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Les misérables Tome III: Marius - 01

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  Victor Hugo
  LES MISÉRABLES
  Tome III--MARIUS
  (1862)
  
  
  Table des matières
  
  Livre premier--Paris étudié dans son atome
  Chapitre I Parvulus
  Chapitre II Quelques-uns de ses signes particuliers
  Chapitre III Il est agréable
  Chapitre IV Il peut être utile
  Chapitre V Ses frontières
  Chapitre VI Un peu d'histoire
  Chapitre VII Le gamin aurait sa place dans les classifications de l'Inde
  Chapitre VIII Où on lira un mot charmant du dernier roi
  Chapitre IX La vieille âme de la Gaule
  Chapitre X Ecce Paris, ecce homo
  Chapitre XI Railler, régner
  Chapitre XII L'avenir latent dans le peuple
  Chapitre XIII Le petit Gavroche
  
  Livre deuxième--Le grand bourgeois
  Chapitre I Quatrevingt-dix ans et trente-deux dents
  Chapitre II Tel maître, tel logis
  Chapitre III Luc-Esprit
  Chapitre IV Aspirant centenaire
  Chapitre V Basque et Nicolette
  Chapitre VI Où l'on entrevoit la Magnon et ses deux petits
  Chapitre VII Règle: Ne recevoir personne que le soir
  Chapitre VIII Les deux ne font pas la paire
  
  Livre troisième--Le grand-père et le petit-fils
  Chapitre I Un ancien salon
  Chapitre II Un des spectres rouges de ce temps-là
  Chapitre III _Requiescant_
  Chapitre IV Fin du brigand
  Chapitre V Utilité d'aller à la messe pour devenir révolutionnaire
  Chapitre VI Ce que c'est que d'avoir rencontrer un marguillier
  Chapitre VII Quelque cotillon
  Chapitre VIII Marbre contre granit
  
  Livre quatrième--Les amis de l'A B C
  Chapitre I Un groupe qui a failli devenir historique
  Chapitre II Oraison funèbre de Blondeau, par Bossuet
  Chapitre III Les étonnements de Marius
  Chapitre IV L'arrière-salle du café Musain
  Chapitre V Élargissement de l'horizon
  Chapitre VI _Res angusta_
  
  Livre cinquième--Excellence du malheur
  Chapitre I Marius indigent
  Chapitre II Marius pauvre
  Chapitre III Marius grandi
  Chapitre IV M. Mabeuf
  Chapitre V Pauvreté, bonne voisine de misère
  Chapitre VI Le remplaçant
  
  Livre sixième--La conjonction de deux étoiles
  Chapitre I Le sobriquet: mode de formation des noms de familles
  Chapitre II _Lux facta est_
  Chapitre III Effet de printemps
  Chapitre IV Commencement d'une grande maladie
  Chapitre V Divers coups de foudre tombent sur mame Bougon
  Chapitre VI Fait prisonnier
  Chapitre VII Aventures de la lettre U livrée aux conjectures
  Chapitre VIII Les invalides eux-mêmes peuvent être heureux
  Chapitre IX Éclipse
  
  Livre septième--Patron-minette
  Chapitre I Les mines et les mineurs
  Chapitre II Le bas-fond
  Chapitre III Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse
  Chapitre IV Composition de la troupe
  
