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Les misérables Tome II: Cosette - 20

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  --Va pour le drap blanc.
  --Vous n'êtes pas un homme comme les autres, père Madeleine.
  Voir de telles imaginations, qui ne sont pas autre chose que les
  sauvages et téméraires inventions du bagne, sortir des choses paisibles
  qui l'entouraient et se mêler à ce qu'il appelait le «petit train-train
  du couvent», c'était pour Fauchelevent une stupeur comparable à celle
  d'un passant qui verrait un goéland pêcher dans le ruisseau de la rue
  Saint-Denis.
  Jean Valjean poursuivit:
  --Il s'agit de sortir d'ici sans être vu. C'est un moyen. Mais d'abord
  renseignez-moi. Comment cela se passe-t-il? Où est cette bière?
  --Celle qui est vide?
  --Oui.
  --En bas, dans ce qu'on appelle la salle des mortes. Elle est sur deux
  tréteaux et sous le drap mortuaire.
  --Quelle est la longueur de la bière?
  --Six pieds.
  --Qu'est-ce que c'est que la salle des mortes?
  --C'est une chambre du rez-de-chaussée qui a une fenêtre grillée sur le
  jardin qu'on ferme du dehors avec un volet, et deux portes; l'une qui va
  au couvent, l'autre qui va à l'église.
  --Quelle église?
  --L'église de la rue, l'église de tout le monde.
  --Avez-vous les clefs de ces deux portes?
  --Non. J'ai la clef de la porte qui communique au couvent; le concierge
  a la clef de la porte qui communique à l'église.
  --Quand le concierge ouvre-t-il cette porte-là?
  --Uniquement pour laisser entrer les croque-morts qui viennent chercher
  la bière. La bière sortie, la porte se referme.
  --Qui est-ce qui cloue la bière?
  --C'est moi.
  --Qui est-ce qui met le drap dessus?
  --C'est moi.
  --Êtes-vous seul?
  --Pas un autre homme, excepté le médecin de la police, ne peut entrer
  dans la salle des mortes. C'est même écrit sur le mur.
  --Pourriez-vous, cette nuit, quand tout dormira dans le couvent, me
  cacher dans cette salle?
  --Non. Mais je puis vous cacher dans un petit réduit noir qui donne dans
  la salle des mortes, où je mets mes outils d'enterrement, et dont j'ai
  la garde et la clef.
  --À quelle heure le corbillard viendra-t-il chercher la bière demain?
  --Vers trois heures du soir. L'enterrement se fait au cimetière
  Vaugirard, un peu avant la nuit. Ce n'est pas tout près.
  --Je resterai caché dans votre réduit à outils toute la nuit et toute la
  matinée. Et à manger? J'aurai faim.
  --Je vous porterai de quoi.
  --Vous pourriez venir me clouer dans la bière à deux heures.
  Fauchelevent recula et se fît craquer les os des doigts.
  --Mais c'est impossible!
  --Bah! prendre un marteau et clouer des clous dans une planche!
  Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était, nous le répétons, simple
  pour Jean Valjean. Jean Valjean avait traversé de pires détroits.
  Quiconque a été prisonnier sait l'art de se rapetisser selon le diamètre
  des évasions. Le prisonnier est sujet à la fuite comme le malade à la
  crise qui le sauve ou qui le perd. Une évasion, c'est une guérison. Que
  n'accepte-t-on pas pour guérir? Se faire clouer et emporter dans une
  caisse comme un colis, vivre longtemps dans une boîte, trouver de l'air
  où il n'y en a pas, économiser sa respiration des heures entières,
  savoir étouffer sans mourir, c'était là un des sombres talents de Jean
  Valjean.
  Du reste, une bière dans laquelle il y a un être vivant, cet expédient
  de forçat, est aussi un expédient d'empereur. S'il faut en croire le
  moine Austin Castillejo, ce fut le moyen que Charles-Quint, voulant
  après son abdication revoir une dernière fois la Plombes, employa pour
  la faire entrer dans le monastère de Saint-Just et pour l'en faire
  sortir.
