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Les misérables Tome III: Marius - 18

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  M. Leblanc se taisait. Au milieu de ce silence une voix éraillée lança
  du corridor ce sarcasme lugubre:
  --S'il faut fendre du bois, je suis là, moi!
  C'était l'homme au merlin qui s'égayait.
  En même temps une énorme face hérissée et terreuse parut à la porte avec
  un affreux rire qui montrait non des dents, mais des crocs.
  C'était la face de l'homme au merlin.
  --Pourquoi as-tu ôté ton masque? lui cria Thénardier avec fureur.
  --Pour rire, répliqua l'homme.
  Depuis quelques instants, M. Leblanc semblait suivre et guetter tous les
  mouvements de Thénardier, qui, aveuglé et ébloui par sa propre rage,
  allait et venait dans le repaire avec la confiance de sentir la porte
  gardée, de tenir, armé, un homme désarmé, et d'être neuf contre un, en
  supposant que la Thénardier ne comptât que pour un homme. Dans son
  apostrophe à l'homme au merlin, il tournait le dos à M. Leblanc.
  M. Leblanc saisit ce moment, repoussa du pied la chaise, du poing la
  table, et d'un bond, avec une agilité prodigieuse, avant que Thénardier
  eût eu le temps de se retourner, il était à la fenêtre. L'ouvrir,
  escalader l'appui, l'enjamber, ce fut une seconde. Il était à moitié
  dehors quand six poings robustes le saisirent et le ramenèrent
  énergiquement dans le bouge. C'étaient les trois «fumistes» qui
  s'étaient élancés sur lui. En même temps, la Thénardier l'avait empoigné
  aux cheveux.
  Au piétinement qui se fit, les autres bandits accoururent du corridor.
  Le vieux qui était sur le lit et qui semblait pris de vin, descendit du
  grabat et arriva en chancelant, un marteau de cantonnier à la main.
  Un des «fumistes» dont la chandelle éclairait le visage barbouillé, et
  dans lequel Marius, malgré ce barbouillage, reconnut Panchaud, dit
  Printanier, dit Bigrenaille, levait au-dessus de la tête de M. Leblanc
  une espèce d'assommoir fait de deux pommes de plomb aux deux bouts d'une
  barre de fer.
  Marius ne put résister à ce spectacle.--Mon père, pensa-t-il,
  pardonne-moi!--Et son doigt chercha la détente du pistolet. Le coup
  allait partir lorsque la voix de Thénardier cria:
  --Ne lui faites pas de mal!
  Cette tentative désespérée de la victime, loin d'exaspérer Thénardier,
  l'avait calmé. Il y avait deux hommes en lui, l'homme féroce et l'homme
  adroit. Jusqu'à cet instant, dans le débordement du triomphe, devant la
  proie abattue et ne bougeant pas, l'homme féroce avait dominé; quand la
  victime se débattit et parut vouloir lutter, l'homme adroit reparut et
  prit le dessus.
  --Ne lui faites pas de mal! répéta-t-il. Et, sans s'en douter, pour
  premier succès, il arrêta le pistolet prêt à partir et paralysa Marius
  pour lequel l'urgence disparut, et qui, devant cette phase nouvelle, ne
  vit point d'inconvénient à attendre encore. Qui sait si quelque chance
  ne surgirait pas qui le délivrerait de l'affreuse alternative de laisser
  périr le père d'Ursule ou de perdre le sauveur du colonel?
  Une lutte herculéenne s'était engagée. D'un coup de poing en plein torse
  M. Leblanc avait envoyé le vieux rouler au milieu de la chambre, puis de
  deux revers de main avait terrassé deux autres assaillants, et il en
  tenait un sous chacun de ses genoux; les misérables râlaient sous cette
  pression comme sous une meule de granit; mais les quatre autres avaient
  saisi le redoutable vieillard aux deux bras et à la nuque et le tenaient
  accroupi sur les deux «fumistes» terrassés. Ainsi, maître des uns et
  maîtrisé par les autres, écrasant ceux d'en bas et étouffant sous ceux
  d'en haut, secouant vainement tous les efforts qui s'entassaient sur
  lui, M. Leblanc disparaissait sous le groupe horrible des bandits comme
  un sanglier sous un monceau hurlant de dogues et de limiers.
