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Les misérables Tome II: Cosette - 03

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  Il avait raison; le plan de bataille conçu par lui, nous l'avons
  constaté, était en effet admirable.
  Une fois la bataille engagée, ses péripéties très diverses, la
  résistance d'Hougomont, la ténacité de la Haie-Sainte, Bauduin tué, Foy
  mis hors de combat, la muraille inattendue où s'était brisée la brigade
  Soye, l'étourderie fatale de Guilleminot n'ayant ni pétards ni sacs à
  poudre, l'embourbement des batteries, les quinze pièces sans escorte
  culbutées par Uxbridge dans un chemin creux, le peu d'effet des bombes
  tombant dans les lignes anglaises, s'y enfouissant dans le sol détrempé
  par les pluies et ne réussissant qu'à y faire des volcans de boue, de
  sorte que la mitraille se changeait en éclaboussure, l'inutilité de la
  démonstration de Piré sur Braine-l'Alleud, toute cette cavalerie, quinze
  escadrons, à peu près annulée, l'aile droite anglaise mal inquiétée,
  l'aile gauche mal entamée, l'étrange malentendu de Ney massant, au lieu
  de les échelonner, les quatre divisions du premier corps, des épaisseurs
  de vingt-sept rangs et des fronts de deux cents hommes livrés de la
  sorte à la mitraille, l'effrayante trouée des boulets dans ces masses,
  les colonnes d'attaque désunies, la batterie d'écharpe brusquement
  démasquée sur leur flanc Bourgeois, Donzelot et Durutte compromis, Quiot
  repoussé, le lieutenant Vieux, cet hercule sorti de l'école
  polytechnique, blessé au moment où il enfonçait à coups de hache la
  porte de la Haie-Sainte sous le feu plongeant de la barricade anglaise
  barrant le coude de la route de Genappe à Bruxelles, la division
  Marcognet, prise entre l'infanterie et la cavalerie, fusillée à bout
  portant dans les blés par Best et Pack, sabrée par Ponsonby, sa batterie
  de sept pièces enclouée, le prince de Saxe-Weimar tenant et gardant,
  malgré le comte d'Erlon, Frischemont et Smohain, le drapeau du 105ème
  pris, le drapeau du 45ème pris, ce hussard noir prussien arrêté par les
  coureurs de la colonne volante de trois cents chasseurs battant
  l'estrade entre Wavre et Plancenoit, les choses inquiétantes que ce
  prisonnier avait dites, le retard de Grouchy, les quinze cents hommes
  tués en moins d'une heure dans le verger d'Hougomont, les dix-huit cents
  hommes couchés en moins de temps encore autour de la Haie-Sainte, tous
  ces incidents orageux, passant comme les nuées de la bataille devant
  Napoléon, avaient à peine troublé son regard et n'avaient point assombri
  cette face impériale de la certitude. Napoléon était habitué à regarder
  la guerre fixement; il ne faisait jamais chiffre à chiffre l'addition
  poignante du détail; les chiffres lui importaient peu, pourvu qu'ils
  donnassent ce total: victoire; que les commencements s'égarassent, il ne
  s'en alarmait point, lui qui se croyait maître et possesseur de la fin;
  il savait attendre, se supposant hors de question, et il traitait le
  destin d'égal à égal. Il paraissait dire au sort: _tu n'oserais pas_.
  Mi-parti lumière et ombre, Napoléon se sentait protégé dans le bien et
  toléré dans le mal. Il avait, ou croyait avoir pour lui, une connivence,
  on pourrait presque dire une complicité des événements, équivalente à
  l'antique invulnérabilité.
  Pourtant, quand on a derrière soi la Bérésina, Leipsick et
  Fontainebleau, il semble qu'on pourrait se défier de Waterloo. Un
  mystérieux froncement de sourcil devient visible au fond du ciel.
  Au moment où Wellington rétrograda, Napoléon tressaillit. Il vit
  subitement le plateau de Mont-Saint-Jean se dégarnir et le front de
  l'armée anglaise disparaître. Elle se ralliait, mais se dérobait.
