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Les misérables Tome I: Fantine - 24

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  pénétra dans l'antichambre de l'infirmerie n'eût pu rien deviner de ce
  qui se passait, et lui eût trouvé l'air le plus ordinaire du monde. Il
  était froid, calme, grave, avait ses cheveux gris parfaitement lissés
  sur les tempes et venait de monter l'escalier avec sa lenteur
  habituelle. Quelqu'un qui l'eût connu à fond et qui l'eût examiné
  attentivement eût frémi. La boucle de son col de cuir, au lieu d'être
  sur sa nuque, était sur son oreille gauche. Ceci révélait une agitation
  inouïe.
  Javert était un caractère complet, ne laissant faire de pli ni à son
  devoir, ni à son uniforme; méthodique avec les scélérats, rigide avec
  les boutons de son habit.
  Pour qu'il eût mal mis la boucle de son col, il fallait qu'il y eût en
  lui une de ces émotions qu'on pourrait appeler des tremblements de terre
  intérieurs.
  Il était venu simplement, avait requis un caporal et quatre soldats au
  poste voisin, avait laissé les soldats dans la cour, et s'était fait
  indiquer la chambre de Fantine par la portière sans défiance, accoutumée
  qu'elle était à voir des gens armés demander monsieur le maire.
  Arrivé à la chambre de Fantine, Javert tourna la clef, poussa la porte
  avec une douceur de garde-malade ou de mouchard, et entra.
  À proprement parler, il n'entra pas. Il se tint debout dans la porte
  entrebâillée, le chapeau sur la tête, la main gauche dans sa redingote
  fermée jusqu'au menton. Dans le pli du coude on pouvait voir le pommeau
  de plomb de son énorme canne, laquelle disparaissait derrière lui.
  Il resta ainsi près d'une minute sans qu'on s'aperçût de sa présence.
  Tout à coup Fantine leva les yeux, le vit, et fit retourner M.
  Madeleine.
  À l'instant où le regard de Madeleine rencontra le regard de Javert,
  Javert, sans bouger, sans remuer, sans approcher, devint épouvantable.
  Aucun sentiment humain ne réussit à être effroyable comme la joie.
  Ce fut le visage d'un démon qui vient de retrouver son damné.
  La certitude de tenir enfin Jean Valjean fit apparaître sur sa
  physionomie tout ce qu'il avait dans l'âme. Le fond remué monta à la
  surface. L'humiliation d'avoir un peu perdu la piste et de s'être mépris
  quelques minutes sur ce Champmathieu, s'effaçait sous l'orgueil d'avoir
  si bien deviné d'abord et d'avoir eu si longtemps un instinct juste. Le
  contentement de Javert éclata dans son attitude souveraine. La
  difformité du triomphe s'épanouit sur ce front étroit. Ce fut tout le
  déploiement d'horreur que peut donner une figure satisfaite.
  Javert en ce moment était au ciel. Sans qu'il s'en rendit nettement
  compte, mais pourtant avec une intuition confuse de sa nécessité et de
  son succès, il personnifiait, lui Javert, la justice, la lumière et la
  vérité dans leur fonction céleste d'écrasement du mal. Il avait derrière
  lui et autour de lui, à une profondeur infinie, l'autorité, la raison,
  la chose jugée, la conscience légale, la vindicte publique, toutes les
  étoiles; il protégeait l'ordre, il faisait sortir de la loi la foudre,
  il vengeait la société, il prêtait main-forte à l'absolu; il se dressait
  dans une gloire; il y avait dans sa victoire un reste de défi et de
  combat; debout, altier, éclatant, il étalait en plein azur la bestialité
  surhumaine d'un archange féroce; l'ombre redoutable de l'action qu'il
  accomplissait faisait visible à son poing crispé le vague flamboiement
  de l'épée sociale; heureux et indigné, il tenait sous son talon le
  crime, le vice, la rébellion, la perdition, l'enfer, il rayonnait, il
  exterminait, il souriait et il y avait une incontestable grandeur dans
  ce saint Michel monstrueux.
  Javert, effroyable, n'avait rien d'ignoble.
  La probité, la sincérité, la candeur, la conviction, l'idée du devoir,
  sont des choses qui, en se trompant, peuvent devenir hideuses, mais qui,
  même hideuses, restent grandes; leur majesté, propre à la conscience
  humaine, persiste dans l'horreur. Ce sont des vertus qui ont un vice,
  l'erreur. L'impitoyable joie honnête d'un fanatique en pleine atrocité
  conserve on ne sait quel rayonnement lugubrement vénérable. Sans qu'il
  s'en doutât, Javert, dans son bonheur formidable, était à plaindre comme
  tout ignorant qui triomphe. Rien n'était poignant et terrible comme
  cette figure où se montrait ce qu'on pourrait appeler tout le mauvais du
  bon.
  
