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Les misérables Tome II: Cosette - 12
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l'aimait. Il se voyait tout un avenir éclairé par Cosette comme par une
charmante lumière. Les meilleurs ne sont pas exempts d'une pensée
égoïste. Par moments il songeait avec une sorte de joie qu'elle serait
laide.
Ceci n'est qu'une opinion personnelle; mais pour dire notre pensée tout
entière, au point où en était Jean Valjean quand il se mit à aimer
Cosette, il ne nous est pas prouvé qu'il n'ait pas eu besoin de ce
ravitaillement pour persévérer dans le bien. Il venait de voir sous de
nouveaux aspects la méchanceté des hommes et la misère de la société,
aspects incomplets et qui ne montraient fatalement qu'un côté du vrai,
le sort de la femme résumé dans Fantine, l'autorité publique
personnifiée dans Javert; il était retourné au bagne, cette fois pour
avoir bien fait; de nouvelles amertumes l'avaient abreuvé; le dégoût et
la lassitude le reprenaient; le souvenir même de l'évêque touchait
peut-être à quelque moment d'éclipse, sauf à reparaître plus tard
lumineux et triomphant; mais enfin ce souvenir sacré s'affaiblissait.
Qui sait si Jean Valjean n'était pas à la veille de se décourager et de
retomber? Il aima, et il redevint fort. Hélas! il n'était guère moins
chancelant que Cosette. Il la protégea et elle l'affermit. Grâce à lui,
elle put marcher dans la vie; grâce à elle, il put continuer dans la
vertu. Il fut le soutien de cet enfant et cet enfant fut son point
d'appui. O mystère insondable et divin des équilibres de la destinée!
Chapitre IV
Les remarques de la principale locataire
Jean Valjean avait la prudence de ne sortir jamais le jour. Tous les
soirs, au crépuscule, il se promenait une heure ou deux, quelquefois
seul, souvent avec Cosette, cherchant les contre-allées du boulevard les
plus solitaires, ou entrant dans les églises à la tombée de la nuit. Il
allait volontiers à Saint-Médard qui est l'église la plus proche. Quand
il n'emmenait pas Cosette, elle restait avec la vieille femme; mais
c'était la joie de l'enfant de sortir avec le bonhomme. Elle préférait
une heure avec lui même aux tête-à-tête ravissants de Catherine. Il
marchait en la tenant par la main et en lui disant des choses douces.
Il se trouva que Cosette était très gaie.
La vieille faisait le ménage et la cuisine et allait aux provisions.
Ils vivaient sobrement, ayant toujours un peu de feu, mais comme des
gens très gênés. Jean Valjean n'avait rien changé au mobilier du premier
jour; seulement il avait fait remplacer par une porte pleine la porte
vitrée du cabinet de Cosette.
Il avait toujours sa redingote jaune, sa culotte noire et son vieux
chapeau. Dans la rue on le prenait pour un pauvre. Il arrivait
quelquefois que des bonnes femmes se retournaient et lui donnaient un
sou. Jean Valjean recevait le sou et saluait profondément. Il arrivait
aussi parfois qu'il rencontrait quelque misérable demandant la charité,
alors il regardait derrière lui si personne ne le voyait, s'approchait
furtivement du malheureux, lui mettait dans la main une pièce de
monnaie, souvent une pièce d'argent, et s'éloignait rapidement. Cela
avait ses inconvénients. On commençait à le connaître dans le quartier
sous le nom du _mendiant qui fait l'aumône_. La vieille _principale
locataire_, créature rechignée, toute pétrie vis-à-vis du prochain de
l'attention des envieux, examinait beaucoup Jean Valjean, sans qu'il
s'en doutât. Elle était un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. Il lui
restait de son passé deux dents, l'une en haut, l'autre en bas, qu'elle
cognait toujours l'une contre l'autre. Elle avait fait des questions à
Cosette qui, ne sachant rien, n'avait pu rien dire, sinon qu'elle venait
de Montfermeil. Un matin, cette guetteuse aperçut Jean Valjean qui
entrait, d'un air qui sembla à la commère particulier, dans un des
compartiments inhabités de la masure. Elle le suivit du pas d'une
vieille chatte, et put l'observer, sans en être vue, par la fente de la
porte qui était tout contre. Jean Valjean, pour plus de précaution sans
doute, tournait le dos à cette porte. La vieille le vit fouiller dans sa
poche et y prendre un étui, des ciseaux et du fil, puis il se mit à
découdre la doublure d'un pan de sa redingote et il tira de l'ouverture
un morceau de papier jaunâtre qu'il déplia. La vieille reconnut avec
épouvante que c'était un billet de mille francs. C'était le second ou le
troisième qu'elle voyait depuis qu'elle était au monde. Elle s'enfuit
très effrayée.
Un moment après, Jean Valjean l'aborda et la pria d'aller lui changer ce
billet de mille francs, ajoutant que c'était le semestre de sa rente
qu'il avait touché la veille.--Où? pensa la vieille. Il n'est sorti qu'à
six heures du soir, et la caisse du gouvernement n'est certainement pas
ouverte à cette heure-là. La vieille alla changer le billet et fit ses
conjectures. Ce billet de mille francs, commenté et multiplié, produisit
une foule de conversations effarées parmi les commères de la rue des
Vignes-Saint-Marcel.
Les jours suivants, il arriva que Jean Valjean, en manches de veste,
scia du bois dans le corridor. La vieille était dans la chambre et
faisait le ménage. Elle était seule, Cosette étant occupée à admirer le
bois qu'on sciait, la vieille vit la redingote accrochée à un clou, et
la scruta: la doublure avait été recousue. La bonne femme la palpa
attentivement, et crut sentir dans les pans et dans les entournures des
épaisseurs de papier. D'autres billets de mille francs sans doute! Elle
remarqua en outre qu'il y avait toutes sortes de choses dans les poches,
non seulement les aiguilles, les ciseaux et le fil qu'elle avait vus,
mais un gros portefeuille, un très grand couteau, et, détail suspect,
plusieurs perruques de couleurs variées. Chaque poche de cette redingote
avait l'air d'être une façon d'en-cas pour des événements imprévus.
Les habitants de la masure atteignirent ainsi les derniers jours de
l'hiver.
Chapitre V
Une pièce de cinq francs qui tombe à terre fait du bruit
Il y avait près de Saint-Médard un pauvre qui s'accroupissait sur la
margelle d'un puits banal condamné, et auquel Jean Valjean faisait
volontiers la charité. Il ne passait guère devant cet homme sans lui
donner quelques sous. Parfois il lui parlait. Les envieux de ce mendiant
disaient qu'il était _de la police_. C'était un vieux bedeau de
soixante-quinze ans qui marmottait continuellement des oraisons.
