🕥 35-minute read
Les misérables Tome III: Marius - 01
Total number of words is 4562
Total number of unique words is 1791
30.1 of words are in the 2000 most common words
43.3 of words are in the 5000 most common words
48.7 of words are in the 8000 most common words
Victor Hugo
LES MISÉRABLES
Tome III--MARIUS
(1862)
Table des matières
Livre premier--Paris étudié dans son atome
Chapitre I Parvulus
Chapitre II Quelques-uns de ses signes particuliers
Chapitre III Il est agréable
Chapitre IV Il peut être utile
Chapitre V Ses frontières
Chapitre VI Un peu d'histoire
Chapitre VII Le gamin aurait sa place dans les classifications de l'Inde
Chapitre VIII Où on lira un mot charmant du dernier roi
Chapitre IX La vieille âme de la Gaule
Chapitre X Ecce Paris, ecce homo
Chapitre XI Railler, régner
Chapitre XII L'avenir latent dans le peuple
Chapitre XIII Le petit Gavroche
Livre deuxième--Le grand bourgeois
Chapitre I Quatrevingt-dix ans et trente-deux dents
Chapitre II Tel maître, tel logis
Chapitre III Luc-Esprit
Chapitre IV Aspirant centenaire
Chapitre V Basque et Nicolette
Chapitre VI Où l'on entrevoit la Magnon et ses deux petits
Chapitre VII Règle: Ne recevoir personne que le soir
Chapitre VIII Les deux ne font pas la paire
Livre troisième--Le grand-père et le petit-fils
Chapitre I Un ancien salon
Chapitre II Un des spectres rouges de ce temps-là
Chapitre III _Requiescant_
Chapitre IV Fin du brigand
Chapitre V Utilité d'aller à la messe pour devenir révolutionnaire
Chapitre VI Ce que c'est que d'avoir rencontrer un marguillier
Chapitre VII Quelque cotillon
Chapitre VIII Marbre contre granit
Livre quatrième--Les amis de l'A B C
Chapitre I Un groupe qui a failli devenir historique
Chapitre II Oraison funèbre de Blondeau, par Bossuet
Chapitre III Les étonnements de Marius
Chapitre IV L'arrière-salle du café Musain
Chapitre V Élargissement de l'horizon
Chapitre VI _Res angusta_
Livre cinquième--Excellence du malheur
Chapitre I Marius indigent
Chapitre II Marius pauvre
Chapitre III Marius grandi
Chapitre IV M. Mabeuf
Chapitre V Pauvreté, bonne voisine de misère
Chapitre VI Le remplaçant
Livre sixième--La conjonction de deux étoiles
Chapitre I Le sobriquet: mode de formation des noms de familles
Chapitre II _Lux facta est_
Chapitre III Effet de printemps
Chapitre IV Commencement d'une grande maladie
Chapitre V Divers coups de foudre tombent sur mame Bougon
Chapitre VI Fait prisonnier
Chapitre VII Aventures de la lettre U livrée aux conjectures
Chapitre VIII Les invalides eux-mêmes peuvent être heureux
Chapitre IX Éclipse
Livre septième--Patron-minette
Chapitre I Les mines et les mineurs
Chapitre II Le bas-fond
Chapitre III Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse
Chapitre IV Composition de la troupe
Livre huitième--Le mauvais pauvre
Chapitre I Marius, cherchant une fille en chapeau, rencontre un
homme en casquette
Chapitre II Trouvaille
Chapitre III _Quadrifrons_
Chapitre IV Une rose dans la misère
Chapitre V Le judas de la providence
Chapitre VI L'homme fauve au gîte
Chapitre VII Stratégie et tactique
Chapitre VIII Le rayon dans le bouge
Chapitre IX Jondrette pleure presque
Chapitre X Tarif des cabriolets de régie: deux francs l'heure
Chapitre XI Offres de service de la misère à la douleur
Chapitre XII Emploi de la pièce de cinq francs de M. Leblanc
Chapitre XIII _Solus cum solo, in loco remoto, non cogitabuntur orare
pater noster_
Chapitre XIV Où un agent de police donne deux coups de poing à un avocat
Chapitre XV Jondrette fait son emplette
Chapitre XVI Où l'on retrouvera la chanson sur un air anglais à la mode
en 1832
Chapitre XVII Emploi de la pièce de cinq francs de Marius
Chapitre XVIII Les deux chaises de Marius se font vis-à-vis
Chapitre XIX Se préoccuper des fonds obscurs
Chapitre XX Le guet-apens
Chapitre XXI On devrait toujours commencer par arrêter les victimes
Chapitre XXII Le petit qui criait au tome deux
Livre premier--Paris étudié dans son atome
Chapitre I
Parvulus
Paris a un enfant et la forêt a un oiseau; l'oiseau s'appelle le
moineau; l'enfant s'appelle le gamin.
Accouplez ces deux idées qui contiennent, l'une toute la fournaise,
l'autre toute l'aurore, choquez ces étincelles, Paris, l'enfance; il en
jaillit un petit être. _Homuncio_, dirait Plaute.
Ce petit être est joyeux. Il ne mange pas tous les jours et il va au
spectacle, si bon lui semble, tous les soirs. Il n'a pas de chemise sur
le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tête; il est
comme les mouches du ciel qui n'ont rien de tout cela. Il a de sept à
treize ans, vit par bandes, bat le pavé, loge en plein air, porte un
vieux pantalon de son père qui lui descend plus bas que les talons, un
vieux chapeau de quelque autre père qui lui descend plus bas que les
oreilles, une seule bretelle en lisière jaune, court, guette, quête,
perd le temps, culotte des pipes, jure comme un damné, hante le cabaret,
connaît des voleurs, tutoie des filles, parle argot, chante des chansons
obscènes, et n'a rien de mauvais dans le coeur. C'est qu'il a dans l'âme
une perle, l'innocence, et les perles ne se dissolvent pas dans la boue.
Tant que l'homme est enfant, Dieu veut qu'il soit innocent.
Si l'on demandait à l'énorme ville: Qu'est-ce que c'est que cela? elle
répondrait: C'est mon petit.
Chapitre II
Quelques-uns de ses signes particuliers
Le gamin de Paris, c'est le nain de la géante.
N'exagérons point, ce chérubin du ruisseau a quelquefois une chemise
mais alors il n'en a qu'une; il a quelquefois des souliers, mais alors
ils n'ont point de semelles; il a quelquefois un logis, et il l'aime,
car il y trouve sa mère; mais il préfère la rue, parce qu'il y trouve la
liberté. Il a ses jeux à lui, ses malices à lui dont la haine des
bourgeois fait le fond; ses métaphores à lui; être mort, cela s'appelle
_manger des pissenlits par la racine;_ ses métiers à lui, amener des
fiacres, baisser les marchepieds des voitures, établir des péages d'un
côté de la rue à l'autre dans les grosses pluies, ce qu'il appelle faire
_des ponts des arts_, crier les discours prononcés par l'autorité en
faveur du peuple français, gratter l'entre-deux des pavés; il a sa
monnaie à lui, qui se compose de tous les petits morceaux de cuivre
façonné qu'on peut trouver sur la voie publique. Cette curieuse monnaie,
qui prend le nom de _loques_, a un cours invariable et fort bien réglé
dans cette petite bohème d'enfants.
