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Les misérables Tome II: Cosette - 17

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  Puisque nous sommes en train de détails sur ce qu'était autrefois le
  couvent du Petit-Picpus et que nous avons osé ouvrir une fenêtre sur ce
  discret asile, que le lecteur nous permette encore une petite
  digression, étrangère au fond de ce livre, mais caractéristique et utile
  en ce qu'elle fait comprendre que le cloître lui-même a ses figures
  originales.
  Il y avait dans le petit couvent une centenaire qui venait de l'abbaye
  de Fontevrault. Avant la révolution elle avait même été du monde. Elle
  parlait beaucoup de Mr de Miromesnil, garde des sceaux sous Louis XVI,
  et d'une présidente Duplat qu'elle avait beaucoup connue. C'était son
  plaisir et sa vanité de ramener ces deux noms à tout propos. Elle disait
  merveilles de l'abbaye de Fontevrault, que c'était comme une ville, et
  qu'il y avait des rues dans le monastère.
  Elle parlait avec un parler picard qui égayait les pensionnaires. Tous
  les ans, elle renouvelait solennellement ses voeux, et, au moment de
  faire serment, elle disait au prêtre: Monseigneur saint François l'a
  baillé à monseigneur saint Julien, monseigneur saint Julien l'a baillé à
  monseigneur saint Eusèbe, monseigneur saint Eusèbe l'a baillé à
  monseigneur saint Procope, etc., etc.; ainsi je vous le baille, mon
  père.--Et les pensionnaires de rire, non sous cape, mais sous voile;
  charmants petits rires étouffés qui faisaient froncer le sourcil aux
  mères vocales.
  Une autre fois, la centenaire racontait des histoires. Elle disait que
  _dans sa jeunesse les bernardins ne le cédaient pas aux mousquetaires_.
  C'était un siècle qui parlait, mais c'était le dix-huitième siècle. Elle
  contait la coutume champenoise et bourguignonne des quatre vins avant la
  révolution. Quand un grand personnage, un maréchal de France, un prince,
  un duc et pair, traversait une ville de Bourgogne ou de Champagne, le
  corps de ville venait le haranguer et lui présentait quatre gondoles
  d'argent dans lesquelles on avait versé de quatre vins différents. Sur
  le premier gobelet on lisait cette inscription: _vin de singe_, sur le
  deuxième: _vin de lion_, sur le troisième: _vin de mouton_, sur le
  quatrième: _vin de cochon_. Ces quatre légendes exprimaient les quatre
  degrés que descend l'ivrogne; la première ivresse, celle qui égaye; la
  deuxième, celle qui irrite; la troisième, celle qui hébète; la dernière
  enfin, celle qui abrutit.
  Elle avait dans une armoire, sous clef, un objet mystérieux auquel elle
  tenait fort. La règle de Fontevrault ne le lui défendait pas. Elle ne
  voulait montrer cet objet à personne. Elle s'enfermait, ce que sa règle
  lui permettait, et se cachait chaque fois qu'elle voulait le contempler.
  Si elle entendait marcher dans le corridor, elle refermait l'armoire
  aussi précipitamment qu'elle le pouvait avec ses vieilles mains. Dès
  qu'on lui parlait de cela, elle se taisait, elle qui parlait si
  volontiers. Les plus curieuses échouèrent devant son silence et les plus
  tenaces devant son obstination. C'était aussi là un sujet de
  commentaires pour tout ce qui était désoeuvré ou ennuyé dans le couvent.
  Que pouvait donc être cette chose si précieuse et si secrète qui était
  le trésor de la centenaire? Sans doute quelque saint livre? quelque
  chapelet unique? quelque relique prouvée? On se perdait en conjectures.
  À la mort de la pauvre vieille, on courut à l'armoire plus vite
  peut-être qu'il n'eût convenu, et on l'ouvrit. On trouva l'objet sous un
  triple linge comme une patène bénite. C'était un plat de Faënza
  représentant des amours qui s'envolent poursuivis par des garçons
  apothicaires armés d'énormes seringues. La poursuite abonde en grimaces
  et en postures comiques. Un des charmants petits amours est déjà tout
  embroché. Il se débat, agite ses petites ailes et essaye encore de
  voler, mais le matassin rit d'un rire satanique. Moralité: l'amour
  vaincu par la colique. Ce plat, fort curieux d'ailleurs, et qui a
  peut-être eu l'honneur de donner une idée à Molière, existait encore en
  septembre 1845; il était à vendre chez un marchand de bric-à-brac du
  boulevard Beaumarchais.
  Cette bonne vieille ne voulait recevoir aucune visite du dehors, _à
  cause_, disait-elle, _que le parloir est trop triste_.
  
