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Les misérables Tome III: Marius - 18
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M. Leblanc se taisait. Au milieu de ce silence une voix éraillée lança
du corridor ce sarcasme lugubre:
--S'il faut fendre du bois, je suis là, moi!
C'était l'homme au merlin qui s'égayait.
En même temps une énorme face hérissée et terreuse parut à la porte avec
un affreux rire qui montrait non des dents, mais des crocs.
C'était la face de l'homme au merlin.
--Pourquoi as-tu ôté ton masque? lui cria Thénardier avec fureur.
--Pour rire, répliqua l'homme.
Depuis quelques instants, M. Leblanc semblait suivre et guetter tous les
mouvements de Thénardier, qui, aveuglé et ébloui par sa propre rage,
allait et venait dans le repaire avec la confiance de sentir la porte
gardée, de tenir, armé, un homme désarmé, et d'être neuf contre un, en
supposant que la Thénardier ne comptât que pour un homme. Dans son
apostrophe à l'homme au merlin, il tournait le dos à M. Leblanc.
M. Leblanc saisit ce moment, repoussa du pied la chaise, du poing la
table, et d'un bond, avec une agilité prodigieuse, avant que Thénardier
eût eu le temps de se retourner, il était à la fenêtre. L'ouvrir,
escalader l'appui, l'enjamber, ce fut une seconde. Il était à moitié
dehors quand six poings robustes le saisirent et le ramenèrent
énergiquement dans le bouge. C'étaient les trois «fumistes» qui
s'étaient élancés sur lui. En même temps, la Thénardier l'avait empoigné
aux cheveux.
Au piétinement qui se fit, les autres bandits accoururent du corridor.
Le vieux qui était sur le lit et qui semblait pris de vin, descendit du
grabat et arriva en chancelant, un marteau de cantonnier à la main.
Un des «fumistes» dont la chandelle éclairait le visage barbouillé, et
dans lequel Marius, malgré ce barbouillage, reconnut Panchaud, dit
Printanier, dit Bigrenaille, levait au-dessus de la tête de M. Leblanc
une espèce d'assommoir fait de deux pommes de plomb aux deux bouts d'une
barre de fer.
Marius ne put résister à ce spectacle.--Mon père, pensa-t-il,
pardonne-moi!--Et son doigt chercha la détente du pistolet. Le coup
allait partir lorsque la voix de Thénardier cria:
--Ne lui faites pas de mal!
Cette tentative désespérée de la victime, loin d'exaspérer Thénardier,
l'avait calmé. Il y avait deux hommes en lui, l'homme féroce et l'homme
adroit. Jusqu'à cet instant, dans le débordement du triomphe, devant la
proie abattue et ne bougeant pas, l'homme féroce avait dominé; quand la
victime se débattit et parut vouloir lutter, l'homme adroit reparut et
prit le dessus.
--Ne lui faites pas de mal! répéta-t-il. Et, sans s'en douter, pour
premier succès, il arrêta le pistolet prêt à partir et paralysa Marius
pour lequel l'urgence disparut, et qui, devant cette phase nouvelle, ne
vit point d'inconvénient à attendre encore. Qui sait si quelque chance
ne surgirait pas qui le délivrerait de l'affreuse alternative de laisser
périr le père d'Ursule ou de perdre le sauveur du colonel?
Une lutte herculéenne s'était engagée. D'un coup de poing en plein torse
M. Leblanc avait envoyé le vieux rouler au milieu de la chambre, puis de
deux revers de main avait terrassé deux autres assaillants, et il en
tenait un sous chacun de ses genoux; les misérables râlaient sous cette
pression comme sous une meule de granit; mais les quatre autres avaient
saisi le redoutable vieillard aux deux bras et à la nuque et le tenaient
accroupi sur les deux «fumistes» terrassés. Ainsi, maître des uns et
maîtrisé par les autres, écrasant ceux d'en bas et étouffant sous ceux
d'en haut, secouant vainement tous les efforts qui s'entassaient sur
lui, M. Leblanc disparaissait sous le groupe horrible des bandits comme
un sanglier sous un monceau hurlant de dogues et de limiers.
Ils parvinrent à le renverser sur le lit le plus proche de la croisée et
l'y tinrent en respect. La Thénardier ne lui avait pas lâché les
cheveux.
--Toi, dit Thénardier, ne t'en mêle pas. Tu vas déchirer ton châle.
La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec un grondement.
--Vous autres, reprit Thénardier, fouillez-le.
M. Leblanc semblait avoir renoncé à la résistance. On le fouilla. Il
n'avait rien sur lui qu'une bourse de cuir qui contenait six francs, et
son mouchoir.
Thénardier mit le mouchoir dans sa poche.
--Quoi! pas de portefeuille? demanda-t-il.
--Ni de montre, répondit un des «fumistes».
--C'est égal, murmura avec une voix de ventriloque l'homme masqué qui
tenait la grosse clef, c'est un vieux rude!
Thénardier alla au coin de la porte et y prit un paquet de cordes, qu'il
leur jeta.
--Attachez-le au pied du lit, dit-il. Et, apercevant le vieux qui était
resté étendu à travers la chambre du coup de poing de M. Leblanc et qui
ne bougeait pas:
--Est-ce que Boulatruelle est mort? demanda-t-il.
--Non, répondit Bigrenaille, il est ivre.
--Balayez-le dans un coin, dit Thénardier.
--Deux des «fumistes» poussèrent l'ivrogne avec le pied près du tas de
ferrailles.
--Babet, pourquoi en as-tu amené tant? dit Thénardier bas à l'homme à la
trique, c'était inutile.
--Que veux-tu? répliqua l'homme à la trique, ils ont tous voulu en être.
La saison est mauvaise. Il ne se fait pas d'affaires.
Le grabat où M. Leblanc avait été renversé était une façon de lit
d'hôpital porté sur quatre montants grossiers en bois à peine équarri.
M. Leblanc se laissa faire. Les brigands le lièrent solidement, debout
et les pieds posant à terre, au montant du lit le plus éloigné de la
fenêtre et le plus proche de la cheminée.
Quand le dernier noeud fut serré, Thénardier prit une chaise et vint
s'asseoir presque en face de M. Leblanc. Thénardier ne se ressemblait
plus, en quelques instants sa physionomie avait passé de la violence
effrénée à la douceur tranquille et rusée. Marius avait peine à
reconnaître dans ce sourire poli d'homme de bureau la bouche presque
bestiale qui écumait le moment d'auparavant, il considérait avec stupeur
cette métamorphose fantastique et inquiétante, et il éprouvait ce
qu'éprouverait un homme qui verrait un tigre se changer en un avoué.
--Monsieur... fit Thénardier.
Et écartant du geste les brigands qui avaient encore la main sur M.
Leblanc:
--Éloignez-vous un peu, et laissez-moi causer avec monsieur.
Tous se retirèrent vers la porte. Il reprit:
--Monsieur, vous avez eu tort de vouloir sauter par la fenêtre. Vous
auriez pu vous casser une jambe. Maintenant, si vous le permettez, nous
allons causer tranquillement. Il faut d'abord que je vous communique une
remarque que j'ai faite, c'est que vous n'avez pas encore poussé le
moindre cri.