  Livre huitième--Le mauvais pauvre
  Chapitre I Marius, cherchant une fille en chapeau, rencontre un
   homme en casquette
  Chapitre II Trouvaille
  Chapitre III _Quadrifrons_
  Chapitre IV Une rose dans la misère
  Chapitre V Le judas de la providence
  Chapitre VI L'homme fauve au gîte
  Chapitre VII Stratégie et tactique
  Chapitre VIII Le rayon dans le bouge
  Chapitre IX Jondrette pleure presque
  Chapitre X Tarif des cabriolets de régie: deux francs l'heure
  Chapitre XI Offres de service de la misère à la douleur
  Chapitre XII Emploi de la pièce de cinq francs de M. Leblanc
  Chapitre XIII _Solus cum solo, in loco remoto, non cogitabuntur orare
   pater noster_
  Chapitre XIV Où un agent de police donne deux coups de poing à un avocat
  Chapitre XV Jondrette fait son emplette
  Chapitre XVI Où l'on retrouvera la chanson sur un air anglais à la mode
   en 1832
  Chapitre XVII Emploi de la pièce de cinq francs de Marius
  Chapitre XVIII Les deux chaises de Marius se font vis-à-vis
  Chapitre XIX Se préoccuper des fonds obscurs
  Chapitre XX Le guet-apens
  Chapitre XXI On devrait toujours commencer par arrêter les victimes
  Chapitre XXII Le petit qui criait au tome deux
  
  
  Livre premier--Paris étudié dans son atome
  
  
  Chapitre I
  Parvulus
  
  Paris a un enfant et la forêt a un oiseau; l'oiseau s'appelle le
  moineau; l'enfant s'appelle le gamin.
  Accouplez ces deux idées qui contiennent, l'une toute la fournaise,
  l'autre toute l'aurore, choquez ces étincelles, Paris, l'enfance; il en
  jaillit un petit être. _Homuncio_, dirait Plaute.
  Ce petit être est joyeux. Il ne mange pas tous les jours et il va au
  spectacle, si bon lui semble, tous les soirs. Il n'a pas de chemise sur
  le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tête; il est
  comme les mouches du ciel qui n'ont rien de tout cela. Il a de sept à
  treize ans, vit par bandes, bat le pavé, loge en plein air, porte un
  vieux pantalon de son père qui lui descend plus bas que les talons, un
  vieux chapeau de quelque autre père qui lui descend plus bas que les
  oreilles, une seule bretelle en lisière jaune, court, guette, quête,
  perd le temps, culotte des pipes, jure comme un damné, hante le cabaret,
  connaît des voleurs, tutoie des filles, parle argot, chante des chansons
  obscènes, et n'a rien de mauvais dans le coeur. C'est qu'il a dans l'âme
  une perle, l'innocence, et les perles ne se dissolvent pas dans la boue.
  Tant que l'homme est enfant, Dieu veut qu'il soit innocent.
  Si l'on demandait à l'énorme ville: Qu'est-ce que c'est que cela? elle
  répondrait: C'est mon petit.
  
  
  Chapitre II
  Quelques-uns de ses signes particuliers
  
  Le gamin de Paris, c'est le nain de la géante.
  N'exagérons point, ce chérubin du ruisseau a quelquefois une chemise
  mais alors il n'en a qu'une; il a quelquefois des souliers, mais alors
  ils n'ont point de semelles; il a quelquefois un logis, et il l'aime,
  car il y trouve sa mère; mais il préfère la rue, parce qu'il y trouve la
  liberté. Il a ses jeux à lui, ses malices à lui dont la haine des
  bourgeois fait le fond; ses métaphores à lui; être mort, cela s'appelle
  _manger des pissenlits par la racine;_ ses métiers à lui, amener des
  fiacres, baisser les marchepieds des voitures, établir des péages d'un
  côté de la rue à l'autre dans les grosses pluies, ce qu'il appelle faire
  _des ponts des arts_, crier les discours prononcés par l'autorité en
  faveur du peuple français, gratter l'entre-deux des pavés; il a sa
  monnaie à lui, qui se compose de tous les petits morceaux de cuivre
  façonné qu'on peut trouver sur la voie publique. Cette curieuse monnaie,
  qui prend le nom de _loques_, a un cours invariable et fort bien réglé
  dans cette petite bohème d'enfants.
  Enfin il a sa faune à lui, qu'il observe studieusement dans des coins;
  la bête à bon Dieu, le puceron tête-de-mort, le faucheux, le «diable»,
  insecte noir qui menace en tordant sa queue armée de deux cornes. Il a
  son monstre fabuleux qui a des écailles sous le ventre et qui n'est pas
  un lézard, qui a des pustules sur le dos et qui n'est pas un crapaud,
  qui habite les trous des vieux fours à chaux et des puisards desséchés,
  noir, velu, visqueux, rampant, tantôt lent, tantôt rapide, qui ne crie
  pas, mais qui regarde, et qui est si terrible que personne ne l'a jamais
  vu; il nomme ce monstre «le sourd». Chercher des sourds dans les
  pierres, c'est un plaisir du genre redoutable. Autre plaisir, lever
  brusquement un pavé, et voir des cloportes. Chaque région de Paris est
  célèbre par les trouvailles intéressantes qu'on peut y faire. Il y a des
  perce-oreilles dans les chantiers des Ursulines, il y a des mille-pieds
  au Panthéon, il y a des têtards dans les fossés du Champ de Mars.
  Quant à des mots, cet enfant en a comme Talleyrand. Il n'est pas moins
  cynique, mais il est plus honnête. Il est doué d'on ne sait quelle
  jovialité imprévue; il ahurit le boutiquier de son fou rire. Sa gamme va
  gaillardement de la haute comédie à la farce.
  Un enterrement passe. Parmi ceux qui accompagnent le mort, il y a un
  médecin.--Tiens, s'écrie un gamin, depuis quand les médecins
  reportent-ils leur ouvrage?
  Un autre est dans une foule. Un homme grave, orné de lunettes et de
  breloques, se retourne indigné:--Vaurien, tu viens de prendre «la
  taille» à ma femme.
  --Moi, monsieur! fouillez-moi.
  