Enfin il a sa faune à lui, qu'il observe studieusement dans des coins;
la bête à bon Dieu, le puceron tête-de-mort, le faucheux, le «diable»,
insecte noir qui menace en tordant sa queue armée de deux cornes. Il a
son monstre fabuleux qui a des écailles sous le ventre et qui n'est pas
un lézard, qui a des pustules sur le dos et qui n'est pas un crapaud,
qui habite les trous des vieux fours à chaux et des puisards desséchés,
noir, velu, visqueux, rampant, tantôt lent, tantôt rapide, qui ne crie
pas, mais qui regarde, et qui est si terrible que personne ne l'a jamais
vu; il nomme ce monstre «le sourd». Chercher des sourds dans les
pierres, c'est un plaisir du genre redoutable. Autre plaisir, lever
brusquement un pavé, et voir des cloportes. Chaque région de Paris est
célèbre par les trouvailles intéressantes qu'on peut y faire. Il y a des
perce-oreilles dans les chantiers des Ursulines, il y a des mille-pieds
au Panthéon, il y a des têtards dans les fossés du Champ de Mars.
Quant à des mots, cet enfant en a comme Talleyrand. Il n'est pas moins
cynique, mais il est plus honnête. Il est doué d'on ne sait quelle
jovialité imprévue; il ahurit le boutiquier de son fou rire. Sa gamme va
gaillardement de la haute comédie à la farce.
Un enterrement passe. Parmi ceux qui accompagnent le mort, il y a un
médecin.--Tiens, s'écrie un gamin, depuis quand les médecins
reportent-ils leur ouvrage?
Un autre est dans une foule. Un homme grave, orné de lunettes et de
breloques, se retourne indigné:--Vaurien, tu viens de prendre «la
taille» à ma femme.
--Moi, monsieur! fouillez-moi.
Chapitre III
Il est agréable
Le soir, grâce à quelques sous qu'il trouve toujours moyen de se
procurer, l'_homuncio_ entre dans un théâtre. En franchissant ce seuil
magique, il se transfigure; il était le gamin, il devient le titi. Les
théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en
haut. C'est dans cette cale que le titi s'entasse. Le titi est au gamin
ce que la phalène est à la larve; le même être envolé et planant. Il
suffit qu'il soit là, avec son rayonnement de bonheur, avec sa puissance
d'enthousiasme et de joie, avec son battement de mains qui ressemble à
un battement d'ailes, pour que cette cale étroite, fétide, obscure,
sordide, malsaine, hideuse, abominable, se nomme le Paradis.
Donnez à un être l'inutile et ôtez-lui le nécessaire, vous aurez le
gamin.
Le gamin n'est pas sans quelque intuition littéraire. Sa tendance, nous
le disons avec la quantité de regret qui convient, ne serait point le
goût classique. Il est, de sa nature, peu académique. Ainsi, pour donner
un exemple, la popularité de mademoiselle Mars dans ce petit public
d'enfants orageux était assaisonnée d'une pointe d'ironie. Le gamin
l'appelait mademoiselle _Muche_.
Cet être braille, raille, gouaille, bataille, a des chiffons comme un
bambin et des guenilles comme un philosophe, pêche dans l'égout, chasse
dans le cloaque, extrait la gaîté de l'immondice, fouaille de sa verve
les carrefours, ricane et mord, siffle et chante, acclame et engueule,
tempère Alleluia par Matanturlurette, psalmodie tous les rythmes depuis
le De Profundis jusqu'à la Chienlit, trouve sans chercher, sait ce qu'il
ignore, est spartiate jusqu'à la filouterie, est fou jusqu'à la sagesse,
est lyrique jusqu'à l'ordure, s'accroupirait sur l'Olympe, se vautre
dans le fumier et en sort couvert d'étoiles. Le gamin de Paris, c'est
Rabelais petit.
Il n'est pas content de sa culotte, s'il n'y a point de gousset de
montre.
Il s'étonne peu, s'effraye encore moins, chansonne les superstitions,
dégonfle les exagérations, blague les mystères, tire la langue aux
revenants, dépoétise les échasses, introduit la caricature dans les
grossissements épiques. Ce n'est pas qu'il est prosaïque; loin de là;
mais il remplace la vision solennelle par la fantasmagorie farce. Si
Adamastor lui apparaissait, le gamin dirait: Tiens! Croquemitaine!
Chapitre IV
Il peut être utile
Paris commence au badaud et finit au gamin, deux êtres dont aucune autre
ville n'est capable; l'acceptation passive qui se satisfait de regarder,
et l'initiative inépuisable; Prudhomme et Fouillou. Paris seul a cela
dans son histoire naturelle. Toute la monarchie est dans le badaud.
Toute l'anarchie est dans le gamin.
Ce pâle enfant des faubourgs de Paris vit et se développe, se noue et
«se dénoue» dans la souffrance, en présence des réalités sociales et des
choses humaines, témoin pensif. Il se croit lui-même insouciant; il ne
l'est pas. Il regarde, prêt à rire; prêt à autre chose aussi. Qui que
vous soyez qui vous nommez Préjugé, Abus, Ignominie, Oppression,
Iniquité, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie, prenez garde au
gamin béant.
Ce petit grandira.
De quelle argile est-il fait? de la première fange venue. Une poignée de
boue, un souffle, et voilà Adam. Il suffît qu'un dieu passe. Un dieu a
toujours passé sur le gamin. La fortune travaille à ce petit être. Par
ce mot la fortune, nous entendons un peu l'aventure. Ce pygmée pétri à
même dans la grosse terre commune, ignorant, illettré, ahuri, vulgaire,
populacier, sera-ce un ionien ou un béotien? Attendez, _currit rota_,
l'esprit de Paris, ce démon qui crée les enfants du hasard et les hommes
du destin, au rebours du potier latin, fait de la cruche une amphore.
Chapitre V
Ses frontières
Le gamin aime la ville, il aime aussi la solitude, ayant du sage en lui.
_Urbis amator_, comme Fuscus; _ruris amator_, comme Flaccus.
Errer songeant, c'est-à-dire flâner, est un bon emploi du temps pour le
philosophe; particulièrement dans cette espèce de campagne un peu
bâtarde, assez laide, mais bizarre et composée de deux natures, qui
entoure certaines grandes villes, notamment Paris. Observer la banlieue,
c'est observer l'amphibie. Fin des arbres, commencement des toits, fin
de l'herbe, commencement du pavé, fin des sillons, commencement des
boutiques, fin des ornières, commencement des passions, fin du murmure
divin, commencement de la rumeur humaine; de là un intérêt
extraordinaire.
De là, dans ces lieux peu attrayants, et marqués à jamais par le passant
de l'épithète: _triste_, les promenades, en apparence sans but, du
songeur.
Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de barrières à Paris,
et c'est pour lui une source de souvenirs profonds. Ce gazon ras, ces
sentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpres
monotonies des friches et des jachères, les plants de primeurs des
maraîchers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du sauvage et du
bourgeois, ces vastes recoins déserts où les tambours de la garnison
tiennent bruyamment école et font une sorte de bégayement de la
bataille, ces thébaïdes le jour, coupe-gorge la nuit, le moulin
dégingandé qui tourne au vent, les roues d'extraction des carrières, les
guinguettes au coin des cimetières, le charme mystérieux des grands murs
sombres coupant carrément d'immenses terrains vagues inondés de soleil
et pleins de papillons, tout cela l'attirait.
Presque personne sur la terre ne connaît ces lieux singuliers, la
Glacière, la Cunette, le hideux mur de Grenelle tigré de balles, le
Mont-Parnasse, la Fosse-aux-Loups, les Aubiers sur la berge de la Marne,
Montsouris, la Tombe-Issoire, la Pierre-Plate de Châtillon où il y a une
vieille carrière épuisée qui ne sert plus qu'à faire pousser des
champignons, et que ferme à fleur de terre une trappe en planches
pourries. La campagne de Rome est une idée, la banlieue de Paris en est
une autre; ne voir dans ce que nous offre un horizon rien que des
champs, des maisons ou des arbres, c'est rester à la surface; tous les
aspects des choses sont des pensées de Dieu. Le lieu où une plaine fait
sa jonction avec une ville est toujours empreint d'on ne sait quelle
mélancolie pénétrante. La nature et l'humanité vous y parlent à la fois.
