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Les misérables Tome II: Cosette - 12

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  l'aimait. Il se voyait tout un avenir éclairé par Cosette comme par une
  charmante lumière. Les meilleurs ne sont pas exempts d'une pensée
  égoïste. Par moments il songeait avec une sorte de joie qu'elle serait
  laide.
  Ceci n'est qu'une opinion personnelle; mais pour dire notre pensée tout
  entière, au point où en était Jean Valjean quand il se mit à aimer
  Cosette, il ne nous est pas prouvé qu'il n'ait pas eu besoin de ce
  ravitaillement pour persévérer dans le bien. Il venait de voir sous de
  nouveaux aspects la méchanceté des hommes et la misère de la société,
  aspects incomplets et qui ne montraient fatalement qu'un côté du vrai,
  le sort de la femme résumé dans Fantine, l'autorité publique
  personnifiée dans Javert; il était retourné au bagne, cette fois pour
  avoir bien fait; de nouvelles amertumes l'avaient abreuvé; le dégoût et
  la lassitude le reprenaient; le souvenir même de l'évêque touchait
  peut-être à quelque moment d'éclipse, sauf à reparaître plus tard
  lumineux et triomphant; mais enfin ce souvenir sacré s'affaiblissait.
  Qui sait si Jean Valjean n'était pas à la veille de se décourager et de
  retomber? Il aima, et il redevint fort. Hélas! il n'était guère moins
  chancelant que Cosette. Il la protégea et elle l'affermit. Grâce à lui,
  elle put marcher dans la vie; grâce à elle, il put continuer dans la
  vertu. Il fut le soutien de cet enfant et cet enfant fut son point
  d'appui. O mystère insondable et divin des équilibres de la destinée!
  
  
  Chapitre IV
  Les remarques de la principale locataire
  
  Jean Valjean avait la prudence de ne sortir jamais le jour. Tous les
  soirs, au crépuscule, il se promenait une heure ou deux, quelquefois
  seul, souvent avec Cosette, cherchant les contre-allées du boulevard les
  plus solitaires, ou entrant dans les églises à la tombée de la nuit. Il
  allait volontiers à Saint-Médard qui est l'église la plus proche. Quand
  il n'emmenait pas Cosette, elle restait avec la vieille femme; mais
  c'était la joie de l'enfant de sortir avec le bonhomme. Elle préférait
  une heure avec lui même aux tête-à-tête ravissants de Catherine. Il
  marchait en la tenant par la main et en lui disant des choses douces.
  Il se trouva que Cosette était très gaie.
  La vieille faisait le ménage et la cuisine et allait aux provisions.
  Ils vivaient sobrement, ayant toujours un peu de feu, mais comme des
  gens très gênés. Jean Valjean n'avait rien changé au mobilier du premier
  jour; seulement il avait fait remplacer par une porte pleine la porte
  vitrée du cabinet de Cosette.
  Il avait toujours sa redingote jaune, sa culotte noire et son vieux
  chapeau. Dans la rue on le prenait pour un pauvre. Il arrivait
  quelquefois que des bonnes femmes se retournaient et lui donnaient un
  sou. Jean Valjean recevait le sou et saluait profondément. Il arrivait
  aussi parfois qu'il rencontrait quelque misérable demandant la charité,
  alors il regardait derrière lui si personne ne le voyait, s'approchait
  furtivement du malheureux, lui mettait dans la main une pièce de
  monnaie, souvent une pièce d'argent, et s'éloignait rapidement. Cela
  avait ses inconvénients. On commençait à le connaître dans le quartier
  sous le nom du _mendiant qui fait l'aumône_. La vieille _principale
  locataire_, créature rechignée, toute pétrie vis-à-vis du prochain de
  l'attention des envieux, examinait beaucoup Jean Valjean, sans qu'il
  s'en doutât. Elle était un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. Il lui
  restait de son passé deux dents, l'une en haut, l'autre en bas, qu'elle
  cognait toujours l'une contre l'autre. Elle avait fait des questions à
  Cosette qui, ne sachant rien, n'avait pu rien dire, sinon qu'elle venait
  de Montfermeil. Un matin, cette guetteuse aperçut Jean Valjean qui
  entrait, d'un air qui sembla à la commère particulier, dans un des
  compartiments inhabités de la masure. Elle le suivit du pas d'une
  vieille chatte, et put l'observer, sans en être vue, par la fente de la
  porte qui était tout contre. Jean Valjean, pour plus de précaution sans
  doute, tournait le dos à cette porte. La vieille le vit fouiller dans sa
  poche et y prendre un étui, des ciseaux et du fil, puis il se mit à
  découdre la doublure d'un pan de sa redingote et il tira de l'ouverture
  un morceau de papier jaunâtre qu'il déplia. La vieille reconnut avec
  épouvante que c'était un billet de mille francs. C'était le second ou le
  troisième qu'elle voyait depuis qu'elle était au monde. Elle s'enfuit
  très effrayée.
  Un moment après, Jean Valjean l'aborda et la pria d'aller lui changer ce
  billet de mille francs, ajoutant que c'était le semestre de sa rente
  qu'il avait touché la veille.--Où? pensa la vieille. Il n'est sorti qu'à
  six heures du soir, et la caisse du gouvernement n'est certainement pas
  ouverte à cette heure-là. La vieille alla changer le billet et fit ses
  conjectures. Ce billet de mille francs, commenté et multiplié, produisit
  une foule de conversations effarées parmi les commères de la rue des
  Vignes-Saint-Marcel.
  Les jours suivants, il arriva que Jean Valjean, en manches de veste,
  scia du bois dans le corridor. La vieille était dans la chambre et
  faisait le ménage. Elle était seule, Cosette étant occupée à admirer le
  bois qu'on sciait, la vieille vit la redingote accrochée à un clou, et
  la scruta: la doublure avait été recousue. La bonne femme la palpa
  attentivement, et crut sentir dans les pans et dans les entournures des
  épaisseurs de papier. D'autres billets de mille francs sans doute! Elle
  remarqua en outre qu'il y avait toutes sortes de choses dans les poches,
  non seulement les aiguilles, les ciseaux et le fil qu'elle avait vus,
  mais un gros portefeuille, un très grand couteau, et, détail suspect,
  plusieurs perruques de couleurs variées. Chaque poche de cette redingote
  avait l'air d'être une façon d'en-cas pour des événements imprévus.
  Les habitants de la masure atteignirent ainsi les derniers jours de
  l'hiver.
  