  Ils parvinrent à le renverser sur le lit le plus proche de la croisée et
  l'y tinrent en respect. La Thénardier ne lui avait pas lâché les
  cheveux.
  --Toi, dit Thénardier, ne t'en mêle pas. Tu vas déchirer ton châle.
  La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec un grondement.
  --Vous autres, reprit Thénardier, fouillez-le.
  M. Leblanc semblait avoir renoncé à la résistance. On le fouilla. Il
  n'avait rien sur lui qu'une bourse de cuir qui contenait six francs, et
  son mouchoir.
  Thénardier mit le mouchoir dans sa poche.
  --Quoi! pas de portefeuille? demanda-t-il.
  --Ni de montre, répondit un des «fumistes».
  --C'est égal, murmura avec une voix de ventriloque l'homme masqué qui
  tenait la grosse clef, c'est un vieux rude!
  Thénardier alla au coin de la porte et y prit un paquet de cordes, qu'il
  leur jeta.
  --Attachez-le au pied du lit, dit-il. Et, apercevant le vieux qui était
  resté étendu à travers la chambre du coup de poing de M. Leblanc et qui
  ne bougeait pas:
  --Est-ce que Boulatruelle est mort? demanda-t-il.
  --Non, répondit Bigrenaille, il est ivre.
  --Balayez-le dans un coin, dit Thénardier.
  --Deux des «fumistes» poussèrent l'ivrogne avec le pied près du tas de
  ferrailles.
  --Babet, pourquoi en as-tu amené tant? dit Thénardier bas à l'homme à la
  trique, c'était inutile.
  --Que veux-tu? répliqua l'homme à la trique, ils ont tous voulu en être.
  La saison est mauvaise. Il ne se fait pas d'affaires.
  Le grabat où M. Leblanc avait été renversé était une façon de lit
  d'hôpital porté sur quatre montants grossiers en bois à peine équarri.
  M. Leblanc se laissa faire. Les brigands le lièrent solidement, debout
  et les pieds posant à terre, au montant du lit le plus éloigné de la
  fenêtre et le plus proche de la cheminée.
  Quand le dernier noeud fut serré, Thénardier prit une chaise et vint
  s'asseoir presque en face de M. Leblanc. Thénardier ne se ressemblait
  plus, en quelques instants sa physionomie avait passé de la violence
  effrénée à la douceur tranquille et rusée. Marius avait peine à
  reconnaître dans ce sourire poli d'homme de bureau la bouche presque
  bestiale qui écumait le moment d'auparavant, il considérait avec stupeur
  cette métamorphose fantastique et inquiétante, et il éprouvait ce
  qu'éprouverait un homme qui verrait un tigre se changer en un avoué.
  --Monsieur... fit Thénardier.
  Et écartant du geste les brigands qui avaient encore la main sur M.
  Leblanc:
  --Éloignez-vous un peu, et laissez-moi causer avec monsieur.
  Tous se retirèrent vers la porte. Il reprit:
  --Monsieur, vous avez eu tort de vouloir sauter par la fenêtre. Vous
  auriez pu vous casser une jambe. Maintenant, si vous le permettez, nous
  allons causer tranquillement. Il faut d'abord que je vous communique une
  remarque que j'ai faite, c'est que vous n'avez pas encore poussé le
  moindre cri.