Les originalités locales y apparaissent.
Quiconque a erré comme nous dans ces solitudes contiguës à nos faubourgs
qu'on pourrait nommer les limbes de Paris, y a entrevu çà et là, à
l'endroit le plus abandonné, au moment le plus inattendu, derrière une
haie maigre ou dans l'angle d'un mur lugubre, des enfants, groupés
tumultueusement, fétides, boueux, poudreux, dépenaillés, hérissés, qui
jouent à la pigoche couronnés de bleuets. Ce sont tous les petits
échappés des familles pauvres. Le boulevard extérieur est leur milieu
respirable; la banlieue leur appartient. Ils y font une éternelle école
buissonnière. Ils y chantent ingénument leur répertoire de chansons
malpropres. Ils sont là, ou pour mieux dire, ils existent là, loin de
tout regard, dans la douce clarté de mai ou de juin, agenouillés autour
d'un trou dans la terre, chassant des billes avec le pouce, se disputant
des liards, irresponsables, envolés, lâchés, heureux; et, dès qu'ils
vous aperçoivent, ils se souviennent qu'ils ont une industrie, et qu'il
leur faut gagner leur vie, et ils vous offrent à vendre un vieux bas de
laine plein de hannetons ou une touffe de lilas. Ces rencontres
d'enfants étranges sont une des grâces charmantes, et en même temps
poignantes, des environs de Paris.
Quelquefois, dans ces tas de garçons, il y a des petites
filles,--sont-ce leurs soeurs?--presque jeunes filles, maigres,
fiévreuses, gantées de hâle, marquées de taches de rousseur, coiffées
d'épis de seigle et de coquelicots, gaies, hagardes, pieds nus. On en
voit qui mangent des cerises dans les blés. Le soir on les entend rire.
Ces groupes, chaudement éclairés de la pleine lumière de midi ou
entrevus dans le crépuscule, occupent longtemps le songeur, et ces
visions se mêlent à son rêve.
Paris, centre, la banlieue, circonférence; voilà pour ces enfants toute
la terre. Jamais ils ne se hasardent au delà. Ils ne peuvent pas plus
sortir de l'atmosphère parisienne que les poissons ne peuvent sortir de
l'eau. Pour eux, à deux lieues des barrières, il n'y a plus rien. Ivry,
Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, Ménilmontant
Choisy-le-Roi, Billancourt, Meudon, Issy, Vanves, Sèvres, Puteaux,
Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville, Chatou, Asnières,
Bougival, Nanterre, Enghien, Noisy-le-Sec, Nogent, Gournay, Drancy,
Gonesse, c'est là que finit l'univers.
Chapitre VI
Un peu d'histoire
À l'époque, d'ailleurs presque contemporaine, où se passe l'action de ce
livre, il n'y avait pas, comme aujourd'hui, un sergent de ville à chaque
coin de rue (bienfait qu'il n'est pas temps de discuter); les enfants
errants abondaient dans Paris. Les statistiques donnent une moyenne de
deux cent soixante enfants sans asile ramassés alors annuellement par
les rondes de police dans les terrains non clos, dans les maisons en
construction et sous les arches des ponts. Un de ces nids, resté fameux,
a produit «les hirondelles du pont d'Arcole». C'est là, du reste, le
plus désastreux des symptômes sociaux. Tous les crimes de l'homme
commencent au vagabondage de l'enfant.
Exceptons Paris pourtant. Dans une mesure relative, et nonobstant le
souvenir que nous venons de rappeler, l'exception est juste. Tandis que
dans toute autre grande ville un enfant vagabond est un homme perdu,
tandis que, presque partout, l'enfant livré à lui-même est en quelque
sorte dévoué et abandonné à une sorte d'immersion fatale dans les vices
publics qui dévore en lui l'honnêteté et la conscience, le gamin de
Paris, insistons-y, si fruste, et si entamé à la surface, est
intérieurement à peu près intact. Chose magnifique à constater et qui
éclate dans la splendide probité de nos révolutions populaires, une
certaine incorruptibilité résulte de l'idée qui est dans l'air de Paris
comme du sel qui est dans l'eau de l'océan. Respirer Paris, cela
conserve l'âme.
Ce que nous disons là n'ôte rien au serrement de coeur dont on se sent
pris chaque fois qu'on rencontre un de ces enfants autour desquels il
semble qu'on voie flotter les fils de la famille brisée. Dans la
civilisation actuelle, si incomplète encore, ce n'est point une chose
très anormale que ces fractures de familles se vidant dans l'ombre, ne
sachant plus trop ce que leurs enfants sont devenus, et laissant tomber
leurs entrailles sur la voie publique. De là des destinées obscures.
Cela s'appelle, car cette chose triste a fait locution, «être jeté sur
le pavé de Paris».
Soit dit en passant, ces abandons d'enfants n'étaient point découragés
par l'ancienne monarchie. Un peu d'Égypte et de Bohême dans les basses
régions accommodait les hautes sphères, et faisait l'affaire des
puissants. La haine de l'enseignement des enfants du peuple était un
dogme. À quoi bon les «demi-lumières»? Tel était le mot d'ordre. Or
l'enfant errant est le corollaire de l'enfant ignorant.
D'ailleurs, la monarchie avait quelquefois besoin d'enfants, et alors
elle écumait la rue. Sous Louis XIV, pour ne pas remonter plus haut, le
roi voulait, avec raison, créer une flotte. L'idée était bonne. Mais
voyons le moyen. Pas de flotte si, à côté du navire à voiles, jouet du
vent, et pour le remorquer au besoin, on n'a pas le navire qui va où il
veut, soit par la rame, soit par la vapeur; les galères étaient alors à
la marine ce que sont aujourd'hui les steamers. Il fallait donc des
galères; mais la galère ne se meut que par le galérien; il fallait donc
des galériens. Colbert faisait faire par les intendants de province et
par les parlements le plus de forçats qu'il pouvait. La magistrature y
mettait beaucoup de complaisance. Un homme gardait son chapeau sur sa
tête devant une procession, attitude huguenote; on l'envoyait aux
galères. On rencontrait un enfant dans la rue, pourvu qu'il eût quinze
ans et qu'il ne sût où coucher, on l'envoyait aux galères. Grand règne;
grand siècle.
Sous Louis XV, les enfants disparaissaient dans Paris; la police les
enlevait, on ne sait pour quel mystérieux emploi. On chuchotait avec
épouvante de monstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi.
Barbier parle naïvement de ces choses. Il arrivait parfois que les
exempts, à court d'enfants, en prenaient qui avaient des pères. Les
pères, désespérés, couraient sus aux exempts. En ce cas-là, le parlement
intervenait, et faisait pendre, qui? Les exempts? Non. Les pères.
Chapitre VII
Le gamin aurait sa place dans les classifications de l'Inde
La gaminerie parisienne est presque une caste. On pourrait dire: n'en
est pas qui veut.
Ce mot, _gamin_, fut imprimé pour la première fois et arriva de la
langue populaire dans la langue littéraire en 1834. C'est dans un
opuscule intitulé _Claude Gueux_ que ce mot fit son apparition. Le
scandale fut vif. Le mot a passé.
Les éléments qui constituent la considération des gamins entre eux sont
très variés. Nous en avons connu et pratiqué un qui était fort respecté
et fort admiré pour avoir vu tomber un homme du haut des tours de
Notre-Dame; un autre, pour avoir réussi à pénétrer dans l'arrière-cour
où étaient momentanément déposées les statues du dôme des Invalides et
leur avoir «chipé» du plomb; un troisième, pour avoir vu verser une
diligence; un autre encore, parce qu'il «connaissait» un soldat qui
avait manqué crever un oeil à un bourgeois.
