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Les misérables Tome III: Marius - 06

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  Il n'est peut-être plus dans la voiture, pensa-t-il, tout en
  reboutonnant sa veste de petit uniforme. Il a pu s'arrêter à Poissy; il
  a pu s'arrêter à Triel; s'il n'est pas descendu à Meulan, il a pu
  descendre à Mantes, à moins qu'il ne soit descendu à Rolleboise, ou
  qu'il n'ait poussé jusqu'à Pacy, avec le choix de tourner à gauche sur
  Évreux ou à droite sur Laroche-Guyon. Cours après, ma tante. Que diable
  vais-je lui écrire, à la bonne vieille?
  En ce moment un pantalon noir qui descendait de l'impériale apparut à la
  vitre du coupé.
  --Serait-ce Marius? dit le lieutenant.
  C'était Marius.
  Une petite paysanne, au bas de la voiture, mêlée aux chevaux et aux
  postillons, offrait des fleurs aux voyageurs.--Fleurissez vos dames,
  criait-elle.
  Marius s'approcha d'elle et lui acheta les plus belles fleurs de son
  éventaire.
  --Pour le coup, dit Théodule sautant à bas du coupé, voilà qui me pique.
  À qui diantre va-t-il porter ces fleurs-là? Il faut une fièrement jolie
  femme pour un si beau bouquet. Je veux la voir.
  Et, non plus par mandat maintenant, mais par curiosité personnelle,
  comme ces chiens qui chassent pour leur compte, il se mit à suivre
  Marius.
  Marius ne faisait nulle attention à Théodule. Des femmes élégantes
  descendaient de la diligence; il ne les regarda pas. Il semblait ne rien
  voir autour de lui.
  --Est-il amoureux! pensa Théodule.
  Marius se dirigea vers l'église.
  --À merveille, se dit Théodule. L'église! c'est cela. Les rendez-vous
  assaisonnés d'un peu de messe sont les meilleurs. Rien n'est exquis
  comme une oeillade qui passe par-dessus le bon Dieu.
  Parvenu à l'église, Marius n'y entra point, et tourna derrière le
  chevet. Il disparut à l'angle d'un des contreforts de l'abside.
  --Le rendez-vous est dehors, dit Théodule. Voyons la fillette.
  Et il s'avança sur la pointe de ses bottes vers l'angle où Marius avait
  tourné.
  Arrivé là, il s'arrêta stupéfait.
  Marius, le front dans ses deux mains, était agenouillé dans l'herbe sur
  une fosse. Il y avait effeuillé son bouquet. À l'extrémité de la fosse,
  à un renflement qui marquait la tête, il y avait une croix de bois noir
  avec ce nom en lettres blanches: _Colonel Baron Pontmercy_. On entendait
  Marius sangloter.
  La fillette était une tombe.
  
  
  Chapitre VIII
  Marbre contre granit
  
  C'était là que Marius était venu la première fois qu'il s'était absenté
  de Paris. C'était là qu'il revenait chaque fois que M. Gillenormand
  disait: Il découche.
  Le lieutenant Théodule fut absolument décontenancé par ce coudoiement
  inattendu d'un sépulcre; il éprouva une sensation désagréable et
  singulière qu'il était incapable d'analyser, et qui se composait du
  respect d'un tombeau mêlé au respect d'un colonel. Il recula, laissant
  Marius seul dans le cimetière, et il y eut de la discipline dans cette
  reculade. La mort lui apparut avec de grosses épaulettes, et il lui fit
  presque le salut militaire. Ne sachant qu'écrire à la tante, il prit le
  parti de ne rien écrire du tout; et il ne serait probablement rien
  résulté de la découverte faite par Théodule sur les amours de Marius,
  si, par un de ces arrangements mystérieux si fréquents dans le hasard,
  la scène de Vernon n'eût eu presque immédiatement une sorte de
  contre-coup à Paris.