  Thénardier avait raison, ce détail était réel, quoiqu'il eût échappé à
  Marius dans son trouble. M. Leblanc avait à peine prononcé quelques
  paroles sans hausser la voix, et, même dans sa lutte près de la fenêtre
  avec les six bandits, il avait gardé le plus profond et le plus
  singulier silence. Thénardier poursuivit:
  --Mon Dieu! vous auriez un peu crié au voleur, que je ne l'aurais pas
  trouvé inconvenant! À l'assassin! cela se dit dans l'occasion, et, quant
  à moi, je ne l'aurais point pris en mauvaise part. Il est tout simple
  qu'on fasse un peu de vacarme quand on se trouve avec des personnes qui
  ne vous inspirent pas suffisamment de confiance. Vous l'auriez fait
  qu'on ne vous aurait pas dérangé. On ne vous aurait même pas bâillonné.
  Et je vais vous dire pourquoi. C'est que cette chambre-ci est très
  sourde. Elle n'a que cela pour elle, mais elle a cela. C'est une cave.
  On y tirerait une bombe que cela ferait pour le corps de garde le plus
  prochain le bruit d'un ronflement d'ivrogne. Ici le canon ferait boum et
  le tonnerre ferait pouf. C'est un logement commode. Mais enfin vous
  n'avez pas crié, c'est mieux, je vous en fais mon compliment, et je vais
  vous dire ce que j'en conclus. Mon cher monsieur, quand on crie,
  qu'est-ce qui vient? la police. Et après la police? la justice. Eh bien,
  vous n'avez pas crié; c'est que vous ne vous souciez pas plus que nous
  de voir arriver la justice et la police. C'est que,--il y a longtemps
  que je m'en doute,--vous avez un intérêt quelconque à cacher quelque
  chose. De notre côté nous avons le même intérêt. Donc nous pouvons nous
  entendre.
  Tout en parlant ainsi, il semblait que Thénardier, la prunelle attachée
  sur M. Leblanc, cherchât à enfoncer les pointes aiguës qui sortaient de
  ses yeux jusque dans la conscience de son prisonnier. Du reste son
  langage, empreint d'une sorte d'insolence modérée et sournoise, était
  réservé et presque choisi, et dans ce misérable qui n'était tout à
  l'heure qu'un brigand on sentait maintenant «l'homme qui a étudié pour
  être prêtre».
  Le silence qu'avait gardé le prisonnier, cette précaution qui allait
  jusqu'à l'oubli même du soin de sa vie, cette résistance opposée au
  premier mouvement de la nature, qui est de jeter un cri, tout cela, il
  faut le dire, depuis que la remarque en avait été faite, était importun
  à Marius, et l'étonnait péniblement.
  L'observation si fondée de Thénardier obscurcissait encore pour Marius
  les épaisseurs mystérieuses sous lesquelles se dérobait cette figure
  grave et étrange à laquelle Courfeyrac avait jeté le sobriquet de
  monsieur Leblanc. Mais, quel qu'il fût, lié de cordes, entouré de
  bourreaux, à demi plongé, pour ainsi dire, dans une fosse qui
  s'enfonçait sous lui d'un degré à chaque instant, devant la fureur comme
  devant la douceur de Thénardier, cet homme demeurait impassible; et
  Marius ne pouvait s'empêcher d'admirer en un pareil moment ce visage
  superbement mélancolique.
  C'était évidemment une âme inaccessible à l'épouvante et ne sachant pas
  ce que c'est que d'être éperdue. C'était un de ces hommes qui dominent
  l'étonnement des situations désespérées. Si extrême que fût la crise, si
  inévitable que fût la catastrophe, il n'y avait rien là de l'agonie du
  noyé ouvrant sous l'eau des yeux horribles.
  Thénardier se leva sans affectation, alla à la cheminée, déplaça le
  paravent qu'il appuya au grabat voisin, et démasqua ainsi le réchaud
  plein de braise ardente dans laquelle le prisonnier pouvait parfaitement
  voir le ciseau rougi à blanc et piqué çà et là de petites étoiles
  écarlates.
  Puis Thénardier vint se rasseoir près de M. Leblanc.
  --Je continue, dit-il. Nous pouvons nous entendre. Arrangeons ceci à
  l'amiable. J'ai eu tort de m'emporter tout à l'heure, je ne sais où
  j'avais l'esprit, j'ai été beaucoup trop loin, j'ai dit des
  extravagances. Par exemple, parce que vous êtes millionnaire, je vous ai
  dit que j'exigeais de l'argent, beaucoup d'argent, immensément d'argent.