  L'empereur se souleva à demi sur ses étriers. L'éclair de la victoire
  passa dans ses yeux.
  Wellington acculé à la forêt de Soignes et détruit, c'était le
  terrassement définitif de l'Angleterre par la France; c'était Crécy,
  Poitiers, Malplaquet et Ramillies vengés. L'homme de Marengo raturait
  Azincourt.
  L'empereur alors, méditant la péripétie terrible, promena une dernière
  fois sa lunette sur tous les points du champ de bataille. Sa garde,
  l'arme au pied derrière lui, l'observait d'en bas avec une sorte de
  religion. Il songeait; il examinait les versants, notait les pentes,
  scrutait le bouquet d'arbres, le carré de seigles, le sentier; il
  semblait compter chaque buisson. Il regarda avec quelque fixité les
  barricades anglaises des deux chaussées, deux larges abatis d'arbres,
  celle de la chaussée de Genappe au-dessus de la Haie-Sainte, armée de
  deux canons, les seuls de toute l'artillerie anglaise qui vissent le
  fond du champ de bataille, et celle de la chaussée de Nivelles où
  étincelaient les bayonnettes hollandaises de la brigade Chassé. Il
  remarqua près de cette barricade la vieille chapelle de Saint-Nicolas
  peinte en blanc qui est à l'angle de la traverse vers Braine-l'Alleud.
  Il se pencha et parla à demi-voix au guide Lacoste. Le guide fit un
  signe de tête négatif, probablement perfide.
  L'empereur se redressa et se recueillit.
  Wellington avait reculé. Il ne restait plus qu'à achever ce recul par un
  écrasement. Napoléon, se retournant brusquement, expédia une estafette à
  franc étrier à Paris pour y annoncer que la bataille était gagnée.
  Napoléon était un de ces génies d'où sort le tonnerre.
  Il venait de trouver son coup de foudre.
  Il donna l'ordre aux cuirassiers de Milhaud d'enlever le plateau de
  Mont-Saint-Jean.
  
  
  Chapitre IX
  L'inattendu
  
  Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d'un quart de
  lieue. C'étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient
  vingt-six escadrons; et ils avaient derrière eux, pour les appuyer, la
  division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d'élite, les
  chasseurs de la garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les
  lanciers de la garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils portaient le
  casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets
  d'arçon dans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l'armée
  les avait admirés quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutes les
  musiques chantant _Veillons au salut de l'empire_, ils étaient venus,
  colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l'autre à leur
  centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et
  Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante
  deuxième ligne, si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à
  son extrémité de gauche les cuirassiers de Kellermann et à son extrémité
  de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes
  de fer.
  L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'empereur. Ney tira son
  épée et prit la tête. Les escadrons énormes s'ébranlèrent.
  Alors on vit un spectacle formidable.
  Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent,
  formée en colonne par division, descendit, d'un même mouvement et comme
  un seul homme, avec la précision d'un bélier de bronze qui ouvre une
  brèche, la colline de la Belle-Alliance, s'enfonça dans le fond
  redoutable où tant d'hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la
  fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l'autre côté du vallon,
  toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage
  de mitraille crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du plateau
  de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables;
  dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait
  ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux
  colonnes; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait
  la gauche. On croyait voir de loin s'allonger vers la crête du plateau
  deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un
  prodige.
  Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la grande redoute de
  la Moskowa par la grosse cavalerie; Murat y manquait, mais Ney s'y
  retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n'eût
  qu'une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du
  polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là.
  Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des
  croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et
  terrible; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l'hydre.
  Ces récits semblent d'un autre âge. Quelque chose de pareil à cette
  vision apparaissait sans doute dans les vieilles épopées orphiques
  racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à
  face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l'Olympe,
  horribles, invulnérables, sublimes; dieux et bêtes.
  Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir
  ces vingt-six escadrons. Derrière la crête du plateau, à l'ombre de la
  batterie masquée, l'infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux
  bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur
  la seconde, la crosse à l'épaule, couchant en joue ce qui allait venir,
  calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers
  et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée
  d'hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille
  chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand
  trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une
  sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis,
  subitement, une longue file de bras levés brandissant des sabres apparut
  au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les
  étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant: _vive
  l'empereur_! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut
  comme l'entrée d'un tremblement de terre.
  Tout à coup, chose tragique, à la gauche des Anglais, à notre droite, la
  tête de colonne des cuirassiers se cabra avec une clameur effroyable.
  Parvenus au point culminant de la crête, effrénés, tout à leur furie et
  à leur course d'extermination sur les carrés et les canons, les
  cuirassiers venaient d'apercevoir entre eux et les Anglais un fossé, une
  fosse. C'était le chemin creux d'Ohain.
  L'instant fut épouvantable. Le ravin était là, inattendu, béant, à pic
  sous les pieds des chevaux, profond de deux toises entre son double
  talus; le second rang y poussa le premier, et le troisième y poussa le
  second; les chevaux se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient
  sur la croupe, glissaient les quatre pieds en l'air, pilant et
  bouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne
  n'était plus qu'un projectile, la force acquise pour écraser les Anglais
  écrasa les Français, le ravin inexorable ne pouvait se rendre que
  comblé, cavaliers et chevaux y roulèrent pêle-mêle se broyant les uns
  sur les autres, ne faisant qu'une chair dans ce gouffre, et, quand cette
  fosse fut pleine d'hommes vivants, on marcha dessus et le reste passa.
  Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abîme.
  Ceci commença la perte de la bataille.
  Une tradition locale, qui exagère évidemment, dit que deux mille chevaux
  et quinze cents hommes furent ensevelis dans le chemin creux d'Ohain. Ce
  chiffre vraisemblablement comprend tous les autres cadavres qu'on jeta
  dans ce ravin le lendemain du combat.
  Notons en passant que c'était cette brigade Dubois, si funestement
  éprouvée, qui, une heure auparavant, chargeant à part, avait enlevé le
  drapeau du bataillon de Lunebourg.
  Napoléon, avant d'ordonner cette charge des cuirassiers de Milhaud,
  avait scruté le terrain, mais n'avait pu voir ce chemin creux qui ne
  faisait pas même une ride à la surface du plateau. Averti pourtant et
  mis en éveil par la petite chapelle blanche qui en marque l'angle sur la
  chaussée de Nivelles, il avait fait, probablement sur l'éventualité d'un
  obstacle, une question au guide Lacoste. Le guide avait répondu non. On
  pourrait presque dire que de ce signe de tête d'un paysan est sortie la
  catastrophe de Napoléon.
  D'autres fatalités encore devaient surgir.
  Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille? Nous répondons
  non. Pourquoi? À cause de Wellington? à cause de Blücher? Non. À cause
  de Dieu.
  Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n'était plus dans la loi du
  dix-neuvième siècle. Une autre série de faits se préparait, où Napoléon
  n'avait plus de place. La mauvaise volonté des événements s'était
  annoncée de longue date.
  Il était temps que cet homme vaste tombât.
  L'excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait
  l'équilibre. Cet individu comptait à lui seul plus que le groupe
  universel. Ces pléthores de toute la vitalité humaine concentrée dans
  une seule tête, le monde montant au cerveau d'un homme, cela serait
  mortel à la civilisation si cela durait. Le moment était venu pour
  l'incorruptible équité suprême d'aviser. Probablement les principes et
  les éléments, d'où dépendent les gravitations régulières dans l'ordre
  moral comme dans l'ordre matériel, se plaignaient. Le sang qui fume, le
  trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce sont des plaidoyers
  redoutables. Il y a, quand la terre souffre d'une surcharge, de
  mystérieux gémissements de l'ombre, que l'abîme entend.
  Napoléon avait été dénoncé dans l'infini, et sa chute était décidée.
  Il gênait Dieu.
  Waterloo n'est point une bataille; c'est le changement de front de
  l'univers.
  
  
  Chapitre X
  Le plateau de Mont Saint-Jean
  
  En même temps que le ravin, la batterie s'était démasquée.