  
  Chapitre X
  Origine de l'Adoration Perpétuelle
  
  Du reste, ce parloir presque sépulcral dont nous avons essayé de donner
  une idée est un fait tout local qui ne se reproduit pas avec la même
  sévérité dans d'autres couvents. Au couvent de la rue du Temple en
  particulier qui, à la vérité, était d'un autre ordre, les volets noirs
  étaient remplacés par des rideaux bruns, et le parloir lui-même était un
  salon parqueté dont les fenêtres s'encadraient de bonnes-grâces en
  mousseline blanche et dont les murailles admettaient toutes sortes de
  cadres, un portrait d'une bénédictine à visage découvert, des bouquets
  en peinture, et jusqu'à une tête de turc.
  C'est dans le jardin du couvent de la rue du Temple que se trouvait ce
  marronnier d'Inde qui passait pour le plus beau et le plus grand de
  France et qui avait parmi le bon peuple du dix-huitième siècle la
  renommée d'être _le père de tous les marronniers du royaume_.
  Nous l'avons dit, ce couvent du Temple était occupé par des bénédictines
  de l'Adoration Perpétuelle, bénédictines tout autres que celles qui
  relevaient de Cîteaux. Cet ordre de l'Adoration Perpétuelle n'est pas
  très ancien et ne remonte pas à plus de deux cents ans. En 1649, le
  Saint-Sacrement fut profané deux fois, à quelques jours de distance,
  dans deux églises de Paris, à Saint-Sulpice et à Saint-Jean en Grève,
  sacrilège effrayant et rare qui émut toute la ville. Mr le prieur grand
  vicaire de Saint-Germain-des-Prés ordonna une procession solennelle de
  tout son clergé où officia le nonce du pape. Mais l'expiation ne suffit
  pas à deux dignes femmes, madame Courtin, marquise de Boucs, et la
  comtesse de Châteauvieux. Cet outrage, fait au «très auguste sacrement
  de l'autel», quoique passager, ne sortait pas de ces deux saintes âmes,
  et leur parut ne pouvoir être réparé que par une «Adoration Perpétuelle»
  dans quelque monastère de filles. Toutes deux, l'une en 1652, l'autre en
  1653, firent donation de sommes notables à la mère Catherine de Bar,
  dite du Saint-Sacrement, religieuse bénédictine, pour fonder, dans ce
  but pieux, un monastère de l'ordre de Saint-Benoît; la première
  permission pour cette fondation fut donnée à la mère Catherine de Bar
  par Mr de Metz, abbé de Saint-Germain, «à la charge qu'aucune fille ne
  pourrait être reçue, qu'elle n'apportât trois cents livres de pension,
  qui font six mille livres au principal». Après l'abbé de Saint-Germain,
  le roi accorda des lettres patentes, et le tout, charte abbatiale et
  lettres royales, fut homologué en 1654 à la chambre des comptes et au
  parlement.
  Telle est l'origine et la consécration légale de l'établissement des
  bénédictines de l'Adoration Perpétuelle du Saint-Sacrement à Paris. Leur
  premier couvent fut «bâti à neuf», rue Cassette, des deniers de mesdames
  de Boucs et de Châteauvieux.
  Cet ordre, comme on voit, ne se confondait point avec les bénédictines
  dites de Cîteaux. Il relevait de l'abbé de Saint-Germain des Prés, de la
  même manière que les dames du Sacré-Coeur relèvent du général des
  jésuites et les soeurs de charité du général des lazaristes.
  Il était également tout à fait différent des bernardines du Petit-Picpus
  dont nous venons de montrer l'intérieur. En 1657, le pape Alexandre VII
  avait autorisé, par bref spécial, les bernardines du Petit-Picpus à
  pratiquer l'Adoration Perpétuelle comme les bénédictines du
  Saint-Sacrement. Mais les deux ordres n'en étaient pas moins restés
  distincts.
  