  Cela ne serait pas raisonnable. Mon Dieu, vous avez beau être riche,
  vous avez vos charges, qui n'a pas les siennes? Je ne veux pas vous
  ruiner, je ne suis pas un happe-chair après tout. Je ne suis pas de ces
  gens qui, parce qu'ils ont l'avantage de la position, profitent de cela
  pour être ridicules. Tenez, j'y mets du mien et je fais un sacrifice de
  mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs.
  M. Leblanc ne souffla pas un mot. Thénardier poursuivit:
  --Vous voyez que je ne mets pas mal d'eau dans mon vin. Je ne connais
  pas l'état de votre fortune, mais je sais que vous ne regardez pas à
  l'argent, et un homme bienfaisant comme vous peut bien donner deux cent
  mille francs à un père de famille qui n'est pas heureux. Certainement
  vous êtes raisonnable aussi, vous ne vous êtes pas figuré que je me
  donnerais de la peine comme aujourd'hui, et que j'organiserais la chose
  de ce soir, qui est un travail bien fait, de l'aveu de tous ces
  messieurs, pour aboutir à vous demander de quoi aller boire du rouge à
  quinze et manger du veau chez Desnoyers. Deux cent mille francs, ça vaut
  ça. Une fois cette bagatelle sortie de votre poche, je vous réponds que
  tout est dit et que vous n'avez pas à craindre une pichenette. Vous me
  direz: Mais je n'ai pas deux cent mille francs sur moi. Oh! je ne suis
  pas exagéré. Je n'exige pas cela. Je ne vous demande qu'une chose. Ayez
  la bonté d'écrire ce que je vais vous dicter.
  Ici Thénardier s'interrompit, puis il ajouta en appuyant sur les mots et
  en jetant un sourire du côté du réchaud:
  --Je vous préviens que je n'admettrais pas que vous ne sachiez pas
  écrire.
  Un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire.
  Thénardier poussa la table tout près de M. Leblanc, et prit l'encrier,
  une plume et une feuille de papier dans le tiroir qu'il laissa
  entr'ouvert et où luisait la longue lame du couteau.
  Il posa la feuille de papier devant M. Leblanc.
  --Écrivez, dit-il.
  Le prisonnier parla enfin.
  --Comment voulez-vous que j'écrive? je suis attaché.
  --C'est vrai, pardon! fit Thénardier, vous avez bien raison.
  Et se tournant vers Bigrenaille:
  --Déliez le bras droit de monsieur.
  Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, exécuta l'ordre de
  Thénardier. Quand la main droite du prisonnier fut libre, Thénardier
  trempa la plume dans l'encre et la lui présenta.
  --Remarquez bien, monsieur, que vous êtes en notre pouvoir, à notre
  discrétion, absolument à notre discrétion, qu'aucune puissance humaine
  ne peut vous tirer d'ici, et que nous serions vraiment désolés d'être
  contraints d'en venir à des extrémités désagréables. Je ne sais ni votre
  nom, ni votre adresse; mais je vous préviens que vous resterez attaché
  jusqu'à ce que la personne chargée de porter la lettre que vous allez
  écrire soit revenue. Maintenant veuillez écrire.
  --Quoi? demanda le prisonnier.
  --Je dicte.
  M. Leblanc prit la plume. Thénardier commença à dicter:
  --«Ma fille...»
  Le prisonnier tressaillit et leva les yeux sur Thénardier.
  --Mettez «ma chère fille», dit Thénardier. M. Leblanc obéit. Thénardier
  continua:
  --«Viens sur-le-champ...»
  Il s'interrompit:
  --Vous la tutoyez, n'est-ce pas?
  --Qui? demanda M. Leblanc.
  --Parbleu! dit Thénardier, la petite, l'Alouette.