Thénardier avait raison, ce détail était réel, quoiqu'il eût échappé à
Marius dans son trouble. M. Leblanc avait à peine prononcé quelques
paroles sans hausser la voix, et, même dans sa lutte près de la fenêtre
avec les six bandits, il avait gardé le plus profond et le plus
singulier silence. Thénardier poursuivit:
--Mon Dieu! vous auriez un peu crié au voleur, que je ne l'aurais pas
trouvé inconvenant! À l'assassin! cela se dit dans l'occasion, et, quant
à moi, je ne l'aurais point pris en mauvaise part. Il est tout simple
qu'on fasse un peu de vacarme quand on se trouve avec des personnes qui
ne vous inspirent pas suffisamment de confiance. Vous l'auriez fait
qu'on ne vous aurait pas dérangé. On ne vous aurait même pas bâillonné.
Et je vais vous dire pourquoi. C'est que cette chambre-ci est très
sourde. Elle n'a que cela pour elle, mais elle a cela. C'est une cave.
On y tirerait une bombe que cela ferait pour le corps de garde le plus
prochain le bruit d'un ronflement d'ivrogne. Ici le canon ferait boum et
le tonnerre ferait pouf. C'est un logement commode. Mais enfin vous
n'avez pas crié, c'est mieux, je vous en fais mon compliment, et je vais
vous dire ce que j'en conclus. Mon cher monsieur, quand on crie,
qu'est-ce qui vient? la police. Et après la police? la justice. Eh bien,
vous n'avez pas crié; c'est que vous ne vous souciez pas plus que nous
de voir arriver la justice et la police. C'est que,--il y a longtemps
que je m'en doute,--vous avez un intérêt quelconque à cacher quelque
chose. De notre côté nous avons le même intérêt. Donc nous pouvons nous
entendre.
Tout en parlant ainsi, il semblait que Thénardier, la prunelle attachée
sur M. Leblanc, cherchât à enfoncer les pointes aiguës qui sortaient de
ses yeux jusque dans la conscience de son prisonnier. Du reste son
langage, empreint d'une sorte d'insolence modérée et sournoise, était
réservé et presque choisi, et dans ce misérable qui n'était tout à
l'heure qu'un brigand on sentait maintenant «l'homme qui a étudié pour
être prêtre».
Le silence qu'avait gardé le prisonnier, cette précaution qui allait
jusqu'à l'oubli même du soin de sa vie, cette résistance opposée au
premier mouvement de la nature, qui est de jeter un cri, tout cela, il
faut le dire, depuis que la remarque en avait été faite, était importun
à Marius, et l'étonnait péniblement.
L'observation si fondée de Thénardier obscurcissait encore pour Marius
les épaisseurs mystérieuses sous lesquelles se dérobait cette figure
grave et étrange à laquelle Courfeyrac avait jeté le sobriquet de
monsieur Leblanc. Mais, quel qu'il fût, lié de cordes, entouré de
bourreaux, à demi plongé, pour ainsi dire, dans une fosse qui
s'enfonçait sous lui d'un degré à chaque instant, devant la fureur comme
devant la douceur de Thénardier, cet homme demeurait impassible; et
Marius ne pouvait s'empêcher d'admirer en un pareil moment ce visage
superbement mélancolique.
C'était évidemment une âme inaccessible à l'épouvante et ne sachant pas
ce que c'est que d'être éperdue. C'était un de ces hommes qui dominent
l'étonnement des situations désespérées. Si extrême que fût la crise, si
inévitable que fût la catastrophe, il n'y avait rien là de l'agonie du
noyé ouvrant sous l'eau des yeux horribles.
Thénardier se leva sans affectation, alla à la cheminée, déplaça le
paravent qu'il appuya au grabat voisin, et démasqua ainsi le réchaud
plein de braise ardente dans laquelle le prisonnier pouvait parfaitement
voir le ciseau rougi à blanc et piqué çà et là de petites étoiles
écarlates.
Puis Thénardier vint se rasseoir près de M. Leblanc.
--Je continue, dit-il. Nous pouvons nous entendre. Arrangeons ceci à
l'amiable. J'ai eu tort de m'emporter tout à l'heure, je ne sais où
j'avais l'esprit, j'ai été beaucoup trop loin, j'ai dit des
extravagances. Par exemple, parce que vous êtes millionnaire, je vous ai
dit que j'exigeais de l'argent, beaucoup d'argent, immensément d'argent.
Cela ne serait pas raisonnable. Mon Dieu, vous avez beau être riche,
vous avez vos charges, qui n'a pas les siennes? Je ne veux pas vous
ruiner, je ne suis pas un happe-chair après tout. Je ne suis pas de ces
gens qui, parce qu'ils ont l'avantage de la position, profitent de cela
pour être ridicules. Tenez, j'y mets du mien et je fais un sacrifice de
mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs.
M. Leblanc ne souffla pas un mot. Thénardier poursuivit:
--Vous voyez que je ne mets pas mal d'eau dans mon vin. Je ne connais
pas l'état de votre fortune, mais je sais que vous ne regardez pas à
l'argent, et un homme bienfaisant comme vous peut bien donner deux cent
mille francs à un père de famille qui n'est pas heureux. Certainement
vous êtes raisonnable aussi, vous ne vous êtes pas figuré que je me
donnerais de la peine comme aujourd'hui, et que j'organiserais la chose
de ce soir, qui est un travail bien fait, de l'aveu de tous ces
messieurs, pour aboutir à vous demander de quoi aller boire du rouge à
quinze et manger du veau chez Desnoyers. Deux cent mille francs, ça vaut
ça. Une fois cette bagatelle sortie de votre poche, je vous réponds que
tout est dit et que vous n'avez pas à craindre une pichenette. Vous me
direz: Mais je n'ai pas deux cent mille francs sur moi. Oh! je ne suis
pas exagéré. Je n'exige pas cela. Je ne vous demande qu'une chose. Ayez
la bonté d'écrire ce que je vais vous dicter.
Ici Thénardier s'interrompit, puis il ajouta en appuyant sur les mots et
en jetant un sourire du côté du réchaud:
--Je vous préviens que je n'admettrais pas que vous ne sachiez pas
écrire.
Un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire.
Thénardier poussa la table tout près de M. Leblanc, et prit l'encrier,
une plume et une feuille de papier dans le tiroir qu'il laissa
entr'ouvert et où luisait la longue lame du couteau.
Il posa la feuille de papier devant M. Leblanc.
--Écrivez, dit-il.
Le prisonnier parla enfin.
--Comment voulez-vous que j'écrive? je suis attaché.
--C'est vrai, pardon! fit Thénardier, vous avez bien raison.
Et se tournant vers Bigrenaille:
--Déliez le bras droit de monsieur.
Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, exécuta l'ordre de
Thénardier. Quand la main droite du prisonnier fut libre, Thénardier
trempa la plume dans l'encre et la lui présenta.
--Remarquez bien, monsieur, que vous êtes en notre pouvoir, à notre
discrétion, absolument à notre discrétion, qu'aucune puissance humaine
ne peut vous tirer d'ici, et que nous serions vraiment désolés d'être
contraints d'en venir à des extrémités désagréables. Je ne sais ni votre
nom, ni votre adresse; mais je vous préviens que vous resterez attaché
jusqu'à ce que la personne chargée de porter la lettre que vous allez
écrire soit revenue. Maintenant veuillez écrire.
--Quoi? demanda le prisonnier.
--Je dicte.
M. Leblanc prit la plume. Thénardier commença à dicter:
--«Ma fille...»
Le prisonnier tressaillit et leva les yeux sur Thénardier.
--Mettez «ma chère fille», dit Thénardier. M. Leblanc obéit. Thénardier
continua:
--«Viens sur-le-champ...»
Il s'interrompit:
--Vous la tutoyez, n'est-ce pas?
--Qui? demanda M. Leblanc.
--Parbleu! dit Thénardier, la petite, l'Alouette.