C'est ce qui explique cette exclamation d'un gamin parisien, épiphonème
profond dont le vulgaire rit sans le comprendre:--_Dieu de Dieu! ai-je
du malheur! dire que je n'ai pas encore vu quelqu'un tomber d'un
cinquième!_ (_Ai-je_ se prononce _j'ai-t-y; cinquième_ se prononce
_cintième_.)
Certes, c'est un beau mot de paysan que celui-ci: Père un tel, votre
femme est morte de sa maladie; pourquoi n'avez-vous pas envoyé chercher
de médecin? Que voulez-vous, monsieur, nous autres pauvres gens, _j'nous
mourons nous-mêmes_. Mais si toute la passivité narquoise du paysan est
dans ce mot, toute l'anarchie libre-penseuse du mioche faubourien est, à
coup sûr, dans cet autre. Un condamné à mort dans la charrette écoute
son confesseur. L'enfant de Paris se récrie:--_Il parle à son calotin.
Oh! le capon!_
Une certaine audace en matière religieuse rehausse le gamin. Être esprit
fort est important.
Assister aux exécutions constitue un devoir. On se montre la guillotine
et l'on rit. On l'appelle de toutes sortes de petits noms:--Fin de la
soupe,--Grognon,--La mère au Bleu (au ciel),--La dernière
bouchée,--etc., etc. Pour ne rien perdre de la chose, on escalade les
murs, on se hisse aux balcons, on monte aux arbres, on se suspend aux
grilles, on s'accroche aux cheminées. Le gamin naît couvreur comme il
naît marin. Un toit ne lui fait pas plus peur qu'un mât. Pas de fête qui
vaille la Grève. Samson et l'abbé Montés sont les vrais noms populaires.
On hue le patient pour l'encourager. On l'admire quelquefois. Lacenaire,
gamin, voyant l'affreux Dautun mourir bravement, a dit ce mot où il y a
un avenir: _J'en étais jaloux_. Dans la gaminerie, on ne connaît pas
Voltaire, mais on connaît Papavoine. On mêle dans la même légende «les
politiques» aux assassins. On a les traditions du dernier vêtement de
tous. On sait que Tolleron avait un bonnet de chauffeur, Avril une
casquette de loutre, Louvel un chapeau rond, que le vieux Delaporte
était chauve et nu-tête, que Castaing était tout rose et très joli, que
Bories avait une barbiche romantique, que Jean Martin avait gardé ses
bretelles, que Lecouffé et sa mère se querellaient.--_Ne vous reprochez
donc pas votre panier_, leur cria un gamin. Un autre, pour voir passer
Debacker, trop petit dans la foule, avise la lanterne du quai et y
grimpe. Un gendarme, de station là, fronce le sourcil.--Laissez-moi
monter, m'sieu le gendarme, dit le gamin. Et pour attendrir l'autorité,
il ajoute: Je ne tomberai pas.--Je m'importe peu que tu tombes, répond
le gendarme.
Dans la gaminerie, un accident mémorable est fort compté. On parvient
au sommet de la considération s'il arrive qu'on se coupe très
profondément, «jusqu'à l'os».
Le poing n'est pas un médiocre élément de respect. Une des choses que le
gamin dit le plus volontiers, c'est: _Je suis joliment fort, va!_--Être
gaucher vous rend fort enviable. Loucher est une chose estimée.
Chapitre VIII
Où on lira un mot charmant du dernier roi
L'été, il se métamorphose en grenouille; et le soir, à la nuit tombante,
devant les ponts d'Austerlitz et d'Iéna, du haut des trains à charbon et
des bateaux de blanchisseuses, il se précipite tête baissée dans la
Seine et dans toutes les infractions possibles aux lois de la pudeur et
de la police. Cependant les sergents de ville veillent, et il en résulte
une situation hautement dramatique qui a donné lieu une fois à un cri
fraternel et mémorable; ce cri, qui fut célèbre vers 1830, est un
avertissement stratégique de gamin à gamin; il se scande comme un vers
d'Homère, avec une notation presque aussi inexprimable que la mélopée
éleusiaque des Panathénées, et l'on y retrouve l'antique Évohé. Le
voici:--_Ohé, Titi, ohéée! y a de la grippe, y a de la cogne, prends tes
zardes et va-t'en, pâsse par l'égout!_
Quelquefois ce moucheron--c'est ainsi qu'il se qualifie lui-même--sait
lire; quelquefois il sait écrire, toujours il sait barbouiller. Il
n'hésite pas à se donner, par on ne sait quel mystérieux enseignement
mutuel, tous les talents qui peuvent être utiles à la chose publique: de
1815 à 1830, il imitait le cri du dindon; de 1830 à 1848, il griffonnait
une poire sur les murailles. Un soir d'été, Louis-Philippe, rentrant à
pied, en vit un, tout petit, haut comme cela, qui suait et se haussait
pour charbonner une poire gigantesque sur un des piliers de la grille
de Neuilly; le roi, avec cette bonhomie qui lui venait de Henri IV,
aida le gamin, acheva la poire, et donna un louis à l'enfant en lui
disant: _La poire est aussi là-dessus_. Le gamin aime le hourvari. Un
certain état violent lui plaît. Il exècre «les curés». Un jour, rue de
l'université, un de ces jeunes drôles faisait un pied de nez à la porte
cochère du numéro 69.--Pourquoi fais-tu cela à cette porte? lui demanda
un passant. L'enfant répondit: Il y a là un curé. C'est là, en effet,
que demeure le nonce du pape. Cependant, quel que soit le voltairianisme
du gamin, si l'occasion se présente d'être enfant de choeur, il se peut
qu'il accepte, et dans ce cas il sert la messe poliment. Il y a deux
choses dont il est le Tantale et qu'il désire toujours sans y atteindre
jamais: renverser le gouvernement et faire recoudre son pantalon.
Le gamin à l'état parfait possède tous les sergents de ville de Paris,
et sait toujours, lorsqu'il en rencontre un, mettre le nom sous la
figure. Il les dénombre sur le bout du doigt. Il étudie leurs moeurs et
il a sur chacun des notes spéciales. Il lit à livre ouvert dans les âmes
de la police. Il vous dira couramment et sans broncher:--«Un tel est_
traître;_--un tel est _très méchant;_--un tel est _grand;_--un tel est
_ridicule;_» (tous ces mots, traître, méchant, grand, ridicule, ont dans
sa bouche une acception particulière)--«celui-ci s'imagine que le
Pont-Neuf est à lui et empêche _le monde_ de se promener sur la corniche
en dehors des parapets; celui-là a la manie de tirer les oreilles aux
_personnes_ etc., etc...»
Chapitre IX
La vieille âme de la Gaule
Il y avait de cet enfant-là dans Poquelin, fils des Halles; il y en
avait dans Beaumarchais. La gaminerie est une nuance de l'esprit
gaulois. Mêlée au bon sens, elle lui ajoute parfois de la force, comme
l'alcool au vin. Quelquefois elle est défaut. Homère rabâche, soit; on
pourrait dire que Voltaire gamine. Camille Desmoulins était faubourien.