  Fauchelevent, un peu revenu à lui, s'écria:
  --Mais comment ferez-vous pour respirer?
  --Je respirerai.
  --Dans cette boîte! Moi, seulement d'y penser, je suffoque.
  --Vous avez bien une vrille, vous ferez quelques petits trous autour de
  la bouche çà et là, et vous clouerez sans serrer la planche de dessus.
  --Bon! Et s'il vous arrive de tousser ou d'éternuer?
  --Celui qui s'évade ne tousse pas et n'éternue pas.
  Et Jean Valjean ajouta:
  --Père Fauchelevent, il faut se décider: ou être pris ici, ou accepter
  la sortie par le corbillard.
  Tout le monde a remarqué le goût qu'ont les chats de s'arrêter et de
  flâner entre les deux battants d'une porte entre-bâillée. Qui n'a dit à
  un chat: Mais entre donc! Il y a des hommes qui, dans un incident
  entr'ouvert devant eux, ont aussi une tendance à rester indécis entre
  deux résolutions, au risque de se faire écraser par le destin fermant
  brusquement l'aventure. Les trop prudents, tout chats qu'ils sont, et
  parce qu'ils sont chats, courent quelquefois plus de danger que les
  audacieux. Fauchelevent était de cette nature hésitante. Pourtant le
  sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgré lui. Il grommela:
  --Au fait, c'est qu'il n'y a pas d'autre moyen.
  Jean Valjean reprit:
  --La seule chose qui m'inquiète, c'est ce qui se passera au cimetière.
  --C'est justement cela qui ne m'embarrasse pas, s'écria Fauchelevent. Si
  vous êtes sûr de vous tirer de la bière, moi je suis sûr de vous tirer
  de la fosse. Le fossoyeur est un ivrogne de mes amis. C'est le père
  Mestienne. Un vieux de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans
  la fosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui se passera
  je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune, trois quarts
  d'heure avant la fermeture des grilles du cimetière. Le corbillard
  roulera jusqu'à la fosse. Je suivrai; c'est ma besogne. J'aurai un
  marteau, un ciseau et des tenailles dans ma poche. Le corbillard
  s'arrête, les croque-morts vous nouent une corde autour de votre bière
  et vous descendent. Le prêtre dit les prières, fait le signe de croix,
  jette l'eau bénite, et file. Je reste seul avec le père Mestienne. C'est
  mon ami, je vous dis. De deux choses l'une, ou il sera soûl, ou il ne
  sera pas soûl. S'il n'est pas soûl, je lui dis: Viens boire un coup
  pendant que le _Bon Coing_ est encore ouvert. Je l'emmène, je le grise,
  le père Mestienne n'est pas long à griser, il est toujours commencé, je
  te le couche sous la table, je lui prends sa carte pour rentrer au
  cimetière, et je reviens sans lui. Vous n'avez plus affaire qu'à moi.
  S'il est soûl, je lui dis: Va-t'en, je vais faire ta besogne. Il s'en
  va, et je vous tire du trou.
  Jean Valjean lui tendit sa main sur laquelle Fauchelevent se précipita
  avec une touchante effusion paysanne.
  --C'est convenu, père Fauchelevent. Tout ira bien.
  --Pourvu que rien ne se dérange, pensa Fauchelevent. Si cela allait
  devenir terrible!
  
  
  Chapitre V
  Il ne suffit pas d'être ivrogne pour être immortel
  
  Le lendemain, comme le soleil déclinait, les allants et venants fort
  clairsemés du boulevard du Maine ôtaient leur chapeau au passage d'un
  corbillard vieux modèle, orné de têtes de mort, de tibias et de larmes.