M. Leblanc répondit sans la moindre émotion apparente:
--Je ne sais ce que vous voulez dire.
--Allez toujours, fit Thénardier; et il se remit à dicter:
--«Viens sur-le-champ. J'ai absolument besoin de toi. La personne qui te
remettra ce billet est chargée de t'amener près de moi. Je t'attends.
Viens avec confiance.»
M. Leblanc avait tout écrit. Thénardier reprit:
--Ah! effacez _viens avec confiance;_ cela pourrait faire supposer que
la chose n'est pas toute simple et que la défiance est possible.
M. Leblanc ratura les trois mots.
--À présent, poursuivit Thénardier, signez. Comment vous appelez-vous?
Le prisonnier posa la plume et demanda:
--Pour qui est cette lettre?
--Vous le savez bien, répondit Thénardier. Pour la petite. Je viens de
vous le dire.
Il était évident que Thénardier évitait de nommer la jeune fille dont il
était question. Il disait «l'Alouette», il disait «la petite», mais il
ne prononçait pas le nom. Précaution d'habile homme gardant son secret
devant ses complices. Dire le nom, c'eût été leur livrer toute
«l'affaire», et leur en apprendre plus qu'ils n'avaient besoin d'en
savoir.
Il reprit:
--Signez. Quel est votre nom?
--Urbain Fabre, dit le prisonnier.
Thénardier, avec le mouvement d'un chat, précipita sa main dans sa
poche et en tira le mouchoir saisi sur M. Leblanc. Il en chercha la
marque et l'approcha de la chandelle.
--U.F. C'est cela. Urbain Fabre. Eh bien, signez U.F.
Le prisonnier signa.
--Comme il faut les deux mains pour plier la lettre, donnez, je vais la
plier.
Cela fait, Thénardier reprit:
--Mettez l'adresse. _Mademoiselle Fabre_, chez vous. Je sais que vous
demeurez pas très loin d'ici, aux environs de Saint-Jacques-du-Haut-Pas,
puisque c'est là que vous allez à la messe tous les jours, mais je ne
sais pas dans quelle rue. Je vois que vous comprenez votre situation.
Comme vous n'avez pas menti pour votre nom, vous ne mentirez pas pour
votre adresse. Mettez-la vous-même.
Le prisonnier resta un moment pensif, puis il reprit la plume et
écrivit:
--Mademoiselle Fabre, chez monsieur Urbain Fabre, rue
Saint-Dominique-d'Enfer, nº 17.
Thénardier saisit la lettre avec une sorte de convulsion fébrile.
--Ma femme! cria-t-il.
La Thénardier accourut.
--Voici la lettre. Tu sais ce que tu as à faire. Un fiacre est en bas.
Pars tout de suite, et reviens idem.
Et s'adressant à l'homme au merlin:
--Toi, puisque tu as ôté ton cache-nez, accompagne la bourgeoise. Tu
monteras derrière le fiacre. Tu sais où tu as laissé la maringotte?
--Oui, dit l'homme.
Et, déposant son merlin dans un coin, il suivit la Thénardier.
Comme ils s'en allaient, Thénardier passa sa tête par la porte
entrebâillée et cria dans le corridor:
--Surtout ne perds pas la lettre! songe que tu as deux cent mille francs
sur toi.
La voix rauque de la Thénardier répondit:
--Sois tranquille. Je l'ai mise dans mon estomac.
Une minute ne s'était pas écoulée qu'on entendit le claquement d'un
fouet qui décrut et s'éteignit rapidement.
--Bon! grommela Thénardier. Ils vont bon train. De ce galop-là la
bourgeoise sera de retour dans trois quarts d'heure.
Il approcha une chaise de la cheminée et s'assit en croisant les bras et
en présentant ses bottes boueuses au réchaud.
--J'ai froid aux pieds, dit-il.
Il ne restait plus dans le bouge avec Thénardier et le prisonnier que
cinq bandits. Ces hommes, à travers les masques ou la glu noire qui leur
couvrait la face et en faisait, au choix de la peur, des charbonniers,
des nègres ou des démons, avaient des airs engourdis et mornes, et l'on
sentait qu'ils exécutaient un crime comme une besogne, tranquillement,
sans colère et sans pitié, avec une sorte d'ennui. Ils étaient dans un
coin entassés comme des brutes et se taisaient. Thénardier se chauffait
les pieds. Le prisonnier était retombé dans sa taciturnité. Un calme
sombre avait succédé au vacarme farouche qui remplissait le galetas
quelques instants auparavant.
La chandelle, où un large champignon s'était formé, éclairait à peine
l'immense taudis, le brasier s'était terni, et toutes ces têtes
monstrueuses faisaient des ombres difformes sur les murs et au plafond.
On n'entendait d'autre bruit que la respiration paisible du vieillard
ivre qui dormait.
Marius attendait, dans une anxiété que tout accroissait. L'énigme était
plus impénétrable que jamais. Qu'était-ce que cette «petite» que
Thénardier avait aussi nommée l'Alouette? était-ce son «Ursule»? Le
prisonnier n'avait pas paru ému à ce mot, l'Alouette, et avait répondu
le plus naturellement du monde: Je ne sais ce que vous voulez dire. D'un
autre côté, les deux lettres U.F. étaient expliquées, c'était Urbain
Fabre, et Ursule ne s'appelait plus Ursule. C'est là ce que Marius
voyait le plus clairement. Une sorte de fascination affreuse le retenait
cloué à la place d'où il observait et dominait toute cette scène. Il
était là, presque incapable de réflexion et de mouvement, comme anéanti
par de si abominables choses vues de près. Il attendait, espérant
quelque incident, n'importe quoi, ne pouvant rassembler ses idées et ne
sachant quel parti prendre.
--Dans tous les cas, disait-il, si l'Alouette, c'est elle, je le verrai
bien, car la Thénardier va l'amener ici. Alors tout sera dit, je
donnerai ma vie et mon sang s'il le faut, mais je la délivrerai! Rien ne
m'arrêtera.
Près d'une demi-heure passa ainsi. Thénardier paraissait absorbé par une
méditation ténébreuse. Le prisonnier ne bougeait pas. Cependant Marius
croyait par intervalles et depuis quelques instants entendre un petit
bruit sourd du côté du prisonnier.
Tout à coup Thénardier apostropha le prisonnier:
--Monsieur Fabre, tenez, autant que je vous dise tout de suite.
Ces quelques mots semblaient commencer un éclaircissement. Marius prêta
l'oreille. Thénardier continua:
--Mon épouse va revenir, ne vous impatientez pas. Je pense que
l'Alouette est véritablement votre fille, et je trouve tout simple que
vous la gardiez. Seulement, écoutez un peu. Avec votre lettre, ma femme
ira la trouver. J'ai dit à ma femme de s'habiller, comme vous avez vu,
de façon que votre demoiselle la suive sans difficulté. Elles monteront
toutes deux dans le fiacre avec mon camarade derrière. Il y a quelque
part en dehors d'une barrière une maringotte attelée de deux très bons
chevaux. On y conduira votre demoiselle. Elle descendra du fiacre. Mon
camarade montera avec elle dans la maringotte, et ma femme reviendra ici
nous dire: C'est fait. Quant à votre demoiselle, on ne lui fera pas de
mal, la maringotte la mènera dans un endroit où elle sera tranquille,
et, dès que vous m'aurez donné les petits deux cent mille francs, on
vous la rendra. Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup
de pouce à l'Alouette. Voilà.