  
  Chapitre XI
  Fin du Petit-Picpus
  
  Dès le commencement de la Restauration, le couvent du Petit-Picpus
  dépérissait; ce qui fait partie de la mort générale de l'ordre, lequel,
  après le dix-huitième siècle, s'en va comme tous les ordres religieux.
  La contemplation est, ainsi que la prière, un besoin de l'humanité;
  mais, comme tout ce que la Révolution a touché, elle se transformera,
  et, d'hostile au progrès social, lui deviendra favorable.
  La maison du Petit-Picpus se dépeuplait rapidement. En 1840, le petit
  couvent avait disparu, le pensionnat avait disparu. Il n'y avait plus ni
  les vieilles femmes, ni les jeunes filles; les unes étaient mortes, les
  autres s'en étaient allées. _Volaverunt_.
  La règle de l'Adoration Perpétuelle est d'une telle rigidité qu'elle
  épouvante; les vocations reculent, l'ordre ne se recrute pas. En 1845,
  il se faisait encore çà et là quelques soeurs converses; mais de
  religieuses de choeur, point. Il y a quarante ans, les religieuses
  étaient près de cent; il y a quinze ans, elles n'étaient plus que
  vingt-huit. Combien sont-elles aujourd'hui? En 1847, la prieure était
  jeune, signe que le cercle du choix se restreint. Elle n'avait pas
  quarante ans. À mesure que le nombre diminue, la fatigue augmente; le
  service de chacune devient plus pénible; on voyait dès lors approcher le
  moment où elles ne seraient plus qu'une douzaine d'épaules douloureuses
  et courbées pour porter la lourde règle de saint Benoît. Le fardeau est
  implacable et reste le même à peu comme à beaucoup. Il pesait, il
  écrase. Aussi elles meurent. Du temps que l'auteur de ce livre habitait
  encore Paris, deux sont mortes. L'une avait vingt-cinq ans, l'autre
  vingt-trois. Celle-ci peut dire comme Julia Alpinula: _Hic jaceo. Vvixi
  annos viginti et tres_. C'est à cause de cette décadence que le couvent
  a renoncé à l'éducation des filles.
  Nous n'avons pu passer devant cette maison extraordinaire, inconnue,
  obscure, sans y entrer et sans y faire entrer les esprits qui nous
  accompagnent et qui nous écoutent raconter, pour l'utilité de
  quelques-uns peut-être, l'histoire mélancolique de Jean Valjean. Nous
  avons pénétré dans cette communauté toute pleine de ces vieilles
  pratiques qui semblent si nouvelles aujourd'hui. C'est le jardin fermé.
  _Hortus conclusus_. Nous avons parlé de ce lieu singulier avec détail,
  mais avec respect, autant du moins que le respect et le détail sont
  conciliables. Nous ne comprenons pas tout, mais nous n'insultons rien.
  Nous sommes à égale distance de l'hosanna de Joseph de Maistre qui
  aboutit à sacrer le bourreau et du ricanement de Voltaire qui va jusqu'à
  railler le crucifix.
  Illogisme de Voltaire, soit dit en passant; car Voltaire eût défendu
  Jésus comme il défendait Calas; et, pour ceux-là mêmes qui nient les
  incarnations surhumaines, que représente le crucifix? Le sage assassiné.
  Au dix-neuvième siècle, l'idée religieuse subit une crise. On désapprend
  de certaines choses, et l'on fait bien, pourvu qu'en désapprenant ceci,
  on apprenne cela. Pas de vide dans le coeur humain. De certaines
  démolitions se font, et il est bon qu'elles se fassent, mais à la
  condition d'être suivies de reconstructions.
  En attendant, étudions les choses qui ne sont plus. Il est nécessaire de
  les connaître, ne fût-ce que pour les éviter. Les contrefaçons du passé
  prennent de faux noms et s'appellent volontiers l'avenir. Ce revenant,
  le passé, est sujet à falsifier son passeport. Mettons-nous au fait du
  piège. Défions-nous. Le passé a un visage, la superstition, et un
  masque, l'hypocrisie. Dénonçons le visage et arrachons le masque.
  Quant aux couvents, ils offrent une question complexe. Question de
  civilisation, qui les condamne; question de liberté, qui les protège.
  