  Marius revint de Vernon le troisième jour de grand matin, descendit chez
  son grand-père, et, fatigué de deux nuits passées en diligence, sentant
  le besoin de réparer son insomnie par une heure d'école de natation,
  monta rapidement à sa chambre, ne prit que le temps de quitter sa
  redingote de voyage et le cordon noir qu'il avait au cou, et s'en alla
  au bain.
  M. Gillenormand, levé de bonne heure comme tous les vieillards qui se
  portent bien, l'avait entendu rentrer, et s'était hâté d'escalader, le
  plus vite qu'il avait pu avec ses vieilles jambes, l'escalier des
  combles où habitait Marius, afin de l'embrasser, et de le questionner
  dans l'embrassade, et de savoir un peu d'où il venait.
  Mais l'adolescent avait mis moins de temps à descendre que l'octogénaire
  à monter, et quand le père Gillenormand entra dans la mansarde, Marius
  n'y était plus.
  Le lit n'était pas défait, et sur le lit s'étalaient sans défiance la
  redingote et le cordon noir.
  --J'aime mieux ça, dit M. Gillenormand.
  Et un moment après il fit son entrée dans le salon où était déjà assise
  Mlle Gillenormand aînée, brodant ses roues de cabriolet.
  L'entrée fut triomphante.
  M. Gillenormand tenait d'une main la redingote et de l'autre le ruban de
  cou, et criait:
  --Victoire! nous allons pénétrer le mystère! nous allons savoir le fin
  du fin, nous allons palper les libertinages de notre sournois! nous
  voici à même le roman. J'ai le portrait!
  En effet, une boîte de chagrin noir, assez semblable à un médaillon,
  était suspendue au cordon.
  Le vieillard prit cette boîte et la considéra quelque temps sans
  l'ouvrir, avec cet air de volupté, de ravissement et de colère d'un
  pauvre diable affamé regardant passer sous son nez un admirable dîner
  qui ne serait pas pour lui.
  --Car c'est évidemment là un portrait. Je m'y connais. Cela se porte
  tendrement sur le coeur. Sont-ils bêtes! Quelque abominable goton, qui
  fait frémir probablement! Les jeunes gens ont si mauvais goût
  aujourd'hui!
  --Voyons, mon père, dit la vieille fille.
  La boîte s'ouvrait en pressant un ressort. Ils n'y trouvèrent rien qu'un
  papier soigneusement plié.
  --_De la même au même_, dit M. Gillenormand éclatant de rire. Je sais ce
  que c'est. Un billet doux!
  --Ah! lisons donc! dit la tante.
  Et elle mit ses lunettes. Ils déplièrent le papier et lurent ceci:
  «--_Pour mon fils_.--L'empereur m'a fait baron sur le champ de bataille
  de Waterloo. Puisque la Restauration me conteste ce titre que j'ai payé
  de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu'il en
  sera digne.»
  Ce que le père et la fille éprouvèrent ne saurait se dire. Ils se
  sentirent glacés comme par le souffle d'une tête de mort. Ils
  n'échangèrent pas un mot. Seulement M. Gillenormand dit à voix basse et
  comme se parlant à lui-même:
  --C'est l'écriture de ce sabreur.
  La tante examina le papier, le retourna dans tous les sens, puis le
  remit dans la boîte.
  Au même moment, un petit paquet carré long enveloppé de papier bleu
  tomba d'une poche de la redingote. Mademoiselle Gillenormand le ramassa
  et développa le papier bleu. C'était le cent de cartes de Marius. Elle
  en passa une à M. Gillenormand qui lut: _Le baron Marius Pontmercy_.
  Le vieillard sonna. Nicolette vint. M. Gillenormand prit le cordon, la
  boîte et la redingote, jeta le tout à terre au milieu du salon, et dit:
  --Remportez ces nippes.
  Une grande heure se passa dans le plus profond silence. Le vieux homme
  et la vieille fille s'étaient assis se tournant le dos l'un à l'autre,
  et pensaient, chacun de leur côté, probablement les mêmes choses. Au
  bout de cette heure, la tante Gillenormand dit:
  --Joli!