  M. Leblanc répondit sans la moindre émotion apparente:
  --Je ne sais ce que vous voulez dire.
  --Allez toujours, fit Thénardier; et il se remit à dicter:
  --«Viens sur-le-champ. J'ai absolument besoin de toi. La personne qui te
  remettra ce billet est chargée de t'amener près de moi. Je t'attends.
  Viens avec confiance.»
  M. Leblanc avait tout écrit. Thénardier reprit:
  --Ah! effacez _viens avec confiance;_ cela pourrait faire supposer que
  la chose n'est pas toute simple et que la défiance est possible.
  M. Leblanc ratura les trois mots.
  --À présent, poursuivit Thénardier, signez. Comment vous appelez-vous?
  Le prisonnier posa la plume et demanda:
  --Pour qui est cette lettre?
  --Vous le savez bien, répondit Thénardier. Pour la petite. Je viens de
  vous le dire.
  Il était évident que Thénardier évitait de nommer la jeune fille dont il
  était question. Il disait «l'Alouette», il disait «la petite», mais il
  ne prononçait pas le nom. Précaution d'habile homme gardant son secret
  devant ses complices. Dire le nom, c'eût été leur livrer toute
  «l'affaire», et leur en apprendre plus qu'ils n'avaient besoin d'en
  savoir.
  Il reprit:
  --Signez. Quel est votre nom?
  --Urbain Fabre, dit le prisonnier.
  Thénardier, avec le mouvement d'un chat, précipita sa main dans sa
  poche et en tira le mouchoir saisi sur M. Leblanc. Il en chercha la
  marque et l'approcha de la chandelle.
  --U.F. C'est cela. Urbain Fabre. Eh bien, signez U.F.
  Le prisonnier signa.
  --Comme il faut les deux mains pour plier la lettre, donnez, je vais la
  plier.
  Cela fait, Thénardier reprit:
  --Mettez l'adresse. _Mademoiselle Fabre_, chez vous. Je sais que vous
  demeurez pas très loin d'ici, aux environs de Saint-Jacques-du-Haut-Pas,
  puisque c'est là que vous allez à la messe tous les jours, mais je ne
  sais pas dans quelle rue. Je vois que vous comprenez votre situation.
  Comme vous n'avez pas menti pour votre nom, vous ne mentirez pas pour
  votre adresse. Mettez-la vous-même.
  Le prisonnier resta un moment pensif, puis il reprit la plume et
  écrivit:
  --Mademoiselle Fabre, chez monsieur Urbain Fabre, rue
  Saint-Dominique-d'Enfer, nº 17.
  Thénardier saisit la lettre avec une sorte de convulsion fébrile.
  --Ma femme! cria-t-il.
  La Thénardier accourut.
  --Voici la lettre. Tu sais ce que tu as à faire. Un fiacre est en bas.
  Pars tout de suite, et reviens idem.
  Et s'adressant à l'homme au merlin:
  --Toi, puisque tu as ôté ton cache-nez, accompagne la bourgeoise. Tu
  monteras derrière le fiacre. Tu sais où tu as laissé la maringotte?
  --Oui, dit l'homme.
  Et, déposant son merlin dans un coin, il suivit la Thénardier.
  Comme ils s'en allaient, Thénardier passa sa tête par la porte
  entrebâillée et cria dans le corridor:
  --Surtout ne perds pas la lettre! songe que tu as deux cent mille francs
  sur toi.
  La voix rauque de la Thénardier répondit:
  --Sois tranquille. Je l'ai mise dans mon estomac.
  Une minute ne s'était pas écoulée qu'on entendit le claquement d'un
  fouet qui décrut et s'éteignit rapidement.
  --Bon! grommela Thénardier. Ils vont bon train. De ce galop-là la
  bourgeoise sera de retour dans trois quarts d'heure.
  Il approcha une chaise de la cheminée et s'assit en croisant les bras et
  en présentant ses bottes boueuses au réchaud.
  --J'ai froid aux pieds, dit-il.