Le prisonnier n'articula pas une parole. Après une pause, Thénardier
poursuivit:
--C'est simple, comme vous voyez, Il n'y aura pas de mal si vous ne
voulez pas qu'il y ait du mal. Je vous conte la chose. Je vous préviens
pour que vous sachiez.
Il s'arrêta, le prisonnier ne rompit pas le silence, et Thénardier
reprit:
--Dès que mon épouse sera revenue et qu'elle m'aura dit: L'Alouette est
en route, nous vous lâcherons, et vous serez libre d'aller coucher chez
vous. Vous voyez que nous n'avions pas de mauvaises intentions.
Des images épouvantables passèrent devant la pensée de Marius. Quoi!
cette jeune fille qu'on enlevait, on n'allait pas la ramener? Un de ces
monstres allait l'emporter dans l'ombre? où?... Et si c'était elle! Et
il était clair que c'était elle! Marius sentait les battements de son
coeur s'arrêter. Que faire? Tirer le coup de pistolet? mettre aux mains
de la justice tous ces misérables? Mais l'affreux homme au merlin n'en
serait pas moins hors de toute atteinte avec la jeune fille, et Marius
songeait à ces mots de Thénardier dont il entrevoyait la signification
sanglante: _Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup de
pouce à l'Alouette_.
Maintenant ce n'était pas seulement par le testament du colonel, c'était
par son amour même, par le péril de celle qu'il aimait, qu'il se sentait
retenu.
Cette effroyable situation, qui durait déjà depuis plus d'une heure,
changeait d'aspect à chaque instant. Marius eut la force de passer
successivement en revue toutes les plus poignantes conjectures,
cherchant une espérance et ne la trouvant pas. Le tumulte de ses pensées
contrastait avec le silence funèbre du repaire.
Au milieu de ce silence on entendit le bruit de la porte de l'escalier
qui s'ouvrait, puis se fermait.
Le prisonnier fit un mouvement dans ses liens.
--Voici la bourgeoise, dit Thénardier.
Il achevait à peine qu'en effet la Thénardier se précipita dans la
chambre, rouge, essoufflée, haletante, les yeux flambants, et cria en
frappant de ses grosses mains sur ses deux cuisses à la fois:
--Fausse adresse!
Le bandit qu'elle avait emmené avec elle, parut derrière elle et vint
reprendre son merlin.
--Fausse adresse? répéta Thénardier.
Elle reprit:
--Personne! Rue Saint-Dominique, numéro dix-sept, pas de monsieur Urbain
Fabre! On ne sait pas ce que c'est!
Elle s'arrêta suffoquée, puis continua:
--Monsieur Thénardier! ce vieux t'a fait poser! Tu es trop bon, vois-tu!
Moi, je te vous lui aurais coupé la margoulette en quatre pour
commencer! et s'il avait fait le méchant, je l'aurais fait cuire tout
vivant! Il aurait bien fallu qu'il parle, et qu'il dise où est la fille,
et qu'il dise où est le magot! Voilà comment j'aurais mené cela, moi! On
a bien raison de dire que les hommes sont plus bêtes que les femmes!
Personne! numéro dix-sept! C'est une grande porte cochère! Pas de
monsieur Fabre, rue Saint-Dominique! et ventre à terre, et pourboire au
cocher, et tout! J'ai parlé au portier et à la portière, qui est une
belle forte femme, ils ne connaissent pas ça!
Marius respira. Elle, Ursule, ou l'Alouette, celle qu'il ne savait plus
comment nommer, était sauvée.
Pendant que sa femme exaspérée vociférait, Thénardier s'était assis sur
la table; il resta quelques instants sans prononcer une parole,
balançant sa jambe droite qui pendait, et considérant le réchaud d'un
air de rêverie sauvage.
Enfin il dit au prisonnier avec une inflexion lente et singulièrement
féroce:
--Une fausse adresse? qu'est-ce que tu as donc espéré?
--Gagner du temps! cria le prisonnier d'une voix éclatante.
Et au même instant il secoua ses liens; ils étaient coupés. Le
prisonnier n'était plus attaché au lit que par une jambe.
Avant que les sept hommes eussent eu le temps de se reconnaître et de
s'élancer, lui s'était penché sous la cheminée, avait étendu la main
vers le réchaud, puis s'était redressé, et maintenant Thénardier, la
Thénardier et les bandits, refoulés par le saisissement au fond du
bouge, le regardaient avec stupeur élevant au-dessus de sa tête le
ciseau rouge d'où tombait une lueur sinistre, presque libre et dans une
attitude formidable.
L'enquête judiciaire, à laquelle le guet-apens de la masure Gorbeau
donna lieu par la suite, a constaté qu'un gros sou, coupé et travaillé
d'une façon particulière, fut trouvé dans le galetas, quand la police y
fît une descente; ce gros sou était une de ces merveilles d'industrie
que la patience du bagne engendre dans les ténèbres et pour les
ténèbres, merveilles qui ne sont autre chose que des instruments
d'évasion. Ces produits hideux et délicats d'un art prodigieux sont dans
la bijouterie ce que les métaphores de l'argot sont dans la poésie. Il y
a des Benvenuto Cellini au bagne, de même que dans la langue il y a des
Villon. Le malheureux qui aspire à la délivrance trouve moyen,
quelquefois sans outils, avec un eustache, avec un vieux couteau, de
scier un sou en deux lames minces, de creuser ces deux lames sans
toucher aux empreintes monétaires, et de pratiquer un pas de vis sur la
tranche du sou de manière à faire adhérer les lames de nouveau. Cela se
visse et se dévisse à volonté; c'est une boîte. Dans cette boîte, on
cache un ressort de montre, et ce ressort de montre bien manié coupe des
manilles de calibre et des barreaux de fer. On croit que ce malheureux
forçat ne possède qu'un sou; point, il possède la liberté. C'est un gros
sou de ce genre qui, dans des perquisitions de police ultérieures, fut
trouvé ouvert et en deux morceaux dans le bouge sous le grabat près de
la fenêtre. On découvrit également une petite scie en acier bleu qui
pouvait se cacher dans le gros sou. Il est probable qu'au moment où les
bandits fouillèrent le prisonnier, il avait sur lui ce gros sou qu'il
réussit à cacher dans sa main, et qu'ensuite, ayant la main droite
libre, il le dévissa, et se servit de la scie pour couper les cordes qui
l'attachaient, ce qui expliquerait le bruit léger et les mouvements
imperceptibles que Marius avait remarqués.
N'ayant pu se baisser de peur de se trahir, il n'avait point coupé les
liens de sa jambe gauche.
Les bandits étaient revenus de leur première surprise.
--Sois tranquille, dit Bigrenaille à Thénardier. Il tient encore par une
jambe, et il ne s'en ira pas. J'en réponds. C'est moi qui lui ai ficelé
cette patte-là.
Cependant le prisonnier éleva la voix:
--Vous êtes des malheureux, mais ma vie ne vaut pas la peine d'être tant
défendue. Quant à vous imaginer que vous me feriez parler, que vous me
feriez écrire ce que je ne veux pas écrire, que vous me feriez dire ce
que je ne veux pas dire....
Il releva la manche de son bras gauche et ajouta:
--Tenez.
En même temps il tendit son bras et posa sur la chair nue le ciseau
ardent qu'il tenait dans sa main droite par le manche de bois.
On entendit le frémissement de la chair brûlée, l'odeur propre aux
chambres de torture se répandit dans le taudis. Marius chancela éperdu
d'horreur, les brigands eux-mêmes eurent un frisson, le visage de
l'étrange vieillard se contracta à peine, et, tandis que le fer rouge
s'enfonçait dans la plaie fumante, impassible et presque auguste, il
du corridor ce sarcasme lugubre:
--S'il faut fendre du bois, je suis là, moi!