  Quelques instants après, Marius parut. Il rentrait. Avant même d'avoir
  franchi le seuil du salon, il aperçut son grand-père qui tenait à la
  main une de ses cartes et qui, en le voyant, s'écria avec son air de
  supériorité bourgeoise et ricanante qui était quelque chose d'écrasant:
  --Tiens! tiens! tiens! tiens! tiens! tu es baron à présent. Je te fais
  mon compliment. Qu'est-ce que cela veut dire?
  Marius rougit légèrement, et répondit:
  --Cela veut dire que je suis le fils de mon père.
  M. Gillenormand cessa de rire et dit durement:
  --Ton père, c'est moi.
  --Mon père, reprit Marius les yeux baissés et l'air sévère, c'était un
  homme humble et héroïque qui a glorieusement servi la République et la
  France, qui a été grand dans la plus grande histoire que les hommes
  aient jamais faite, qui a vécu un quart de siècle au bivouac, le jour
  sous la mitraille et sous les balles, la nuit dans la neige, dans la
  boue, sous la pluie, qui a pris deux drapeaux, qui a reçu vingt
  blessures, qui est mort dans l'oubli et dans l'abandon, et qui n'a
  jamais eu qu'un tort, c'est de trop aimer deux ingrats, son pays et moi!
  C'était plus que M. Gillenormand n'en pouvait entendre. À ce mot, _la
  République_, il s'était levé, ou pour mieux dire, dressé debout. Chacune
  des paroles que Marius venait de prononcer avait fait sur le visage du
  vieux royaliste l'effet des bouffées d'un soufflet de forge sur un tison
  ardent. De sombre il était devenu rouge, de rouge pourpre, et de pourpre
  flamboyant.
  --Marius! s'écria-t-il. Abominable enfant! je ne sais pas ce qu'était
  ton père! je ne veux pas le savoir! je n'en sais rien et je ne le sais
  pas! mais ce que je sais, c'est qu'il n'y a jamais eu que des misérables
  parmi tous ces gens-là! c'est que c'étaient tous des gueux, des
  assassins, des bonnets rouges, des voleurs! je dis tous! je dis tous! je
  ne connais personne! je dis tous! entends-tu, Marius! Vois-tu bien, tu
  es baron comme ma pantoufle! C'étaient tous des bandits qui ont servi
  Robespierre! tous des brigands qui ont servi Bu--o--na--parté! tous des
  traîtres qui ont trahi, trahi, trahi, leur roi légitime! tous des lâches
  qui se sont sauvés devant les Prussiens et les Anglais à Waterloo! Voilà
  ce que je sais. Si monsieur votre père est là-dessous, je l'ignore, j'en
  suis fâché, tant pis, votre serviteur!
  À son tour, c'était Marius qui était le tison, et M. Gillenormand qui
  était le soufflet. Marius frissonnait dans tous ses membres, il ne
  savait que devenir, sa tête flambait. Il était le prêtre qui regarde
  jeter au vent toutes ses hosties, le fakir qui voit un passant cracher
  sur son idole. Il ne se pouvait que de telles choses eussent été dites
  impunément devant lui. Mais que faire? Son père venait d'être foulé aux
  pieds et trépigné en sa présence, mais par qui? par son grand-père.
  Comment venger l'un sans outrager l'autre? Il était impossible qu'il
  insultât son grand-père, et il était également impossible qu'il ne
  vengeât point son père. D'un côté une tombe sacrée, de l'autre des
  cheveux blancs. Il fut quelques instants ivre et chancelant, ayant tout
  ce tourbillon dans la tête; puis il leva les yeux, regarda fixement son
  aïeul, et cria d'une voix tonnante:
  --À bas les Bourbons, et ce gros cochon de Louis XVIII!
  Louis XVIII était mort depuis quatre ans, mais cela lui était bien égal.