  Soixante canons et les treize carrés foudroyèrent les cuirassiers à bout
  portant. L'intrépide général Delord fit le salut militaire à la batterie
  anglaise.
  Toute l'artillerie volante anglaise était rentrée au galop dans les
  carrés. Les cuirassiers n'eurent pas même un temps d'arrêt. Le désastre
  du chemin creux les avait décimés, mais non découragés. C'étaient de ces
  hommes qui, diminués de nombre, grandissent de coeur.
  La colonne Wathier seule avait souffert du désastre; la colonne Delord,
  que Ney avait fait obliquer à gauche, comme s'il pressentait l'embûche,
  était arrivée entière.
  Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais.
  Ventre à terre, brides lâchées, sabre aux dents, pistolets au poing,
  telle fut l'attaque.
  Il y a des moments dans les batailles où l'âme durcit l'homme jusqu'à
  changer le soldat en statue, et où toute cette chair se fait granit. Les
  bataillons anglais, éperdument assaillis, ne bougèrent pas.
  Alors ce fut effrayant.
  Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un
  tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura
  impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers
  sur les bayonnettes, le second rang les fusillait; derrière le second
  rang les canonniers chargeaient les pièces, le front du carré s'ouvrait,
  laissait passer une éruption de mitraille et se refermait. Les
  cuirassiers répondaient par l'écrasement. Leurs grands chevaux se
  cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes
  et tombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les
  boulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers
  faisaient des brèches dans les carrés. Des files d'hommes
  disparaissaient broyées sous les chevaux. Les bayonnettes s'enfonçaient
  dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de blessures
  qu'on n'a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par cette
  cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. Inépuisables en
  mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. La figure
  de ce combat était monstrueuse. Ces carrés n'étaient plus des
  bataillons, c'étaient des cratères; ces cuirassiers n'étaient plus une
  cavalerie, c'était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par
  un nuage; la lave combattait la foudre.
  Le carré extrême de droite, le plus exposé de tous, étant en l'air, fut
  presque anéanti dès les premiers chocs. Il était formé du 75ème régiment
  de highlanders. Le joueur de cornemuse au centre, pendant qu'on
  s'exterminait autour de lui, baissant dans une inattention profonde son
  oeil mélancolique plein du reflet des forêts et des lacs, assis sur un
  tambour, son _pibroch_ sous le bras, jouait les airs de la montagne. Ces
  Écossais mouraient en pensant au Ben Lothian, comme les Grecs en se
  souvenant d'Argos. Le sabre d'un cuirassier, abattant le _pibroch_ et le
  bras qui le portait, fit cesser le chant en tuant le chanteur.
  Les cuirassiers, relativement peu nombreux, amoindris par la catastrophe
  du ravin, avaient là contre eux presque toute l'armée anglaise, mais ils
  se multipliaient, chaque homme valant dix. Cependant quelques bataillons
  hanovriens plièrent. Wellington le vit, et songea à sa cavalerie. Si
  Napoléon, en ce moment-là même, eût songé à son infanterie, il eût gagné
  la bataille. Cet oubli fut sa grande faute fatale. Tout à coup les
  cuirassiers, assaillants, se sentirent assaillis. La cavalerie anglaise
  était sur leur dos. Devant eux les carrés, derrière eux Somerset;
  Somerset, c'étaient les quatorze cents dragons-gardes. Somerset avait à
  sa droite Dornberg avec les chevau-légers allemands, et à sa gauche Trip
  avec les carabiniers belges; les cuirassiers, attaqués en flanc et en
  tête, en avant et en arrière, par l'infanterie et par la cavalerie,
  durent faire face de tous les côtés. Que leur importait? ils étaient
  tourbillon. La bravoure devint inexprimable.
  En outre, ils avaient derrière eux la batterie toujours tonnante. Il
  fallait cela pour que ces hommes fussent blessés dans le dos. Une de
  leurs cuirasses, trouée à l'omoplate gauche d'un biscayen, est dans la
  collection dite musée de Waterloo.