  
  Livre septième--Parenthèse
  
  
  Chapitre I
  Le couvent, idée abstraite
  
  Ce livre est un drame dont le premier personnage est l'infini.
  L'homme est le second.
  Cela étant, comme un couvent s'est trouvé sur notre chemin, nous avons
  dû y pénétrer. Pourquoi? C'est que le couvent, qui est propre à l'orient
  comme à l'occident, à l'antiquité comme aux temps modernes, au
  paganisme, au bouddhisme, au mahométisme, comme au christianisme, est un
  des appareils d'optique appliqués par l'homme sur l'infini.
  Ce n'est point ici le lieu de développer hors de mesure de certaines
  idées; cependant, tout en maintenant absolument nos réserves, nos
  restrictions, et même nos indignations, nous devons le dire, toutes les
  fois que nous rencontrons dans l'homme l'infini, bien ou mal compris,
  nous nous sentons pris de respect. Il y a dans la synagogue, dans la
  mosquée, dans la pagode, dans le wigwam, un côté hideux que nous
  exécrons et un côté sublime que nous adorons. Quelle contemplation pour
  l'esprit et quelle rêverie sans fond! la réverbération de Dieu sur le
  mur humain.
  
  
  Chapitre II
  Le couvent, fait historique
  
  Au point de vue de l'histoire, de la raison et de la vérité, le
  monachisme est condamné.
  Les monastères, quand ils abondent chez une nation, sont des noeuds à la
  circulation, des établissements encombrants, des centres de paresse là
  où il faut des centres de travail. Les communautés monastiques sont à la
  grande communauté sociale ce que le gui est au chêne, ce que la verrue
  est au corps humain. Leur prospérité et leur embonpoint sont
  l'appauvrissement du pays. Le régime monacal, bon au début des
  civilisations, utile à produire la réduction de la brutalité par le
  spirituel, est mauvais à la virilité des peuples. En outre, lorsqu'il se
  relâche, et qu'il entre dans sa période de dérèglement, comme il
  continue à donner l'exemple il devient mauvais par toutes les raisons
  qui le faisaient salutaire dans sa période de pureté.
  Les claustrations ont fait leur temps. Les cloîtres, utiles à la
  première éducation de la civilisation moderne, ont été gênants pour sa
  croissance et sont nuisibles à son développement. En tant qu'institution
  et que mode de formation pour l'homme, les monastères, bons au dixième
  siècle, discutables au quinzième, sont détestables au dix-neuvième. La
  lèpre monacale a presque rongé jusqu'au squelette deux admirables
  nations, l'Italie et l'Espagne, l'une la lumière, l'autre la splendeur
  de l'Europe pendant des siècles, et, à l'époque où nous sommes, ces deux
  illustres peuples ne commencent à guérir que grâce à la saine et
  vigoureuse hygiène de 1789.
  Le couvent, l'antique couvent de femmes particulièrement, tel qu'il
  apparaît encore au seuil de ce siècle en Italie, en Autriche, en
  Espagne, est une des plus sombres concrétions du Moyen Age. Le cloître,
  ce cloître-là, est le point d'intersection des terreurs. Le cloître
  catholique proprement dit est tout rempli du rayonnement noir de la
  mort.
  Le couvent espagnol surtout est funèbre. Là montent dans l'obscurité,
  sous des voûtes pleines de brume, sous des dômes vagues à force d'ombre,
  de massifs autels babéliques, hauts comme des cathédrales; là pendent à
  des chaînes dans les ténèbres d'immenses crucifix blancs; là s'étalent,
  nus sur l'ébène, de grands Christs d'ivoire; plus que sanglants,
  saignants; hideux et magnifiques, les coudes montrant les os, les
  rotules montrant les téguments, les plaies montrant les chairs,
  couronnés d'épines d'argent, cloués de clous d'or, avec des gouttes de
  sang en rubis sur le front et des larmes en diamants dans les yeux. Les
  diamants et les rubis semblent mouillés, et font pleurer en bas dans