Un soir que Jean Valjean passait par là, il n'avait pas Cosette avec
lui, il aperçut le mendiant à sa place ordinaire sous le réverbère qu'on
venait d'allumer. Cet homme, selon son habitude, semblait prier et était
tout courbé. Jean Valjean alla à lui et lui mit dans la main son aumône
accoutumée. Le mendiant leva brusquement les yeux, regarda fixement Jean
Valjean, puis baissa rapidement la tête. Ce mouvement fut comme un
éclair, Jean Valjean eut un tressaillement. Il lui sembla qu'il venait
d'entrevoir, à la lueur du réverbère, non le visage placide et béat du
vieux bedeau, mais une figure effrayante et connue. Il eut l'impression
qu'on aurait en se trouvant tout à coup dans l'ombre face à face avec un
tigre. Il recula terrifié et pétrifié, n'osant ni respirer, ni parler,
ni rester, ni fuir, considérant le mendiant qui avait baissé sa tête
couverte d'une loque et paraissait ne plus savoir qu'il était là. Dans
ce moment étrange, un instinct, peut-être l'instinct mystérieux de la
conservation, fit que Jean Valjean ne prononça pas une parole. Le
mendiant avait la même taille, les mêmes guenilles, la même apparence
que tous les jours.--Bah!... dit Jean Valjean, je suis fou! je rêve!
impossible!--Et il rentra profondément troublé.
C'est à peine s'il osait s'avouer à lui-même que cette figure qu'il
avait cru voir était la figure de Javert.
La nuit, en y réfléchissant, il regretta de n'avoir pas questionné
l'homme pour le forcer à lever la tête une seconde fois.
Le lendemain à la nuit tombante il y retourna. Le mendiant était à sa
place.--Bonjour, bonhomme, dit résolument Jean Valjean en lui donnant un
sou. Le mendiant leva la tête, et répondit d'une voix dolente:--Merci,
mon bon monsieur.--C'était bien le vieux bedeau. Jean Valjean se sentit
pleinement rassuré. Il se mit à rire.--Où diable ai-je été voir là
Javert? pensa-t-il. Ah çà, est-ce que je vais avoir la berlue à
présent?--Il n'y songea plus.
Quelques jours après, il pouvait être huit heures du soir, il était dans
sa chambre et il faisait épeler Cosette à haute voix, il entendit
ouvrir, puis refermer la porte de la masure. Cela lui parut singulier.
La vieille, qui seule habitait avec lui la maison, se couchait toujours
à la nuit pour ne point user de chandelle. Jean Valjean fit signe à
Cosette de se taire. Il entendit qu'on montait l'escalier. À la rigueur
ce pouvait être la vieille qui avait pu se trouver malade et aller chez
l'apothicaire. Jean Valjean écouta. Le pas était lourd et sonnait comme
le pas d'un homme; mais la vieille portait de gros souliers et rien ne
ressemble au pas d'un homme comme le pas d'une vieille femme. Cependant
Jean Valjean souffla sa chandelle.
Il avait envoyé Cosette au lit en lui disant tout bas:--Couche-toi bien
doucement; et, pendant qu'il la baisait au front, les pas s'étaient
arrêtés. Jean Valjean demeura en silence, immobile, le dos tourné à la
porte, assis sur sa chaise dont il n'avait pas bougé, retenant son
souffle dans l'obscurité. Au bout d'un temps assez long, n'entendant
plus rien, il se retourna sans faire de bruit, et, comme il levait les
yeux vers la porte de sa chambre, il vit une lumière par le trou de la
serrure. Cette lumière faisait une sorte d'étoile sinistre dans le noir
de la porte et du mur. Il y avait évidemment là quelqu'un qui tenait une
chandelle à la main, et qui écoutait. Quelques minutes s'écoulèrent, et
la lumière s'en alla. Seulement il n'entendit plus aucun bruit de pas,
ce qui semblait indiquer que celui qui était venu écouter à la porte
avait ôté ses souliers.
Jean Valjean se jeta tout habillé sur son lit et ne put fermer l'oeil de
la nuit.
Au point du jour, comme il s'assoupissait de fatigue, il fut réveillé
par le grincement d'une porte qui s'ouvrait à quelque mansarde du fond
du corridor, puis il entendit le même pas d'homme qui avait monté
l'escalier la veille. Le pas s'approchait. Il se jeta à bas du lit et
appliqua son oeil au trou de sa serrure, lequel était assez grand,
espérant voir au passage l'être quelconque qui s'était introduit la nuit
dans la masure et qui avait écouté à sa porte. C'était un homme en effet
qui passa, cette fois sans s'arrêter, devant la chambre de Jean Valjean.
Le corridor était encore trop obscur pour qu'on pût distinguer son
visage; mais quand l'homme arriva à l'escalier, un rayon de la lumière
du dehors le fit saillir comme une silhouette, et Jean Valjean le vit de
dos complètement. L'homme était de haute taille, vêtu d'une redingote
longue, avec un gourdin sous son bras. C'était l'encolure formidable de
Javert.
Jean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa fenêtre sur le
boulevard. Mais il eût fallu ouvrir cette fenêtre, il n'osa pas.
Il était évident que cet homme était entré avec une clef, et comme chez
lui. Qui lui avait donné cette clef? qu'est-ce que cela voulait dire?
À sept heures du matin, quand la vieille vint faire le ménage, Jean
Valjean lui jeta un coup d'oeil pénétrant, mais il ne l'interrogea pas.
La bonne femme était comme à l'ordinaire.
Tout en balayant, elle lui dit:--Monsieur a peut-être entendu quelqu'un
qui entrait cette nuit?
À cet âge et sur ce boulevard, huit heures du soir, c'est la nuit la
plus noire.
--À propos, c'est vrai, répondit-il de l'accent le plus naturel. Qui
était-ce donc?
--C'est un nouveau locataire, dit la vieille, qu'il y a dans la maison.
--Et qui s'appelle?
--Je ne sais plus trop. Monsieur Dumont ou Daumont. Un nom comme cela.
--Et qu'est-ce qu'il est, ce monsieur Dumont.
La vieille le considéra avec ses petits yeux de fouine, et répondit:
--Un rentier, comme vous.
Elle n'avait peut-être aucune intention. Jean Valjean crut lui en
démêler une.
Quant la vieille fut partie, il fit un rouleau d'une centaine de francs
qu'il avait dans une armoire et le mit dans sa poche. Quelque précaution
qu'il prit dans cette opération pour qu'on ne l'entendît pas remuer de
l'argent, une pièce de cent sous lui échappa des mains et roula
bruyamment sur le carreau.
À la brune, il descendit et regarda avec attention de tous les côtés sur
le boulevard. Il n'y vit personne. Le boulevard semblait absolument
désert. Il est vrai qu'on peut s'y cacher derrière les arbres.
Il remonta.
--Viens, dit-il à Cosette.
Il la prit par la main, et ils sortirent tous deux.
Livre cinquième--À chasse noire, meute muette
Chapitre I
Les zigzags de la stratégie
Ici, pour les pages qu'on va lire et pour d'autres encore qu'on
rencontrera plus tard, une observation est nécessaire.