  Le vieillard, d'écarlate qu'il était, devint subitement plus blanc que
  ses cheveux. Il se tourna vers un buste de M. le duc de Berry qui était
  sur la cheminée et le salua profondément avec une sorte de majesté
  singulière. Puis il alla deux fois, lentement et en silence, de la
  cheminée à la fenêtre et de la fenêtre à la cheminée, traversant toute
  la salle et faisant craquer le parquet comme une figure de pierre qui
  marche. À la seconde fois, il se pencha vers sa fille, qui assistait à
  ce choc avec la stupeur d'une vieille brebis, et lui dit en souriant
  d'un sourire presque calme.
  --Un baron comme monsieur et un bourgeois comme moi ne peuvent rester
  sous le même toit.
  Et tout à coup se redressant, blême, tremblant, terrible, le front
  agrandi par l'effrayant rayonnement de la colère, il étendit le bras
  vers Marius et lui cria:
  --Va-t'en.
  Marius quitta la maison.
  Le lendemain, M. Gillenormand dit à sa fille:
  --Vous enverrez tous les six mois soixante pistoles à ce buveur de sang,
  et vous ne m'en parlerez jamais.
  Ayant un immense reste de fureur à dépenser et ne sachant qu'en faire,
  il continua de dire _vous_ à sa fille pendant plus de trois mois.
  Marius, de son côté, était sorti indigné. Une circonstance qu'il faut
  dire avait aggravé encore son exaspération. Il y a toujours de ces
  petites fatalités qui compliquent les drames domestiques. Les griefs
  s'en augmentent, quoique au fond les torts n'en soient pas accrus. En
  reportant précipitamment, sur l'ordre du grand-père, «les nippes» de
  Marius dans sa chambre, Nicolette avait, sans s'en apercevoir, laissé
  tomber, probablement dans l'escalier des combles, qui était obscur, le
  médaillon de chagrin noir où était le papier écrit par le colonel. Ce
  papier ni ce médaillon ne purent être retrouvés. Marius fut convaincu
  que «monsieur Gillenormand», à dater de ce jour il ne l'appela plus
  autrement, avait jeté «le testament de son père», au feu. Il savait par
  coeur les quelques lignes écrites par le colonel, et, par conséquent,
  rien n'était perdu. Mais le papier, l'écriture, cette relique sacrée,
  tout cela était son coeur même. Qu'en avait-on fait?
  Marius s'en était allé, sans dire où il allait, et sans savoir où il
  allait, avec trente francs, sa montre, et quelques hardes dans un sac de
  nuit. Il était monté dans un cabriolet de place, l'avait pris à l'heure
  et s'était dirigé à tout hasard vers le pays latin.
  Qu'allait devenir Marius?
  
  
  Livre quatrième--Les amis de l'A B C
  
  
  Chapitre I
  Un groupe qui a failli devenir historique
  
  À cette époque, indifférente en apparence, un certain frisson
  révolutionnaire courait vaguement. Des souffles, revenus des profondeurs
  de 89 et de 92, étaient dans l'air. La jeunesse était, qu'on nous passe
  le mot, en train de muer. On se transformait, presque sans s'en douter,
  par le mouvement même du temps. L'aiguille qui marche sur le cadran
  marche aussi dans les âmes. Chacun faisait en avant le pas qu'il avait à
  faire. Les royalistes devenaient libéraux, les libéraux devenaient
  démocrates.
  C'était comme une marée montante compliquée de mille reflux; le propre
  des reflux, c'est de faire des mélanges; de là des combinaisons d'idées
  très singulières; on adorait à la fois Napoléon et la liberté. Nous
  faisons ici de l'histoire. C'étaient les mirages de ce temps-là. Les
  opinions traversent des phases. Le royalisme voltairien, variété
  bizarre, a eu un pendant non moins étrange, le libéralisme bonapartiste.