  
  Chapitre V
  Une pièce de cinq francs qui tombe à terre fait du bruit
  
  Il y avait près de Saint-Médard un pauvre qui s'accroupissait sur la
  margelle d'un puits banal condamné, et auquel Jean Valjean faisait
  volontiers la charité. Il ne passait guère devant cet homme sans lui
  donner quelques sous. Parfois il lui parlait. Les envieux de ce mendiant
  disaient qu'il était _de la police_. C'était un vieux bedeau de
  soixante-quinze ans qui marmottait continuellement des oraisons.
  Un soir que Jean Valjean passait par là, il n'avait pas Cosette avec
  lui, il aperçut le mendiant à sa place ordinaire sous le réverbère qu'on
  venait d'allumer. Cet homme, selon son habitude, semblait prier et était
  tout courbé. Jean Valjean alla à lui et lui mit dans la main son aumône
  accoutumée. Le mendiant leva brusquement les yeux, regarda fixement Jean
  Valjean, puis baissa rapidement la tête. Ce mouvement fut comme un
  éclair, Jean Valjean eut un tressaillement. Il lui sembla qu'il venait
  d'entrevoir, à la lueur du réverbère, non le visage placide et béat du
  vieux bedeau, mais une figure effrayante et connue. Il eut l'impression
  qu'on aurait en se trouvant tout à coup dans l'ombre face à face avec un
  tigre. Il recula terrifié et pétrifié, n'osant ni respirer, ni parler,
  ni rester, ni fuir, considérant le mendiant qui avait baissé sa tête
  couverte d'une loque et paraissait ne plus savoir qu'il était là. Dans
  ce moment étrange, un instinct, peut-être l'instinct mystérieux de la
  conservation, fit que Jean Valjean ne prononça pas une parole. Le
  mendiant avait la même taille, les mêmes guenilles, la même apparence
  que tous les jours.--Bah!... dit Jean Valjean, je suis fou! je rêve!
  impossible!--Et il rentra profondément troublé.
  C'est à peine s'il osait s'avouer à lui-même que cette figure qu'il
  avait cru voir était la figure de Javert.
  La nuit, en y réfléchissant, il regretta de n'avoir pas questionné
  l'homme pour le forcer à lever la tête une seconde fois.
  Le lendemain à la nuit tombante il y retourna. Le mendiant était à sa
  place.--Bonjour, bonhomme, dit résolument Jean Valjean en lui donnant un
  sou. Le mendiant leva la tête, et répondit d'une voix dolente:--Merci,
  mon bon monsieur.--C'était bien le vieux bedeau. Jean Valjean se sentit
  pleinement rassuré. Il se mit à rire.--Où diable ai-je été voir là
  Javert? pensa-t-il. Ah çà, est-ce que je vais avoir la berlue à
  présent?--Il n'y songea plus.
  Quelques jours après, il pouvait être huit heures du soir, il était dans
  sa chambre et il faisait épeler Cosette à haute voix, il entendit
  ouvrir, puis refermer la porte de la masure. Cela lui parut singulier.
  La vieille, qui seule habitait avec lui la maison, se couchait toujours
  à la nuit pour ne point user de chandelle. Jean Valjean fit signe à
  Cosette de se taire. Il entendit qu'on montait l'escalier. À la rigueur
  ce pouvait être la vieille qui avait pu se trouver malade et aller chez
  l'apothicaire. Jean Valjean écouta. Le pas était lourd et sonnait comme
  le pas d'un homme; mais la vieille portait de gros souliers et rien ne
  ressemble au pas d'un homme comme le pas d'une vieille femme. Cependant
  Jean Valjean souffla sa chandelle.
  Il avait envoyé Cosette au lit en lui disant tout bas:--Couche-toi bien
  doucement; et, pendant qu'il la baisait au front, les pas s'étaient
  arrêtés. Jean Valjean demeura en silence, immobile, le dos tourné à la