Voilà bien des années déjà que l'auteur de ce livre, forcé, à regret, de
parler de lui, est absent de Paris. Depuis qu'il l'a quitté, Paris s'est
transformé. Une ville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte
inconnue. Il n'a pas besoin de dire qu'il aime Paris; Paris est la ville
natale de son esprit. Par suite des démolitions et des reconstructions,
le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu'il a religieusement emporté dans sa
mémoire, est à cette heure un Paris d'autrefois. Qu'on lui permette de
parler de ce Paris-là comme s'il existait encore. Il est possible que là
où l'auteur va conduire les lecteurs en disant: «Dans telle rue il y a
telle maison», il n'y ait plus aujourd'hui ni maison ni rue. Les
lecteurs vérifieront, s'ils veulent en prendre la peine. Quant à lui, il
ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris ancien devant les
yeux dans une illusion qui lui est précieuse. C'est une douceur pour lui
de rêver qu'il reste derrière lui quelque chose de ce qu'il voyait quand
il était dans son pays, et que tout ne s'est pas évanoui. Tant qu'on va
et vient dans le pays natal, on s'imagine que ces rues vous sont
indifférentes, que ces fenêtres, ces toits et ces portes ne vous sont de
rien, que ces murs vous sont étrangers, que ces arbres sont les premiers
arbres venus, que ces maisons où l'on n'entre pas vous sont inutiles,
que ces pavés où l'on marche sont des pierres. Plus tard, quand on n'y
est plus, on s'aperçoit que ces rues vous sont chères, que ces toits,
ces fenêtres et ces portes vous manquent, que ces murailles vous sont
nécessaires, que ces arbres sont vos bien-aimés, que ces maisons où l'on
n'entrait pas on y entrait tous les jours, et qu'on a laissé de ses
entrailles, de son sang et de son coeur dans ces pavés. Tous ces lieux
qu'on ne voit plus, qu'on ne reverra jamais peut-être, et dont on a
gardé l'image, prennent un charme douloureux, vous reviennent avec la
mélancolie d'une apparition, vous font la terre sainte visible, et sont,
pour ainsi dire, la forme même de la France; et on les aime et on les
invoque tels qu'ils sont, tels qu'ils étaient, et l'on s'y obstine, et
l'on n'y veut rien changer, car on tient à la figure de la patrie comme
au visage de sa mère.
Qu'il nous soit donc permis de parler du passé au présent. Cela dit,
nous prions le lecteur d'en tenir note, et nous continuons.
Jean Valjean avait tout de suite quitté le boulevard et s'était engagé
dans les rues, faisant le plus de lignes brisées qu'il pouvait, revenant
quelquefois brusquement sur ses pas pour s'assurer qu'il n'était point
suivi.
Cette manoeuvre est propre au cerf traqué. Sur les terrains où la trace
peut s'imprimer, cette manoeuvre a, entre autres avantages, celui de
tromper les chasseurs et les chiens par le contre-pied. C'est ce qu'en
vénerie on appelle _faux rembuchement_.
C'était une nuit de pleine lune. Jean Valjean n'en fut pas fâché. La
lune, encore très près de l'horizon, coupait dans les rues de grands
pans d'ombre et de lumière. Jean Valjean pouvait se glisser le long des
maisons et des murs dans le côté sombre et observer le côté clair. Il ne
réfléchissait peut-être pas assez que le côté obscur lui échappait.
Pourtant, dans toutes les ruelles désertes qui avoisinent la rue de
Poliveau, il crut être certain que personne ne venait derrière lui.
Cosette marchait sans faire de questions. Les souffrances des six
premières années de sa vie avaient introduit quelque chose de passif
dans sa nature. D'ailleurs, et c'est là une remarque sur laquelle nous
aurons plus d'une occasion de revenir, elle était habituée, sans trop
s'en rendre compte, aux singularités du bonhomme et aux bizarreries de
la destinée. Et puis elle se sentait en sûreté, étant avec lui.
Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait où il allait. Il se
confiait à Dieu comme elle se confiait à lui. Il lui semblait qu'il
tenait, lui aussi, quelqu'un de plus grand que lui par la main; il
croyait sentir un être qui le menait, invisible. Du reste il n'avait
aucune idée arrêtée, aucun plan, aucun projet. Il n'était même pas
absolument sûr que ce fût Javert, et puis ce pouvait être Javert sans
que Javert sût que c'était lui Jean Valjean. N'était-il pas déguisé? ne
le croyait-on pas mort? Cependant depuis quelques jours il se passait
des choses qui devenaient singulières. Il ne lui en fallait pas
davantage. Il était déterminé à ne plus rentrer dans la maison Gorbeau.
Comme l'animal chassé du gîte, il cherchait un trou où se cacher, en
attendant qu'il en trouvât un où se loger.
Jean Valjean décrivit plusieurs labyrinthes variés dans le quartier
Mouffetard, déjà endormi comme s'il avait encore la discipline du moyen
âge et le joug du couvre-feu; il combina de diverses façons, dans des
stratégies savantes, la rue Censier et la rue Copeau, la rue du
Battoir-Saint-Victor et la rue du Puits-l'Ermite. Il y a par là des
logeurs, mais il n'y entrait même pas, ne trouvant point ce qui lui
convenait. Par exemple, il ne doutait pas que, si, par hasard, on avait
cherché sa piste, on ne l'eût perdue.
Comme onze heures sonnaient à Saint-Etienne-du-Mont, il traversait la
rue de Pontoise devant le bureau du commissaire de police qui est au no
14. Quelques instants après, l'instinct dont nous parlions plus haut fit
qu'il se retourna. En ce moment, il vit distinctement, grâce à la
lanterne du commissaire qui les trahissait, trois hommes qui le
suivaient d'assez près passer successivement sous cette lanterne dans le
côté ténébreux de la rue. L'un de ces trois hommes entra dans l'allée de
la maison du commissaire. Celui qui marchait en tête lui parut
décidément suspect.--Viens, enfant, dit-il à Cosette, et il se hâta de
quitter la rue de Pontoise.
Il fit un circuit, tourna le passage des Patriarches qui était fermé à
cause de l'heure, arpenta la rue de l'Épée-de-Bois et la rue de
l'Arbalète et s'enfonça dans la rue des Postes.
Il y a là un carrefour, où est aujourd'hui le collège Rollin et où vient
s'embrancher la rue Neuve-Sainte-Geneviève.
(Il va sans dire que la rue Neuve-Sainte-Geneviève est une vieille rue,
et qu'il ne passe pas une chaise de poste tous les dix ans rue des
Postes. Cette rue des Postes était au treizième siècle habitée par des
potiers et son vrai nom est rue des Pots.)
La lune jetait une vive lumière dans ce carrefour. Jean Valjean
s'embusqua sous une porte, calculant que si ces hommes le suivaient
encore, il ne pourrait manquer de les très bien voir lorsqu'ils
traverseraient cette clarté.
En effet, il ne s'était pas écoulé trois minutes que les hommes
parurent. Ils étaient maintenant quatre; tous de haute taille, vêtus de
longues redingotes brunes, avec des chapeaux ronds, et de gros bâtons à
la main. Ils n'étaient pas moins inquiétants par leur grande stature et
leurs vastes poings que par leur marche sinistre dans les ténèbres. On
eût dit quatre spectres déguisés en bourgeois.
Ils s'arrêtèrent au milieu du carrefour et firent groupe, comme des gens
qui se consultent. Ils avaient l'air indécis. Celui qui paraissait les
conduire se tourna et désigna vivement de la main droite la direction où
s'était engagé Jean Valjean; un autre semblait indiquer avec une
certaine obstination la direction contraire. À l'instant où le premier
se retourna, la lune éclaira en plein son visage. Jean Valjean reconnut
parfaitement Javert.