  D'autres groupes d'esprits étaient plus sérieux. Là on sondait le
  principe; là on s'attachait au droit. On se passionnait pour l'absolu,
  on entrevoyait les réalisations infinies; l'absolu, par sa rigidité
  même, pousse les esprits vers l'azur et les fait flotter dans
  l'illimité. Rien n'est tel que le dogme pour enfanter le rêve. Et rien
  n'est tel que le rêve pour engendrer l'avenir. Utopie aujourd'hui, chair
  et os demain.
  Les opinions avancées avaient des doubles fonds. Un commencement de
  mystère menaçait «l'ordre établi», lequel était suspect et sournois.
  Signe au plus haut point révolutionnaire. L'arrière-pensée du pouvoir
  rencontre dans la sape l'arrière-pensée du peuple. L'incubation des
  insurrections donne la réplique à la préméditation des coups d'État.
  Il n'y avait pas encore en France alors de ces vastes organisations
  sous-jacentes comme le tugendbund allemand et le carbonarisme italien:
  mais çà et là des creusements obscurs, se ramifiant. La Cougourde
  s'ébauchait à Aix; il y avait à Paris, entre autres affiliations de ce
  genre, la société des Amis de l'A B C.
  Qu'était-ce que les Amis de l'A B C? une société ayant pour but, en
  apparence, l'éducation des enfants, en réalité le redressement des
  hommes.
  On se déclarait les amis de l'A B C.--_L'Abaissé_, c'était le peuple. On
  voulait le relever. Calembour dont on aurait tort de rire. Les
  calembours sont quelquefois graves en politique; témoin le _Castratus ad
  castra_ qui fit de Narsès un général d'armée; témoin: _Barbari et
  Barberini_; témoin: _Fueros y Fuegos;_ témoin: _Tu es Petrus et super
  hanc petram_, etc., etc.
  Les amis de l'A B C étaient peu nombreux. C'était une société secrète à
  l'état d'embryon; nous dirions presque une coterie, si les coteries
  aboutissaient à des héros. Ils se réunissaient à Paris en deux endroits,
  près des halles, dans un cabaret appelé _Corinthe_ dont il sera question
  plus tard, et près du Panthéon dans un petit café de la place
  Saint-Michel appelé _le café Musain_, aujourd'hui démoli; le premier de
  ces lieux de rendez-vous était contigu aux ouvriers, le deuxième, aux
  étudiants.
  Les conciliabules habituels des Amis de l'A B C se tenaient dans une
  arrière-salle du café Musain.
  Cette salle, assez éloignée du café, auquel elle communiquait par un
  très long couloir, avait deux fenêtres et une issue avec un escalier
  dérobé sur la petite rue des Grès. On y fumait, on y buvait, on y
  jouait, on y riait. On y causait très haut de tout, et à voix basse
  d'autre chose. Au mur était clouée, indice suffisant pour éveiller le
  flair d'un agent de police, une vieille carte de la France sous la
  République.
  La plupart des amis de l'A B C étaient des étudiants, en entente
  cordiale avec quelques ouvriers. Voici les noms des principaux. Ils
  appartiennent dans une certaine mesure à l'histoire: Enjolras,
  Combeferre, Jean Prouvaire, Feuilly, Courfeyrac, Bahorel, Lesgle ou
  Laigle, Joly, Grantaire.
  Ces jeunes gens faisaient entre eux une sorte de famille, à force
  d'amitié. Tous, Laigle excepté, étaient du midi.
  Ce groupe était remarquable. Il s'est évanoui dans les profondeurs
  invisibles qui sont derrière nous. Au point de ce drame où nous sommes
  parvenus, il n'est pas inutile peut-être de diriger un rayon de clarté
  sur ces jeunes têtes avant que le lecteur les voie s'enfoncer dans
  l'ombre d'une aventure tragique.
  Enjolras, que nous avons nommé le premier, on verra plus tard pourquoi,
  était fils unique et riche.