  
  Chapitre III
  Il est agréable
  
  Le soir, grâce à quelques sous qu'il trouve toujours moyen de se
  procurer, l'_homuncio_ entre dans un théâtre. En franchissant ce seuil
  magique, il se transfigure; il était le gamin, il devient le titi. Les
  théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en
  haut. C'est dans cette cale que le titi s'entasse. Le titi est au gamin
  ce que la phalène est à la larve; le même être envolé et planant. Il
  suffit qu'il soit là, avec son rayonnement de bonheur, avec sa puissance
  d'enthousiasme et de joie, avec son battement de mains qui ressemble à
  un battement d'ailes, pour que cette cale étroite, fétide, obscure,
  sordide, malsaine, hideuse, abominable, se nomme le Paradis.
  Donnez à un être l'inutile et ôtez-lui le nécessaire, vous aurez le
  gamin.
  Le gamin n'est pas sans quelque intuition littéraire. Sa tendance, nous
  le disons avec la quantité de regret qui convient, ne serait point le
  goût classique. Il est, de sa nature, peu académique. Ainsi, pour donner
  un exemple, la popularité de mademoiselle Mars dans ce petit public
  d'enfants orageux était assaisonnée d'une pointe d'ironie. Le gamin
  l'appelait mademoiselle _Muche_.
  Cet être braille, raille, gouaille, bataille, a des chiffons comme un
  bambin et des guenilles comme un philosophe, pêche dans l'égout, chasse
  dans le cloaque, extrait la gaîté de l'immondice, fouaille de sa verve
  les carrefours, ricane et mord, siffle et chante, acclame et engueule,
  tempère Alleluia par Matanturlurette, psalmodie tous les rythmes depuis
  le De Profundis jusqu'à la Chienlit, trouve sans chercher, sait ce qu'il
  ignore, est spartiate jusqu'à la filouterie, est fou jusqu'à la sagesse,
  est lyrique jusqu'à l'ordure, s'accroupirait sur l'Olympe, se vautre
  dans le fumier et en sort couvert d'étoiles. Le gamin de Paris, c'est
  Rabelais petit.
  Il n'est pas content de sa culotte, s'il n'y a point de gousset de
  montre.
  Il s'étonne peu, s'effraye encore moins, chansonne les superstitions,
  dégonfle les exagérations, blague les mystères, tire la langue aux
  revenants, dépoétise les échasses, introduit la caricature dans les
  grossissements épiques. Ce n'est pas qu'il est prosaïque; loin de là;
  mais il remplace la vision solennelle par la fantasmagorie farce. Si
  Adamastor lui apparaissait, le gamin dirait: Tiens! Croquemitaine!
  
