  Cosette du reste traversait ce moment dangereux, phase fatale de la
  rêverie féminine abandonnée à elle-même, où le coeur d'une jeune fille
  isolée ressemble à ces vrilles de la vigne qui s'accrochent, selon le
  hasard, au chapiteau d'une colonne de marbre ou au poteau d'un cabaret.
  Moment rapide et décisif, critique pour toute orpheline, qu'elle soit
  pauvre ou qu'elle soit riche, car la richesse ne défend pas du mauvais
  choix; on se mésallie très haut; la vraie mésalliance est celle des
  âmes; et, de même que plus d'un jeune homme inconnu, sans nom, sans
  naissance, sans fortune, est un chapiteau de marbre qui soutient un
  temple de grands sentiments et de grandes idées, de même tel homme du
  monde, satisfait et opulent, qui a des bottes polies et des paroles
  vernies, si l'on regarde, non le dehors, mais le dedans, c'est-à-dire ce
  qui est réservé à la femme, n'est autre chose qu'un soliveau stupide
  obscurément hanté par les passions violentes, immondes et avinées; le
  poteau d'un cabaret.
  Qu'y avait-il dans l'âme de Cosette? De la passion calmée ou endormie;
  de l'amour à l'état flottant; quelque chose qui était limpide, brillant,
  trouble à une certaine profondeur, sombre plus bas. L'image du bel
  officier se reflétait à la surface. Y avait-il un souvenir au
  fond?--tout au fond?--Peut-être. Cosette ne savait pas.
  Il survint un incident singulier.
  
  
  Chapitre II
  Peurs de Cosette
  
  Dans la première quinzaine d'avril, Jean Valjean fit un voyage. Cela, on
  le sait, lui arrivait de temps en temps, à de très longs intervalles. Il
  restait absent un ou deux jours, trois jours au plus. Où allait-il?
  personne ne le savait, pas même Cosette. Une fois seulement, à un de ces
  départs, elle l'avait accompagné en fiacre jusqu'au coin d'un petit
  cul-de-sac sur l'angle duquel elle avait lu: _Impasse de la Planchette_.
  Là il était descendu, et le fiacre avait ramené Cosette rue de Babylone.
  C'était en général quand l'argent manquait à la maison que Jean Valjean
  faisait ces petits voyages.
  Jean Valjean était donc absent. Il avait dit: Je reviendrai dans trois
  jours.
  Le soir, Cosette était seule dans le salon. Pour se désennuyer, elle
  avait ouvert son piano-orgue et elle s'était mise à chanter, en
  s'accompagnant, le choeur d'Euryanthe: _Chasseurs égarés dans les bois_!
  qui est peut-être ce qu'il y a de plus beau dans toute la musique. Quand
  elle eut fini, elle demeura pensive.
  Tout à coup il lui sembla qu'elle entendait marcher dans le jardin.
  Ce ne pouvait être son père, il était absent; ce ne pouvait être
  Toussaint, elle était couchée. Il était dix heures du soir.
  Elle alla près du volet du salon qui était fermé et y colla son oreille.
  Il lui parut que c'était le pas d'un homme, et qu'on marchait très
  doucement.
  Elle monta rapidement au premier, dans sa chambre, ouvrit un vasistas
  percé dans son volet, et regarda dans le jardin. C'était le moment de la
  pleine lune. On y voyait comme s'il eût fait jour.
  Il n'y avait personne.
  Elle ouvrit la fenêtre. Le jardin était absolument calme, et tout ce
  qu'on apercevait de la rue était désert comme toujours.
  Cosette pensa qu'elle s'était trompée. Elle avait cru entendre ce bruit.
  C'était une hallucination produite par le sombre et prodigieux choeur de
  Weber qui ouvre devant l'esprit des profondeurs effarées, qui tremble au
  regard comme une forêt vertigineuse, et où l'on entend le craquement des
  branches mortes sous le pas inquiet des chasseurs entrevus dans le
  crépuscule.
  Elle n'y songea plus.
  D'ailleurs Cosette de sa nature n'était pas très effrayée. Il y avait
  dans ses veines du sang de bohémienne et d'aventurière qui va pieds nus.
  On s'en souvient, elle était plutôt alouette que colombe. Elle avait un
  fond farouche et brave.