Chapitre II
Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures
L'incertitude cessait pour Jean Valjean; heureusement elle durait encore
pour ces hommes. Il profita de leur hésitation; c'était du temps perdu
pour eux, gagné pour lui. Il sortit de dessous la porte où il s'était
tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la région du Jardin des
Plantes. Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et
la porta. Il n'y avait point un passant, et l'on n'avait pas allumé les
réverbères à cause de la lune.
Il doubla le pas.
En quelques enjambées, il atteignit la poterie Goblet sur la façade de
laquelle le clair de lune faisait très distinctement lisible la vieille
inscription:
_De Goblet fils c'est ici la fabrique;_
_Venez choisir des cruches et des brocs,_
_Des pots à fleurs, des tuyaux, de la brique._
_À tout venant le Coeur vend des Carreaux._
Il laissa derrière lui la rue de la Clef, puis la fontaine Saint-Victor,
longea le Jardin des Plantes par les rues basses, et arriva au quai. Là
il se retourna. Le quai était désert. Les rues étaient désertes.
Personne derrière lui. Il respira.
Il gagna le pont d'Austerlitz.
Le péage y existait encore à cette époque.
Il se présenta au bureau du péager, et donna un sou.--C'est deux sous,
dit l'invalide du pont. Vous portez là un enfant qui peut marcher. Payez
pour deux.
Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation.
Toute fuite doit être un glissement.
Une grosse charrette passait la Seine en même temps que lui et allait
comme lui sur la rive droite. Cela lui fut utile. Il put traverser tout
le pont dans l'ombre de cette charrette.
Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira
marcher. Il la posa à terre et la reprit par la main.
Le pont franchi, il aperçut un peu à droite des chantiers devant lui; il
y marcha. Pour y arriver, il fallait s'aventurer dans un assez large
espace découvert et éclairé. Il n'hésita pas. Ceux qui le traquaient
étaient évidemment dépistés et Jean Valjean se croyait hors de danger.
Cherché, oui; suivi, non.
Une petite rue, la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine, s'ouvrait entre
deux chantiers enclos de murs. Cette rue était étroite, obscure, et
comme faite exprès pour lui. Avant d'y entrer, il regarda en arrière.
Du point où il était, il voyait dans toute sa longueur le pont
d'Austerlitz.
Quatre ombres venaient d'entrer sur le pont.
Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se dirigeaient
vers la rive droite.
Ces quatre ombres, c'étaient les quatre hommes.
Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise.
Il lui restait une espérance; c'est que ces hommes peut-être n'étaient
pas encore entrés sur le pont et ne l'avaient pas aperçu au moment où il
avait traversé, tenant Cosette par la main, la grande place éclairée.
En ce cas-là, en s'enfonçant dans la petite rue qui était devant lui,
s'il parvenait à atteindre les chantiers, les marais, les cultures, les
terrains non bâtis, il pouvait échapper.
Il lui sembla qu'on pouvait se confier à cette petite rue silencieuse.
Il y entra.
Chapitre III
Voir le plan de Paris de 1727
Au bout de trois cents pas, il arriva à un point où la rue se
bifurquait. Elle se partageait en deux rues, obliquant l'une à gauche,
l'autre à droite. Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches
d'un Y. Laquelle choisir?
Il ne balança point, il prit la droite.
Pourquoi?
C'est que la branche gauche allait vers le faubourg, c'est-à-dire vers
les lieux habités, et la branche droite vers la campagne, c'est-à-dire
vers les lieux déserts.
Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. Le pas de Cosette
ralentissait le pas de Jean Valjean.
Il se remit à la porter. Cosette appuyait sa tête sur l'épaule du
bonhomme et ne disait pas un mot.
Il se retournait de temps en temps et regardait. Il avait soin de se
tenir toujours du côté obscur de la rue. La rue était droite derrière
lui. Les deux ou trois premières fois qu'il se retourna, il ne vit rien,
le silence était profond, il continua sa marche un peu rassuré. Tout à
coup, à un certain instant, s'étant retourné, il lui sembla voir dans la
partie de la rue où il venait de passer, loin dans l'obscurité, quelque
chose qui bougeait.
Il se précipita en avant, plutôt qu'il ne marcha, espérant trouver
quelque ruelle latérale, s'évader par là, et rompre encore une fois sa
piste.
Il arriva à un mur.
Ce mur pourtant n'était point une impossibilité d'aller plus loin;
c'était une muraille bordant une ruelle transversale à laquelle
aboutissait la rue où s'était engagé Jean Valjean.
Ici encore il fallait se décider; prendre à droite ou à gauche.
Il regarda à droite. La ruelle se prolongeait en tronçon entre des
constructions qui étaient des hangars ou des granges, puis se terminait
en impasse. On voyait distinctement le fond du cul-de-sac; un grand mur
blanc.
Il regarda à gauche. La ruelle de ce côté était ouverte, et, au bout de
deux cents pas environ, tombait dans une rue dont elle était l'affluent.
C'était de ce côté-là qu'était le salut.
Au moment où Jean Valjean songeait à tourner à gauche, pour tâcher de
gagner la rue qu'il entrevoyait au bout de la ruelle, il aperçut, à
l'angle de la ruelle et de cette rue vers laquelle il allait se diriger,
une espèce de statue noire, immobile.
C'était quelqu'un, un homme, qui venait d'être posté là évidemment, et
qui, barrant le passage, attendait.
Jean Valjean recula.
Le point de Paris où se trouvait Jean Valjean, situé entre le faubourg
Saint-Antoine et la Râpée, est un de ceux qu'ont transformés de fond en
comble les travaux récents, enlaidissements selon les uns,
transfiguration selon les autres. Les cultures, les chantiers et les
vieilles bâtisses se sont effacés. Il y a là aujourd'hui de grandes rues
toutes neuves, des arènes, des cirques, des hippodromes, des
embarcadères de chemin de fer, une prison, Mazas; le progrès, comme on
voit, avec son correctif. Il y a un demi-siècle, dans cette langue
usuelle populaire, toute faite de traditions, qui s'obstine à appeler
l'Institut _les Quatre-Nations_ et l'Opéra-Comique _Feydeau_, l'endroit
précis où était parvenu Jean Valjean se nommait _le Petit-Picpus_. La
porte Saint-Jacques, la porte Paris, la barrière des Sergents, les
Porcherons, la Galiote, les Célestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe,
l'Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus, ce sont les
noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire du peuple
flotte sur ces épaves du passé.
Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peine et n'a jamais été qu'une
ébauche de quartier, avait presque l'aspect monacal d'une ville
espagnole. Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties.
Excepté les deux ou trois rues dont nous allons parler, tout y était
muraille et solitude. Pas une boutique, pas une voiture; à peine çà et
là une chandelle allumée aux fenêtres; toute lumière éteinte après dix
heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais; de rares
maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons.
Tel était ce quartier au dernier siècle. La révolution l'avait déjà fort
rabroué. L'édilité républicaine l'avait démoli, percé, troué. Des dépôts
de gravats y avaient été établis. Il y a trente ans, ce quartier
disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. Aujourd'hui il
est biffé tout à fait. Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n'a gardé
trace, est assez clairement indiqué dans le plan de 1727, publié à Paris
charmante lumière. Les meilleurs ne sont pas exempts d'une pensée
égoïste. Par moments il songeait avec une sorte de joie qu'elle serait
laide.