  Enjolras était un jeune homme charmant, capable d'être terrible. Il
  était angéliquement beau. C'était Antinoüs farouche. On eût dit, à voir
  la réverbération pensive de son regard, qu'il avait déjà, dans quelque
  existence précédente, traversé l'apocalypse révolutionnaire. Il en avait
  la tradition comme un témoin. Il savait tous les petits détails de la
  grande chose. Nature pontificale et guerrière, étrange dans un
  adolescent. Il était officiant et militant; au point de vue immédiat,
  soldat de la démocratie; au-dessus du mouvement contemporain, prêtre de
  l'idéal. Il avait la prunelle profonde, la paupière un peu rouge, la
  lèvre inférieure épaisse et facilement dédaigneuse, le front haut.
  Beaucoup de front dans un visage, c'est comme beaucoup de ciel dans un
  horizon. Ainsi que certains jeunes hommes du commencement de ce siècle
  et de la fin du siècle dernier qui ont été illustres de bonne heure, il
  avait une jeunesse excessive, fraîche comme chez les jeunes filles,
  quoique avec des heures de pâleur. Déjà homme, il semblait encore
  enfant. Ses vingt-deux ans en paraissaient dix-sept. Il était grave, il
  ne semblait pas savoir qu'il y eût sur la terre un être appelé la femme.
  Il n'avait qu'une passion, le droit, qu'une pensée, renverser
  l'obstacle. Sur le mont Aventin, il eût été Gracchus; dans la
  Convention, il eût été Saint-Just. Il voyait à peine les roses, il
  ignorait le printemps, il n'entendait pas chanter les oiseaux; la gorge
  nue d'Évadné ne l'eût pas plus ému qu'Aristogiton; pour lui, comme pour
  Harmodius, les fleurs n'étaient bonnes qu'à cacher l'épée. Il était
  sévère dans les joies. Devant tout ce qui n'était pas la République, il
  baissait chastement les yeux. C'était l'amoureux de marbre de la
  Liberté. Sa parole était âprement inspirée et avait un frémissement
  d'hymne. Il avait des ouvertures d'ailes inattendues. Malheur à
  l'amourette qui se fût risquée de son côté! Si quelque grisette de la
  place Cambrai ou de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, voyant cette figure
  d'échappé de collège, cette encolure de page, ces longs cils blonds, ces
  yeux bleus, cette chevelure tumultueuse au vent, ces joues roses, ces
  lèvres neuves, ces dents exquises, eût eu appétit de toute cette aurore,
  et fût venue essayer sa beauté sur Enjolras, un regard surprenant et
  redoutable lui eût montré brusquement l'abîme, et lui eût appris à ne
  pas confondre avec le chérubin galant de Baumarchais le formidable
  chérubin d'Ézéchiel.
  À côté d'Enjolras qui représentait la logique de la révolution,
  Combeferre en représentait la philosophie. Entre la logique de la
  révolution et sa philosophie, il y a cette différence que sa logique
  peut conclure à la guerre, tandis que sa philosophie ne peut aboutir
  qu'à la paix. Combeferre complétait et rectifiait Enjolras. Il était
  moins haut et plus large. Il voulait qu'on versât aux esprits les
  principes étendus d'idées générales; il disait: Révolution, mais
  civilisation; et autour de la montagne à pic il ouvrait le vaste horizon
  bleu. De là, dans toutes les vues de Combeferre, quelque chose
  d'accessible et de praticable. La révolution avec Combeferre était plus
  respirable qu'avec Enjolras. Enjolras en exprimait le droit divin, et
  Combeferre le droit naturel. Le premier se rattachait à Robespierre; le
  second confinait à Condorcet. Combeferre vivait plus qu'Enjolras de la
  vie de tout le monde. S'il eût été donné à ces deux jeunes hommes
  d'arriver jusqu'à l'histoire, l'un eût été le juste, l'autre eût été le
  sage. Enjolras était plus viril, Combeferre était plus humain. _Homo_ et
  _Vir_, c'était bien là en effet leur nuance. Combeferre était doux comme
  Enjolras était sévère, par blancheur naturelle. Il aimait le mot
  citoyen, mais il préférait le mot homme. Il eût volontiers dit:
  _Hombre_, comme les espagnols. Il lisait tout, allait aux théâtres,
  suivait les cours publics, apprenait d'Arago la polarisation de la
  lumière, se passionnait pour une leçon où Geoffroy Saint-Hilaire avait
  expliqué la double fonction de l'artère carotide externe et de l'artère
  carotide interne, l'une qui fait le visage, l'autre qui fait le cerveau;
  il était au courant, suivait la science pas à pas, confrontait
  Saint-Simon avec Fourier, déchiffrait les hiéroglyphes, cassait les
  cailloux qu'il trouvait et raisonnait géologie, dessinait de mémoire un
  papillon bombyx, signalait les fautes de français dans le Dictionnaire
  de l'Académie, étudiait Puységur et Deleuze, n'affirmait rien, pas même
  les miracles, ne niait rien, pas même les revenants, feuilletait la
  collection du _Moniteur_, songeait. Il déclarait que l'avenir est dans
  la main du maître d'école, et se préoccupait des questions d'éducation.