  
  Chapitre IV
  Il peut être utile
  
  Paris commence au badaud et finit au gamin, deux êtres dont aucune autre
  ville n'est capable; l'acceptation passive qui se satisfait de regarder,
  et l'initiative inépuisable; Prudhomme et Fouillou. Paris seul a cela
  dans son histoire naturelle. Toute la monarchie est dans le badaud.
  Toute l'anarchie est dans le gamin.
  Ce pâle enfant des faubourgs de Paris vit et se développe, se noue et
  «se dénoue» dans la souffrance, en présence des réalités sociales et des
  choses humaines, témoin pensif. Il se croit lui-même insouciant; il ne
  l'est pas. Il regarde, prêt à rire; prêt à autre chose aussi. Qui que
  vous soyez qui vous nommez Préjugé, Abus, Ignominie, Oppression,
  Iniquité, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie, prenez garde au
  gamin béant.
  Ce petit grandira.
  De quelle argile est-il fait? de la première fange venue. Une poignée de
  boue, un souffle, et voilà Adam. Il suffît qu'un dieu passe. Un dieu a
  toujours passé sur le gamin. La fortune travaille à ce petit être. Par
  ce mot la fortune, nous entendons un peu l'aventure. Ce pygmée pétri à
  même dans la grosse terre commune, ignorant, illettré, ahuri, vulgaire,
  populacier, sera-ce un ionien ou un béotien? Attendez, _currit rota_,
  l'esprit de Paris, ce démon qui crée les enfants du hasard et les hommes
  du destin, au rebours du potier latin, fait de la cruche une amphore.
  