  Pour de tels Français, il ne fallait pas moins que de tels Anglais.
  Ce ne fut plus une mêlée, ce fut une ombre, une furie, un vertigineux
  emportement d'âmes et de courages, un ouragan d'épées éclairs. En un
  instant les quatorze cents dragons-gardes ne furent plus que huit cents;
  Fuller, leur lieutenant-colonel, tomba mort. Ney accourut avec les
  lanciers et les chasseurs de Lefebvre-Desnouettes. Le plateau de
  Mont-Saint-Jean fut pris, repris, pris encore. Les cuirassiers
  quittaient la cavalerie pour retourner à l'infanterie, ou, pour mieux
  dire, toute cette cohue formidable se colletait sans que l'un lâchât
  l'autre. Les carrés tenaient toujours. Il y eut douze assauts. Ney eut
  quatre chevaux tués sous lui. La moitié des cuirassiers resta sur le
  plateau. Cette lutte dura deux heures.
  L'armée anglaise en fut profondément ébranlée. Nul doute que, s'ils
  n'eussent été affaiblis dans leur premier choc par le désastre du chemin
  creux, les cuirassiers n'eussent culbuté le centre et décidé la
  victoire. Cette cavalerie extraordinaire pétrifia Clinton qui avait vu
  Talavera et Badajoz. Wellington, aux trois quarts vaincu, admirait
  héroïquement. Il disait à demi-voix: _sublime_!
  Les cuirassiers anéantirent sept carrés sur treize, prirent ou
  enclouèrent soixante pièces de canon, et enlevèrent aux régiments
  anglais six drapeaux, que trois cuirassiers et trois chasseurs de la
  garde allèrent porter à l'empereur devant la ferme de la Belle-Alliance.
  La situation de Wellington avait empiré. Cette étrange bataille était
  comme un duel entre deux blessés acharnés qui, chacun de leur côté, tout
  en combattant et en se résistant toujours, perdent tout leur sang.
  Lequel des deux tombera le premier?
  La lutte du plateau continuait.
  Jusqu'où sont allés les cuirassiers? personne ne saurait le dire. Ce qui
  est certain, c'est que, le lendemain de la bataille, un cuirassier et
  son cheval furent trouvés morts dans la charpente de la bascule du
  pesage des voitures à Mont-Saint-Jean, au point même où s'entrecoupent
  et se rencontrent les quatre routes de Nivelles, de Genappe, de La Hulpe
  et de Bruxelles. Ce cavalier avait percé les lignes anglaises. Un des
  hommes qui ont relevé ce cadavre vit encore à Mont-Saint-Jean. Il se
  nomme Dehaze. Il avait alors dix-huit ans.
  Wellington se sentait pencher. La crise était proche.
  Les cuirassiers n'avaient point réussi, en ce sens que le centre n'était
  pas enfoncé. Tout le monde ayant le plateau, personne ne l'avait, et en
  somme il restait pour la plus grande part aux Anglais. Wellington avait
  le village et la plaine culminante; Ney n'avait que la crête et la
  pente. Des deux côtés on semblait enraciné dans ce sol funèbre.
  Mais l'affaiblissement des Anglais paraissait irrémédiable. L'hémorragie
  de cette armée était horrible. Kempt, à l'aile gauche, réclamait du
  renfort.--_Il n'y en a pas_, répondait Wellington, _qu'il se fasse
  tuer_!--Presque à la même minute, rapprochement singulier qui peint
  l'épuisement des deux armées, Ney demandait de l'infanterie à Napoléon,
  et Napoléon s'écriait: _De l'infanterie! où veut-il que j'en prenne?
  Veut-il que j'en fasse?_
  Pourtant l'armée anglaise était la plus malade. Les poussées furieuses
  de ces grands escadrons à cuirasses de fer et à poitrines d'acier
  avaient broyé l'infanterie. Quelques hommes autour d'un drapeau
  marquaient la place d'un régiment, tel bataillon n'était plus commandé
  que par un capitaine ou par un lieutenant; la division Alten, déjà si
  maltraitée à la Haie-Sainte, était presque détruite; les intrépides
  Belges de la brigade Van Kluze jonchaient les seigles le long de la
  route de Nivelles; il ne restait presque rien de ces grenadiers
  hollandais qui, en 1811, mêlés en Espagne à nos rangs, combattaient
  Wellington, et qui, en 1815, ralliés aux Anglais, combattaient Napoléon.