  l'ombre des êtres voilés qui ont les flancs meurtris par le cilice et
  par le fouet aux pointes de fer, les seins écrasés par des claies
  d'osier, les genoux écorchés par la prière; des femmes qui se croient
  des épouses; des spectres qui se croient des séraphins. Ces femmes
  pensent-elles? non. Veulent-elles? non. Aiment-elles? non. Vivent-elles?
  non. Leurs nerfs sont devenus des os; leurs os sont devenus des pierres.
  Leur voile est de la nuit tissue. Leur souffle sous le voile ressemble à
  on ne sait quelle tragique respiration de la mort. L'abbesse, une larve,
  les sanctifie et les terrifie. L'immaculé est là, farouche. Tels sont
  les vieux monastères d'Espagne. Repaires de la dévotion terrible; antres
  de vierges; lieux féroces.
  L'Espagne catholique était plus romaine que Rome même. Le couvent
  espagnol était par excellence le couvent catholique. On y sentait
  l'orient. L'archevêque, kislar-aga du ciel, verrouillait et espionnait
  ce sérail d'âmes réservé à Dieu. La nonne était l'odalisque, le prêtre
  était l'eunuque. Les ferventes étaient choisies en songe et possédaient
  Christ. La nuit, le beau jeune homme nu descendait de la croix et
  devenait l'extase de la cellule. De hautes murailles gardaient de toute
  distraction vivante la sultane mystique qui avait le crucifié pour
  sultan. Un regard dehors était une infidélité. L' _in-pace_ remplaçait
  le sac de cuir. Ce qu'on jetait à la mer en orient, on le jetait à la
  terre en occident. Des deux côtés, des femmes se tordaient les bras; la
  vague aux unes, la fosse aux autres; ici les noyées, là les enterrées.
  Parallélisme monstrueux.
  Aujourd'hui les souteneurs du passé, ne pouvant nier ces choses, ont
  pris le parti d'en sourire. On a mis à la mode une façon commode et
  étrange de supprimer les révélations de l'histoire, d'infirmer les
  commentaires de la philosophie, et d'élider tous les faits gênants et
  toutes les questions sombres. _Matière à déclamations_, disent les
  habiles. Déclamations, répètent les niais. Jean-Jacques, déclamateur;
  Diderot, déclamateur; Voltaire sur Calas, Labarre et Sirven,
  déclamateur. Je ne sais qui a trouvé dernièrement que Tacite était un
  déclamateur, que Néron était une victime, et que décidément il fallait
  s'apitoyer «sur ce pauvre Holopherne».
  Les faits pourtant sont malaisés à déconcerter, et s'obstinent. L'auteur
  de ce livre a vu, de ses yeux, à huit lieues de Bruxelles, c'est là du
  Moyen Age que tout le monde a sous la main, à l'abbaye de Villers, le
  trou des oubliettes au milieu du pré qui a été la cour du cloître et, au
  bord de la Dyle, quatre cachots de pierre, moitié sous terre, moitié
  sous l'eau. C'étaient des _in-pace_. Chacun de ces cachots a un reste de
  porte de fer, une latrine, et une lucarne grillée qui, dehors, est à
  deux pieds au-dessus de la rivière, et, dedans, à six pieds au-dessus du
  sol. Quatre pieds de rivière coulent extérieurement le long du mur. Le
  sol est toujours mouillé. L'habitant de l' _in-pace_ avait pour lit
  cette terre mouillée. Dans l'un des cachots, il y a un tronçon de carcan
  scellé au mur; dans un autre on voit une espèce de boîte carrée faite de
  quatre lames de granit, trop courte pour qu'on s'y couche, trop basse
  pour qu'on s'y dresse. On mettait là dedans un être avec un couvercle de
  pierre par-dessus. Cela est. On le voit. On le touche. Ces _in-pace_,
  ces cachots, ces gonds de fer, ces carcans, cette haute lucarne au ras
  de laquelle coule la rivière, cette boîte de pierre fermée d'un
  couvercle de granit comme une tombe, avec cette différence qu'ici le
  mort était un vivant, ce sol qui est de la boue, ce trou de latrines,
  ces murs qui suintent, quels déclamateurs!
  