  porte, assis sur sa chaise dont il n'avait pas bougé, retenant son
  souffle dans l'obscurité. Au bout d'un temps assez long, n'entendant
  plus rien, il se retourna sans faire de bruit, et, comme il levait les
  yeux vers la porte de sa chambre, il vit une lumière par le trou de la
  serrure. Cette lumière faisait une sorte d'étoile sinistre dans le noir
  de la porte et du mur. Il y avait évidemment là quelqu'un qui tenait une
  chandelle à la main, et qui écoutait. Quelques minutes s'écoulèrent, et
  la lumière s'en alla. Seulement il n'entendit plus aucun bruit de pas,
  ce qui semblait indiquer que celui qui était venu écouter à la porte
  avait ôté ses souliers.
  Jean Valjean se jeta tout habillé sur son lit et ne put fermer l'oeil de
  la nuit.
  Au point du jour, comme il s'assoupissait de fatigue, il fut réveillé
  par le grincement d'une porte qui s'ouvrait à quelque mansarde du fond
  du corridor, puis il entendit le même pas d'homme qui avait monté
  l'escalier la veille. Le pas s'approchait. Il se jeta à bas du lit et
  appliqua son oeil au trou de sa serrure, lequel était assez grand,
  espérant voir au passage l'être quelconque qui s'était introduit la nuit
  dans la masure et qui avait écouté à sa porte. C'était un homme en effet
  qui passa, cette fois sans s'arrêter, devant la chambre de Jean Valjean.
  Le corridor était encore trop obscur pour qu'on pût distinguer son
  visage; mais quand l'homme arriva à l'escalier, un rayon de la lumière
  du dehors le fit saillir comme une silhouette, et Jean Valjean le vit de
  dos complètement. L'homme était de haute taille, vêtu d'une redingote
  longue, avec un gourdin sous son bras. C'était l'encolure formidable de
  Javert.
  Jean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa fenêtre sur le
  boulevard. Mais il eût fallu ouvrir cette fenêtre, il n'osa pas.
  Il était évident que cet homme était entré avec une clef, et comme chez
  lui. Qui lui avait donné cette clef? qu'est-ce que cela voulait dire?
  À sept heures du matin, quand la vieille vint faire le ménage, Jean
  Valjean lui jeta un coup d'oeil pénétrant, mais il ne l'interrogea pas.
  La bonne femme était comme à l'ordinaire.
  Tout en balayant, elle lui dit:--Monsieur a peut-être entendu quelqu'un
  qui entrait cette nuit?
  À cet âge et sur ce boulevard, huit heures du soir, c'est la nuit la
  plus noire.
  --À propos, c'est vrai, répondit-il de l'accent le plus naturel. Qui
  était-ce donc?
  --C'est un nouveau locataire, dit la vieille, qu'il y a dans la maison.
  --Et qui s'appelle?
  --Je ne sais plus trop. Monsieur Dumont ou Daumont. Un nom comme cela.
  --Et qu'est-ce qu'il est, ce monsieur Dumont.
  La vieille le considéra avec ses petits yeux de fouine, et répondit:
  --Un rentier, comme vous.
  Elle n'avait peut-être aucune intention. Jean Valjean crut lui en
  démêler une.
  Quant la vieille fut partie, il fit un rouleau d'une centaine de francs
  qu'il avait dans une armoire et le mit dans sa poche. Quelque précaution
  qu'il prit dans cette opération pour qu'on ne l'entendît pas remuer de
  l'argent, une pièce de cent sous lui échappa des mains et roula
  bruyamment sur le carreau.
  À la brune, il descendit et regarda avec attention de tous les côtés sur
  le boulevard. Il n'y vit personne. Le boulevard semblait absolument
  désert. Il est vrai qu'on peut s'y cacher derrière les arbres.
  Il remonta.
  --Viens, dit-il à Cosette.
  Il la prit par la main, et ils sortirent tous deux.
  