  
  Chapitre V
  Ses frontières
  
  Le gamin aime la ville, il aime aussi la solitude, ayant du sage en lui.
  _Urbis amator_, comme Fuscus; _ruris amator_, comme Flaccus.
  Errer songeant, c'est-à-dire flâner, est un bon emploi du temps pour le
  philosophe; particulièrement dans cette espèce de campagne un peu
  bâtarde, assez laide, mais bizarre et composée de deux natures, qui
  entoure certaines grandes villes, notamment Paris. Observer la banlieue,
  c'est observer l'amphibie. Fin des arbres, commencement des toits, fin
  de l'herbe, commencement du pavé, fin des sillons, commencement des
  boutiques, fin des ornières, commencement des passions, fin du murmure
  divin, commencement de la rumeur humaine; de là un intérêt
  extraordinaire.
  De là, dans ces lieux peu attrayants, et marqués à jamais par le passant
  de l'épithète: _triste_, les promenades, en apparence sans but, du
  songeur.
  Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de barrières à Paris,
  et c'est pour lui une source de souvenirs profonds. Ce gazon ras, ces
  sentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpres
  monotonies des friches et des jachères, les plants de primeurs des
  maraîchers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du sauvage et du
  bourgeois, ces vastes recoins déserts où les tambours de la garnison
  tiennent bruyamment école et font une sorte de bégayement de la
  bataille, ces thébaïdes le jour, coupe-gorge la nuit, le moulin
  dégingandé qui tourne au vent, les roues d'extraction des carrières, les
  guinguettes au coin des cimetières, le charme mystérieux des grands murs
  sombres coupant carrément d'immenses terrains vagues inondés de soleil
  et pleins de papillons, tout cela l'attirait.
  Presque personne sur la terre ne connaît ces lieux singuliers, la
  Glacière, la Cunette, le hideux mur de Grenelle tigré de balles, le
  Mont-Parnasse, la Fosse-aux-Loups, les Aubiers sur la berge de la Marne,
  Montsouris, la Tombe-Issoire, la Pierre-Plate de Châtillon où il y a une
  vieille carrière épuisée qui ne sert plus qu'à faire pousser des
  champignons, et que ferme à fleur de terre une trappe en planches
  pourries. La campagne de Rome est une idée, la banlieue de Paris en est
  une autre; ne voir dans ce que nous offre un horizon rien que des
  champs, des maisons ou des arbres, c'est rester à la surface; tous les
  aspects des choses sont des pensées de Dieu. Le lieu où une plaine fait
  sa jonction avec une ville est toujours empreint d'on ne sait quelle
  mélancolie pénétrante. La nature et l'humanité vous y parlent à la fois.
  Les originalités locales y apparaissent.
  Quiconque a erré comme nous dans ces solitudes contiguës à nos faubourgs
  qu'on pourrait nommer les limbes de Paris, y a entrevu çà et là, à
  l'endroit le plus abandonné, au moment le plus inattendu, derrière une
  haie maigre ou dans l'angle d'un mur lugubre, des enfants, groupés
  tumultueusement, fétides, boueux, poudreux, dépenaillés, hérissés, qui
  jouent à la pigoche couronnés de bleuets. Ce sont tous les petits
  échappés des familles pauvres. Le boulevard extérieur est leur milieu
  respirable; la banlieue leur appartient. Ils y font une éternelle école
  buissonnière. Ils y chantent ingénument leur répertoire de chansons
  malpropres. Ils sont là, ou pour mieux dire, ils existent là, loin de
  tout regard, dans la douce clarté de mai ou de juin, agenouillés autour
  d'un trou dans la terre, chassant des billes avec le pouce, se disputant
  des liards, irresponsables, envolés, lâchés, heureux; et, dès qu'ils
  vous aperçoivent, ils se souviennent qu'ils ont une industrie, et qu'il
  leur faut gagner leur vie, et ils vous offrent à vendre un vieux bas de
  laine plein de hannetons ou une touffe de lilas. Ces rencontres
  d'enfants étranges sont une des grâces charmantes, et en même temps
  poignantes, des environs de Paris.
  Quelquefois, dans ces tas de garçons, il y a des petites
  filles,--sont-ce leurs soeurs?--presque jeunes filles, maigres,
  fiévreuses, gantées de hâle, marquées de taches de rousseur, coiffées
  d'épis de seigle et de coquelicots, gaies, hagardes, pieds nus. On en
  voit qui mangent des cerises dans les blés. Le soir on les entend rire.
  Ces groupes, chaudement éclairés de la pleine lumière de midi ou
  entrevus dans le crépuscule, occupent longtemps le songeur, et ces
  visions se mêlent à son rêve.
  Paris, centre, la banlieue, circonférence; voilà pour ces enfants toute
  la terre. Jamais ils ne se hasardent au delà. Ils ne peuvent pas plus
  sortir de l'atmosphère parisienne que les poissons ne peuvent sortir de
  l'eau. Pour eux, à deux lieues des barrières, il n'y a plus rien. Ivry,
  Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, Ménilmontant
  Choisy-le-Roi, Billancourt, Meudon, Issy, Vanves, Sèvres, Puteaux,
  Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville, Chatou, Asnières,
  Bougival, Nanterre, Enghien, Noisy-le-Sec, Nogent, Gournay, Drancy,
  Gonesse, c'est là que finit l'univers.
  