  Il ne restait plus dans le bouge avec Thénardier et le prisonnier que
  cinq bandits. Ces hommes, à travers les masques ou la glu noire qui leur
  couvrait la face et en faisait, au choix de la peur, des charbonniers,
  des nègres ou des démons, avaient des airs engourdis et mornes, et l'on
  sentait qu'ils exécutaient un crime comme une besogne, tranquillement,
  sans colère et sans pitié, avec une sorte d'ennui. Ils étaient dans un
  coin entassés comme des brutes et se taisaient. Thénardier se chauffait
  les pieds. Le prisonnier était retombé dans sa taciturnité. Un calme
  sombre avait succédé au vacarme farouche qui remplissait le galetas
  quelques instants auparavant.
  La chandelle, où un large champignon s'était formé, éclairait à peine
  l'immense taudis, le brasier s'était terni, et toutes ces têtes
  monstrueuses faisaient des ombres difformes sur les murs et au plafond.
  On n'entendait d'autre bruit que la respiration paisible du vieillard
  ivre qui dormait.
  Marius attendait, dans une anxiété que tout accroissait. L'énigme était
  plus impénétrable que jamais. Qu'était-ce que cette «petite» que
  Thénardier avait aussi nommée l'Alouette? était-ce son «Ursule»? Le
  prisonnier n'avait pas paru ému à ce mot, l'Alouette, et avait répondu
  le plus naturellement du monde: Je ne sais ce que vous voulez dire. D'un
  autre côté, les deux lettres U.F. étaient expliquées, c'était Urbain
  Fabre, et Ursule ne s'appelait plus Ursule. C'est là ce que Marius
  voyait le plus clairement. Une sorte de fascination affreuse le retenait
  cloué à la place d'où il observait et dominait toute cette scène. Il
  était là, presque incapable de réflexion et de mouvement, comme anéanti
  par de si abominables choses vues de près. Il attendait, espérant
  quelque incident, n'importe quoi, ne pouvant rassembler ses idées et ne
  sachant quel parti prendre.
  --Dans tous les cas, disait-il, si l'Alouette, c'est elle, je le verrai
  bien, car la Thénardier va l'amener ici. Alors tout sera dit, je
  donnerai ma vie et mon sang s'il le faut, mais je la délivrerai! Rien ne
  m'arrêtera.
  Près d'une demi-heure passa ainsi. Thénardier paraissait absorbé par une
  méditation ténébreuse. Le prisonnier ne bougeait pas. Cependant Marius
  croyait par intervalles et depuis quelques instants entendre un petit
  bruit sourd du côté du prisonnier.
  Tout à coup Thénardier apostropha le prisonnier:
  --Monsieur Fabre, tenez, autant que je vous dise tout de suite.
  Ces quelques mots semblaient commencer un éclaircissement. Marius prêta
  l'oreille. Thénardier continua:
  --Mon épouse va revenir, ne vous impatientez pas. Je pense que
  l'Alouette est véritablement votre fille, et je trouve tout simple que
  vous la gardiez. Seulement, écoutez un peu. Avec votre lettre, ma femme
  ira la trouver. J'ai dit à ma femme de s'habiller, comme vous avez vu,
  de façon que votre demoiselle la suive sans difficulté. Elles monteront
  toutes deux dans le fiacre avec mon camarade derrière. Il y a quelque
  part en dehors d'une barrière une maringotte attelée de deux très bons
  chevaux. On y conduira votre demoiselle. Elle descendra du fiacre. Mon
  camarade montera avec elle dans la maringotte, et ma femme reviendra ici
  nous dire: C'est fait. Quant à votre demoiselle, on ne lui fera pas de
  mal, la maringotte la mènera dans un endroit où elle sera tranquille,
  et, dès que vous m'aurez donné les petits deux cent mille francs, on
  vous la rendra. Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup
  de pouce à l'Alouette. Voilà.