C'était l'homme au merlin qui s'égayait.
En même temps une énorme face hérissée et terreuse parut à la porte avec
un affreux rire qui montrait non des dents, mais des crocs.
C'était la face de l'homme au merlin.
--Pourquoi as-tu ôté ton masque? lui cria Thénardier avec fureur.
--Pour rire, répliqua l'homme.
Depuis quelques instants, M. Leblanc semblait suivre et guetter tous les
mouvements de Thénardier, qui, aveuglé et ébloui par sa propre rage,
allait et venait dans le repaire avec la confiance de sentir la porte
gardée, de tenir, armé, un homme désarmé, et d'être neuf contre un, en
supposant que la Thénardier ne comptât que pour un homme. Dans son
apostrophe à l'homme au merlin, il tournait le dos à M. Leblanc.
M. Leblanc saisit ce moment, repoussa du pied la chaise, du poing la
table, et d'un bond, avec une agilité prodigieuse, avant que Thénardier
eût eu le temps de se retourner, il était à la fenêtre. L'ouvrir,
escalader l'appui, l'enjamber, ce fut une seconde. Il était à moitié
dehors quand six poings robustes le saisirent et le ramenèrent
énergiquement dans le bouge. C'étaient les trois «fumistes» qui
s'étaient élancés sur lui. En même temps, la Thénardier l'avait empoigné
aux cheveux.
Au piétinement qui se fit, les autres bandits accoururent du corridor.
Le vieux qui était sur le lit et qui semblait pris de vin, descendit du
grabat et arriva en chancelant, un marteau de cantonnier à la main.
Un des «fumistes» dont la chandelle éclairait le visage barbouillé, et
dans lequel Marius, malgré ce barbouillage, reconnut Panchaud, dit
Printanier, dit Bigrenaille, levait au-dessus de la tête de M. Leblanc
une espèce d'assommoir fait de deux pommes de plomb aux deux bouts d'une
barre de fer.
Marius ne put résister à ce spectacle.--Mon père, pensa-t-il,
pardonne-moi!--Et son doigt chercha la détente du pistolet. Le coup
allait partir lorsque la voix de Thénardier cria:
--Ne lui faites pas de mal!
Cette tentative désespérée de la victime, loin d'exaspérer Thénardier,
l'avait calmé. Il y avait deux hommes en lui, l'homme féroce et l'homme
adroit. Jusqu'à cet instant, dans le débordement du triomphe, devant la
proie abattue et ne bougeant pas, l'homme féroce avait dominé; quand la
victime se débattit et parut vouloir lutter, l'homme adroit reparut et
prit le dessus.
--Ne lui faites pas de mal! répéta-t-il. Et, sans s'en douter, pour
premier succès, il arrêta le pistolet prêt à partir et paralysa Marius
pour lequel l'urgence disparut, et qui, devant cette phase nouvelle, ne
vit point d'inconvénient à attendre encore. Qui sait si quelque chance
ne surgirait pas qui le délivrerait de l'affreuse alternative de laisser
périr le père d'Ursule ou de perdre le sauveur du colonel?
Une lutte herculéenne s'était engagée. D'un coup de poing en plein torse
M. Leblanc avait envoyé le vieux rouler au milieu de la chambre, puis de
deux revers de main avait terrassé deux autres assaillants, et il en
tenait un sous chacun de ses genoux; les misérables râlaient sous cette
pression comme sous une meule de granit; mais les quatre autres avaient
saisi le redoutable vieillard aux deux bras et à la nuque et le tenaient
accroupi sur les deux «fumistes» terrassés. Ainsi, maître des uns et
maîtrisé par les autres, écrasant ceux d'en bas et étouffant sous ceux
d'en haut, secouant vainement tous les efforts qui s'entassaient sur
lui, M. Leblanc disparaissait sous le groupe horrible des bandits comme
un sanglier sous un monceau hurlant de dogues et de limiers.
Ils parvinrent à le renverser sur le lit le plus proche de la croisée et
l'y tinrent en respect. La Thénardier ne lui avait pas lâché les
cheveux.
--Toi, dit Thénardier, ne t'en mêle pas. Tu vas déchirer ton châle.
La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec un grondement.
--Vous autres, reprit Thénardier, fouillez-le.
M. Leblanc semblait avoir renoncé à la résistance. On le fouilla. Il
n'avait rien sur lui qu'une bourse de cuir qui contenait six francs, et
son mouchoir.
Thénardier mit le mouchoir dans sa poche.
--Quoi! pas de portefeuille? demanda-t-il.
--Ni de montre, répondit un des «fumistes».
--C'est égal, murmura avec une voix de ventriloque l'homme masqué qui
tenait la grosse clef, c'est un vieux rude!
Thénardier alla au coin de la porte et y prit un paquet de cordes, qu'il
leur jeta.
--Attachez-le au pied du lit, dit-il. Et, apercevant le vieux qui était
resté étendu à travers la chambre du coup de poing de M. Leblanc et qui
ne bougeait pas:
--Est-ce que Boulatruelle est mort? demanda-t-il.
--Non, répondit Bigrenaille, il est ivre.
--Balayez-le dans un coin, dit Thénardier.
--Deux des «fumistes» poussèrent l'ivrogne avec le pied près du tas de
ferrailles.
--Babet, pourquoi en as-tu amené tant? dit Thénardier bas à l'homme à la
trique, c'était inutile.
--Que veux-tu? répliqua l'homme à la trique, ils ont tous voulu en être.
La saison est mauvaise. Il ne se fait pas d'affaires.
Le grabat où M. Leblanc avait été renversé était une façon de lit
d'hôpital porté sur quatre montants grossiers en bois à peine équarri.
M. Leblanc se laissa faire. Les brigands le lièrent solidement, debout
et les pieds posant à terre, au montant du lit le plus éloigné de la
fenêtre et le plus proche de la cheminée.
Quand le dernier noeud fut serré, Thénardier prit une chaise et vint
s'asseoir presque en face de M. Leblanc. Thénardier ne se ressemblait
plus, en quelques instants sa physionomie avait passé de la violence
effrénée à la douceur tranquille et rusée. Marius avait peine à
reconnaître dans ce sourire poli d'homme de bureau la bouche presque
bestiale qui écumait le moment d'auparavant, il considérait avec stupeur
cette métamorphose fantastique et inquiétante, et il éprouvait ce
qu'éprouverait un homme qui verrait un tigre se changer en un avoué.
--Monsieur... fit Thénardier.
Et écartant du geste les brigands qui avaient encore la main sur M.
Leblanc:
--Éloignez-vous un peu, et laissez-moi causer avec monsieur.
Tous se retirèrent vers la porte. Il reprit:
--Monsieur, vous avez eu tort de vouloir sauter par la fenêtre. Vous
auriez pu vous casser une jambe. Maintenant, si vous le permettez, nous
allons causer tranquillement. Il faut d'abord que je vous communique une
remarque que j'ai faite, c'est que vous n'avez pas encore poussé le
moindre cri.
Thénardier avait raison, ce détail était réel, quoiqu'il eût échappé à
Marius dans son trouble. M. Leblanc avait à peine prononcé quelques
paroles sans hausser la voix, et, même dans sa lutte près de la fenêtre
avec les six bandits, il avait gardé le plus profond et le plus
singulier silence. Thénardier poursuivit:
--Mon Dieu! vous auriez un peu crié au voleur, que je ne l'aurais pas
trouvé inconvenant! À l'assassin! cela se dit dans l'occasion, et, quant
à moi, je ne l'aurais point pris en mauvaise part. Il est tout simple
qu'on fasse un peu de vacarme quand on se trouve avec des personnes qui
ne vous inspirent pas suffisamment de confiance. Vous l'auriez fait
qu'on ne vous aurait pas dérangé. On ne vous aurait même pas bâillonné.