  Le lendemain, moins tard, à la tombée de la nuit, elle se promenait dans
  le jardin. Au milieu des pensées confuses qui l'occupaient, elle croyait
  bien percevoir par instants un bruit pareil au bruit de la veille, comme
  de quelqu'un qui marcherait dans l'obscurité sous les arbres pas très
  loin d'elle, mais elle se disait que rien ne ressemble à un pas qui
  marche dans l'herbe comme le froissement de deux branches qui se
  déplacent d'elles-mêmes, et elle n'y prenait pas garde. Elle ne voyait
  rien d'ailleurs.
  Elle sortit de «la broussaille»; il lui restait à traverser une petite
  pelouse verte pour regagner le perron. La lune qui venait de se lever
  derrière elle, projeta, comme Cosette sortait du massif, son ombre
  devant elle sur cette pelouse.
  Cosette s'arrêta terrifiée.
  À côté de son ombre, la lune découpait distinctement sur le gazon une
  autre ombre singulièrement effrayante et terrible, une ombre qui avait
  un chapeau rond.
  C'était comme l'ombre d'un homme qui eût été debout sur la lisière du
  massif à quelques pas en arrière de Cosette.
  Elle fut une minute sans pouvoir parler, ni crier, ni appeler, ni
  bouger, ni tourner la tête.
  Enfin elle rassembla tout son courage et se retourna résolument.
  Il n'y avait personne.
  Elle regarda à terre. L'ombre avait disparu.
  Elle rentra dans la broussaille, fureta hardiment dans les coins, alla
  jusqu'à la grille, et ne trouva rien.
  Elle se sentit vraiment glacée. Était-ce encore une hallucination? Quoi!
  deux jours de suite? Une hallucination, passe, mais deux hallucinations?
  Ce qui était inquiétant, c'est que l'ombre n'était assurément pas un
  fantôme. Les fantômes ne portent guère de chapeaux ronds.
  Le lendemain Jean Valjean revint. Cosette lui conta ce qu'elle avait cru
  entendre et voir. Elle s'attendait à être rassurée et que son père
  hausserait les épaules et lui dirait: Tu es une petite fille folle.
  Jean Valjean devint soucieux.
  --Ce ne peut être rien, lui dit-il.
  Il la quitta sous un prétexte et alla dans le jardin, et elle l'aperçut
  qui examinait la grille avec beaucoup d'attention.
  Dans la nuit elle se réveilla; cette fois elle était sûre, elle
  entendait distinctement marcher tout près du perron au-dessous de sa
  fenêtre. Elle courut à son vasistas et l'ouvrit. Il y avait en effet
  dans le jardin un homme qui tenait un gros bâton à la main. Au moment où
  elle allait crier, la lune éclaira le profil de l'homme. C'était son
  père.
  Elle se recoucha en se disant:--Il est donc bien inquiet!
  Jean Valjean passa dans le jardin cette nuit-là et les deux nuits qui
  suivirent. Cosette le vit par le trou de son volet.
  La troisième nuit, la lune décroissait et commençait à se lever plus
  tard, il pouvait être une heure du matin, elle entendit un grand éclat
  de rire et la voix de son père qui l'appelait.
  --Cosette!
  Elle se jeta à bas du lit, passa sa robe de chambre et ouvrit sa
  fenêtre.
  Son père était en bas sur la pelouse.
  --Je te réveille pour te rassurer, dit-il. Regarde. Voici ton ombre en
  chapeau rond.
  Et il lui montrait sur le gazon une ombre portée que la lune dessinait
  et qui ressemblait en effet assez bien au spectre d'un homme qui eût eu
  un chapeau rond. C'était une silhouette produite par un tuyau de
  cheminée en tôle, à chapiteau, qui s'élevait au-dessus d'un toit voisin.
  Cosette aussi se mit à rire, toutes ses suppositions lugubres tombèrent,
  et le lendemain, en déjeunant avec son père, elle s'égaya du sinistre
  jardin hanté par des ombres de tuyaux de poêle.
  Jean Valjean redevint tout à fait tranquille; quant à Cosette, elle ne
  remarqua pas beaucoup si le tuyau de poêle était bien dans la direction
  de l'ombre qu'elle avait vue ou cru voir, et si la lune se trouvait au
  même point du ciel. Elle ne s'interrogea point sur cette singularité
  d'un tuyau de poêle qui craint d'être pris en flagrant délit et qui se
  retire quand on regarde son ombre, car l'ombre s'était effacée quand
  Cosette s'était retournée et Cosette avait bien cru en être sûre.