  Dans ce corbillard il y avait un cercueil couvert d'un drap blanc sur
  lequel s'étalait une vaste croix noire, pareille à une grande morte dont
  les bras pendent. Un carrosse drapé, où l'on apercevait un prêtre en
  surplis et un enfant de choeur en calotte rouge, suivait. Deux
  croque-morts en uniforme gris à parements noirs marchaient à droite et à
  gauche du corbillard. Derrière venait un vieux homme en habits
  d'ouvrier, qui boitait. Ce cortège se dirigeait vers le cimetière
  Vaugirard.
  On voyait passer de la poche de l'homme le manche d'un marteau, la lame
  d'un ciseau à froid et la double antenne d'une paire de tenailles.
  Le cimetière Vaugirard faisait exception parmi les cimetières de Paris.
  Il avait ses usages particuliers, de même qu'il avait sa porte cochère
  et sa porte bâtarde que, dans le quartier, les vieilles gens, tenaces
  aux vieux mots, appelaient la porte cavalière et la porte piétonne. Les
  bernardines-bénédictines du Petit-Picpus avaient obtenu, nous l'avons
  dit, d'y être enterrées dans un coin à part et le soir, ce terrain ayant
  jadis appartenu à leur communauté. Les fossoyeurs, ayant de cette façon
  dans le cimetière un service du soir l'été et de nuit l'hiver, y étaient
  astreints à une discipline particulière. Les portes des cimetières de
  Paris se fermaient à cette époque au coucher du soleil, et, ceci étant
  une mesure d'ordre municipal, le cimetière Vaugirard y était soumis
  comme les autres. La porte cavalière et la porte piétonne étaient deux
  grilles contiguës, accostées d'un pavillon bâti par l'architecte
  Perronet et habité par le portier du cimetière. Ces grilles tournaient
  donc inexorablement sur leurs gonds à l'instant où le soleil
  disparaissait derrière le dôme des Invalides. Si quelque fossoyeur, à ce
  moment-là, était attardé dans le cimetière, il n'avait qu'une ressource
  pour sortir, sa carte de fossoyeur délivrée par l'administration des
  pompes funèbres. Une espèce de boîte aux lettres était pratiquée dans le
  volet de la fenêtre du concierge. Le fossoyeur jetait sa carte dans
  cette boîte, le concierge l'entendait tomber, tirait le cordon, et la
  porte piétonne s'ouvrait. Si le fossoyeur n'avait pas sa carte, il se
  nommait, le concierge, parfois couché et endormi, se levait, allait
  reconnaître le fossoyeur, et ouvrait la porte avec la clef; le fossoyeur
  sortait, mais payait quinze francs d'amende.
  Ce cimetière, avec ses originalités en dehors de la règle, gênait la
  symétrie administrative. On l'a supprimé peu après 1830. Le cimetière
  Montparnasse, dit cimetière de l'Est, lui a succédé, et a hérité de ce
  fameux cabaret mitoyen au cimetière Vaugirard qui était surmonté d'un
  coing peint sur une planche, et qui faisait angle, d'un côté sur les
  tables des buveurs, de l'autre sur les tombeaux, avec cette enseigne:
  _Au Bon Coing_.
  Le cimetière Vaugirard était ce qu'on pourrait appeler un cimetière
  fané. Il tombait en désuétude. La moisissure l'envahissait, les fleurs
  le quittaient. Les bourgeois se souciaient peu d'être enterrés à
  Vaugirard; cela sentait le pauvre. Le Père-Lachaise, à la bonne heure!
  Être enterré au Père-Lachaise, c'est comme avoir des meubles en acajou.
  L'élégance se reconnaît là. Le cimetière Vaugirard était un enclos
  vénérable, planté en ancien jardin français. Des allées droites, des
  buis, des thuias, des houx, de vieilles tombes sous de vieux ifs,
  l'herbe très haute. Le soir y était tragique. Il y avait là des lignes
  très lugubres.
  Le soleil n'était pas encore couché quand le corbillard au drap blanc et
  à la croix noire entra dans l'avenue du cimetière Vaugirard. L'homme
  boiteux qui le suivait n'était autre que Fauchelevent.