LES MISÉRABLES
Tome III--MARIUS
(1862)
Table des matières
Livre premier--Paris étudié dans son atome
Chapitre I Parvulus
Chapitre II Quelques-uns de ses signes particuliers
Chapitre III Il est agréable
Chapitre IV Il peut être utile
Chapitre V Ses frontières
Chapitre VI Un peu d'histoire
Chapitre VII Le gamin aurait sa place dans les classifications de l'Inde
Chapitre VIII Où on lira un mot charmant du dernier roi
Chapitre IX La vieille âme de la Gaule
Chapitre X Ecce Paris, ecce homo
Chapitre XI Railler, régner
Chapitre XII L'avenir latent dans le peuple
Chapitre XIII Le petit Gavroche
Livre deuxième--Le grand bourgeois
Chapitre I Quatrevingt-dix ans et trente-deux dents
Chapitre II Tel maître, tel logis
Chapitre III Luc-Esprit
Chapitre IV Aspirant centenaire
Chapitre V Basque et Nicolette
Chapitre VI Où l'on entrevoit la Magnon et ses deux petits
Chapitre VII Règle: Ne recevoir personne que le soir
Chapitre VIII Les deux ne font pas la paire
Livre troisième--Le grand-père et le petit-fils
Chapitre I Un ancien salon
Chapitre II Un des spectres rouges de ce temps-là
Chapitre III _Requiescant_
Chapitre IV Fin du brigand
Chapitre V Utilité d'aller à la messe pour devenir révolutionnaire
Chapitre VI Ce que c'est que d'avoir rencontrer un marguillier
Chapitre VII Quelque cotillon
Chapitre VIII Marbre contre granit
Livre quatrième--Les amis de l'A B C
Chapitre I Un groupe qui a failli devenir historique
Chapitre II Oraison funèbre de Blondeau, par Bossuet
Chapitre III Les étonnements de Marius
Chapitre IV L'arrière-salle du café Musain
Chapitre V Élargissement de l'horizon
Chapitre VI _Res angusta_
Livre cinquième--Excellence du malheur
Chapitre I Marius indigent
Chapitre II Marius pauvre
Chapitre III Marius grandi
Chapitre IV M. Mabeuf
Chapitre V Pauvreté, bonne voisine de misère
Chapitre VI Le remplaçant
Livre sixième--La conjonction de deux étoiles
Chapitre I Le sobriquet: mode de formation des noms de familles
Chapitre II _Lux facta est_
Chapitre III Effet de printemps
Chapitre IV Commencement d'une grande maladie
Chapitre V Divers coups de foudre tombent sur mame Bougon
Chapitre VI Fait prisonnier
Chapitre VII Aventures de la lettre U livrée aux conjectures
Chapitre VIII Les invalides eux-mêmes peuvent être heureux
Chapitre IX Éclipse
Livre septième--Patron-minette
Chapitre I Les mines et les mineurs
Chapitre II Le bas-fond
Chapitre III Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse
Chapitre IV Composition de la troupe
Livre huitième--Le mauvais pauvre
Chapitre I Marius, cherchant une fille en chapeau, rencontre un
homme en casquette
Chapitre II Trouvaille
Chapitre III _Quadrifrons_
Chapitre IV Une rose dans la misère
Chapitre V Le judas de la providence
Chapitre VI L'homme fauve au gîte
Chapitre VII Stratégie et tactique
Chapitre VIII Le rayon dans le bouge
Chapitre IX Jondrette pleure presque
Chapitre X Tarif des cabriolets de régie: deux francs l'heure
Chapitre XI Offres de service de la misère à la douleur
Chapitre XII Emploi de la pièce de cinq francs de M. Leblanc
Chapitre XIII _Solus cum solo, in loco remoto, non cogitabuntur orare
pater noster_
Chapitre XIV Où un agent de police donne deux coups de poing à un avocat
Chapitre XV Jondrette fait son emplette
Chapitre XVI Où l'on retrouvera la chanson sur un air anglais à la mode
en 1832
Chapitre XVII Emploi de la pièce de cinq francs de Marius
Chapitre XVIII Les deux chaises de Marius se font vis-à-vis
Chapitre XIX Se préoccuper des fonds obscurs
Chapitre XX Le guet-apens
Chapitre XXI On devrait toujours commencer par arrêter les victimes
Chapitre XXII Le petit qui criait au tome deux
Livre premier--Paris étudié dans son atome
Chapitre I
Parvulus
Paris a un enfant et la forêt a un oiseau; l'oiseau s'appelle le
moineau; l'enfant s'appelle le gamin.
Accouplez ces deux idées qui contiennent, l'une toute la fournaise,
l'autre toute l'aurore, choquez ces étincelles, Paris, l'enfance; il en
jaillit un petit être. _Homuncio_, dirait Plaute.
Ce petit être est joyeux. Il ne mange pas tous les jours et il va au
spectacle, si bon lui semble, tous les soirs. Il n'a pas de chemise sur
le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tête; il est
comme les mouches du ciel qui n'ont rien de tout cela. Il a de sept à
treize ans, vit par bandes, bat le pavé, loge en plein air, porte un
vieux pantalon de son père qui lui descend plus bas que les talons, un
vieux chapeau de quelque autre père qui lui descend plus bas que les
oreilles, une seule bretelle en lisière jaune, court, guette, quête,
perd le temps, culotte des pipes, jure comme un damné, hante le cabaret,
connaît des voleurs, tutoie des filles, parle argot, chante des chansons
obscènes, et n'a rien de mauvais dans le coeur. C'est qu'il a dans l'âme
une perle, l'innocence, et les perles ne se dissolvent pas dans la boue.
Tant que l'homme est enfant, Dieu veut qu'il soit innocent.
Si l'on demandait à l'énorme ville: Qu'est-ce que c'est que cela? elle
répondrait: C'est mon petit.
Chapitre II
Quelques-uns de ses signes particuliers
Le gamin de Paris, c'est le nain de la géante.
N'exagérons point, ce chérubin du ruisseau a quelquefois une chemise
mais alors il n'en a qu'une; il a quelquefois des souliers, mais alors
ils n'ont point de semelles; il a quelquefois un logis, et il l'aime,
car il y trouve sa mère; mais il préfère la rue, parce qu'il y trouve la
liberté. Il a ses jeux à lui, ses malices à lui dont la haine des
bourgeois fait le fond; ses métaphores à lui; être mort, cela s'appelle
_manger des pissenlits par la racine;_ ses métiers à lui, amener des
fiacres, baisser les marchepieds des voitures, établir des péages d'un
côté de la rue à l'autre dans les grosses pluies, ce qu'il appelle faire
_des ponts des arts_, crier les discours prononcés par l'autorité en
faveur du peuple français, gratter l'entre-deux des pavés; il a sa
monnaie à lui, qui se compose de tous les petits morceaux de cuivre
façonné qu'on peut trouver sur la voie publique. Cette curieuse monnaie,
qui prend le nom de _loques_, a un cours invariable et fort bien réglé
dans cette petite bohème d'enfants.
Enfin il a sa faune à lui, qu'il observe studieusement dans des coins;
la bête à bon Dieu, le puceron tête-de-mort, le faucheux, le «diable»,
insecte noir qui menace en tordant sa queue armée de deux cornes. Il a
son monstre fabuleux qui a des écailles sous le ventre et qui n'est pas
un lézard, qui a des pustules sur le dos et qui n'est pas un crapaud,
qui habite les trous des vieux fours à chaux et des puisards desséchés,
noir, velu, visqueux, rampant, tantôt lent, tantôt rapide, qui ne crie
pas, mais qui regarde, et qui est si terrible que personne ne l'a jamais
vu; il nomme ce monstre «le sourd». Chercher des sourds dans les
pierres, c'est un plaisir du genre redoutable. Autre plaisir, lever
brusquement un pavé, et voir des cloportes. Chaque région de Paris est
célèbre par les trouvailles intéressantes qu'on peut y faire. Il y a des
perce-oreilles dans les chantiers des Ursulines, il y a des mille-pieds
au Panthéon, il y a des têtards dans les fossés du Champ de Mars.