Et je vais vous dire pourquoi. C'est que cette chambre-ci est très
sourde. Elle n'a que cela pour elle, mais elle a cela. C'est une cave.
On y tirerait une bombe que cela ferait pour le corps de garde le plus
prochain le bruit d'un ronflement d'ivrogne. Ici le canon ferait boum et
le tonnerre ferait pouf. C'est un logement commode. Mais enfin vous
n'avez pas crié, c'est mieux, je vous en fais mon compliment, et je vais
vous dire ce que j'en conclus. Mon cher monsieur, quand on crie,
qu'est-ce qui vient? la police. Et après la police? la justice. Eh bien,
vous n'avez pas crié; c'est que vous ne vous souciez pas plus que nous
de voir arriver la justice et la police. C'est que,--il y a longtemps
que je m'en doute,--vous avez un intérêt quelconque à cacher quelque
chose. De notre côté nous avons le même intérêt. Donc nous pouvons nous
entendre.
Tout en parlant ainsi, il semblait que Thénardier, la prunelle attachée
sur M. Leblanc, cherchât à enfoncer les pointes aiguës qui sortaient de
ses yeux jusque dans la conscience de son prisonnier. Du reste son
langage, empreint d'une sorte d'insolence modérée et sournoise, était
réservé et presque choisi, et dans ce misérable qui n'était tout à
l'heure qu'un brigand on sentait maintenant «l'homme qui a étudié pour
être prêtre».
Le silence qu'avait gardé le prisonnier, cette précaution qui allait
jusqu'à l'oubli même du soin de sa vie, cette résistance opposée au
premier mouvement de la nature, qui est de jeter un cri, tout cela, il
faut le dire, depuis que la remarque en avait été faite, était importun
à Marius, et l'étonnait péniblement.
L'observation si fondée de Thénardier obscurcissait encore pour Marius
les épaisseurs mystérieuses sous lesquelles se dérobait cette figure
grave et étrange à laquelle Courfeyrac avait jeté le sobriquet de
monsieur Leblanc. Mais, quel qu'il fût, lié de cordes, entouré de
bourreaux, à demi plongé, pour ainsi dire, dans une fosse qui
s'enfonçait sous lui d'un degré à chaque instant, devant la fureur comme
devant la douceur de Thénardier, cet homme demeurait impassible; et
Marius ne pouvait s'empêcher d'admirer en un pareil moment ce visage
superbement mélancolique.
C'était évidemment une âme inaccessible à l'épouvante et ne sachant pas
ce que c'est que d'être éperdue. C'était un de ces hommes qui dominent
l'étonnement des situations désespérées. Si extrême que fût la crise, si
inévitable que fût la catastrophe, il n'y avait rien là de l'agonie du
noyé ouvrant sous l'eau des yeux horribles.
Thénardier se leva sans affectation, alla à la cheminée, déplaça le
paravent qu'il appuya au grabat voisin, et démasqua ainsi le réchaud
plein de braise ardente dans laquelle le prisonnier pouvait parfaitement
voir le ciseau rougi à blanc et piqué çà et là de petites étoiles
écarlates.
Puis Thénardier vint se rasseoir près de M. Leblanc.
--Je continue, dit-il. Nous pouvons nous entendre. Arrangeons ceci à
l'amiable. J'ai eu tort de m'emporter tout à l'heure, je ne sais où
j'avais l'esprit, j'ai été beaucoup trop loin, j'ai dit des
extravagances. Par exemple, parce que vous êtes millionnaire, je vous ai
dit que j'exigeais de l'argent, beaucoup d'argent, immensément d'argent.
Cela ne serait pas raisonnable. Mon Dieu, vous avez beau être riche,
vous avez vos charges, qui n'a pas les siennes? Je ne veux pas vous
ruiner, je ne suis pas un happe-chair après tout. Je ne suis pas de ces
gens qui, parce qu'ils ont l'avantage de la position, profitent de cela
pour être ridicules. Tenez, j'y mets du mien et je fais un sacrifice de
mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs.
M. Leblanc ne souffla pas un mot. Thénardier poursuivit:
--Vous voyez que je ne mets pas mal d'eau dans mon vin. Je ne connais
pas l'état de votre fortune, mais je sais que vous ne regardez pas à
l'argent, et un homme bienfaisant comme vous peut bien donner deux cent
mille francs à un père de famille qui n'est pas heureux. Certainement
vous êtes raisonnable aussi, vous ne vous êtes pas figuré que je me
donnerais de la peine comme aujourd'hui, et que j'organiserais la chose
de ce soir, qui est un travail bien fait, de l'aveu de tous ces
messieurs, pour aboutir à vous demander de quoi aller boire du rouge à
quinze et manger du veau chez Desnoyers. Deux cent mille francs, ça vaut
ça. Une fois cette bagatelle sortie de votre poche, je vous réponds que
tout est dit et que vous n'avez pas à craindre une pichenette. Vous me
direz: Mais je n'ai pas deux cent mille francs sur moi. Oh! je ne suis
pas exagéré. Je n'exige pas cela. Je ne vous demande qu'une chose. Ayez
la bonté d'écrire ce que je vais vous dicter.
Ici Thénardier s'interrompit, puis il ajouta en appuyant sur les mots et
en jetant un sourire du côté du réchaud:
--Je vous préviens que je n'admettrais pas que vous ne sachiez pas
écrire.
Un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire.
Thénardier poussa la table tout près de M. Leblanc, et prit l'encrier,
une plume et une feuille de papier dans le tiroir qu'il laissa
entr'ouvert et où luisait la longue lame du couteau.
Il posa la feuille de papier devant M. Leblanc.
--Écrivez, dit-il.
Le prisonnier parla enfin.
--Comment voulez-vous que j'écrive? je suis attaché.
--C'est vrai, pardon! fit Thénardier, vous avez bien raison.
Et se tournant vers Bigrenaille:
--Déliez le bras droit de monsieur.
Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, exécuta l'ordre de
Thénardier. Quand la main droite du prisonnier fut libre, Thénardier
trempa la plume dans l'encre et la lui présenta.
--Remarquez bien, monsieur, que vous êtes en notre pouvoir, à notre
discrétion, absolument à notre discrétion, qu'aucune puissance humaine
ne peut vous tirer d'ici, et que nous serions vraiment désolés d'être
contraints d'en venir à des extrémités désagréables. Je ne sais ni votre
nom, ni votre adresse; mais je vous préviens que vous resterez attaché
jusqu'à ce que la personne chargée de porter la lettre que vous allez
écrire soit revenue. Maintenant veuillez écrire.
--Quoi? demanda le prisonnier.
--Je dicte.
M. Leblanc prit la plume. Thénardier commença à dicter:
--«Ma fille...»
Le prisonnier tressaillit et leva les yeux sur Thénardier.
--Mettez «ma chère fille», dit Thénardier. M. Leblanc obéit. Thénardier
continua:
--«Viens sur-le-champ...»
Il s'interrompit:
--Vous la tutoyez, n'est-ce pas?
--Qui? demanda M. Leblanc.
--Parbleu! dit Thénardier, la petite, l'Alouette.