  L'enterrement de la mère Crucifixion dans le caveau sous l'autel, la
  sortie de Cosette, l'introduction de Jean Valjean dans la salle des
  mortes, tout s'était exécuté sans encombre, et rien n'avait accroché.
  Disons-le en passant, l'inhumation de la mère Crucifixion sous l'autel
  du couvent est pour nous chose parfaitement vénielle. C'est une de ces
  fautes qui ressemblent à un devoir. Les religieuses l'avaient accomplie,
  non seulement sans trouble, mais avec l'applaudissement de leur
  conscience. Au cloître, ce qu'on appelle «le gouvernement» n'est qu'une
  immixtion dans l'autorité, immixtion toujours discutable. D'abord la
  règle; quant au code, on verra. Hommes, faites des lois tant qu'il vous
  plaira, mais gardez-les pour vous. Le péage à César n'est jamais que le
  reste du péage à Dieu. Un prince n'est rien près d'un principe.
  Fauchelevent boitait derrière le corbillard, très content. Ses deux
  complots jumeaux, l'un avec les religieuses, l'autre avec Mr Madeleine,
  l'un pour le couvent, l'autre contre, avaient réussi de front. Le calme
  de Jean Valjean était de ces tranquillités puissantes qui se
  communiquent. Fauchelevent ne doutait plus du succès. Ce qui restait à
  faire n'était rien. Depuis deux ans, il avait grisé dix fois le
  fossoyeur, le brave père Mestienne, un bonhomme joufflu. Il en jouait,
  du père Mestienne. Il en faisait ce qu'il voulait. Il le coiffait de sa
  volonté et de sa fantaisie. La tête de Mestienne s'ajustait au bonnet de
  Fauchelevent. La sécurité de Fauchelevent était complète.
  Au moment où le convoi entra dans l'avenue menant au cimetière,
  Fauchelevent, heureux, regarda le corbillard et se frotta ses grosses
  mains en disant à demi-voix:
  --En voilà une farce!
  Tout à coup le corbillard s'arrêta; on était à la grille. Il fallait
  exhiber le permis d'inhumer. L'homme des pompes funèbres s'aboucha avec
  le portier du cimetière. Pendant ce colloque, qui produit toujours un
  temps d'arrêt d'une ou deux minutes, quelqu'un, un inconnu, vint se
  placer derrière le corbillard à côté de Fauchelevent. C'était une espèce
  d'ouvrier qui avait une veste aux larges poches, et une pioche sous le
  bras.
  Fauchelevent regarda cet inconnu.
  --Qui êtes-vous? demanda-t-il.
  L'homme répondit:
  --Le fossoyeur.
  Si l'on survivait à un boulet de canon en pleine poitrine, on ferait la
  figure que fit Fauchelevent.
  --Le fossoyeur!
  --Oui.
  --Vous?
  --Moi.
  --Le fossoyeur, c'est le père Mestienne.
  --C'était.
  --Comment! c'était?
  --Il est mort.
  Fauchelevent s'était attendu à tout, excepté à ceci, qu'un fossoyeur pût
  mourir. C'est pourtant vrai; les fossoyeurs eux-mêmes meurent.
  À force de creuser la fosse des autres, on ouvre la sienne.
  Fauchelevent demeura béant. Il eut à peine la force de bégayer:
  --Mais ce n'est pas possible!
  --Cela est.
  --Mais, reprit-il faiblement, le fossoyeur, c'est le père Mestienne.
  --Après Napoléon, Louis XVIII. Après Mestienne, Gribier. Paysan, je
  m'appelle Gribier.
  Fauchelevent, tout pâle, considéra ce Gribier.
  C'était un homme long, maigre, livide, parfaitement funèbre. Il avait
  l'air d'un médecin manqué tourné fossoyeur.
  Fauchelevent éclata de rire.
  --Ah! comme il arrive de drôles de choses! le père Mestienne est mort.