  
  Chapitre VI
  Un peu d'histoire
  
  À l'époque, d'ailleurs presque contemporaine, où se passe l'action de ce
  livre, il n'y avait pas, comme aujourd'hui, un sergent de ville à chaque
  coin de rue (bienfait qu'il n'est pas temps de discuter); les enfants
  errants abondaient dans Paris. Les statistiques donnent une moyenne de
  deux cent soixante enfants sans asile ramassés alors annuellement par
  les rondes de police dans les terrains non clos, dans les maisons en
  construction et sous les arches des ponts. Un de ces nids, resté fameux,
  a produit «les hirondelles du pont d'Arcole». C'est là, du reste, le
  plus désastreux des symptômes sociaux. Tous les crimes de l'homme
  commencent au vagabondage de l'enfant.
  Exceptons Paris pourtant. Dans une mesure relative, et nonobstant le
  souvenir que nous venons de rappeler, l'exception est juste. Tandis que
  dans toute autre grande ville un enfant vagabond est un homme perdu,
  tandis que, presque partout, l'enfant livré à lui-même est en quelque
  sorte dévoué et abandonné à une sorte d'immersion fatale dans les vices
  publics qui dévore en lui l'honnêteté et la conscience, le gamin de
  Paris, insistons-y, si fruste, et si entamé à la surface, est
  intérieurement à peu près intact. Chose magnifique à constater et qui
  éclate dans la splendide probité de nos révolutions populaires, une
  certaine incorruptibilité résulte de l'idée qui est dans l'air de Paris
  comme du sel qui est dans l'eau de l'océan. Respirer Paris, cela
  conserve l'âme.
  Ce que nous disons là n'ôte rien au serrement de coeur dont on se sent
  pris chaque fois qu'on rencontre un de ces enfants autour desquels il
  semble qu'on voie flotter les fils de la famille brisée. Dans la
  civilisation actuelle, si incomplète encore, ce n'est point une chose
  très anormale que ces fractures de familles se vidant dans l'ombre, ne
  sachant plus trop ce que leurs enfants sont devenus, et laissant tomber
  leurs entrailles sur la voie publique. De là des destinées obscures.
  Cela s'appelle, car cette chose triste a fait locution, «être jeté sur
  le pavé de Paris».
  Soit dit en passant, ces abandons d'enfants n'étaient point découragés
  par l'ancienne monarchie. Un peu d'Égypte et de Bohême dans les basses
  régions accommodait les hautes sphères, et faisait l'affaire des
  puissants. La haine de l'enseignement des enfants du peuple était un
  dogme. À quoi bon les «demi-lumières»? Tel était le mot d'ordre. Or
  l'enfant errant est le corollaire de l'enfant ignorant.
  D'ailleurs, la monarchie avait quelquefois besoin d'enfants, et alors
  elle écumait la rue. Sous Louis XIV, pour ne pas remonter plus haut, le
  roi voulait, avec raison, créer une flotte. L'idée était bonne. Mais
  voyons le moyen. Pas de flotte si, à côté du navire à voiles, jouet du
  vent, et pour le remorquer au besoin, on n'a pas le navire qui va où il
  veut, soit par la rame, soit par la vapeur; les galères étaient alors à
  la marine ce que sont aujourd'hui les steamers. Il fallait donc des
  galères; mais la galère ne se meut que par le galérien; il fallait donc
  des galériens. Colbert faisait faire par les intendants de province et
  par les parlements le plus de forçats qu'il pouvait. La magistrature y
  mettait beaucoup de complaisance. Un homme gardait son chapeau sur sa
  tête devant une procession, attitude huguenote; on l'envoyait aux
  galères. On rencontrait un enfant dans la rue, pourvu qu'il eût quinze
  ans et qu'il ne sût où coucher, on l'envoyait aux galères. Grand règne;
  grand siècle.
  Sous Louis XV, les enfants disparaissaient dans Paris; la police les
  enlevait, on ne sait pour quel mystérieux emploi. On chuchotait avec
  épouvante de monstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi.
  Barbier parle naïvement de ces choses. Il arrivait parfois que les
  exempts, à court d'enfants, en prenaient qui avaient des pères. Les
  pères, désespérés, couraient sus aux exempts. En ce cas-là, le parlement
  intervenait, et faisait pendre, qui? Les exempts? Non. Les pères.
  