  
  Chapitre III
  À quelle condition on peut respecter le passé
  
  Le monachisme, tel qu'il existait en Espagne et tel qu'il existe au
  Thibet, est pour la civilisation une sorte de phtisie. Il arrête net la
  vie. Il dépeuple, tout simplement. Claustration, castration. Il a été
  fléau en Europe. Ajoutez à cela la violence si souvent faite à la
  conscience, les vocations forcées, la féodalité s'appuyant au cloître,
  l'aînesse versant dans le monachisme le trop-plein de la famille, les
  férocités dont nous venons de parler, les _in-pace_, les bouches closes,
  les cerveaux murés, tant d'intelligences infortunées mises au cachot des
  voeux éternels, la prise d'habit, enterrement des âmes toutes vives.
  Ajoutez les supplices individuels aux dégradations nationales, et, qui
  que vous soyez, vous vous sentirez tressaillir devant le froc et le
  voile, ces deux suaires d'invention humaine.
  Pourtant, sur certains points et en certains lieux, en dépit de la
  philosophie, en dépit du progrès, l'esprit claustral persiste en plein
  dix-neuvième siècle, et une bizarre recrudescence ascétique étonne en ce
  moment le monde civilisé. L'entêtement des institutions vieillies à se
  perpétuer ressemble à l'obstination du parfum ranci qui réclamerait
  notre chevelure, à la prétention du poisson gâté qui voudrait être
  mangé, à la persécution du vêtement d'enfant qui voudrait habiller
  l'homme, et à la tendresse des cadavres qui reviendraient embrasser les
  vivants.
  Ingrats! dit le vêtement, je vous ai protégés dans le mauvais temps,
  pourquoi ne voulez-vous plus de moi? Je viens de la pleine mer, dit le
  poisson. J'ai été la rose, dit le parfum. Je vous ai aimés, dit le
  cadavre. Je vous ai civilisés, dit le couvent.
  À cela une seule réponse: Jadis.
  Rêver la prolongation indéfinie des choses défuntes et le gouvernement
  des hommes par embaumement, restaurer les dogmes en mauvais état,
  redorer les châsses, recrépir les cloîtres, rebénir les reliquaires,
  remeubler les superstitions, ravitailler les fanatismes, remmancher les
  goupillons et les sabres, reconstituer le monachisme et le militarisme,
  croire au salut de la société par la multiplication des parasites,
  imposer le passé au présent, cela semble étrange. Il y a cependant des
  théoriciens pour ces théories-là. Ces théoriciens, gens d'esprit
  d'ailleurs, ont un procédé bien simple, ils appliquent sur le passé un
  enduit qu'ils appellent ordre social, droit divin, morale, famille,