  Cosette se rasséréna pleinement. La démonstration lui parut complète, et
  qu'il pût y avoir quelqu'un qui marchait le soir ou la nuit dans le
  jardin, ceci lui sortit de la tête.
  À quelques jours de là cependant un nouvel incident se produisit.
  
  
  Chapitre III
  Enrichies des commentaires de Toussaint
  
  Dans le jardin, près de la grille sur la rue, il y avait un banc de
  pierre défendu par une charmille du regard des curieux, mais auquel
  pourtant, à la rigueur, le bras d'un passant pouvait atteindre à travers
  la grille et la charmille.
  Un soir de ce même mois d'avril, Jean Valjean était sorti; Cosette,
  après le soleil couché, s'était assise sur ce banc. Le vent fraîchissait
  dans les arbres; Cosette songeait; une tristesse sans objet la gagnait
  peu à peu, cette tristesse invincible que donne le soir et qui vient
  peut-être, qui sait? du mystère de la tombe entr'ouvert à cette
  heure-là.
  Fantine était peut-être dans cette ombre.
  Cosette se leva, fit lentement le tour du jardin, marchant dans l'herbe
  inondée de rosée et se disant à travers l'espèce de somnambulisme
  mélancolique où elle était plongée:--Il faudrait vraiment des sabots
  pour le jardin à cette heure-ci. On s'enrhume.
  Elle revint au banc.
  Au moment de s'y rasseoir, elle remarqua à la place qu'elle avait
  quittée une assez grosse pierre qui n'y était évidemment pas l'instant
  d'auparavant.
  Cosette considéra cette pierre, se demandant ce que cela voulait dire.
  Tout à coup l'idée que cette pierre n'était point venue sur ce banc
  toute seule, que quelqu'un l'avait mise là, qu'un bras avait passé à
  travers cette grille, cette idée lui apparut et lui fit peur. Cette fois
  ce fut une vraie peur; la pierre était là. Pas de doute possible; elle
  n'y toucha pas, s'enfuit sans oser regarder derrière elle, se réfugia
  dans la maison, et ferma tout de suite au volet, à la barre et au verrou
  la porte-fenêtre du perron. Elle demanda à Toussaint:
  --Mon père est-il rentré?
  --Pas encore, mademoiselle.
  (Nous avons indiqué une fois pour toutes le bégayement de Toussaint.
  Qu'on nous permette de ne plus l'accentuer. Nous répugnons à la notation
  musicale d'une infirmité.)
  Jean Valjean, homme pensif et promeneur nocturne, ne rentrait souvent
  qu'assez tard dans la nuit.
  --Toussaint, reprit Cosette, vous avez soin de bien barricader le soir
  les volets sur le jardin au moins, avec les barres, et de bien mettre
  les petites choses en fer dans les petits anneaux qui ferment?
  --Oh! soyez tranquille, mademoiselle.
  Toussaint n'y manquait pas, et Cosette le savait bien, mais elle ne put
  s'empêcher d'ajouter:
  --C'est que c'est si désert par ici!
  --Pour ça, dit Toussaint, c'est vrai. On serait assassiné avant d'avoir
  le temps de dire ouf! Avec cela que monsieur ne couche pas dans la
  maison. Mais ne craignez rien, mademoiselle, je ferme les fenêtres comme
  des bastilles. Des femmes seules! je crois bien que cela fait frémir!
  Vous figurez-vous? voir entrer la nuit des hommes dans la chambre qui
  vous disent:--tais-toi! et qui se mettent à vous couper le cou. Ce n'est
  pas tant de mourir, on meurt, c'est bon, on sait bien qu'il faut qu'on
  meure, mais c'est l'abomination de sentir ces gens-là vous toucher. Et
  puis leurs couteaux, ça doit mal couper! Ah Dieu!
  --Taisez-vous, dit Cosette. Fermez bien tout.
  Cosette, épouvantée du mélodrame improvisé par Toussaint et peut-être
  aussi du souvenir des apparitions de l'autre semaine qui lui revenaient,
  n'osa même pas lui dire:--Allez donc voir la pierre qu'on a mise sur le
  banc! de peur de rouvrir la porte du jardin, et que «les hommes»
  n'entrassent. Elle fit clore soigneusement partout les portes et
  fenêtres, fit visiter par Toussaint toute la maison de la cave au
  grenier, s'enferma dans sa chambre, mit ses verrous, regarda sous son
  lit, se coucha, et dormit mal. Toute la nuit elle vit la pierre grosse
  comme une montagne et pleine de cavernes.