  
  Livre cinquième--À chasse noire, meute muette
  
  
  Chapitre I
  Les zigzags de la stratégie
  
  Ici, pour les pages qu'on va lire et pour d'autres encore qu'on
  rencontrera plus tard, une observation est nécessaire.
  Voilà bien des années déjà que l'auteur de ce livre, forcé, à regret, de
  parler de lui, est absent de Paris. Depuis qu'il l'a quitté, Paris s'est
  transformé. Une ville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte
  inconnue. Il n'a pas besoin de dire qu'il aime Paris; Paris est la ville
  natale de son esprit. Par suite des démolitions et des reconstructions,
  le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu'il a religieusement emporté dans sa
  mémoire, est à cette heure un Paris d'autrefois. Qu'on lui permette de
  parler de ce Paris-là comme s'il existait encore. Il est possible que là
  où l'auteur va conduire les lecteurs en disant: «Dans telle rue il y a
  telle maison», il n'y ait plus aujourd'hui ni maison ni rue. Les
  lecteurs vérifieront, s'ils veulent en prendre la peine. Quant à lui, il
  ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris ancien devant les
  yeux dans une illusion qui lui est précieuse. C'est une douceur pour lui
  de rêver qu'il reste derrière lui quelque chose de ce qu'il voyait quand
  il était dans son pays, et que tout ne s'est pas évanoui. Tant qu'on va
  et vient dans le pays natal, on s'imagine que ces rues vous sont
  indifférentes, que ces fenêtres, ces toits et ces portes ne vous sont de
  rien, que ces murs vous sont étrangers, que ces arbres sont les premiers
  arbres venus, que ces maisons où l'on n'entre pas vous sont inutiles,
  que ces pavés où l'on marche sont des pierres. Plus tard, quand on n'y
  est plus, on s'aperçoit que ces rues vous sont chères, que ces toits,
  ces fenêtres et ces portes vous manquent, que ces murailles vous sont
  nécessaires, que ces arbres sont vos bien-aimés, que ces maisons où l'on
  n'entrait pas on y entrait tous les jours, et qu'on a laissé de ses
  entrailles, de son sang et de son coeur dans ces pavés. Tous ces lieux
  qu'on ne voit plus, qu'on ne reverra jamais peut-être, et dont on a
  gardé l'image, prennent un charme douloureux, vous reviennent avec la
  mélancolie d'une apparition, vous font la terre sainte visible, et sont,
  pour ainsi dire, la forme même de la France; et on les aime et on les
  invoque tels qu'ils sont, tels qu'ils étaient, et l'on s'y obstine, et
  l'on n'y veut rien changer, car on tient à la figure de la patrie comme
  au visage de sa mère.
  Qu'il nous soit donc permis de parler du passé au présent. Cela dit,
  nous prions le lecteur d'en tenir note, et nous continuons.
  Jean Valjean avait tout de suite quitté le boulevard et s'était engagé
  dans les rues, faisant le plus de lignes brisées qu'il pouvait, revenant
  quelquefois brusquement sur ses pas pour s'assurer qu'il n'était point
  suivi.
  Cette manoeuvre est propre au cerf traqué. Sur les terrains où la trace
  peut s'imprimer, cette manoeuvre a, entre autres avantages, celui de
  tromper les chasseurs et les chiens par le contre-pied. C'est ce qu'en
  vénerie on appelle _faux rembuchement_.
  C'était une nuit de pleine lune. Jean Valjean n'en fut pas fâché. La
  lune, encore très près de l'horizon, coupait dans les rues de grands
  pans d'ombre et de lumière. Jean Valjean pouvait se glisser le long des
  maisons et des murs dans le côté sombre et observer le côté clair. Il ne
  réfléchissait peut-être pas assez que le côté obscur lui échappait.
  Pourtant, dans toutes les ruelles désertes qui avoisinent la rue de
  Poliveau, il crut être certain que personne ne venait derrière lui.
  Cosette marchait sans faire de questions. Les souffrances des six
  premières années de sa vie avaient introduit quelque chose de passif
  dans sa nature. D'ailleurs, et c'est là une remarque sur laquelle nous