  
  Chapitre VII
  Le gamin aurait sa place dans les classifications de l'Inde
  
  La gaminerie parisienne est presque une caste. On pourrait dire: n'en
  est pas qui veut.
  Ce mot, _gamin_, fut imprimé pour la première fois et arriva de la
  langue populaire dans la langue littéraire en 1834. C'est dans un
  opuscule intitulé _Claude Gueux_ que ce mot fit son apparition. Le
  scandale fut vif. Le mot a passé.
  Les éléments qui constituent la considération des gamins entre eux sont
  très variés. Nous en avons connu et pratiqué un qui était fort respecté
  et fort admiré pour avoir vu tomber un homme du haut des tours de
  Notre-Dame; un autre, pour avoir réussi à pénétrer dans l'arrière-cour
  où étaient momentanément déposées les statues du dôme des Invalides et
  leur avoir «chipé» du plomb; un troisième, pour avoir vu verser une
  diligence; un autre encore, parce qu'il «connaissait» un soldat qui
  avait manqué crever un oeil à un bourgeois.
  C'est ce qui explique cette exclamation d'un gamin parisien, épiphonème
  profond dont le vulgaire rit sans le comprendre:--_Dieu de Dieu! ai-je
  du malheur! dire que je n'ai pas encore vu quelqu'un tomber d'un
  cinquième!_ (_Ai-je_ se prononce _j'ai-t-y; cinquième_ se prononce
  _cintième_.)
  Certes, c'est un beau mot de paysan que celui-ci: Père un tel, votre
  femme est morte de sa maladie; pourquoi n'avez-vous pas envoyé chercher
  de médecin? Que voulez-vous, monsieur, nous autres pauvres gens, _j'nous
  mourons nous-mêmes_. Mais si toute la passivité narquoise du paysan est
  dans ce mot, toute l'anarchie libre-penseuse du mioche faubourien est, à
  coup sûr, dans cet autre. Un condamné à mort dans la charrette écoute
  son confesseur. L'enfant de Paris se récrie:--_Il parle à son calotin.
  Oh! le capon!_
  Une certaine audace en matière religieuse rehausse le gamin. Être esprit
  fort est important.
  Assister aux exécutions constitue un devoir. On se montre la guillotine
  et l'on rit. On l'appelle de toutes sortes de petits noms:--Fin de la
  soupe,--Grognon,--La mère au Bleu (au ciel),--La dernière
  bouchée,--etc., etc. Pour ne rien perdre de la chose, on escalade les
  murs, on se hisse aux balcons, on monte aux arbres, on se suspend aux
  grilles, on s'accroche aux cheminées. Le gamin naît couvreur comme il
  naît marin. Un toit ne lui fait pas plus peur qu'un mât. Pas de fête qui
  vaille la Grève. Samson et l'abbé Montés sont les vrais noms populaires.
  On hue le patient pour l'encourager. On l'admire quelquefois. Lacenaire,
  gamin, voyant l'affreux Dautun mourir bravement, a dit ce mot où il y a
  un avenir: _J'en étais jaloux_. Dans la gaminerie, on ne connaît pas
  Voltaire, mais on connaît Papavoine. On mêle dans la même légende «les
  politiques» aux assassins. On a les traditions du dernier vêtement de
  tous. On sait que Tolleron avait un bonnet de chauffeur, Avril une
  casquette de loutre, Louvel un chapeau rond, que le vieux Delaporte
  était chauve et nu-tête, que Castaing était tout rose et très joli, que
  Bories avait une barbiche romantique, que Jean Martin avait gardé ses
  bretelles, que Lecouffé et sa mère se querellaient.--_Ne vous reprochez
  donc pas votre panier_, leur cria un gamin. Un autre, pour voir passer
  Debacker, trop petit dans la foule, avise la lanterne du quai et y
  grimpe. Un gendarme, de station là, fronce le sourcil.--Laissez-moi
  monter, m'sieu le gendarme, dit le gamin. Et pour attendrir l'autorité,
  il ajoute: Je ne tomberai pas.--Je m'importe peu que tu tombes, répond
  le gendarme.
  Dans la gaminerie, un accident mémorable est fort compté. On parvient
  au sommet de la considération s'il arrive qu'on se coupe très
  profondément, «jusqu'à l'os».
  Le poing n'est pas un médiocre élément de respect. Une des choses que le
  gamin dit le plus volontiers, c'est: _Je suis joliment fort, va!_--Être
  gaucher vous rend fort enviable. Loucher est une chose estimée.
  