Quant à des mots, cet enfant en a comme Talleyrand. Il n'est pas moins
cynique, mais il est plus honnête. Il est doué d'on ne sait quelle
jovialité imprévue; il ahurit le boutiquier de son fou rire. Sa gamme va
gaillardement de la haute comédie à la farce.
Un enterrement passe. Parmi ceux qui accompagnent le mort, il y a un
médecin.--Tiens, s'écrie un gamin, depuis quand les médecins
reportent-ils leur ouvrage?
Un autre est dans une foule. Un homme grave, orné de lunettes et de
breloques, se retourne indigné:--Vaurien, tu viens de prendre «la
taille» à ma femme.
--Moi, monsieur! fouillez-moi.
Chapitre III
Il est agréable
Le soir, grâce à quelques sous qu'il trouve toujours moyen de se
procurer, l'_homuncio_ entre dans un théâtre. En franchissant ce seuil
magique, il se transfigure; il était le gamin, il devient le titi. Les
théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en
haut. C'est dans cette cale que le titi s'entasse. Le titi est au gamin
ce que la phalène est à la larve; le même être envolé et planant. Il
suffit qu'il soit là, avec son rayonnement de bonheur, avec sa puissance
d'enthousiasme et de joie, avec son battement de mains qui ressemble à
un battement d'ailes, pour que cette cale étroite, fétide, obscure,
sordide, malsaine, hideuse, abominable, se nomme le Paradis.
Donnez à un être l'inutile et ôtez-lui le nécessaire, vous aurez le
gamin.
Le gamin n'est pas sans quelque intuition littéraire. Sa tendance, nous
le disons avec la quantité de regret qui convient, ne serait point le
goût classique. Il est, de sa nature, peu académique. Ainsi, pour donner
un exemple, la popularité de mademoiselle Mars dans ce petit public
d'enfants orageux était assaisonnée d'une pointe d'ironie. Le gamin
l'appelait mademoiselle _Muche_.
Cet être braille, raille, gouaille, bataille, a des chiffons comme un
bambin et des guenilles comme un philosophe, pêche dans l'égout, chasse
dans le cloaque, extrait la gaîté de l'immondice, fouaille de sa verve
les carrefours, ricane et mord, siffle et chante, acclame et engueule,
tempère Alleluia par Matanturlurette, psalmodie tous les rythmes depuis
le De Profundis jusqu'à la Chienlit, trouve sans chercher, sait ce qu'il
ignore, est spartiate jusqu'à la filouterie, est fou jusqu'à la sagesse,
est lyrique jusqu'à l'ordure, s'accroupirait sur l'Olympe, se vautre
dans le fumier et en sort couvert d'étoiles. Le gamin de Paris, c'est
Rabelais petit.
Il n'est pas content de sa culotte, s'il n'y a point de gousset de
montre.
Il s'étonne peu, s'effraye encore moins, chansonne les superstitions,
dégonfle les exagérations, blague les mystères, tire la langue aux
revenants, dépoétise les échasses, introduit la caricature dans les
grossissements épiques. Ce n'est pas qu'il est prosaïque; loin de là;
mais il remplace la vision solennelle par la fantasmagorie farce. Si
Adamastor lui apparaissait, le gamin dirait: Tiens! Croquemitaine!
Chapitre IV
Il peut être utile
Paris commence au badaud et finit au gamin, deux êtres dont aucune autre
ville n'est capable; l'acceptation passive qui se satisfait de regarder,
et l'initiative inépuisable; Prudhomme et Fouillou. Paris seul a cela
dans son histoire naturelle. Toute la monarchie est dans le badaud.
Toute l'anarchie est dans le gamin.
Ce pâle enfant des faubourgs de Paris vit et se développe, se noue et
«se dénoue» dans la souffrance, en présence des réalités sociales et des
choses humaines, témoin pensif. Il se croit lui-même insouciant; il ne
l'est pas. Il regarde, prêt à rire; prêt à autre chose aussi. Qui que
vous soyez qui vous nommez Préjugé, Abus, Ignominie, Oppression,
Iniquité, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie, prenez garde au
gamin béant.
Ce petit grandira.
De quelle argile est-il fait? de la première fange venue. Une poignée de
boue, un souffle, et voilà Adam. Il suffît qu'un dieu passe. Un dieu a
toujours passé sur le gamin. La fortune travaille à ce petit être. Par
ce mot la fortune, nous entendons un peu l'aventure. Ce pygmée pétri à
même dans la grosse terre commune, ignorant, illettré, ahuri, vulgaire,
populacier, sera-ce un ionien ou un béotien? Attendez, _currit rota_,
l'esprit de Paris, ce démon qui crée les enfants du hasard et les hommes
du destin, au rebours du potier latin, fait de la cruche une amphore.
Chapitre V
Ses frontières
Le gamin aime la ville, il aime aussi la solitude, ayant du sage en lui.
_Urbis amator_, comme Fuscus; _ruris amator_, comme Flaccus.
Errer songeant, c'est-à-dire flâner, est un bon emploi du temps pour le
philosophe; particulièrement dans cette espèce de campagne un peu
bâtarde, assez laide, mais bizarre et composée de deux natures, qui
entoure certaines grandes villes, notamment Paris. Observer la banlieue,
c'est observer l'amphibie. Fin des arbres, commencement des toits, fin
de l'herbe, commencement du pavé, fin des sillons, commencement des
boutiques, fin des ornières, commencement des passions, fin du murmure
divin, commencement de la rumeur humaine; de là un intérêt
extraordinaire.
De là, dans ces lieux peu attrayants, et marqués à jamais par le passant
de l'épithète: _triste_, les promenades, en apparence sans but, du
songeur.
Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de barrières à Paris,
et c'est pour lui une source de souvenirs profonds. Ce gazon ras, ces
sentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpres
monotonies des friches et des jachères, les plants de primeurs des
maraîchers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du sauvage et du
bourgeois, ces vastes recoins déserts où les tambours de la garnison
tiennent bruyamment école et font une sorte de bégayement de la
bataille, ces thébaïdes le jour, coupe-gorge la nuit, le moulin
dégingandé qui tourne au vent, les roues d'extraction des carrières, les
guinguettes au coin des cimetières, le charme mystérieux des grands murs
sombres coupant carrément d'immenses terrains vagues inondés de soleil
et pleins de papillons, tout cela l'attirait.
Presque personne sur la terre ne connaît ces lieux singuliers, la
Glacière, la Cunette, le hideux mur de Grenelle tigré de balles, le
Mont-Parnasse, la Fosse-aux-Loups, les Aubiers sur la berge de la Marne,
Montsouris, la Tombe-Issoire, la Pierre-Plate de Châtillon où il y a une
vieille carrière épuisée qui ne sert plus qu'à faire pousser des
champignons, et que ferme à fleur de terre une trappe en planches
pourries. La campagne de Rome est une idée, la banlieue de Paris en est
une autre; ne voir dans ce que nous offre un horizon rien que des
champs, des maisons ou des arbres, c'est rester à la surface; tous les
aspects des choses sont des pensées de Dieu. Le lieu où une plaine fait
sa jonction avec une ville est toujours empreint d'on ne sait quelle
mélancolie pénétrante. La nature et l'humanité vous y parlent à la fois.
Les originalités locales y apparaissent.