  aurons plus d'une occasion de revenir, elle était habituée, sans trop
  s'en rendre compte, aux singularités du bonhomme et aux bizarreries de
  la destinée. Et puis elle se sentait en sûreté, étant avec lui.
  Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait où il allait. Il se
  confiait à Dieu comme elle se confiait à lui. Il lui semblait qu'il
  tenait, lui aussi, quelqu'un de plus grand que lui par la main; il
  croyait sentir un être qui le menait, invisible. Du reste il n'avait
  aucune idée arrêtée, aucun plan, aucun projet. Il n'était même pas
  absolument sûr que ce fût Javert, et puis ce pouvait être Javert sans
  que Javert sût que c'était lui Jean Valjean. N'était-il pas déguisé? ne
  le croyait-on pas mort? Cependant depuis quelques jours il se passait
  des choses qui devenaient singulières. Il ne lui en fallait pas
  davantage. Il était déterminé à ne plus rentrer dans la maison Gorbeau.
  Comme l'animal chassé du gîte, il cherchait un trou où se cacher, en
  attendant qu'il en trouvât un où se loger.
  Jean Valjean décrivit plusieurs labyrinthes variés dans le quartier
  Mouffetard, déjà endormi comme s'il avait encore la discipline du moyen
  âge et le joug du couvre-feu; il combina de diverses façons, dans des
  stratégies savantes, la rue Censier et la rue Copeau, la rue du
  Battoir-Saint-Victor et la rue du Puits-l'Ermite. Il y a par là des
  logeurs, mais il n'y entrait même pas, ne trouvant point ce qui lui
  convenait. Par exemple, il ne doutait pas que, si, par hasard, on avait
  cherché sa piste, on ne l'eût perdue.
  Comme onze heures sonnaient à Saint-Etienne-du-Mont, il traversait la
  rue de Pontoise devant le bureau du commissaire de police qui est au no
  14. Quelques instants après, l'instinct dont nous parlions plus haut fit
  qu'il se retourna. En ce moment, il vit distinctement, grâce à la
  lanterne du commissaire qui les trahissait, trois hommes qui le
  suivaient d'assez près passer successivement sous cette lanterne dans le
  côté ténébreux de la rue. L'un de ces trois hommes entra dans l'allée de
  la maison du commissaire. Celui qui marchait en tête lui parut
  décidément suspect.--Viens, enfant, dit-il à Cosette, et il se hâta de
  quitter la rue de Pontoise.
  Il fit un circuit, tourna le passage des Patriarches qui était fermé à
  cause de l'heure, arpenta la rue de l'Épée-de-Bois et la rue de
  l'Arbalète et s'enfonça dans la rue des Postes.
  Il y a là un carrefour, où est aujourd'hui le collège Rollin et où vient
  s'embrancher la rue Neuve-Sainte-Geneviève.
  (Il va sans dire que la rue Neuve-Sainte-Geneviève est une vieille rue,
  et qu'il ne passe pas une chaise de poste tous les dix ans rue des
  Postes. Cette rue des Postes était au treizième siècle habitée par des
  potiers et son vrai nom est rue des Pots.)
  La lune jetait une vive lumière dans ce carrefour. Jean Valjean
  s'embusqua sous une porte, calculant que si ces hommes le suivaient
  encore, il ne pourrait manquer de les très bien voir lorsqu'ils
  traverseraient cette clarté.
  En effet, il ne s'était pas écoulé trois minutes que les hommes
  parurent. Ils étaient maintenant quatre; tous de haute taille, vêtus de
  longues redingotes brunes, avec des chapeaux ronds, et de gros bâtons à
  la main. Ils n'étaient pas moins inquiétants par leur grande stature et
  leurs vastes poings que par leur marche sinistre dans les ténèbres. On
  eût dit quatre spectres déguisés en bourgeois.
  Ils s'arrêtèrent au milieu du carrefour et firent groupe, comme des gens
  qui se consultent. Ils avaient l'air indécis. Celui qui paraissait les
  conduire se tourna et désigna vivement de la main droite la direction où
  s'était engagé Jean Valjean; un autre semblait indiquer avec une
  certaine obstination la direction contraire. À l'instant où le premier
  se retourna, la lune éclaira en plein son visage. Jean Valjean reconnut
  parfaitement Javert.
  