  Au soleil levant,--le propre du soleil levant est de nous faire rire de
  toutes nos terreurs de la nuit, et le rire qu'on a est toujours
  proportionné à la peur qu'on a eue,--au soleil levant Cosette, en
  s'éveillant, vit son effroi comme un cauchemar, et se dit:--À quoi ai-je
  été songer? C'est comme ces pas que j'avais cru entendre l'autre semaine
  dans le jardin la nuit! c'est comme l'ombre du tuyau de poêle! Est-ce
  que je vais devenir poltronne à présent?--Le soleil, qui rutilait aux
  fentes de ses volets et faisait de pourpre les rideaux de damas, la
  rassura tellement que tout s'évanouit dans sa pensée, même la pierre.
  --Il n'y avait pas plus de pierre sur le banc qu'il n'y avait d'homme en
  chapeau rond dans le jardin; j'ai rêvé la pierre comme le reste.
  Elle s'habilla, descendit au jardin, courut au banc, et se sentit une
  sueur froide. La pierre y était.
  Mais ce ne fut qu'un moment. Ce qui est frayeur la nuit est curiosité le
  jour.
  --Bah! dit-elle, voyons donc.
  Elle souleva cette pierre qui était assez grosse. Il y avait dessous
  quelque chose qui ressemblait à une lettre.
  C'était une enveloppe de papier blanc. Cosette s'en saisit. Il n'y avait
  pas d'adresse d'un côté, pas de cachet de l'autre. Cependant
  l'enveloppe, quoique ouverte, n'était point vide. On entrevoyait des
  papiers dans l'intérieur.
  Cosette y fouilla. Ce n'était plus de la frayeur, ce n'était plus de la
  curiosité; c'était un commencement d'anxiété.
  Cosette tira de l'enveloppe ce qu'elle contenait, un petit cahier de
  papier dont chaque page était numérotée et portait quelques lignes
  écrites d'une écriture assez jolie, pensa Cosette, et très fine.
  Cosette chercha un nom, il n'y en avait pas; une signature, il n'y en
  avait pas. À qui cela était-il adressé? À elle probablement, puisqu'une
  main avait déposé le paquet sur son banc. De qui cela venait-il? Une
  fascination irrésistible s'empara d'elle, elle essaya de détourner ses
  yeux de ces feuillets qui tremblaient dans sa main, elle regarda le
  ciel, la rue, les acacias tout trempés de lumière, des pigeons qui
  volaient sur un toit voisin, puis tout à coup son regard s'abaissa
  vivement sur le manuscrit, et elle se dit qu'il fallait qu'elle sût ce
  qu'il y avait là dedans.
  Voici ce qu'elle lut:
  
  
  Chapitre IV
  Un coeur sous une pierre
  
  La réduction de l'univers à un seul être, la dilatation d'un seul être
  jusqu'à Dieu, voilà l'amour.
  L'amour, c'est la salutation des anges aux astres.
  Comme l'âme est triste quand elle est triste par l'amour!
  Quel vide que l'absence de l'être qui à lui seul remplit le monde! Oh!
  comme il est vrai que l'être aimé devient Dieu. On comprendrait que Dieu
  en fût jaloux si le Père de tout n'avait pas évidemment fait la création
  pour l'âme, et l'âme pour l'amour.
  Il suffît d'un sourire entrevu là-bas sous un chapeau de crêpe blanc à
  bavolet lilas, pour que l'âme entre dans le palais des rêves.
  Dieu est derrière tout, mais tout cache Dieu. Les choses sont noires,
  les créatures sont opaques. Aimer un être, c'est le rendre transparent.
  De certaines pensées sont des prières. Il y a des moments où, quelle que
  soit l'attitude du corps, l'âme est à genoux.
  Les amants séparés trompent l'absence par mille choses chimériques qui
  ont pourtant leur réalité. On les empêche de se voir, ils ne peuvent
  s'écrire; ils trouvent une foule de moyens mystérieux de correspondre.
  Ils s'envoient le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, le rire des
  enfants, la lumière du soleil, les soupirs du vent, les rayons des
  étoiles, toute la création. Et pourquoi non? Toutes les oeuvres de Dieu
  sont faites pour servir l'amour. L'amour est assez puissant pour charger
  la nature entière de ses messages.
  O printemps, tu es une lettre que je lui écris.
  L'avenir appartient encore bien plus aux coeurs qu'aux esprits. Aimer,
  voilà la seule chose qui puisse occuper et emplir l'éternité. À
  l'infini, il faut l'inépuisable.