  Il voulait que la société travaillât sans relâche à l'élévation du
  niveau intellectuel et moral, au monnayage de la science, à la mise en
  circulation des idées, à la croissance de l'esprit dans la jeunesse, et
  il craignait que la pauvreté actuelle des méthodes, la misère du point
  de vue littéraire borné à deux ou trois siècles classiques, le
  dogmatisme tyrannique des pédants officiels, les préjugés scolastiques
  et les routines ne finissent par faire de nos collèges des huîtrières
  artificielles. Il était savant, puriste, précis, polytechnique,
  piocheur, et en même temps pensif «jusqu'à la chimère», disaient ses
  amis. Il croyait à tous les rêves: les chemins de fer, la suppression de
  la souffrance dans les opérations chirurgicales, la fixation de l'image
  de la chambre noire, le télégraphe électrique, la direction des ballons.
  Du reste peu effrayé des citadelles bâties de toutes parts contre le
  genre humain par les superstitions, les despotismes et les préjugés. Il
  était de ceux qui pensent que la science finira par tourner la position.
  Enjolras était un chef, Combeferre était un guide. On eût voulu
  combattre avec l'un et marcher avec l'autre. Ce n'est pas que Combeferre
  ne fût capable de combattre, il ne refusait pas de prendre corps à corps
  l'obstacle et de l'attaquer de vive force et par explosion; mais mettre
  peu à peu, par l'enseignement des axiomes et la promulgation des lois
  positives, le genre humain d'accord avec ses destinées, cela lui
  plaisait mieux; et, entre deux clartés, sa pente était plutôt pour
  l'illumination que pour l'embrasement. Un incendie peut faire une aurore
  sans doute, mais pourquoi ne pas attendre le lever du jour? Un volcan
  éclaire, mais l'aube éclaire encore mieux. Combeferre préférait
  peut-être la blancheur du beau au flamboiement du sublime. Une clarté
  troublée par de la fumée, un progrès acheté par de la violence, ne
  satisfaisaient qu'à demi ce tendre et sérieux esprit. Une précipitation
  à pic d'un peuple dans la vérité, un 93, l'effarait; cependant la
  stagnation lui répugnait plus encore, il y sentait la putréfaction et la
  mort; à tout prendre, il aimait mieux l'écume que le miasme, et il
  préférait au cloaque le torrent, et la chute du Niagara au lac de
  Montfaucon. En somme il ne voulait ni halte, ni hâte. Tandis que ses
  tumultueux amis, chevaleresquement épris de l'absolu, adoraient et
  appelaient les splendides aventures révolutionnaires, Combeferre
  inclinait à laisser faire le progrès, le bon progrès, froid peut-être,
  mais pur; méthodique, mais irréprochable; flegmatique, mais
  imperturbable. Combeferre se fût agenouillé et eût joint les mains pour
  que l'avenir arrivât avec toute sa candeur, et pour que rien ne troublât
  l'immense évolution vertueuse des peuples. _Il faut que le bien soit
  innocent_, répétait-il sans cesse. Et en effet, si la grandeur de la
  révolution, c'est de regarder fixement l'éblouissant idéal et d'y voler
  à travers les foudres, avec du sang et du feu à ses serres, la beauté du
  progrès, c'est d'être sans tache; et il y a entre Washington qui
  représente l'un et Danton qui incarne l'autre, la différence qui sépare
  l'ange aux ailes de cygne de l'ange aux ailes d'aigle.