  Le petit père Mestienne est mort, mais vive le petit père Lenoir! Vous
  savez ce que c'est que le petit père Lenoir? C'est le cruchon du rouge à
  six sur le plomb. C'est le cruchon du Suresne, morbigou! du vrai Suresne
  de Paris! Ah! il est mort, le vieux Mestienne! J'en suis fâché; c'était
  un bon vivant. Mais vous aussi, vous êtes un bon vivant. Pas vrai,
  camarade? Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l'heure.
  L'homme répondit:--J'ai étudié. J'ai fait ma quatrième. Je ne bois
  jamais.
  Le corbillard s'était remis en marche et roulait dans la grande allée du
  cimetière.
  Fauchelevent avait ralenti son pas. Il boitait, plus encore d'anxiété
  que d'infirmité.
  Le fossoyeur marchait devant lui.
  Fauchelevent passa encore une fois l'examen du Gribier inattendu.
  C'était un de ces hommes qui, jeunes, ont l'air vieux, et qui, maigres,
  sont très forts.
  --Camarade! cria Fauchelevent.
  L'homme se retourna.
  --Je suis le fossoyeur du couvent.
  --Mon collègue, dit l'homme.
  Fauchelevent, illettré, mais très fin, comprit qu'il avait affaire à une
  espèce redoutable, à un beau parleur.
  Il grommela:
  --Comme ça, le père Mestienne est mort.
  L'homme répondit:
  --Complètement. Le bon Dieu a consulté son carnet d'échéances. C'était
  le tour du père Mestienne. Le père Mestienne est mort.
  Fauchelevent répéta machinalement:
  --Le bon Dieu....
  --Le bon Dieu, fit l'homme avec autorité. Pour les philosophes, le Père
  éternel; pour les jacobins, l'Être suprême.
  --Est-ce que nous ne ferons pas connaissance? balbutia Fauchelevent.
  --Elle est faite. Vous êtes paysan, je suis parisien.
  --On ne se connaît pas tant qu'on n'a pas bu ensemble. Qui vide son
  verre vide son coeur. Vous allez venir boire avec moi. Ça ne se refuse
  pas.
  --D'abord la besogne.
  Fauchelevent pensa: je suis perdu.
  On n'était plus qu'à quelques tours de roue de la petite allée qui
  menait au coin des religieuses. Le fossoyeur reprit:
  --Paysan, j'ai sept mioches qu'il faut nourrir. Comme il faut qu'ils
  mangent, il ne faut pas que je boive.
  Et il ajouta avec la satisfaction d'un être sérieux qui fait une phrase:
  --Leur faim est ennemie de ma soif.
  Le corbillard tourna un massif de cyprès, quitta la grande allée, en
  prit une petite, entra dans les terres et s'enfonça dans un fourré. Ceci
  indiquait la proximité immédiate de la sépulture. Fauchelevent
  ralentissait son pas, mais ne pouvait ralentir le corbillard.
  Heureusement la terre meuble, et mouillée par les pluies d'hiver,
  engluait les roues et alourdissait la marche.
  Il se rapprocha du fossoyeur.
  --Il y a un si bon petit vin d'Argenteuil, murmura Fauchelevent.
  --Villageois, reprit l'homme, cela ne devrait pas être que je sois
  fossoyeur. Mon père était portier au Prytanée. Il me destinait à la
  littérature. Mais il a eu des malheurs. Il a fait des pertes à la
  Bourse. J'ai dû renoncer à l'état d'auteur. Pourtant je suis encore
  écrivain public.
  --Mais vous n'êtes donc pas fossoyeur? repartit Fauchelevent, se
  raccrochant à cette branche, bien faible.
  --L'un n'empêche pas l'autre. Je cumule.
  Fauchelevent ne comprit pas ce dernier mot.
  --Venons boire, dit-il.
  Ici une observation est nécessaire. Fauchelevent, quelle que fût son
  angoisse, offrait à boire, mais ne s'expliquait pas sur un point: qui
  payera? D'ordinaire Fauchelevent offrait, et le père Mestienne payait.