  
  Chapitre VIII
  Où on lira un mot charmant du dernier roi
  
  L'été, il se métamorphose en grenouille; et le soir, à la nuit tombante,
  devant les ponts d'Austerlitz et d'Iéna, du haut des trains à charbon et
  des bateaux de blanchisseuses, il se précipite tête baissée dans la
  Seine et dans toutes les infractions possibles aux lois de la pudeur et
  de la police. Cependant les sergents de ville veillent, et il en résulte
  une situation hautement dramatique qui a donné lieu une fois à un cri
  fraternel et mémorable; ce cri, qui fut célèbre vers 1830, est un
  avertissement stratégique de gamin à gamin; il se scande comme un vers
  d'Homère, avec une notation presque aussi inexprimable que la mélopée
  éleusiaque des Panathénées, et l'on y retrouve l'antique Évohé. Le
  voici:--_Ohé, Titi, ohéée! y a de la grippe, y a de la cogne, prends tes
  zardes et va-t'en, pâsse par l'égout!_
  Quelquefois ce moucheron--c'est ainsi qu'il se qualifie lui-même--sait
  lire; quelquefois il sait écrire, toujours il sait barbouiller. Il
  n'hésite pas à se donner, par on ne sait quel mystérieux enseignement
  mutuel, tous les talents qui peuvent être utiles à la chose publique: de
  1815 à 1830, il imitait le cri du dindon; de 1830 à 1848, il griffonnait
  une poire sur les murailles. Un soir d'été, Louis-Philippe, rentrant à
  pied, en vit un, tout petit, haut comme cela, qui suait et se haussait
  pour charbonner une poire gigantesque sur un des piliers de la grille
  de Neuilly; le roi, avec cette bonhomie qui lui venait de Henri IV,
  aida le gamin, acheva la poire, et donna un louis à l'enfant en lui
  disant: _La poire est aussi là-dessus_. Le gamin aime le hourvari. Un
  certain état violent lui plaît. Il exècre «les curés». Un jour, rue de
  l'université, un de ces jeunes drôles faisait un pied de nez à la porte
  cochère du numéro 69.--Pourquoi fais-tu cela à cette porte? lui demanda
  un passant. L'enfant répondit: Il y a là un curé. C'est là, en effet,
  que demeure le nonce du pape. Cependant, quel que soit le voltairianisme
  du gamin, si l'occasion se présente d'être enfant de choeur, il se peut
  qu'il accepte, et dans ce cas il sert la messe poliment. Il y a deux
  choses dont il est le Tantale et qu'il désire toujours sans y atteindre
  jamais: renverser le gouvernement et faire recoudre son pantalon.
  Le gamin à l'état parfait possède tous les sergents de ville de Paris,
  et sait toujours, lorsqu'il en rencontre un, mettre le nom sous la
  figure. Il les dénombre sur le bout du doigt. Il étudie leurs moeurs et
  il a sur chacun des notes spéciales. Il lit à livre ouvert dans les âmes
  de la police. Il vous dira couramment et sans broncher:--«Un tel est_
  traître;_--un tel est _très méchant;_--un tel est _grand;_--un tel est
  _ridicule;_» (tous ces mots, traître, méchant, grand, ridicule, ont dans
  sa bouche une acception particulière)--«celui-ci s'imagine que le
  Pont-Neuf est à lui et empêche _le monde_ de se promener sur la corniche
  en dehors des parapets; celui-là a la manie de tirer les oreilles aux
  _personnes_ etc., etc...»
  
  
  Chapitre IX
  La vieille âme de la Gaule
  
  Il y avait de cet enfant-là dans Poquelin, fils des Halles; il y en
  avait dans Beaumarchais. La gaminerie est une nuance de l'esprit
  gaulois. Mêlée au bon sens, elle lui ajoute parfois de la force, comme
  l'alcool au vin. Quelquefois elle est défaut. Homère rabâche, soit; on
  pourrait dire que Voltaire gamine. Camille Desmoulins était faubourien.
  
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