  La perte en officiers était considérable. Lord Uxbridge, qui le
  lendemain fit enterrer sa jambe, avait le genou fracassé. Si, du côté
  des Français, dans cette lutte des cuirassiers, Delord, Lhéritier,
  Colbert, Dnop, Travers et Blancard étaient hors de combat, du côté des
  Anglais, Alten était blessé, Barne était blessé, Delancey était tué, Van
  Merlen était tué, Ompteda était tué, tout l'état-major de Wellington
  était décimé, et l'Angleterre avait le pire partage dans ce sanglant
  équilibre. Le 2ème régiment des gardes à pied avait perdu cinq
  lieutenants-colonels, quatre capitaines et trois enseignes; le premier
  bataillon du 30ème d'infanterie avait perdu vingt-quatre officiers et
  cent douze soldats; le 79ème montagnards avait vingt-quatre officiers
  blessés, dix-huit officiers morts, quatre cent cinquante soldats tués.
  Les hussards hanovriens de Cumberland, un régiment tout entier, ayant à
  sa tête son colonel Hacke, qui devait plus tard être jugé et cassé,
  avaient tourné bride devant la mêlée et étaient en fuite dans la forêt
  de Soignes, semant la déroute jusqu'à Bruxelles. Les charrois, les
  prolonges, les bagages, les fourgons pleins de blessés, voyant les
  Français gagner du terrain et s'approcher de la forêt, s'y
  précipitaient; les Hollandais, sabrés par la cavalerie française,
  criaient: _alarme_! De Vert-Coucou jusqu'à Groenendael, sur une longueur
  de près de deux lieues dans la direction de Bruxelles, il y avait, au
  dire des témoins qui existent encore, un encombrement de fuyards. Cette
  panique fut telle qu'elle gagna le prince de Condé à Malines et Louis
  XVIII à Gand. À l'exception de la faible réserve échelonnée derrière
  l'ambulance établie dans la ferme de Mont-Saint-Jean et des brigades
  Vivian et Vandeleur qui flanquaient l'aile gauche, Wellington n'avait
  plus de cavalerie. Nombre de batteries gisaient démontées. Ces faits
  sont avoués par Siborne; et Pringle, exagérant le désastre, va jusqu'à
  dire que l'armée anglo-hollandaise était réduite à trente-quatre mille
  hommes. Le duc-de-fer demeurait calme, mais ses lèvres avaient blêmi. Le
  commissaire autrichien Vincent, le commissaire espagnol Alava, présents
  à la bataille dans l'état-major anglais, croyaient le duc perdu. À cinq
  heures, Wellington tira sa montre, et on l'entendit murmurer ce mot
  sombre: _Blücher, ou la nuit!_
  Ce fut vers ce moment-là qu'une ligne lointaine de bayonnettes étincela
  sur les hauteurs du côté de Frischemont.
  Ici est la péripétie de ce drame géant.
  
  
  Chapitre XI
  Mauvais guide à Napoléon, bon guide à Bülow
  
  On connaît la poignante méprise de Napoléon: Grouchy espéré, Blücher
  survenant, la mort au lieu de la vie.
  La destinée a de ces tournants; on s'attendait au trône du monde; on
  aperçoit Sainte-Hélène. Si le petit pâtre, qui servait de guide à Bülow,
  lieutenant de Blücher, lui eût conseillé de déboucher de la forêt
  au-dessus de Frischemont plutôt qu'au dessous de Plancenoit, la forme du
  dix-neuvième siècle eût peut-être été différente. Napoléon eût gagné la
  bataille de Waterloo. Par tout autre chemin qu'au-dessous de Plancenoit,
  l'armée prussienne aboutissait à un ravin infranchissable à
  l'artillerie, et Bülow n'arrivait pas.