M. Leblanc répondit sans la moindre émotion apparente:
--Je ne sais ce que vous voulez dire.
--Allez toujours, fit Thénardier; et il se remit à dicter:
--«Viens sur-le-champ. J'ai absolument besoin de toi. La personne qui te
remettra ce billet est chargée de t'amener près de moi. Je t'attends.
Viens avec confiance.»
M. Leblanc avait tout écrit. Thénardier reprit:
--Ah! effacez _viens avec confiance;_ cela pourrait faire supposer que
la chose n'est pas toute simple et que la défiance est possible.
M. Leblanc ratura les trois mots.
--À présent, poursuivit Thénardier, signez. Comment vous appelez-vous?
Le prisonnier posa la plume et demanda:
--Pour qui est cette lettre?
--Vous le savez bien, répondit Thénardier. Pour la petite. Je viens de
vous le dire.
Il était évident que Thénardier évitait de nommer la jeune fille dont il
était question. Il disait «l'Alouette», il disait «la petite», mais il
ne prononçait pas le nom. Précaution d'habile homme gardant son secret
devant ses complices. Dire le nom, c'eût été leur livrer toute
«l'affaire», et leur en apprendre plus qu'ils n'avaient besoin d'en
savoir.
Il reprit:
--Signez. Quel est votre nom?
--Urbain Fabre, dit le prisonnier.
Thénardier, avec le mouvement d'un chat, précipita sa main dans sa
poche et en tira le mouchoir saisi sur M. Leblanc. Il en chercha la
marque et l'approcha de la chandelle.
--U.F. C'est cela. Urbain Fabre. Eh bien, signez U.F.
Le prisonnier signa.
--Comme il faut les deux mains pour plier la lettre, donnez, je vais la
plier.
Cela fait, Thénardier reprit:
--Mettez l'adresse. _Mademoiselle Fabre_, chez vous. Je sais que vous
demeurez pas très loin d'ici, aux environs de Saint-Jacques-du-Haut-Pas,
puisque c'est là que vous allez à la messe tous les jours, mais je ne
sais pas dans quelle rue. Je vois que vous comprenez votre situation.
Comme vous n'avez pas menti pour votre nom, vous ne mentirez pas pour
votre adresse. Mettez-la vous-même.
Le prisonnier resta un moment pensif, puis il reprit la plume et
écrivit:
--Mademoiselle Fabre, chez monsieur Urbain Fabre, rue
Saint-Dominique-d'Enfer, nº 17.
Thénardier saisit la lettre avec une sorte de convulsion fébrile.
--Ma femme! cria-t-il.
La Thénardier accourut.
--Voici la lettre. Tu sais ce que tu as à faire. Un fiacre est en bas.
Pars tout de suite, et reviens idem.
Et s'adressant à l'homme au merlin:
--Toi, puisque tu as ôté ton cache-nez, accompagne la bourgeoise. Tu
monteras derrière le fiacre. Tu sais où tu as laissé la maringotte?
--Oui, dit l'homme.
Et, déposant son merlin dans un coin, il suivit la Thénardier.
Comme ils s'en allaient, Thénardier passa sa tête par la porte
entrebâillée et cria dans le corridor:
--Surtout ne perds pas la lettre! songe que tu as deux cent mille francs
sur toi.
La voix rauque de la Thénardier répondit:
--Sois tranquille. Je l'ai mise dans mon estomac.
Une minute ne s'était pas écoulée qu'on entendit le claquement d'un
fouet qui décrut et s'éteignit rapidement.
--Bon! grommela Thénardier. Ils vont bon train. De ce galop-là la
bourgeoise sera de retour dans trois quarts d'heure.
Il approcha une chaise de la cheminée et s'assit en croisant les bras et
en présentant ses bottes boueuses au réchaud.
--J'ai froid aux pieds, dit-il.
Il ne restait plus dans le bouge avec Thénardier et le prisonnier que
cinq bandits. Ces hommes, à travers les masques ou la glu noire qui leur
couvrait la face et en faisait, au choix de la peur, des charbonniers,
des nègres ou des démons, avaient des airs engourdis et mornes, et l'on
sentait qu'ils exécutaient un crime comme une besogne, tranquillement,
sans colère et sans pitié, avec une sorte d'ennui. Ils étaient dans un
coin entassés comme des brutes et se taisaient. Thénardier se chauffait
les pieds. Le prisonnier était retombé dans sa taciturnité. Un calme
sombre avait succédé au vacarme farouche qui remplissait le galetas
quelques instants auparavant.
La chandelle, où un large champignon s'était formé, éclairait à peine
l'immense taudis, le brasier s'était terni, et toutes ces têtes
monstrueuses faisaient des ombres difformes sur les murs et au plafond.
On n'entendait d'autre bruit que la respiration paisible du vieillard
ivre qui dormait.
Marius attendait, dans une anxiété que tout accroissait. L'énigme était
plus impénétrable que jamais. Qu'était-ce que cette «petite» que
Thénardier avait aussi nommée l'Alouette? était-ce son «Ursule»? Le
prisonnier n'avait pas paru ému à ce mot, l'Alouette, et avait répondu
le plus naturellement du monde: Je ne sais ce que vous voulez dire. D'un
autre côté, les deux lettres U.F. étaient expliquées, c'était Urbain
Fabre, et Ursule ne s'appelait plus Ursule. C'est là ce que Marius
voyait le plus clairement. Une sorte de fascination affreuse le retenait
cloué à la place d'où il observait et dominait toute cette scène. Il
était là, presque incapable de réflexion et de mouvement, comme anéanti
par de si abominables choses vues de près. Il attendait, espérant
quelque incident, n'importe quoi, ne pouvant rassembler ses idées et ne
sachant quel parti prendre.
--Dans tous les cas, disait-il, si l'Alouette, c'est elle, je le verrai
bien, car la Thénardier va l'amener ici. Alors tout sera dit, je
donnerai ma vie et mon sang s'il le faut, mais je la délivrerai! Rien ne
m'arrêtera.
Près d'une demi-heure passa ainsi. Thénardier paraissait absorbé par une
méditation ténébreuse. Le prisonnier ne bougeait pas. Cependant Marius
croyait par intervalles et depuis quelques instants entendre un petit
bruit sourd du côté du prisonnier.
Tout à coup Thénardier apostropha le prisonnier:
--Monsieur Fabre, tenez, autant que je vous dise tout de suite.
Ces quelques mots semblaient commencer un éclaircissement. Marius prêta
l'oreille. Thénardier continua:
--Mon épouse va revenir, ne vous impatientez pas. Je pense que
l'Alouette est véritablement votre fille, et je trouve tout simple que
vous la gardiez. Seulement, écoutez un peu. Avec votre lettre, ma femme
ira la trouver. J'ai dit à ma femme de s'habiller, comme vous avez vu,
de façon que votre demoiselle la suive sans difficulté. Elles monteront
toutes deux dans le fiacre avec mon camarade derrière. Il y a quelque
part en dehors d'une barrière une maringotte attelée de deux très bons
chevaux. On y conduira votre demoiselle. Elle descendra du fiacre. Mon
camarade montera avec elle dans la maringotte, et ma femme reviendra ici
nous dire: C'est fait. Quant à votre demoiselle, on ne lui fera pas de
mal, la maringotte la mènera dans un endroit où elle sera tranquille,
et, dès que vous m'aurez donné les petits deux cent mille francs, on
vous la rendra. Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup
de pouce à l'Alouette. Voilà.
Le prisonnier n'articula pas une parole. Après une pause, Thénardier
poursuivit:
--C'est simple, comme vous voyez, Il n'y aura pas de mal si vous ne
voulez pas qu'il y ait du mal. Je vous conte la chose. Je vous préviens
pour que vous sachiez.