Quiconque a erré comme nous dans ces solitudes contiguës à nos faubourgs
qu'on pourrait nommer les limbes de Paris, y a entrevu çà et là, à
l'endroit le plus abandonné, au moment le plus inattendu, derrière une
haie maigre ou dans l'angle d'un mur lugubre, des enfants, groupés
tumultueusement, fétides, boueux, poudreux, dépenaillés, hérissés, qui
jouent à la pigoche couronnés de bleuets. Ce sont tous les petits
échappés des familles pauvres. Le boulevard extérieur est leur milieu
respirable; la banlieue leur appartient. Ils y font une éternelle école
buissonnière. Ils y chantent ingénument leur répertoire de chansons
malpropres. Ils sont là, ou pour mieux dire, ils existent là, loin de
tout regard, dans la douce clarté de mai ou de juin, agenouillés autour
d'un trou dans la terre, chassant des billes avec le pouce, se disputant
des liards, irresponsables, envolés, lâchés, heureux; et, dès qu'ils
vous aperçoivent, ils se souviennent qu'ils ont une industrie, et qu'il
leur faut gagner leur vie, et ils vous offrent à vendre un vieux bas de
laine plein de hannetons ou une touffe de lilas. Ces rencontres
d'enfants étranges sont une des grâces charmantes, et en même temps
poignantes, des environs de Paris.
Quelquefois, dans ces tas de garçons, il y a des petites
filles,--sont-ce leurs soeurs?--presque jeunes filles, maigres,
fiévreuses, gantées de hâle, marquées de taches de rousseur, coiffées
d'épis de seigle et de coquelicots, gaies, hagardes, pieds nus. On en
voit qui mangent des cerises dans les blés. Le soir on les entend rire.
Ces groupes, chaudement éclairés de la pleine lumière de midi ou
entrevus dans le crépuscule, occupent longtemps le songeur, et ces
visions se mêlent à son rêve.
Paris, centre, la banlieue, circonférence; voilà pour ces enfants toute
la terre. Jamais ils ne se hasardent au delà. Ils ne peuvent pas plus
sortir de l'atmosphère parisienne que les poissons ne peuvent sortir de
l'eau. Pour eux, à deux lieues des barrières, il n'y a plus rien. Ivry,
Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, Ménilmontant
Choisy-le-Roi, Billancourt, Meudon, Issy, Vanves, Sèvres, Puteaux,
Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville, Chatou, Asnières,
Bougival, Nanterre, Enghien, Noisy-le-Sec, Nogent, Gournay, Drancy,
Gonesse, c'est là que finit l'univers.
Chapitre VI
Un peu d'histoire
À l'époque, d'ailleurs presque contemporaine, où se passe l'action de ce
livre, il n'y avait pas, comme aujourd'hui, un sergent de ville à chaque
coin de rue (bienfait qu'il n'est pas temps de discuter); les enfants
errants abondaient dans Paris. Les statistiques donnent une moyenne de
deux cent soixante enfants sans asile ramassés alors annuellement par
les rondes de police dans les terrains non clos, dans les maisons en
construction et sous les arches des ponts. Un de ces nids, resté fameux,
a produit «les hirondelles du pont d'Arcole». C'est là, du reste, le
plus désastreux des symptômes sociaux. Tous les crimes de l'homme
commencent au vagabondage de l'enfant.
Exceptons Paris pourtant. Dans une mesure relative, et nonobstant le
souvenir que nous venons de rappeler, l'exception est juste. Tandis que
dans toute autre grande ville un enfant vagabond est un homme perdu,
tandis que, presque partout, l'enfant livré à lui-même est en quelque
sorte dévoué et abandonné à une sorte d'immersion fatale dans les vices
publics qui dévore en lui l'honnêteté et la conscience, le gamin de
Paris, insistons-y, si fruste, et si entamé à la surface, est
intérieurement à peu près intact. Chose magnifique à constater et qui
éclate dans la splendide probité de nos révolutions populaires, une
certaine incorruptibilité résulte de l'idée qui est dans l'air de Paris
comme du sel qui est dans l'eau de l'océan. Respirer Paris, cela
conserve l'âme.
Ce que nous disons là n'ôte rien au serrement de coeur dont on se sent
pris chaque fois qu'on rencontre un de ces enfants autour desquels il
semble qu'on voie flotter les fils de la famille brisée. Dans la
civilisation actuelle, si incomplète encore, ce n'est point une chose
très anormale que ces fractures de familles se vidant dans l'ombre, ne
sachant plus trop ce que leurs enfants sont devenus, et laissant tomber
leurs entrailles sur la voie publique. De là des destinées obscures.
Cela s'appelle, car cette chose triste a fait locution, «être jeté sur
le pavé de Paris».
Soit dit en passant, ces abandons d'enfants n'étaient point découragés
par l'ancienne monarchie. Un peu d'Égypte et de Bohême dans les basses
régions accommodait les hautes sphères, et faisait l'affaire des
puissants. La haine de l'enseignement des enfants du peuple était un
dogme. À quoi bon les «demi-lumières»? Tel était le mot d'ordre. Or
l'enfant errant est le corollaire de l'enfant ignorant.
D'ailleurs, la monarchie avait quelquefois besoin d'enfants, et alors
elle écumait la rue. Sous Louis XIV, pour ne pas remonter plus haut, le
roi voulait, avec raison, créer une flotte. L'idée était bonne. Mais
voyons le moyen. Pas de flotte si, à côté du navire à voiles, jouet du
vent, et pour le remorquer au besoin, on n'a pas le navire qui va où il
veut, soit par la rame, soit par la vapeur; les galères étaient alors à
la marine ce que sont aujourd'hui les steamers. Il fallait donc des
galères; mais la galère ne se meut que par le galérien; il fallait donc
des galériens. Colbert faisait faire par les intendants de province et
par les parlements le plus de forçats qu'il pouvait. La magistrature y
mettait beaucoup de complaisance. Un homme gardait son chapeau sur sa
tête devant une procession, attitude huguenote; on l'envoyait aux
galères. On rencontrait un enfant dans la rue, pourvu qu'il eût quinze
ans et qu'il ne sût où coucher, on l'envoyait aux galères. Grand règne;
grand siècle.
Sous Louis XV, les enfants disparaissaient dans Paris; la police les
enlevait, on ne sait pour quel mystérieux emploi. On chuchotait avec
épouvante de monstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi.
Barbier parle naïvement de ces choses. Il arrivait parfois que les
exempts, à court d'enfants, en prenaient qui avaient des pères. Les
pères, désespérés, couraient sus aux exempts. En ce cas-là, le parlement
intervenait, et faisait pendre, qui? Les exempts? Non. Les pères.
Chapitre VII
Le gamin aurait sa place dans les classifications de l'Inde
La gaminerie parisienne est presque une caste. On pourrait dire: n'en
est pas qui veut.
Ce mot, _gamin_, fut imprimé pour la première fois et arriva de la
langue populaire dans la langue littéraire en 1834. C'est dans un
opuscule intitulé _Claude Gueux_ que ce mot fit son apparition. Le
scandale fut vif. Le mot a passé.
Les éléments qui constituent la considération des gamins entre eux sont
très variés. Nous en avons connu et pratiqué un qui était fort respecté
et fort admiré pour avoir vu tomber un homme du haut des tours de
Notre-Dame; un autre, pour avoir réussi à pénétrer dans l'arrière-cour
où étaient momentanément déposées les statues du dôme des Invalides et
leur avoir «chipé» du plomb; un troisième, pour avoir vu verser une
diligence; un autre encore, parce qu'il «connaissait» un soldat qui
avait manqué crever un oeil à un bourgeois.
C'est ce qui explique cette exclamation d'un gamin parisien, épiphonème
profond dont le vulgaire rit sans le comprendre:--_Dieu de Dieu! ai-je
du malheur! dire que je n'ai pas encore vu quelqu'un tomber d'un
cinquième!_ (_Ai-je_ se prononce _j'ai-t-y; cinquième_ se prononce
_cintième_.)