  L'amour participe de l'âme même. Il est de même nature qu'elle. Comme
  elle il est étincelle divine, comme elle il est incorruptible,
  indivisible, impérissable. C'est un point de feu qui est en nous, qui
  est immortel et infini, que rien ne peut borner et que rien ne peut
  éteindre. On le sent brûler jusque dans la moelle des os et on le voit
  rayonner jusqu'au fond du ciel.
  Ô amour! adorations! volupté de deux esprits qui se comprennent, de deux
  coeurs qui s'échangent, de deux regards qui se pénètrent? Vous me
  viendrez, n'est-ce pas, bonheurs! Promenades à deux dans les solitudes!
  journées bénies et rayonnantes! J'ai quelquefois rêvé que de temps en
  temps des heures se détachaient de la vie des anges et venaient ici-bas
  traverser la destinée des hommes.
  Dieu ne peut rien ajouter au bonheur de ceux qui s'aiment que de leur
  donner la durée sans fin. Après une vie d'amour, une éternité d'amour,
  c'est une augmentation en effet; mais accroître en son intensité même la
  félicité ineffable que l'amour donne à l'âme dès ce monde, c'est
  impossible, même à Dieu. Dieu, c'est la plénitude du ciel; l'amour,
  c'est la plénitude de l'homme.
  Vous regardez une étoile pour deux motifs, parce qu'elle est lumineuse
  et parce qu'elle est impénétrable. Vous avez auprès de vous un plus doux
  rayonnement et un plus grand mystère, la femme.
  Tous, qui ne nous soyons, nous avons nos êtres respirables. S'ils nous
  manquent, l'air nous manque, nous étouffons. Alors on meurt. Mourir par
  manque d'amour, c'est affreux! L'asphyxie de l'âme!
  Quand l'amour a fondu et mêlé deux êtres dans une unité angélique et
  sacrée, le secret de la vie est trouvé pour eux; ils ne sont plus que
  les deux termes d'une même destinée; ils ne sont plus que les deux ailes
  d'un même esprit. Aimez, planez!
  Le jour où une femme qui passe devant vous dégage de la lumière en
  marchant, vous êtes perdu, vous aimez. Vous n'avez plus qu'une chose à
  faire, penser à elle si fixement qu'elle soit contrainte de penser à
  vous.
  Ce que l'amour commence ne peut être achevé que par Dieu.
  L'amour vrai se désole et s'enchante pour un gant perdu ou pour un
  mouchoir trouvé, et il a besoin de l'éternité pour son dévouement et ses
  espérances. Il se compose à la fois de l'infiniment grand et de
  l'infiniment petit.
  Si vous êtes pierre, soyez aimant; si vous êtes plante, soyez sensitive;
  si vous êtes homme, soyez amour.
  Rien ne suffit à l'amour. On a le bonheur, on veut le paradis; on a le
  paradis, on veut le ciel.
  Ô vous qui vous aimez, tout cela est dans l'amour. Sachez l'y trouver.
  L'amour a autant que le ciel, la contemplation, et de plus que le ciel,
  la volupté.
  --Vient-elle encore au Luxembourg?--Non, monsieur.--C'est dans cette
  église qu'elle entend la messe, n'est-ce pas?--Elle n'y vient
  plus.--Habite-t-elle toujours cette maison?--Elle est déménagée.--Où
  est-elle allée demeurer?--Elle ne l'a pas dit.
  Quelle chose sombre de ne pas savoir l'adresse de son âme!
  L'amour a des enfantillages, les autres passions ont des petitesses.
  Honte aux passions qui rendent l'homme petit! Honneur à celle qui le
  fait enfant!
  C'est une chose étrange, savez-vous cela? Je suis dans la nuit. Il y a
  un être qui en s'en allant a emporté le ciel.
  Oh! être couchés côte à côte dans le même tombeau la main dans la main,
  et de temps en temps, dans les ténèbres, nous caresser doucement un
  doigt, cela suffirait à mon éternité.
  Vous qui souffrez parce que vous aimez, aimez plus encore. Mourir
  d'amour, c'est en vivre.
  Aimez. Une sombre transfiguration étoilée est mêlée à ce supplice. Il y
  a de l'extase dans l'agonie.
  Ô joie des oiseaux! c'est parce qu'ils ont le nid qu'ils ont le chant.
  L'amour est une respiration céleste de l'air du paradis.
  
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