  Le prisonnier n'articula pas une parole. Après une pause, Thénardier
  poursuivit:
  --C'est simple, comme vous voyez, Il n'y aura pas de mal si vous ne
  voulez pas qu'il y ait du mal. Je vous conte la chose. Je vous préviens
  pour que vous sachiez.
  Il s'arrêta, le prisonnier ne rompit pas le silence, et Thénardier
  reprit:
  --Dès que mon épouse sera revenue et qu'elle m'aura dit: L'Alouette est
  en route, nous vous lâcherons, et vous serez libre d'aller coucher chez
  vous. Vous voyez que nous n'avions pas de mauvaises intentions.
  Des images épouvantables passèrent devant la pensée de Marius. Quoi!
  cette jeune fille qu'on enlevait, on n'allait pas la ramener? Un de ces
  monstres allait l'emporter dans l'ombre? où?... Et si c'était elle! Et
  il était clair que c'était elle! Marius sentait les battements de son
  coeur s'arrêter. Que faire? Tirer le coup de pistolet? mettre aux mains
  de la justice tous ces misérables? Mais l'affreux homme au merlin n'en
  serait pas moins hors de toute atteinte avec la jeune fille, et Marius
  songeait à ces mots de Thénardier dont il entrevoyait la signification
  sanglante: _Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup de
  pouce à l'Alouette_.
  Maintenant ce n'était pas seulement par le testament du colonel, c'était
  par son amour même, par le péril de celle qu'il aimait, qu'il se sentait
  retenu.
  Cette effroyable situation, qui durait déjà depuis plus d'une heure,
  changeait d'aspect à chaque instant. Marius eut la force de passer
  successivement en revue toutes les plus poignantes conjectures,
  cherchant une espérance et ne la trouvant pas. Le tumulte de ses pensées
  contrastait avec le silence funèbre du repaire.
  Au milieu de ce silence on entendit le bruit de la porte de l'escalier
  qui s'ouvrait, puis se fermait.
  Le prisonnier fit un mouvement dans ses liens.
  --Voici la bourgeoise, dit Thénardier.
  Il achevait à peine qu'en effet la Thénardier se précipita dans la
  chambre, rouge, essoufflée, haletante, les yeux flambants, et cria en
  frappant de ses grosses mains sur ses deux cuisses à la fois:
  --Fausse adresse!
  Le bandit qu'elle avait emmené avec elle, parut derrière elle et vint
  reprendre son merlin.
  --Fausse adresse? répéta Thénardier.
  Elle reprit:
  --Personne! Rue Saint-Dominique, numéro dix-sept, pas de monsieur Urbain
  Fabre! On ne sait pas ce que c'est!
  Elle s'arrêta suffoquée, puis continua:
  --Monsieur Thénardier! ce vieux t'a fait poser! Tu es trop bon, vois-tu!
  Moi, je te vous lui aurais coupé la margoulette en quatre pour
  commencer! et s'il avait fait le méchant, je l'aurais fait cuire tout
  vivant! Il aurait bien fallu qu'il parle, et qu'il dise où est la fille,
  et qu'il dise où est le magot! Voilà comment j'aurais mené cela, moi! On
  a bien raison de dire que les hommes sont plus bêtes que les femmes!
  Personne! numéro dix-sept! C'est une grande porte cochère! Pas de
  monsieur Fabre, rue Saint-Dominique! et ventre à terre, et pourboire au
  cocher, et tout! J'ai parlé au portier et à la portière, qui est une
  belle forte femme, ils ne connaissent pas ça!
  Marius respira. Elle, Ursule, ou l'Alouette, celle qu'il ne savait plus
  comment nommer, était sauvée.
  Pendant que sa femme exaspérée vociférait, Thénardier s'était assis sur
  la table; il resta quelques instants sans prononcer une parole,
  balançant sa jambe droite qui pendait, et considérant le réchaud d'un
  air de rêverie sauvage.
  Enfin il dit au prisonnier avec une inflexion lente et singulièrement
  féroce:
  --Une fausse adresse? qu'est-ce que tu as donc espéré?
  --Gagner du temps! cria le prisonnier d'une voix éclatante.