  Or, une heure de retard, c'est le général prussien Muffling qui le
  déclare, et Blücher n'aurait plus trouvé Wellington debout; «la bataille
  était perdue».
  Il était temps, on le voit, que Bülow arrivât. Il avait du reste été
  fort retardé. Il avait bivouaqué à Dion-le-Mont et était parti dès
  l'aube. Mais les chemins étaient impraticables et ses divisions
  s'étaient embourbées. Les ornières venaient au moyeu des canons. En
  outre, il avait fallu passer la Dyle sur l'étroit pont de Wavre; la rue
  menant au pont avait été incendiée par les Français; les caissons et les
  fourgons de l'artillerie, ne pouvant passer entre deux rangs de maisons
  en feu, avaient dû attendre que l'incendie fût éteint. Il était midi que
  l'avant-garde de Bülow n'avait pu encore atteindre
  Chapelle-Saint-Lambert.
  L'action, commencée deux heures plus tôt, eût été finie à quatre heures,
  et Blücher serait tombé sur la bataille gagnée par Napoléon. Tels sont
  ces immenses hasards, proportionnés à un infini qui nous échappe. Dès
  midi, l'empereur, le premier, avec sa longue-vue, avait aperçu à
  l'extrême horizon quelque chose qui avait fixé son attention. Il avait
  dit:--Je vois là-bas un nuage qui me paraît être des troupes. Puis il
  avait demandé au duc de Dalmatie:--Soult, que voyez-vous vers
  Chapelle-Saint-Lambert?--Le maréchal braquant sa lunette avait
  répondu:--Quatre ou cinq mille hommes, sire. Évidemment
  Grouchy.--Cependant cela restait immobile dans la brume. Toutes les
  lunettes de l'état-major avaient étudié «le nuage» signalé par
  l'empereur. Quelques-uns avaient dit: _Ce sont des colonnes qui font
  halte_. La plupart avaient dit: _Ce sont des arbres_. La vérité est que
  le nuage ne remuait pas. L'empereur avait détaché en reconnaissance vers
  ce point obscur la division de cavalerie légère de Domon.
  Bülow en effet n'avait pas bougé. Son avant-garde était très faible, et
  ne pouvait rien. Il devait attendre le gros du corps d'armée, et il
  avait l'ordre de se concentrer avant d'entrer en ligne; mais à cinq
  heures, voyant le péril de Wellington, Blücher ordonna à Bülow
  d'attaquer et dit ce mot remarquable: «Il faut donner de l'air à l'armée
  anglaise.»
  Peu après, les divisions Losthin, Hiller, Hacke et Ryssel se déployaient
  devant le corps de Lobau, la cavalerie du prince Guillaume de Prusse
  débouchait du bois de Paris, Plancenoit était en flammes, et les boulets
  prussiens commençaient à pleuvoir jusque dans les rangs de la garde en
  réserve derrière Napoléon.
  
  
  Chapitre XII
  La garde
  
  On sait le reste: l'irruption d'une troisième armée, la bataille
  disloquée, quatre-vingt-six bouches à feu tonnant tout à coup, Pirch Ier
  survenant avec Bülow, la cavalerie de Zieten menée par Blücher en
  personne, les Français refoulés, Marcognet balayé du plateau d'Ohain,
  Durutte délogé de Papelotte, Donzelot et Quiot reculant, Lobau pris en
  écharpe, une nouvelle bataille se précipitant à la nuit tombante sur nos
  régiments démantelés, toute la ligne anglaise reprenant l'offensive et
  poussée en avant, la gigantesque trouée faite dans l'armée française, la
  mitraille anglaise et la mitraille prussienne s'entr'aidant,
  l'extermination, le désastre de front, le désastre en flanc, la garde
  entrant en ligne sous cet épouvantable écroulement.
  Comme elle sentait qu'elle allait mourir, elle cria: _vive l'empereur_!
  L'histoire n'a rien de plus émouvant que cette agonie éclatant en
  acclamations.
  Le ciel avait été couvert toute la journée. Tout à coup, en ce moment-là
  
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