Ceci n'est qu'une opinion personnelle; mais pour dire notre pensée tout
entière, au point où en était Jean Valjean quand il se mit à aimer
Cosette, il ne nous est pas prouvé qu'il n'ait pas eu besoin de ce
ravitaillement pour persévérer dans le bien. Il venait de voir sous de
nouveaux aspects la méchanceté des hommes et la misère de la société,
aspects incomplets et qui ne montraient fatalement qu'un côté du vrai,
le sort de la femme résumé dans Fantine, l'autorité publique
personnifiée dans Javert; il était retourné au bagne, cette fois pour
avoir bien fait; de nouvelles amertumes l'avaient abreuvé; le dégoût et
la lassitude le reprenaient; le souvenir même de l'évêque touchait
peut-être à quelque moment d'éclipse, sauf à reparaître plus tard
lumineux et triomphant; mais enfin ce souvenir sacré s'affaiblissait.
Qui sait si Jean Valjean n'était pas à la veille de se décourager et de
retomber? Il aima, et il redevint fort. Hélas! il n'était guère moins
chancelant que Cosette. Il la protégea et elle l'affermit. Grâce à lui,
elle put marcher dans la vie; grâce à elle, il put continuer dans la
vertu. Il fut le soutien de cet enfant et cet enfant fut son point
d'appui. O mystère insondable et divin des équilibres de la destinée!
Chapitre IV
Les remarques de la principale locataire
Jean Valjean avait la prudence de ne sortir jamais le jour. Tous les
soirs, au crépuscule, il se promenait une heure ou deux, quelquefois
seul, souvent avec Cosette, cherchant les contre-allées du boulevard les
plus solitaires, ou entrant dans les églises à la tombée de la nuit. Il
allait volontiers à Saint-Médard qui est l'église la plus proche. Quand
il n'emmenait pas Cosette, elle restait avec la vieille femme; mais
c'était la joie de l'enfant de sortir avec le bonhomme. Elle préférait
une heure avec lui même aux tête-à-tête ravissants de Catherine. Il
marchait en la tenant par la main et en lui disant des choses douces.
Il se trouva que Cosette était très gaie.
La vieille faisait le ménage et la cuisine et allait aux provisions.
Ils vivaient sobrement, ayant toujours un peu de feu, mais comme des
gens très gênés. Jean Valjean n'avait rien changé au mobilier du premier
jour; seulement il avait fait remplacer par une porte pleine la porte
vitrée du cabinet de Cosette.
Il avait toujours sa redingote jaune, sa culotte noire et son vieux
chapeau. Dans la rue on le prenait pour un pauvre. Il arrivait
quelquefois que des bonnes femmes se retournaient et lui donnaient un
sou. Jean Valjean recevait le sou et saluait profondément. Il arrivait
aussi parfois qu'il rencontrait quelque misérable demandant la charité,
alors il regardait derrière lui si personne ne le voyait, s'approchait
furtivement du malheureux, lui mettait dans la main une pièce de
monnaie, souvent une pièce d'argent, et s'éloignait rapidement. Cela
avait ses inconvénients. On commençait à le connaître dans le quartier
sous le nom du _mendiant qui fait l'aumône_. La vieille _principale
locataire_, créature rechignée, toute pétrie vis-à-vis du prochain de
l'attention des envieux, examinait beaucoup Jean Valjean, sans qu'il
s'en doutât. Elle était un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. Il lui
restait de son passé deux dents, l'une en haut, l'autre en bas, qu'elle
cognait toujours l'une contre l'autre. Elle avait fait des questions à
Cosette qui, ne sachant rien, n'avait pu rien dire, sinon qu'elle venait
de Montfermeil. Un matin, cette guetteuse aperçut Jean Valjean qui
entrait, d'un air qui sembla à la commère particulier, dans un des
compartiments inhabités de la masure. Elle le suivit du pas d'une
vieille chatte, et put l'observer, sans en être vue, par la fente de la
porte qui était tout contre. Jean Valjean, pour plus de précaution sans
doute, tournait le dos à cette porte. La vieille le vit fouiller dans sa
poche et y prendre un étui, des ciseaux et du fil, puis il se mit à
découdre la doublure d'un pan de sa redingote et il tira de l'ouverture
un morceau de papier jaunâtre qu'il déplia. La vieille reconnut avec
épouvante que c'était un billet de mille francs. C'était le second ou le
troisième qu'elle voyait depuis qu'elle était au monde. Elle s'enfuit
très effrayée.
Un moment après, Jean Valjean l'aborda et la pria d'aller lui changer ce
billet de mille francs, ajoutant que c'était le semestre de sa rente
qu'il avait touché la veille.--Où? pensa la vieille. Il n'est sorti qu'à
six heures du soir, et la caisse du gouvernement n'est certainement pas
ouverte à cette heure-là. La vieille alla changer le billet et fit ses
conjectures. Ce billet de mille francs, commenté et multiplié, produisit
une foule de conversations effarées parmi les commères de la rue des
Vignes-Saint-Marcel.
Les jours suivants, il arriva que Jean Valjean, en manches de veste,
scia du bois dans le corridor. La vieille était dans la chambre et
faisait le ménage. Elle était seule, Cosette étant occupée à admirer le
bois qu'on sciait, la vieille vit la redingote accrochée à un clou, et
la scruta: la doublure avait été recousue. La bonne femme la palpa
attentivement, et crut sentir dans les pans et dans les entournures des
épaisseurs de papier. D'autres billets de mille francs sans doute! Elle
remarqua en outre qu'il y avait toutes sortes de choses dans les poches,
non seulement les aiguilles, les ciseaux et le fil qu'elle avait vus,
mais un gros portefeuille, un très grand couteau, et, détail suspect,
plusieurs perruques de couleurs variées. Chaque poche de cette redingote
avait l'air d'être une façon d'en-cas pour des événements imprévus.
Les habitants de la masure atteignirent ainsi les derniers jours de
l'hiver.
Chapitre V
Une pièce de cinq francs qui tombe à terre fait du bruit
Il y avait près de Saint-Médard un pauvre qui s'accroupissait sur la
margelle d'un puits banal condamné, et auquel Jean Valjean faisait
volontiers la charité. Il ne passait guère devant cet homme sans lui
donner quelques sous. Parfois il lui parlait. Les envieux de ce mendiant
disaient qu'il était _de la police_. C'était un vieux bedeau de
soixante-quinze ans qui marmottait continuellement des oraisons.