  Une offre à boire résultait évidemment de la situation nouvelle créée
  par le fossoyeur nouveau, et cette offre il fallait la faire, mais le
  vieux jardinier laissait, non sans intention, le proverbial quart
  d'heure, dit de Rabelais, dans l'ombre. Quant à lui, Fauchelevent, si
  ému qu'il fût, il ne se souciait point de payer.
  Le fossoyeur poursuivit, avec un sourire supérieur:
  --Il faut manger. J'ai accepté la survivance du père Mestienne. Quand on
  a fait presque ses classes, on est philosophe. Au travail de la main,
  j'ai ajouté le travail du bras. J'ai mon échoppe d'écrivain au marché de
  la rue de Sèvres. Vous savez? le marché aux Parapluies. Toutes les
  cuisinières de la Croix-Rouge s'adressent à moi. Je leur bâcle leurs
  déclarations aux tourlourous. Le matin j'écris des billets doux, le soir
  je creuse des fosses. Telle est la vie, campagnard.
  Le corbillard avançait. Fauchelevent, au comble de l'inquiétude,
  regardait de tous les côtés autour de lui. De grosses larmes de sueur
  lui tombaient du front.
  --Pourtant, continua le fossoyeur, on ne peut pas servir deux
  maîtresses. Il faudra que je choisisse de la plume ou de la pioche. La
  pioche me gâte la main.
  Le corbillard s'arrêta.
  L'enfant de choeur descendit de la voiture drapée, puis le prêtre.
  Une des petites roues de devant du corbillard montait un peu sur un tas
  de terre au delà duquel on voyait une fosse ouverte.
  --En voilà une farce! répéta Fauchelevent consterné.
  
  
  Chapitre VI
  Entre quatre planches
  
  Qui était dans la bière? on le sait. Jean Valjean.
  Jean Valjean s'était arrangé pour vivre là dedans, et il respirait à peu
  près.
  C'est une chose étrange à quel point la sécurité de la conscience donne
  la sécurité du reste. Toute la combinaison préméditée par Jean Valjean
  marchait, et marchait bien, depuis la veille. Il comptait, comme
  Fauchelevent, sur le père Mestienne. Il ne doutait pas de la fin. Jamais
  situation plus critique, jamais calme plus complet.
  Les quatre planches du cercueil dégagent une sorte de paix terrible. Il
  semblait que quelque chose du repos des morts entrât dans la
  tranquillité de Jean Valjean.
  Du fond de cette bière, il avait pu suivre et il suivait toutes les
  phases du drame redoutable qu'il jouait avec la mort.
  Peu après que Fauchelevent eut achevé de clouer la planche de dessus,
  Jean Valjean s'était senti emporter, puis rouler. À moins de secousses,
  il avait senti qu'on passait du pavé à la terre battue, c'est-à-dire
  qu'on quittait les rues et qu'on arrivait aux boulevards. À un bruit
  sourd, il avait deviné qu'on traversait le pont d'Austerlitz. Au premier
  temps d'arrêt, il avait compris qu'on entrait dans le cimetière; au
  second temps d'arrêt, il s'était dit: voici la fosse.
  Brusquement il sentit que des mains saisissaient la bière, puis un
  frottement rauque sur les planches; il se rendit compte que c'était une
  corde qu'on nouait autour du cercueil pour le descendre dans
  l'excavation.
  Puis il eut une espèce d'étourdissement.
  Probablement les croque-morts et le fossoyeur avaient laissé basculer le
  cercueil et descendu la tête avant les pieds. Il revint pleinement à lui
  en se sentant horizontal et immobile. Il venait de toucher le fond.
  Il sentit un certain froid.
  Une voix s'éleva au-dessus de lui, glaciale et solennelle. Il entendit
  passer, si lentement qu'il pouvait les saisir l'un après l'autre, des
  mots latins qu'il ne comprenait pas:
  --_Qui dormiunt in terrae pulvere, evigilabunt; alii in vitam aeternam,
  et alii in opprobrium, ut videant semper_.
  Une voix d'enfant dit:
  --_De profundis_.