  
  Chapitre II
  Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures
  
  L'incertitude cessait pour Jean Valjean; heureusement elle durait encore
  pour ces hommes. Il profita de leur hésitation; c'était du temps perdu
  pour eux, gagné pour lui. Il sortit de dessous la porte où il s'était
  tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la région du Jardin des
  Plantes. Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et
  la porta. Il n'y avait point un passant, et l'on n'avait pas allumé les
  réverbères à cause de la lune.
  Il doubla le pas.
  En quelques enjambées, il atteignit la poterie Goblet sur la façade de
  laquelle le clair de lune faisait très distinctement lisible la vieille
  inscription:
   _De Goblet fils c'est ici la fabrique;_
   _Venez choisir des cruches et des brocs,_
   _Des pots à fleurs, des tuyaux, de la brique._
   _À tout venant le Coeur vend des Carreaux._
  Il laissa derrière lui la rue de la Clef, puis la fontaine Saint-Victor,
  longea le Jardin des Plantes par les rues basses, et arriva au quai. Là
  il se retourna. Le quai était désert. Les rues étaient désertes.
  Personne derrière lui. Il respira.
  Il gagna le pont d'Austerlitz.
  Le péage y existait encore à cette époque.
  Il se présenta au bureau du péager, et donna un sou.--C'est deux sous,
  dit l'invalide du pont. Vous portez là un enfant qui peut marcher. Payez
  pour deux.
  Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation.
  Toute fuite doit être un glissement.
  Une grosse charrette passait la Seine en même temps que lui et allait
  comme lui sur la rive droite. Cela lui fut utile. Il put traverser tout
  le pont dans l'ombre de cette charrette.
  Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira
  marcher. Il la posa à terre et la reprit par la main.
  Le pont franchi, il aperçut un peu à droite des chantiers devant lui; il
  y marcha. Pour y arriver, il fallait s'aventurer dans un assez large
  espace découvert et éclairé. Il n'hésita pas. Ceux qui le traquaient
  étaient évidemment dépistés et Jean Valjean se croyait hors de danger.
  Cherché, oui; suivi, non.
  Une petite rue, la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine, s'ouvrait entre
  deux chantiers enclos de murs. Cette rue était étroite, obscure, et
  comme faite exprès pour lui. Avant d'y entrer, il regarda en arrière.
  Du point où il était, il voyait dans toute sa longueur le pont
  d'Austerlitz.
  Quatre ombres venaient d'entrer sur le pont.
  Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se dirigeaient
  vers la rive droite.
  Ces quatre ombres, c'étaient les quatre hommes.
  Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise.
  Il lui restait une espérance; c'est que ces hommes peut-être n'étaient
  pas encore entrés sur le pont et ne l'avaient pas aperçu au moment où il
  avait traversé, tenant Cosette par la main, la grande place éclairée.
  En ce cas-là, en s'enfonçant dans la petite rue qui était devant lui,
  s'il parvenait à atteindre les chantiers, les marais, les cultures, les
  terrains non bâtis, il pouvait échapper.
  Il lui sembla qu'on pouvait se confier à cette petite rue silencieuse.
  Il y entra.
  