  Jean Prouvaire était une nuance plus adoucie encore que Combeferre. Il
  s'appelait Jehan, par cette petite fantaisie momentanée qui se mêlait au
  puissant et profond mouvement d'où est sortie l'étude si nécessaire du
  moyen-âge. Jean Prouvaire était amoureux, cultivait un pot de fleurs,
  jouait de la flûte, faisait des vers, aimait le peuple, plaignait la
  femme, pleurait sur l'enfant, confondait dans la même confiance l'avenir
  et Dieu, et blâmait la révolution d'avoir fait tomber une tête royale,
  celle d'André Chénier. Il avait la voix habituellement délicate et tout
  à coup virile. Il était lettré jusqu'à l'érudition, et presque
  orientaliste. Il était bon par-dessus tout; et, chose toute simple pour
  qui sait combien la bonté confine à la grandeur, en fait de poésie il
  préférait l'immense. Il savait l'italien, le latin, le grec et l'hébreu;
  et cela lui servait à ne lire que quatre poètes: Dante, Juvénal, Eschyle
  et Isaïe. En français, il préférait Corneille à Racine et Agrippa
  d'Aubigné à Corneille. Il flânait volontiers dans les champs de folle
  avoine et de bleuets, et s'occupait des nuages presque autant que des
  événements. Son esprit avait deux attitudes, l'une du côté de l'homme,
  l'autre du côté de Dieu; il étudiait, ou il contemplait. Toute la
  journée il approfondissait les questions sociales; le salaire, le
  capital, le crédit, le mariage, la religion, la liberté de penser, la
  liberté d'aimer, l'éducation, la pénalité, la misère, l'association, la
  propriété, la production et la répartition, l'énigme d'en bas qui couvre
  d'ombre la fourmilière humaine; et le soir, il regardait les astres, ces
  êtres énormes. Comme Enjolras, il était riche et fils unique. Il parlait
  doucement, penchait la tête, baissait les yeux, souriait avec embarras,
  se mettait mal, avait l'air gauche, rougissait de rien, était fort
  timide. Du reste, intrépide.
  Feuilly était un ouvrier éventailliste, orphelin de père et de mère, qui
  gagnait péniblement trois francs par jour, et qui n'avait qu'une pensée,
  délivrer le monde. Il avait une autre préoccupation encore: s'instruire;
  ce qu'il appelait aussi se délivrer. Il s'était enseigné à lui-même à
  lire et à écrire; tout ce qu'il savait, il l'avait appris seul. Feuilly
  était un généreux coeur. Il avait l'embrassement immense. Cet orphelin
  avait adopté les peuples. Sa mère lui manquant, il avait médité sur la
  patrie. Il ne voulait pas qu'il y eût sur la terre un homme qui fût sans
  patrie. Il couvait en lui-même, avec la divination profonde de l'homme
  du peuple, ce que nous appelons aujourd'hui _l'idée des nationalités_.
  Il avait appris l'histoire exprès pour s'indigner en connaissance de
  cause. Dans ce jeune cénacle d'utopistes, surtout occupés de la France,
  il représentait le dehors. Il avait pour spécialité la Grèce, la
  Pologne, la Hongrie, la Roumanie, l'Italie. Il prononçait ces noms-là
  sans cesse, à propos et hors de propos, avec la ténacité du droit. La
  
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