Un soir que Jean Valjean passait par là, il n'avait pas Cosette avec
lui, il aperçut le mendiant à sa place ordinaire sous le réverbère qu'on
venait d'allumer. Cet homme, selon son habitude, semblait prier et était
tout courbé. Jean Valjean alla à lui et lui mit dans la main son aumône
accoutumée. Le mendiant leva brusquement les yeux, regarda fixement Jean
Valjean, puis baissa rapidement la tête. Ce mouvement fut comme un
éclair, Jean Valjean eut un tressaillement. Il lui sembla qu'il venait
d'entrevoir, à la lueur du réverbère, non le visage placide et béat du
vieux bedeau, mais une figure effrayante et connue. Il eut l'impression
qu'on aurait en se trouvant tout à coup dans l'ombre face à face avec un
tigre. Il recula terrifié et pétrifié, n'osant ni respirer, ni parler,
ni rester, ni fuir, considérant le mendiant qui avait baissé sa tête
couverte d'une loque et paraissait ne plus savoir qu'il était là. Dans
ce moment étrange, un instinct, peut-être l'instinct mystérieux de la
conservation, fit que Jean Valjean ne prononça pas une parole. Le
mendiant avait la même taille, les mêmes guenilles, la même apparence
que tous les jours.--Bah!... dit Jean Valjean, je suis fou! je rêve!
impossible!--Et il rentra profondément troublé.
C'est à peine s'il osait s'avouer à lui-même que cette figure qu'il
avait cru voir était la figure de Javert.
La nuit, en y réfléchissant, il regretta de n'avoir pas questionné
l'homme pour le forcer à lever la tête une seconde fois.
Le lendemain à la nuit tombante il y retourna. Le mendiant était à sa
place.--Bonjour, bonhomme, dit résolument Jean Valjean en lui donnant un
sou. Le mendiant leva la tête, et répondit d'une voix dolente:--Merci,
mon bon monsieur.--C'était bien le vieux bedeau. Jean Valjean se sentit
pleinement rassuré. Il se mit à rire.--Où diable ai-je été voir là
Javert? pensa-t-il. Ah çà, est-ce que je vais avoir la berlue à
présent?--Il n'y songea plus.
Quelques jours après, il pouvait être huit heures du soir, il était dans
sa chambre et il faisait épeler Cosette à haute voix, il entendit
ouvrir, puis refermer la porte de la masure. Cela lui parut singulier.
La vieille, qui seule habitait avec lui la maison, se couchait toujours
à la nuit pour ne point user de chandelle. Jean Valjean fit signe à
Cosette de se taire. Il entendit qu'on montait l'escalier. À la rigueur
ce pouvait être la vieille qui avait pu se trouver malade et aller chez
l'apothicaire. Jean Valjean écouta. Le pas était lourd et sonnait comme
le pas d'un homme; mais la vieille portait de gros souliers et rien ne
ressemble au pas d'un homme comme le pas d'une vieille femme. Cependant
Jean Valjean souffla sa chandelle.
Il avait envoyé Cosette au lit en lui disant tout bas:--Couche-toi bien
doucement; et, pendant qu'il la baisait au front, les pas s'étaient
arrêtés. Jean Valjean demeura en silence, immobile, le dos tourné à la
porte, assis sur sa chaise dont il n'avait pas bougé, retenant son
souffle dans l'obscurité. Au bout d'un temps assez long, n'entendant
plus rien, il se retourna sans faire de bruit, et, comme il levait les
yeux vers la porte de sa chambre, il vit une lumière par le trou de la
serrure. Cette lumière faisait une sorte d'étoile sinistre dans le noir
de la porte et du mur. Il y avait évidemment là quelqu'un qui tenait une
chandelle à la main, et qui écoutait. Quelques minutes s'écoulèrent, et
la lumière s'en alla. Seulement il n'entendit plus aucun bruit de pas,
ce qui semblait indiquer que celui qui était venu écouter à la porte
avait ôté ses souliers.
Jean Valjean se jeta tout habillé sur son lit et ne put fermer l'oeil de
la nuit.
Au point du jour, comme il s'assoupissait de fatigue, il fut réveillé
par le grincement d'une porte qui s'ouvrait à quelque mansarde du fond
du corridor, puis il entendit le même pas d'homme qui avait monté
l'escalier la veille. Le pas s'approchait. Il se jeta à bas du lit et
appliqua son oeil au trou de sa serrure, lequel était assez grand,
espérant voir au passage l'être quelconque qui s'était introduit la nuit
dans la masure et qui avait écouté à sa porte. C'était un homme en effet
qui passa, cette fois sans s'arrêter, devant la chambre de Jean Valjean.
Le corridor était encore trop obscur pour qu'on pût distinguer son
visage; mais quand l'homme arriva à l'escalier, un rayon de la lumière
du dehors le fit saillir comme une silhouette, et Jean Valjean le vit de
dos complètement. L'homme était de haute taille, vêtu d'une redingote
longue, avec un gourdin sous son bras. C'était l'encolure formidable de
Javert.
Jean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa fenêtre sur le
boulevard. Mais il eût fallu ouvrir cette fenêtre, il n'osa pas.
Il était évident que cet homme était entré avec une clef, et comme chez
lui. Qui lui avait donné cette clef? qu'est-ce que cela voulait dire?
À sept heures du matin, quand la vieille vint faire le ménage, Jean
Valjean lui jeta un coup d'oeil pénétrant, mais il ne l'interrogea pas.
La bonne femme était comme à l'ordinaire.
Tout en balayant, elle lui dit:--Monsieur a peut-être entendu quelqu'un
qui entrait cette nuit?
À cet âge et sur ce boulevard, huit heures du soir, c'est la nuit la
plus noire.
--À propos, c'est vrai, répondit-il de l'accent le plus naturel. Qui
était-ce donc?
--C'est un nouveau locataire, dit la vieille, qu'il y a dans la maison.
--Et qui s'appelle?
--Je ne sais plus trop. Monsieur Dumont ou Daumont. Un nom comme cela.
--Et qu'est-ce qu'il est, ce monsieur Dumont.
La vieille le considéra avec ses petits yeux de fouine, et répondit:
--Un rentier, comme vous.
Elle n'avait peut-être aucune intention. Jean Valjean crut lui en
démêler une.
Quant la vieille fut partie, il fit un rouleau d'une centaine de francs
qu'il avait dans une armoire et le mit dans sa poche. Quelque précaution
qu'il prit dans cette opération pour qu'on ne l'entendît pas remuer de
l'argent, une pièce de cent sous lui échappa des mains et roula
bruyamment sur le carreau.
À la brune, il descendit et regarda avec attention de tous les côtés sur
le boulevard. Il n'y vit personne. Le boulevard semblait absolument
désert. Il est vrai qu'on peut s'y cacher derrière les arbres.
Il remonta.
--Viens, dit-il à Cosette.
Il la prit par la main, et ils sortirent tous deux.
Livre cinquième--À chasse noire, meute muette
Chapitre I
Les zigzags de la stratégie
Ici, pour les pages qu'on va lire et pour d'autres encore qu'on
rencontrera plus tard, une observation est nécessaire.