  
  Chapitre III
  Voir le plan de Paris de 1727
  
  Au bout de trois cents pas, il arriva à un point où la rue se
  bifurquait. Elle se partageait en deux rues, obliquant l'une à gauche,
  l'autre à droite. Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches
  d'un Y. Laquelle choisir?
  Il ne balança point, il prit la droite.
  Pourquoi?
  C'est que la branche gauche allait vers le faubourg, c'est-à-dire vers
  les lieux habités, et la branche droite vers la campagne, c'est-à-dire
  vers les lieux déserts.
  Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. Le pas de Cosette
  ralentissait le pas de Jean Valjean.
  Il se remit à la porter. Cosette appuyait sa tête sur l'épaule du
  bonhomme et ne disait pas un mot.
  Il se retournait de temps en temps et regardait. Il avait soin de se
  tenir toujours du côté obscur de la rue. La rue était droite derrière
  lui. Les deux ou trois premières fois qu'il se retourna, il ne vit rien,
  le silence était profond, il continua sa marche un peu rassuré. Tout à
  coup, à un certain instant, s'étant retourné, il lui sembla voir dans la
  partie de la rue où il venait de passer, loin dans l'obscurité, quelque
  chose qui bougeait.
  Il se précipita en avant, plutôt qu'il ne marcha, espérant trouver
  quelque ruelle latérale, s'évader par là, et rompre encore une fois sa
  piste.
  Il arriva à un mur.
  Ce mur pourtant n'était point une impossibilité d'aller plus loin;
  c'était une muraille bordant une ruelle transversale à laquelle
  aboutissait la rue où s'était engagé Jean Valjean.
  Ici encore il fallait se décider; prendre à droite ou à gauche.
  Il regarda à droite. La ruelle se prolongeait en tronçon entre des
  constructions qui étaient des hangars ou des granges, puis se terminait
  en impasse. On voyait distinctement le fond du cul-de-sac; un grand mur
  blanc.
  Il regarda à gauche. La ruelle de ce côté était ouverte, et, au bout de
  deux cents pas environ, tombait dans une rue dont elle était l'affluent.
  C'était de ce côté-là qu'était le salut.
  Au moment où Jean Valjean songeait à tourner à gauche, pour tâcher de
  gagner la rue qu'il entrevoyait au bout de la ruelle, il aperçut, à
  l'angle de la ruelle et de cette rue vers laquelle il allait se diriger,
  une espèce de statue noire, immobile.
  C'était quelqu'un, un homme, qui venait d'être posté là évidemment, et
  qui, barrant le passage, attendait.
  Jean Valjean recula.
  Le point de Paris où se trouvait Jean Valjean, situé entre le faubourg
  Saint-Antoine et la Râpée, est un de ceux qu'ont transformés de fond en
  comble les travaux récents, enlaidissements selon les uns,
  transfiguration selon les autres. Les cultures, les chantiers et les
  vieilles bâtisses se sont effacés. Il y a là aujourd'hui de grandes rues
  toutes neuves, des arènes, des cirques, des hippodromes, des
  embarcadères de chemin de fer, une prison, Mazas; le progrès, comme on
  voit, avec son correctif. Il y a un demi-siècle, dans cette langue
  usuelle populaire, toute faite de traditions, qui s'obstine à appeler
  l'Institut _les Quatre-Nations_ et l'Opéra-Comique _Feydeau_, l'endroit
  précis où était parvenu Jean Valjean se nommait _le Petit-Picpus_. La
  porte Saint-Jacques, la porte Paris, la barrière des Sergents, les
  Porcherons, la Galiote, les Célestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe,
  l'Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus, ce sont les
  noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire du peuple
  flotte sur ces épaves du passé.
  Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peine et n'a jamais été qu'une
  ébauche de quartier, avait presque l'aspect monacal d'une ville
  espagnole. Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties.
  Excepté les deux ou trois rues dont nous allons parler, tout y était
  muraille et solitude. Pas une boutique, pas une voiture; à peine çà et
  là une chandelle allumée aux fenêtres; toute lumière éteinte après dix
  heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais; de rares
  maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons.
  Tel était ce quartier au dernier siècle. La révolution l'avait déjà fort
  rabroué. L'édilité républicaine l'avait démoli, percé, troué. Des dépôts
  de gravats y avaient été établis. Il y a trente ans, ce quartier
  disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. Aujourd'hui il
  est biffé tout à fait. Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n'a gardé
  trace, est assez clairement indiqué dans le plan de 1727, publié à Paris
  
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