  respect des aïeux, autorité antique, tradition sainte, légitimité,
  religion; et ils vont criant:--Voyez! prenez ceci, honnêtes gens.--Cette
  logique était connue des anciens. Les aruspices la pratiquaient. Ils
  frottaient de craie une génisse noire, et disaient: Elle est blanche.
  _Bos cretatus_.
  Quant à nous, nous respectons çà et là et nous épargnons partout le
  passé, pourvu qu'il consente à être mort. S'il veut être vivant, nous
  l'attaquons, et nous tâchons de le tuer.
  Superstitions, bigotismes, cagotismes, préjugés, ces larves, toutes
  larves qu'elles sont, sont tenaces à la vie, elles ont des dents et des
  ongles dans leur fumée, et il faut les étreindre corps à corps, et leur
  faire la guerre, et la leur faire sans trêve, car c'est une des
  fatalités de l'humanité d'être condamnée à l'éternel combat des
  fantômes. L'ombre est difficile à prendre à la gorge et à terrasser.
  Un couvent en France, en plein midi du dix-neuvième siècle, c'est un
  collège de hiboux faisant face au jour. Un cloître, en flagrant délit
  d'ascétisme au beau milieu de la cité de 89, de 1830 et de 1848, Rome
  s'épanouissant dans Paris, c'est un anachronisme. En temps ordinaire,
  pour dissoudre un anachronisme et le faire évanouir, on n'a qu'à lui
  faire épeler le millésime. Mais nous ne sommes point en temps ordinaire.
  Combattons.
  Combattons, mais distinguons. Le propre de la vérité, c'est de n'être
  jamais excessive. Quel besoin a-t-elle d'exagérer? Il y a ce qu'il faut
  détruire, et il y a ce qu'il faut simplement éclairer et regarder.
  L'examen bienveillant et grave, quelle force! N'apportons point la
  flamme là où la lumière suffit.
  Donc, le dix-neuvième siècle étant donné, nous sommes contraire, en
  thèse générale, et chez tous les peuples, en Asie comme en Europe, dans
  l'Inde comme en Turquie, aux claustrations ascétiques. Qui dit couvent
  dit marais. Leur putrescibilité est évidente, leur stagnation est
  malsaine, leur fermentation enfièvre les peuples et les étiole; leur
  multiplication devient plaie d'Égypte. Nous ne pouvons penser sans
  effroi à ces pays où les fakirs, les bonzes, les santons, les caloyers,
  les marabouts, les talapoins et les derviches pullulent jusqu'au
  fourmillement vermineux.
  Cela dit, la question religieuse subsiste. Cette question a de certains
  côtés mystérieux, presque redoutables; qu'il nous soit permis de la
  regarder fixement.
  