Certes, c'est un beau mot de paysan que celui-ci: Père un tel, votre
femme est morte de sa maladie; pourquoi n'avez-vous pas envoyé chercher
de médecin? Que voulez-vous, monsieur, nous autres pauvres gens, _j'nous
mourons nous-mêmes_. Mais si toute la passivité narquoise du paysan est
dans ce mot, toute l'anarchie libre-penseuse du mioche faubourien est, à
coup sûr, dans cet autre. Un condamné à mort dans la charrette écoute
son confesseur. L'enfant de Paris se récrie:--_Il parle à son calotin.
Oh! le capon!_
Une certaine audace en matière religieuse rehausse le gamin. Être esprit
fort est important.
Assister aux exécutions constitue un devoir. On se montre la guillotine
et l'on rit. On l'appelle de toutes sortes de petits noms:--Fin de la
soupe,--Grognon,--La mère au Bleu (au ciel),--La dernière
bouchée,--etc., etc. Pour ne rien perdre de la chose, on escalade les
murs, on se hisse aux balcons, on monte aux arbres, on se suspend aux
grilles, on s'accroche aux cheminées. Le gamin naît couvreur comme il
naît marin. Un toit ne lui fait pas plus peur qu'un mât. Pas de fête qui
vaille la Grève. Samson et l'abbé Montés sont les vrais noms populaires.
On hue le patient pour l'encourager. On l'admire quelquefois. Lacenaire,
gamin, voyant l'affreux Dautun mourir bravement, a dit ce mot où il y a
un avenir: _J'en étais jaloux_. Dans la gaminerie, on ne connaît pas
Voltaire, mais on connaît Papavoine. On mêle dans la même légende «les
politiques» aux assassins. On a les traditions du dernier vêtement de
tous. On sait que Tolleron avait un bonnet de chauffeur, Avril une
casquette de loutre, Louvel un chapeau rond, que le vieux Delaporte
était chauve et nu-tête, que Castaing était tout rose et très joli, que
Bories avait une barbiche romantique, que Jean Martin avait gardé ses
bretelles, que Lecouffé et sa mère se querellaient.--_Ne vous reprochez
donc pas votre panier_, leur cria un gamin. Un autre, pour voir passer
Debacker, trop petit dans la foule, avise la lanterne du quai et y
grimpe. Un gendarme, de station là, fronce le sourcil.--Laissez-moi
monter, m'sieu le gendarme, dit le gamin. Et pour attendrir l'autorité,
il ajoute: Je ne tomberai pas.--Je m'importe peu que tu tombes, répond
le gendarme.
Dans la gaminerie, un accident mémorable est fort compté. On parvient
au sommet de la considération s'il arrive qu'on se coupe très
profondément, «jusqu'à l'os».
Le poing n'est pas un médiocre élément de respect. Une des choses que le
gamin dit le plus volontiers, c'est: _Je suis joliment fort, va!_--Être
gaucher vous rend fort enviable. Loucher est une chose estimée.
Chapitre VIII
Où on lira un mot charmant du dernier roi
L'été, il se métamorphose en grenouille; et le soir, à la nuit tombante,
devant les ponts d'Austerlitz et d'Iéna, du haut des trains à charbon et
des bateaux de blanchisseuses, il se précipite tête baissée dans la
Seine et dans toutes les infractions possibles aux lois de la pudeur et
de la police. Cependant les sergents de ville veillent, et il en résulte
une situation hautement dramatique qui a donné lieu une fois à un cri
fraternel et mémorable; ce cri, qui fut célèbre vers 1830, est un
avertissement stratégique de gamin à gamin; il se scande comme un vers
d'Homère, avec une notation presque aussi inexprimable que la mélopée
éleusiaque des Panathénées, et l'on y retrouve l'antique Évohé. Le
voici:--_Ohé, Titi, ohéée! y a de la grippe, y a de la cogne, prends tes
zardes et va-t'en, pâsse par l'égout!_
Quelquefois ce moucheron--c'est ainsi qu'il se qualifie lui-même--sait
lire; quelquefois il sait écrire, toujours il sait barbouiller. Il
n'hésite pas à se donner, par on ne sait quel mystérieux enseignement
mutuel, tous les talents qui peuvent être utiles à la chose publique: de
1815 à 1830, il imitait le cri du dindon; de 1830 à 1848, il griffonnait
une poire sur les murailles. Un soir d'été, Louis-Philippe, rentrant à
pied, en vit un, tout petit, haut comme cela, qui suait et se haussait
pour charbonner une poire gigantesque sur un des piliers de la grille
de Neuilly; le roi, avec cette bonhomie qui lui venait de Henri IV,
aida le gamin, acheva la poire, et donna un louis à l'enfant en lui
disant: _La poire est aussi là-dessus_. Le gamin aime le hourvari. Un
certain état violent lui plaît. Il exècre «les curés». Un jour, rue de
l'université, un de ces jeunes drôles faisait un pied de nez à la porte
cochère du numéro 69.--Pourquoi fais-tu cela à cette porte? lui demanda
un passant. L'enfant répondit: Il y a là un curé. C'est là, en effet,
que demeure le nonce du pape. Cependant, quel que soit le voltairianisme
du gamin, si l'occasion se présente d'être enfant de choeur, il se peut
qu'il accepte, et dans ce cas il sert la messe poliment. Il y a deux
choses dont il est le Tantale et qu'il désire toujours sans y atteindre
jamais: renverser le gouvernement et faire recoudre son pantalon.
Le gamin à l'état parfait possède tous les sergents de ville de Paris,
et sait toujours, lorsqu'il en rencontre un, mettre le nom sous la
figure. Il les dénombre sur le bout du doigt. Il étudie leurs moeurs et
il a sur chacun des notes spéciales. Il lit à livre ouvert dans les âmes
de la police. Il vous dira couramment et sans broncher:--«Un tel est_
traître;_--un tel est _très méchant;_--un tel est _grand;_--un tel est
_ridicule;_» (tous ces mots, traître, méchant, grand, ridicule, ont dans
sa bouche une acception particulière)--«celui-ci s'imagine que le
Pont-Neuf est à lui et empêche _le monde_ de se promener sur la corniche
en dehors des parapets; celui-là a la manie de tirer les oreilles aux
_personnes_ etc., etc...»
Chapitre IX
La vieille âme de la Gaule
Il y avait de cet enfant-là dans Poquelin, fils des Halles; il y en
avait dans Beaumarchais. La gaminerie est une nuance de l'esprit
gaulois. Mêlée au bon sens, elle lui ajoute parfois de la force, comme
l'alcool au vin. Quelquefois elle est défaut. Homère rabâche, soit; on
pourrait dire que Voltaire gamine. Camille Desmoulins était faubourien.
You have read 1 text from French literature.
Next - Les misérables Tome III: Marius - 02
- Parts
- Les misérables Tome III: Marius - 01
- Les misérables Tome III: Marius - 02
- Les misérables Tome III: Marius - 03
- Les misérables Tome III: Marius - 04
- Les misérables Tome III: Marius - 05
- Les misérables Tome III: Marius - 06
- Les misérables Tome III: Marius - 07
- Les misérables Tome III: Marius - 08
- Les misérables Tome III: Marius - 09
- Les misérables Tome III: Marius - 10
- Les misérables Tome III: Marius - 11
- Les misérables Tome III: Marius - 12
- Les misérables Tome III: Marius - 13
- Les misérables Tome III: Marius - 14
- Les misérables Tome III: Marius - 15
- Les misérables Tome III: Marius - 16
- Les misérables Tome III: Marius - 17
- Les misérables Tome III: Marius - 18
- Les misérables Tome III: Marius - 19