  Et au même instant il secoua ses liens; ils étaient coupés. Le
  prisonnier n'était plus attaché au lit que par une jambe.
  Avant que les sept hommes eussent eu le temps de se reconnaître et de
  s'élancer, lui s'était penché sous la cheminée, avait étendu la main
  vers le réchaud, puis s'était redressé, et maintenant Thénardier, la
  Thénardier et les bandits, refoulés par le saisissement au fond du
  bouge, le regardaient avec stupeur élevant au-dessus de sa tête le
  ciseau rouge d'où tombait une lueur sinistre, presque libre et dans une
  attitude formidable.
  L'enquête judiciaire, à laquelle le guet-apens de la masure Gorbeau
  donna lieu par la suite, a constaté qu'un gros sou, coupé et travaillé
  d'une façon particulière, fut trouvé dans le galetas, quand la police y
  fît une descente; ce gros sou était une de ces merveilles d'industrie
  que la patience du bagne engendre dans les ténèbres et pour les
  ténèbres, merveilles qui ne sont autre chose que des instruments
  d'évasion. Ces produits hideux et délicats d'un art prodigieux sont dans
  la bijouterie ce que les métaphores de l'argot sont dans la poésie. Il y
  a des Benvenuto Cellini au bagne, de même que dans la langue il y a des
  Villon. Le malheureux qui aspire à la délivrance trouve moyen,
  quelquefois sans outils, avec un eustache, avec un vieux couteau, de
  scier un sou en deux lames minces, de creuser ces deux lames sans
  toucher aux empreintes monétaires, et de pratiquer un pas de vis sur la
  tranche du sou de manière à faire adhérer les lames de nouveau. Cela se
  visse et se dévisse à volonté; c'est une boîte. Dans cette boîte, on
  cache un ressort de montre, et ce ressort de montre bien manié coupe des
  manilles de calibre et des barreaux de fer. On croit que ce malheureux
  forçat ne possède qu'un sou; point, il possède la liberté. C'est un gros
  sou de ce genre qui, dans des perquisitions de police ultérieures, fut
  trouvé ouvert et en deux morceaux dans le bouge sous le grabat près de
  la fenêtre. On découvrit également une petite scie en acier bleu qui
  pouvait se cacher dans le gros sou. Il est probable qu'au moment où les
  bandits fouillèrent le prisonnier, il avait sur lui ce gros sou qu'il
  réussit à cacher dans sa main, et qu'ensuite, ayant la main droite
  libre, il le dévissa, et se servit de la scie pour couper les cordes qui
  l'attachaient, ce qui expliquerait le bruit léger et les mouvements
  imperceptibles que Marius avait remarqués.
  N'ayant pu se baisser de peur de se trahir, il n'avait point coupé les
  liens de sa jambe gauche.
  Les bandits étaient revenus de leur première surprise.
  --Sois tranquille, dit Bigrenaille à Thénardier. Il tient encore par une
  jambe, et il ne s'en ira pas. J'en réponds. C'est moi qui lui ai ficelé
  cette patte-là.
  Cependant le prisonnier éleva la voix:
  --Vous êtes des malheureux, mais ma vie ne vaut pas la peine d'être tant
  défendue. Quant à vous imaginer que vous me feriez parler, que vous me
  feriez écrire ce que je ne veux pas écrire, que vous me feriez dire ce
  que je ne veux pas dire....
  Il releva la manche de son bras gauche et ajouta:
  --Tenez.
  En même temps il tendit son bras et posa sur la chair nue le ciseau
  ardent qu'il tenait dans sa main droite par le manche de bois.
  On entendit le frémissement de la chair brûlée, l'odeur propre aux
  chambres de torture se répandit dans le taudis. Marius chancela éperdu
  d'horreur, les brigands eux-mêmes eurent un frisson, le visage de
  l'étrange vieillard se contracta à peine, et, tandis que le fer rouge
  s'enfonçait dans la plaie fumante, impassible et presque auguste, il
  
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