  
  Chapitre IV
  Le couvent au point de vue des principes
  
  Des hommes se réunissent et habitent en commun. En vertu de quel droit?
  en vertu du droit d'association.
  Ils s'enferment chez eux. En vertu de quel droit? en vertu du droit qu'a
  tout homme d'ouvrir ou de fermer sa porte.
  Ils ne sortent pas. En vertu de quel droit? en vertu du droit d'aller et
  de venir, qui implique le droit de rester chez soi.
  Là, chez eux, que font-ils?
  Ils parlent bas; ils baissent les yeux; ils travaillent. Ils renoncent
  au monde, aux villes, aux sensualités, aux plaisirs, aux vanités, aux
  orgueils, aux intérêts. Ils sont vêtus de grosse laine ou de grosse
  toile. Pas un d'eux ne possède en propriété quoi que ce soit. En entrant
  là, celui qui était riche se fait pauvre. Ce qu'il a, il le donne à
  tous. Celui qui était ce qu'on appelle noble, gentilhomme et seigneur,
  est l'égal de celui qui était paysan. La cellule est identique pour
  tous. Tous subissent la même tonsure, portent le même froc, mangent le
  même pain noir, dorment sur la même paille, meurent sur la même cendre.
  Le même sac sur le dos, la même corde autour des reins. Si le parti pris
  est d'aller pieds nus, tous vont pieds nus. Il peut y avoir là un
  prince, ce prince est la même ombre que les autres. Plus de titres. Les
  noms de famille même ont disparu. Ils ne portent que des prénoms. Tous
  sont courbés sous l'égalité des noms de baptême. Ils ont dissous la
  famille charnelle et constitué dans leur communauté la famille
  spirituelle. Ils n'ont plus d'autres parents que tous les hommes. Ils
  secourent les pauvres, ils soignent les malades. Ils élisent ceux
  auxquels ils obéissent. Ils se disent l'un à l'autre: mon frère. Vous
  m'arrêtez, et vous vous écriez:--Mais c'est là le couvent idéal!
  Il suffit que ce soit le couvent possible, pour que j'en doive tenir
  compte.
  De là vient que, dans le livre précédent, j'ai parlé d'un couvent avec
  un accent respectueux. Le moyen-âge écarté, l'Asie écartée, la question
  historique et politique réservée, au point de vue philosophique pur, en
  dehors des nécessités de la politique militante, à la condition que le
  monastère soit absolument volontaire et ne renferme que des
  consentements, je considérerai toujours la communauté claustrale avec
  une certaine gravité attentive et, à quelques égards, déférente. Là où
  il y a la communauté, il y a la commune; là où il y a la commune, il y a
  le droit. Le monastère est le produit de la formule: Égalité,
  Fraternité. Oh! que la Liberté est grande! et quelle transfiguration
  splendide! la Liberté suffit à transformer le monastère en république.
  Continuons.
  Mais ces hommes, ou ces femmes, qui sont derrière ces quatre murs, ils
  s'habillent de bure, ils sont égaux, ils s'appellent frères; c'est bien;
  mais ils font encore autre chose?
  Oui.
  Quoi?
  Ils regardent l'ombre, ils se mettent à genoux, et ils joignent les
  mains.
  Qu'est-ce que cela signifie?
  
  
  Chapitre V
  La prière
  
  Ils prient.
  Qui?
  Dieu.
  Prier Dieu, que veut dire ce mot?
  Y a-t-il un infini hors de nous? Cet infini est-il un, immanent,
  permanent; nécessairement substantiel, puisqu'il est infini, et que, si
  la matière lui manquait, il serait borné là, nécessairement intelligent,
  puisqu'il est infini, et que, si l'intelligence lui manquait, il serait
  fini là? Cet infini éveille-t-il en nous l'idée d'essence, tandis que
  nous ne pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l'idée d'existence? En
  d'autres termes, n'est-il pas l'absolu dont nous sommes le relatif?
  En même temps qu'il y a un infini hors de nous, n'y a-t-il pas un infini
  en nous? Ces deux infinis (quel pluriel effrayant!) ne se
  superposent-ils pas l'un à l'autre? Le second infini n'est-il pas pour
  ainsi dire sous-jacent au premier? n'en est-il pas le miroir, le reflet,
  l'écho, abîme concentrique à un autre abîme? Ce second infini est-il
  intelligent lui aussi? Pense-t-il? aime-t-il? veut-il? Si les deux
  infinis sont intelligents, chacun d'eux a un principe voulant, et il y a
  un moi dans l'infini d'en haut comme il y a un moi dans l'infini d'en
  bas. Le moi d'en bas, c'est l'âme; le moi d'en haut, c'est Dieu.
  Mettre par la pensée l'infini d'en bas en contact avec l'infini d'en
  haut, cela s'appelle prier.
  Ne retirons rien à l'esprit humain; supprimer est mauvais. Il faut
  réformer et transformer. Certaines facultés de l'homme sont dirigées
  vers l'Inconnu; la pensée, la rêverie, la prière. L'Inconnu est un
  
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