Voilà bien des années déjà que l'auteur de ce livre, forcé, à regret, de
parler de lui, est absent de Paris. Depuis qu'il l'a quitté, Paris s'est
transformé. Une ville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte
inconnue. Il n'a pas besoin de dire qu'il aime Paris; Paris est la ville
natale de son esprit. Par suite des démolitions et des reconstructions,
le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu'il a religieusement emporté dans sa
mémoire, est à cette heure un Paris d'autrefois. Qu'on lui permette de
parler de ce Paris-là comme s'il existait encore. Il est possible que là
où l'auteur va conduire les lecteurs en disant: «Dans telle rue il y a
telle maison», il n'y ait plus aujourd'hui ni maison ni rue. Les
lecteurs vérifieront, s'ils veulent en prendre la peine. Quant à lui, il
ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris ancien devant les
yeux dans une illusion qui lui est précieuse. C'est une douceur pour lui
de rêver qu'il reste derrière lui quelque chose de ce qu'il voyait quand
il était dans son pays, et que tout ne s'est pas évanoui. Tant qu'on va
et vient dans le pays natal, on s'imagine que ces rues vous sont
indifférentes, que ces fenêtres, ces toits et ces portes ne vous sont de
rien, que ces murs vous sont étrangers, que ces arbres sont les premiers
arbres venus, que ces maisons où l'on n'entre pas vous sont inutiles,
que ces pavés où l'on marche sont des pierres. Plus tard, quand on n'y
est plus, on s'aperçoit que ces rues vous sont chères, que ces toits,
ces fenêtres et ces portes vous manquent, que ces murailles vous sont
nécessaires, que ces arbres sont vos bien-aimés, que ces maisons où l'on
n'entrait pas on y entrait tous les jours, et qu'on a laissé de ses
entrailles, de son sang et de son coeur dans ces pavés. Tous ces lieux
qu'on ne voit plus, qu'on ne reverra jamais peut-être, et dont on a
gardé l'image, prennent un charme douloureux, vous reviennent avec la
mélancolie d'une apparition, vous font la terre sainte visible, et sont,
pour ainsi dire, la forme même de la France; et on les aime et on les
invoque tels qu'ils sont, tels qu'ils étaient, et l'on s'y obstine, et
l'on n'y veut rien changer, car on tient à la figure de la patrie comme
au visage de sa mère.
Qu'il nous soit donc permis de parler du passé au présent. Cela dit,
nous prions le lecteur d'en tenir note, et nous continuons.
Jean Valjean avait tout de suite quitté le boulevard et s'était engagé
dans les rues, faisant le plus de lignes brisées qu'il pouvait, revenant
quelquefois brusquement sur ses pas pour s'assurer qu'il n'était point
suivi.
Cette manoeuvre est propre au cerf traqué. Sur les terrains où la trace
peut s'imprimer, cette manoeuvre a, entre autres avantages, celui de
tromper les chasseurs et les chiens par le contre-pied. C'est ce qu'en
vénerie on appelle _faux rembuchement_.
C'était une nuit de pleine lune. Jean Valjean n'en fut pas fâché. La
lune, encore très près de l'horizon, coupait dans les rues de grands
pans d'ombre et de lumière. Jean Valjean pouvait se glisser le long des
maisons et des murs dans le côté sombre et observer le côté clair. Il ne
réfléchissait peut-être pas assez que le côté obscur lui échappait.
Pourtant, dans toutes les ruelles désertes qui avoisinent la rue de
Poliveau, il crut être certain que personne ne venait derrière lui.
Cosette marchait sans faire de questions. Les souffrances des six
premières années de sa vie avaient introduit quelque chose de passif
dans sa nature. D'ailleurs, et c'est là une remarque sur laquelle nous
aurons plus d'une occasion de revenir, elle était habituée, sans trop
s'en rendre compte, aux singularités du bonhomme et aux bizarreries de
la destinée. Et puis elle se sentait en sûreté, étant avec lui.
Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait où il allait. Il se
confiait à Dieu comme elle se confiait à lui. Il lui semblait qu'il
tenait, lui aussi, quelqu'un de plus grand que lui par la main; il
croyait sentir un être qui le menait, invisible. Du reste il n'avait
aucune idée arrêtée, aucun plan, aucun projet. Il n'était même pas
absolument sûr que ce fût Javert, et puis ce pouvait être Javert sans
que Javert sût que c'était lui Jean Valjean. N'était-il pas déguisé? ne
le croyait-on pas mort? Cependant depuis quelques jours il se passait
des choses qui devenaient singulières. Il ne lui en fallait pas
davantage. Il était déterminé à ne plus rentrer dans la maison Gorbeau.
Comme l'animal chassé du gîte, il cherchait un trou où se cacher, en
attendant qu'il en trouvât un où se loger.
Jean Valjean décrivit plusieurs labyrinthes variés dans le quartier
Mouffetard, déjà endormi comme s'il avait encore la discipline du moyen
âge et le joug du couvre-feu; il combina de diverses façons, dans des
stratégies savantes, la rue Censier et la rue Copeau, la rue du
Battoir-Saint-Victor et la rue du Puits-l'Ermite. Il y a par là des
logeurs, mais il n'y entrait même pas, ne trouvant point ce qui lui
convenait. Par exemple, il ne doutait pas que, si, par hasard, on avait
cherché sa piste, on ne l'eût perdue.
Comme onze heures sonnaient à Saint-Etienne-du-Mont, il traversait la
rue de Pontoise devant le bureau du commissaire de police qui est au no
14. Quelques instants après, l'instinct dont nous parlions plus haut fit
qu'il se retourna. En ce moment, il vit distinctement, grâce à la
lanterne du commissaire qui les trahissait, trois hommes qui le
suivaient d'assez près passer successivement sous cette lanterne dans le
côté ténébreux de la rue. L'un de ces trois hommes entra dans l'allée de
la maison du commissaire. Celui qui marchait en tête lui parut
décidément suspect.--Viens, enfant, dit-il à Cosette, et il se hâta de
quitter la rue de Pontoise.
Il fit un circuit, tourna le passage des Patriarches qui était fermé à
cause de l'heure, arpenta la rue de l'Épée-de-Bois et la rue de
l'Arbalète et s'enfonça dans la rue des Postes.
Il y a là un carrefour, où est aujourd'hui le collège Rollin et où vient
s'embrancher la rue Neuve-Sainte-Geneviève.
(Il va sans dire que la rue Neuve-Sainte-Geneviève est une vieille rue,
et qu'il ne passe pas une chaise de poste tous les dix ans rue des
Postes. Cette rue des Postes était au treizième siècle habitée par des
potiers et son vrai nom est rue des Pots.)
La lune jetait une vive lumière dans ce carrefour. Jean Valjean
s'embusqua sous une porte, calculant que si ces hommes le suivaient
encore, il ne pourrait manquer de les très bien voir lorsqu'ils
traverseraient cette clarté.
En effet, il ne s'était pas écoulé trois minutes que les hommes
parurent. Ils étaient maintenant quatre; tous de haute taille, vêtus de
longues redingotes brunes, avec des chapeaux ronds, et de gros bâtons à
la main. Ils n'étaient pas moins inquiétants par leur grande stature et
leurs vastes poings que par leur marche sinistre dans les ténèbres. On
eût dit quatre spectres déguisés en bourgeois.
Ils s'arrêtèrent au milieu du carrefour et firent groupe, comme des gens
qui se consultent. Ils avaient l'air indécis. Celui qui paraissait les
conduire se tourna et désigna vivement de la main droite la direction où
s'était engagé Jean Valjean; un autre semblait indiquer avec une
certaine obstination la direction contraire. À l'instant où le premier
se retourna, la lune éclaira en plein son visage. Jean Valjean reconnut
parfaitement Javert.