Il s'arrêta, le prisonnier ne rompit pas le silence, et Thénardier
reprit:
--Dès que mon épouse sera revenue et qu'elle m'aura dit: L'Alouette est
en route, nous vous lâcherons, et vous serez libre d'aller coucher chez
vous. Vous voyez que nous n'avions pas de mauvaises intentions.
Des images épouvantables passèrent devant la pensée de Marius. Quoi!
cette jeune fille qu'on enlevait, on n'allait pas la ramener? Un de ces
monstres allait l'emporter dans l'ombre? où?... Et si c'était elle! Et
il était clair que c'était elle! Marius sentait les battements de son
coeur s'arrêter. Que faire? Tirer le coup de pistolet? mettre aux mains
de la justice tous ces misérables? Mais l'affreux homme au merlin n'en
serait pas moins hors de toute atteinte avec la jeune fille, et Marius
songeait à ces mots de Thénardier dont il entrevoyait la signification
sanglante: _Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup de
pouce à l'Alouette_.
Maintenant ce n'était pas seulement par le testament du colonel, c'était
par son amour même, par le péril de celle qu'il aimait, qu'il se sentait
retenu.
Cette effroyable situation, qui durait déjà depuis plus d'une heure,
changeait d'aspect à chaque instant. Marius eut la force de passer
successivement en revue toutes les plus poignantes conjectures,
cherchant une espérance et ne la trouvant pas. Le tumulte de ses pensées
contrastait avec le silence funèbre du repaire.
Au milieu de ce silence on entendit le bruit de la porte de l'escalier
qui s'ouvrait, puis se fermait.
Le prisonnier fit un mouvement dans ses liens.
--Voici la bourgeoise, dit Thénardier.
Il achevait à peine qu'en effet la Thénardier se précipita dans la
chambre, rouge, essoufflée, haletante, les yeux flambants, et cria en
frappant de ses grosses mains sur ses deux cuisses à la fois:
--Fausse adresse!
Le bandit qu'elle avait emmené avec elle, parut derrière elle et vint
reprendre son merlin.
--Fausse adresse? répéta Thénardier.
Elle reprit:
--Personne! Rue Saint-Dominique, numéro dix-sept, pas de monsieur Urbain
Fabre! On ne sait pas ce que c'est!
Elle s'arrêta suffoquée, puis continua:
--Monsieur Thénardier! ce vieux t'a fait poser! Tu es trop bon, vois-tu!
Moi, je te vous lui aurais coupé la margoulette en quatre pour
commencer! et s'il avait fait le méchant, je l'aurais fait cuire tout
vivant! Il aurait bien fallu qu'il parle, et qu'il dise où est la fille,
et qu'il dise où est le magot! Voilà comment j'aurais mené cela, moi! On
a bien raison de dire que les hommes sont plus bêtes que les femmes!
Personne! numéro dix-sept! C'est une grande porte cochère! Pas de
monsieur Fabre, rue Saint-Dominique! et ventre à terre, et pourboire au
cocher, et tout! J'ai parlé au portier et à la portière, qui est une
belle forte femme, ils ne connaissent pas ça!
Marius respira. Elle, Ursule, ou l'Alouette, celle qu'il ne savait plus
comment nommer, était sauvée.
Pendant que sa femme exaspérée vociférait, Thénardier s'était assis sur
la table; il resta quelques instants sans prononcer une parole,
balançant sa jambe droite qui pendait, et considérant le réchaud d'un
air de rêverie sauvage.
Enfin il dit au prisonnier avec une inflexion lente et singulièrement
féroce:
--Une fausse adresse? qu'est-ce que tu as donc espéré?
--Gagner du temps! cria le prisonnier d'une voix éclatante.
Et au même instant il secoua ses liens; ils étaient coupés. Le
prisonnier n'était plus attaché au lit que par une jambe.
Avant que les sept hommes eussent eu le temps de se reconnaître et de
s'élancer, lui s'était penché sous la cheminée, avait étendu la main
vers le réchaud, puis s'était redressé, et maintenant Thénardier, la
Thénardier et les bandits, refoulés par le saisissement au fond du
bouge, le regardaient avec stupeur élevant au-dessus de sa tête le
ciseau rouge d'où tombait une lueur sinistre, presque libre et dans une
attitude formidable.
L'enquête judiciaire, à laquelle le guet-apens de la masure Gorbeau
donna lieu par la suite, a constaté qu'un gros sou, coupé et travaillé
d'une façon particulière, fut trouvé dans le galetas, quand la police y
fît une descente; ce gros sou était une de ces merveilles d'industrie
que la patience du bagne engendre dans les ténèbres et pour les
ténèbres, merveilles qui ne sont autre chose que des instruments
d'évasion. Ces produits hideux et délicats d'un art prodigieux sont dans
la bijouterie ce que les métaphores de l'argot sont dans la poésie. Il y
a des Benvenuto Cellini au bagne, de même que dans la langue il y a des
Villon. Le malheureux qui aspire à la délivrance trouve moyen,
quelquefois sans outils, avec un eustache, avec un vieux couteau, de
scier un sou en deux lames minces, de creuser ces deux lames sans
toucher aux empreintes monétaires, et de pratiquer un pas de vis sur la
tranche du sou de manière à faire adhérer les lames de nouveau. Cela se
visse et se dévisse à volonté; c'est une boîte. Dans cette boîte, on
cache un ressort de montre, et ce ressort de montre bien manié coupe des
manilles de calibre et des barreaux de fer. On croit que ce malheureux
forçat ne possède qu'un sou; point, il possède la liberté. C'est un gros
sou de ce genre qui, dans des perquisitions de police ultérieures, fut
trouvé ouvert et en deux morceaux dans le bouge sous le grabat près de
la fenêtre. On découvrit également une petite scie en acier bleu qui
pouvait se cacher dans le gros sou. Il est probable qu'au moment où les
bandits fouillèrent le prisonnier, il avait sur lui ce gros sou qu'il
réussit à cacher dans sa main, et qu'ensuite, ayant la main droite
libre, il le dévissa, et se servit de la scie pour couper les cordes qui
l'attachaient, ce qui expliquerait le bruit léger et les mouvements
imperceptibles que Marius avait remarqués.
N'ayant pu se baisser de peur de se trahir, il n'avait point coupé les
liens de sa jambe gauche.
Les bandits étaient revenus de leur première surprise.
--Sois tranquille, dit Bigrenaille à Thénardier. Il tient encore par une
jambe, et il ne s'en ira pas. J'en réponds. C'est moi qui lui ai ficelé
cette patte-là.
Cependant le prisonnier éleva la voix:
--Vous êtes des malheureux, mais ma vie ne vaut pas la peine d'être tant
défendue. Quant à vous imaginer que vous me feriez parler, que vous me
feriez écrire ce que je ne veux pas écrire, que vous me feriez dire ce
que je ne veux pas dire....
Il releva la manche de son bras gauche et ajouta:
--Tenez.
En même temps il tendit son bras et posa sur la chair nue le ciseau
ardent qu'il tenait dans sa main droite par le manche de bois.
On entendit le frémissement de la chair brûlée, l'odeur propre aux
chambres de torture se répandit dans le taudis. Marius chancela éperdu
d'horreur, les brigands eux-mêmes eurent un frisson, le visage de
l'étrange vieillard se contracta à peine, et, tandis que le fer rouge
s'enfonçait dans la plaie fumante, impassible et presque auguste, il
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