  La voix grave recommença:
  --_Requiem aeternam dona ei, Domine_.
  La voix d'enfant répondit:
  --_Et lux perpetua luceat ei_.
  Il entendit sur la planche qui le recouvrait quelque chose comme le
  frappement doux de quelques gouttes de pluie. C'était probablement l'eau
  bénite.
  Il songea: Cela va être fini. Encore un peu de patience. Le prêtre va
  s'en aller. Fauchelevent emmènera Mestienne boire. On me laissera. Puis
  Fauchelevent reviendra seul, et je sortirai. Ce sera l'affaire d'une
  bonne heure.
  La voix grave reprit:
  --_Requiescat in pace_.
  Et la voix d'enfant dit:
  --_Amen_.
  Jean Valjean, l'oreille tendue, perçut quelque chose comme des pas qui
  s'éloignaient.
  --Les voilà qui s'en vont, pensa-t-il. Je suis seul.
  Tout à coup il entendit sur sa tête un bruit qui lui sembla la chute du
  tonnerre.
  C'était une pelletée de terre qui tombait sur le cercueil.
  Une seconde pelletée de terre tomba.
  Un des trous par où il respirait venait de se boucher.
  Une troisième pelletée de terre tomba.
  Puis une quatrième.
  Il est des choses plus fortes que l'homme le plus fort. Jean Valjean
  perdit connaissance.
  
  
  Chapitre VII
  Où l'on trouvera l'origine du mot:
  ne pas perdre la carte
  
  Voici ce qui se passait au-dessus de la bière où était Jean Valjean.
  Quand le corbillard se fut éloigné, quand le prêtre et l'enfant de
  choeur furent remontés en voiture et partis, Fauchelevent, qui ne
  quittait pas des yeux le fossoyeur, le vit se pencher et empoigner sa
  pelle, qui était enfoncée droite dans le tas de terre.
  Alors Fauchelevent prit une résolution suprême.
  Il se plaça entre la fosse et le fossoyeur, croisa les bras, et dit:
  --C'est moi qui paye!
  Le fossoyeur le regarda avec étonnement, et répondit:
  --Quoi, paysan?
  Fauchelevent répéta:
  --C'est moi qui paye!
  --Quoi?
  --Le vin.
  --Quel vin?
  --L'Argenteuil.
  --Où ça l'Argenteuil?
  --Au Bon Coing.
  --Va-t'en au diable! dit le fossoyeur.
  Et il jeta une pelletée de terre sur le cercueil.
  La bière rendit un son creux. Fauchelevent se sentit chanceler et prêt à
  tomber lui-même dans la fosse. Il cria, d'une voix où commençait à se
  mêler l'étranglement du râle:
  --Camarade, avant que le Bon Coing soit fermé!
  Le fossoyeur reprit de la terre dans la pelle. Fauchelevent continua:
  --Je paye!
  Et il saisit le bras du fossoyeur.
  --Écoutez-moi, camarade. Je suis le fossoyeur du couvent. Je viens pour
  vous aider. C'est une besogne qui peut se faire la nuit. Commençons donc
  par aller boire un coup.
  Et tout en parlant, tout en se cramponnant à cette insistance
  désespérée, il faisait cette réflexion lugubre:
  --Et quand il boirait! se griserait-il?
  --Provincial, dit le fossoyeur, si vous le voulez absolument, j'y
  consens. Nous boirons. Après l'ouvrage, jamais avant.
  Et il donna le branle à sa pelle. Fauchelevent le retint.
  --C'est de l'Argenteuil à six!
  --Ah çà, dit le fossoyeur, vous êtes sonneur de cloches. Din don, din
  don; vous ne savez dire que ça. Allez vous faire lanlaire.
  Et il lança la seconde pelletée.
  Fauchelevent arrivait à ce moment où l'on ne sait plus ce qu'on dit.
  --Mais venez donc boire, cria-t-il, puisque c'est moi qui paye!
  --Quand nous aurons couché l'enfant, dit le fossoyeur.
  Il jeta la troisième pelletée.