Chapitre II
Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures
L'incertitude cessait pour Jean Valjean; heureusement elle durait encore
pour ces hommes. Il profita de leur hésitation; c'était du temps perdu
pour eux, gagné pour lui. Il sortit de dessous la porte où il s'était
tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la région du Jardin des
Plantes. Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et
la porta. Il n'y avait point un passant, et l'on n'avait pas allumé les
réverbères à cause de la lune.
Il doubla le pas.
En quelques enjambées, il atteignit la poterie Goblet sur la façade de
laquelle le clair de lune faisait très distinctement lisible la vieille
inscription:
_De Goblet fils c'est ici la fabrique;_
_Venez choisir des cruches et des brocs,_
_Des pots à fleurs, des tuyaux, de la brique._
_À tout venant le Coeur vend des Carreaux._
Il laissa derrière lui la rue de la Clef, puis la fontaine Saint-Victor,
longea le Jardin des Plantes par les rues basses, et arriva au quai. Là
il se retourna. Le quai était désert. Les rues étaient désertes.
Personne derrière lui. Il respira.
Il gagna le pont d'Austerlitz.
Le péage y existait encore à cette époque.
Il se présenta au bureau du péager, et donna un sou.--C'est deux sous,
dit l'invalide du pont. Vous portez là un enfant qui peut marcher. Payez
pour deux.
Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation.
Toute fuite doit être un glissement.
Une grosse charrette passait la Seine en même temps que lui et allait
comme lui sur la rive droite. Cela lui fut utile. Il put traverser tout
le pont dans l'ombre de cette charrette.
Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira
marcher. Il la posa à terre et la reprit par la main.
Le pont franchi, il aperçut un peu à droite des chantiers devant lui; il
y marcha. Pour y arriver, il fallait s'aventurer dans un assez large
espace découvert et éclairé. Il n'hésita pas. Ceux qui le traquaient
étaient évidemment dépistés et Jean Valjean se croyait hors de danger.
Cherché, oui; suivi, non.
Une petite rue, la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine, s'ouvrait entre
deux chantiers enclos de murs. Cette rue était étroite, obscure, et
comme faite exprès pour lui. Avant d'y entrer, il regarda en arrière.
Du point où il était, il voyait dans toute sa longueur le pont
d'Austerlitz.
Quatre ombres venaient d'entrer sur le pont.
Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se dirigeaient
vers la rive droite.
Ces quatre ombres, c'étaient les quatre hommes.
Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise.
Il lui restait une espérance; c'est que ces hommes peut-être n'étaient
pas encore entrés sur le pont et ne l'avaient pas aperçu au moment où il
avait traversé, tenant Cosette par la main, la grande place éclairée.
En ce cas-là, en s'enfonçant dans la petite rue qui était devant lui,
s'il parvenait à atteindre les chantiers, les marais, les cultures, les
terrains non bâtis, il pouvait échapper.
Il lui sembla qu'on pouvait se confier à cette petite rue silencieuse.
Il y entra.
Chapitre III
Voir le plan de Paris de 1727
Au bout de trois cents pas, il arriva à un point où la rue se
bifurquait. Elle se partageait en deux rues, obliquant l'une à gauche,
l'autre à droite. Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches
d'un Y. Laquelle choisir?
Il ne balança point, il prit la droite.
Pourquoi?
C'est que la branche gauche allait vers le faubourg, c'est-à-dire vers
les lieux habités, et la branche droite vers la campagne, c'est-à-dire
vers les lieux déserts.
Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. Le pas de Cosette
ralentissait le pas de Jean Valjean.
Il se remit à la porter. Cosette appuyait sa tête sur l'épaule du
bonhomme et ne disait pas un mot.
Il se retournait de temps en temps et regardait. Il avait soin de se
tenir toujours du côté obscur de la rue. La rue était droite derrière
lui. Les deux ou trois premières fois qu'il se retourna, il ne vit rien,
le silence était profond, il continua sa marche un peu rassuré. Tout à
coup, à un certain instant, s'étant retourné, il lui sembla voir dans la
partie de la rue où il venait de passer, loin dans l'obscurité, quelque
chose qui bougeait.
Il se précipita en avant, plutôt qu'il ne marcha, espérant trouver
quelque ruelle latérale, s'évader par là, et rompre encore une fois sa
piste.
Il arriva à un mur.
Ce mur pourtant n'était point une impossibilité d'aller plus loin;
c'était une muraille bordant une ruelle transversale à laquelle
aboutissait la rue où s'était engagé Jean Valjean.
Ici encore il fallait se décider; prendre à droite ou à gauche.
Il regarda à droite. La ruelle se prolongeait en tronçon entre des
constructions qui étaient des hangars ou des granges, puis se terminait
en impasse. On voyait distinctement le fond du cul-de-sac; un grand mur
blanc.
Il regarda à gauche. La ruelle de ce côté était ouverte, et, au bout de
deux cents pas environ, tombait dans une rue dont elle était l'affluent.
C'était de ce côté-là qu'était le salut.
Au moment où Jean Valjean songeait à tourner à gauche, pour tâcher de
gagner la rue qu'il entrevoyait au bout de la ruelle, il aperçut, à
l'angle de la ruelle et de cette rue vers laquelle il allait se diriger,
une espèce de statue noire, immobile.
C'était quelqu'un, un homme, qui venait d'être posté là évidemment, et
qui, barrant le passage, attendait.
Jean Valjean recula.
Le point de Paris où se trouvait Jean Valjean, situé entre le faubourg
Saint-Antoine et la Râpée, est un de ceux qu'ont transformés de fond en
comble les travaux récents, enlaidissements selon les uns,
transfiguration selon les autres. Les cultures, les chantiers et les
vieilles bâtisses se sont effacés. Il y a là aujourd'hui de grandes rues
toutes neuves, des arènes, des cirques, des hippodromes, des
embarcadères de chemin de fer, une prison, Mazas; le progrès, comme on
voit, avec son correctif. Il y a un demi-siècle, dans cette langue
usuelle populaire, toute faite de traditions, qui s'obstine à appeler
l'Institut _les Quatre-Nations_ et l'Opéra-Comique _Feydeau_, l'endroit
précis où était parvenu Jean Valjean se nommait _le Petit-Picpus_. La
porte Saint-Jacques, la porte Paris, la barrière des Sergents, les
Porcherons, la Galiote, les Célestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe,
l'Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus, ce sont les
noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire du peuple
flotte sur ces épaves du passé.
Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peine et n'a jamais été qu'une
ébauche de quartier, avait presque l'aspect monacal d'une ville
espagnole. Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties.
Excepté les deux ou trois rues dont nous allons parler, tout y était
muraille et solitude. Pas une boutique, pas une voiture; à peine çà et
là une chandelle allumée aux fenêtres; toute lumière éteinte après dix
heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais; de rares
maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons.
Tel était ce quartier au dernier siècle. La révolution l'avait déjà fort
rabroué. L'édilité républicaine l'avait démoli, percé, troué. Des dépôts
de gravats y avaient été établis. Il y a trente ans, ce quartier
disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. Aujourd'hui il
est biffé tout à fait. Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n'a gardé
trace, est assez clairement indiqué dans le plan de 1727, publié à Paris
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