  Puis il enfonça la pelle dans la terre et ajouta:
  --Voyez-vous, il va faire froid cette nuit, et la morte crierait
  derrière nous si nous la plantions là sans couverture.
  En ce moment, tout en chargeant sa pelle, le fossoyeur se courbait et la
  poche de sa veste bâillait.
  Le regard effaré de Fauchelevent tomba machinalement dans cette poche,
  et s'y arrêta.
  Le soleil n'était pas encore caché par l'horizon; il faisait assez jour
  pour qu'on pût distinguer quelque chose de blanc au fond de cette poche
  béante.
  Toute la quantité d'éclair que peut avoir l'oeil d'un paysan picard
  traversa la prunelle de Fauchelevent. Il venait de lui venir une idée.
  Sans que le fossoyeur, tout à sa pelletée de terre, s'en aperçût, il lui
  plongea par derrière la main dans la poche, et il retira de cette poche
  la chose blanche qui était au fond.
  Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrième pelletée.
  Au moment où il se retournait pour prendre la cinquième, Fauchelevent le
  regarda avec un profond calme et lui dit:
  --À propos, nouveau, avez-vous votre carte?
  Le fossoyeur s'interrompit.
  --Quelle carte?
  --Le soleil va se coucher.
  --C'est bon, qu'il mette son bonnet de nuit.
  --La grille du cimetière va se fermer.
  --Eh bien, après?
  --Avez-vous votre carte?
  --Ah, ma carte! dit le fossoyeur.
  Et il fouilla dans sa poche.
  Une poche fouillée, il fouilla l'autre. Il passa aux goussets, explora
  le premier, retourna le second.
  --Mais non, dit-il, je n'ai pas ma carte. Je l'aurai oubliée.
  --Quinze francs d'amende, dit Fauchelevent.
  Le fossoyeur devint vert. Le vert est la pâleur des gens livides.
  --Ah Jésus-mon-Dieu-bancroche-à-bas-la-lune! s'écria-t-il. Quinze francs
  d'amende!
  --Trois pièces-cent-sous, dit Fauchelevent.
  Le fossoyeur laissa tomber sa pelle.
  Le tour de Fauchelevent était venu.
  --Ah çà, dit Fauchelevent, conscrit, pas de désespoir. Il ne s'agit pas
  de se suicider, et de profiter de la fosse. Quinze francs, c'est quinze
  francs, et d'ailleurs vous pouvez ne pas les payer. Je suis vieux, vous
  êtes nouveau. Je connais les trucs, les trocs, les trics et les tracs.
  Je vas vous donner un conseil d'ami. Une chose est claire, c'est que le
  soleil se couche, il touche au dôme, le cimetière va fermer dans cinq
  minutes.
  --C'est vrai, répondit le fossoyeur.
  --D'ici à cinq minutes, vous n'avez pas le temps de remplir la fosse,
  elle est creuse comme le diable, cette fosse, et d'arriver à temps pour
  sortir avant que la grille soit fermée.
  --C'est juste.
  --En ce cas quinze francs d'amende.
  --Quinze francs.
  --Mais vous avez le temps...--Où demeurez-vous?
  --À deux pas de la barrière. À un quart d'heure d'ici. Rue de Vaugirard,
  numéro 87.
  --Vous avez le temps, en pendant vos guiboles à votre cou, de sortir
  tout de suite.
  --C'est exact.
  --Une fois hors de la grille, vous galopez chez vous, vous prenez votre
  carte, vous revenez, le portier du cimetière vous ouvre. Ayant votre
  carte, rien à payer. Et vous enterrez votre mort. Moi, je vas vous le
  garder en attendant pour qu'il ne se sauve pas.
  --Je vous dois la vie, paysan.
  --Fichez-moi le camp, dit Fauchelevent.
  Le fossoyeur, éperdu de reconnaissance, lui secoua la main, et partit en
  courant.
  Quand le fossoyeur eut disparu dans le fourré, Fauchelevent écouta
  
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