  
  Chapitre IV
  L'autorité reprend ses droits
  
  La Fantine n'avait point vu Javert depuis le jour où M. le maire l'avait
  arrachée à cet homme. Son cerveau malade ne se rendit compte de rien,
  seulement elle ne douta pas qu'il ne revint la chercher. Elle ne put
  supporter cette figure affreuse, elle se sentit expirer, elle cacha son
  visage de ses deux mains et cria avec angoisse:
  --Monsieur Madeleine, sauvez-moi!
  Jean Valjean--nous ne le nommerons plus désormais autrement--s'était
  levé. Il dit à Fantine de sa voix la plus douce et la plus calme:
  --Soyez tranquille. Ce n'est pas pour vous qu'il vient.
  Puis il s'adressa à Javert et lui dit:
  --Je sais ce que vous voulez.
  Javert répondit:
  --Allons, vite!
  Il y eut dans l'inflexion qui accompagna ces deux mots je ne sais quoi
  de fauve et de frénétique. Javert ne dit pas: «Allons, vite!» il dit:
  «Allonouaite!» Aucune orthographe ne pourrait rendre l'accent dont cela
  fut prononcé; ce n'était plus une parole humaine, c'était un
  rugissement.
  Il ne fit point comme d'habitude; il n'entra point en matière; il
  n'exhiba point de mandat d'amener. Pour lui, Jean Valjean était une
  sorte de combattant mystérieux et insaisissable, un lutteur ténébreux
  qu'il étreignait depuis cinq ans sans pouvoir le renverser. Cette
  arrestation n'était pas un commencement, mais une fin. Il se borna à
  dire: «Allons, vite!»
  En parlant ainsi, il ne fit point un pas; il lança sur Jean Valjean ce
  regard qu'il jetait comme un crampon, et avec lequel il avait coutume de
  tirer violemment les misérables à lui.
  C'était ce regard que la Fantine avait senti pénétrer jusque dans la
  moelle de ses os deux mois auparavant.
  Au cri de Javert, Fantine avait rouvert les yeux. Mais M. le maire était
  là. Que pouvait-elle craindre?
  Javert avança au milieu de la chambre et cria:
  --Ah çà! viendras-tu?
  La malheureuse regarda autour d'elle. Il n'y avait personne que la
  religieuse et monsieur le maire. À qui pouvait s'adresser ce tutoiement
  abject? elle seulement. Elle frissonna.
  Alors elle vit une chose inouïe, tellement inouïe que jamais rien de
  pareil ne lui était apparu dans les plus noirs délires de la fièvre.
  Elle vit le mouchard Javert saisir au collet monsieur le maire; elle vit
  monsieur le maire courber la tête. Il lui sembla que le monde
  s'évanouissait.
  Javert, en effet, avait pris Jean Valjean au collet.
  --Monsieur le maire! cria Fantine.
  Javert éclata de rire, de cet affreux rire qui lui déchaussait toutes
  les dents.
  --Il n'y a plus de monsieur le maire ici!
  Jean Valjean n'essaya pas de déranger la main qui tenait le col de sa
  redingote. Il dit:
  --Javert....
  Javert l'interrompit:
  --Appelle-moi monsieur l'inspecteur.
  --Monsieur, reprit Jean Valjean, je voudrais vous dire un mot en
  particulier.
  --Tout haut! parle tout haut! répondit Javert; on me parle tout haut à
  moi!
  Jean Valjean continua en baissant la voix:
  --C'est une prière que j'ai à vous faire....
  --Je te dis de parler tout haut.
  --Mais cela ne doit être entendu que de vous seul....
  --Qu'est-ce que cela me fait? je n'écoute pas!
  Jean Valjean se tourna vers lui et lui dit rapidement et très bas:
  --Accordez-moi trois jours! trois jours pour aller chercher l'enfant de
  cette malheureuse femme! Je payerai ce qu'il faudra. Vous
  m'accompagnerez si vous voulez.
  --Tu veux rire! cria Javert. Ah çà! je ne te croyais pas bête! Tu me
  demandes trois jours pour t'en aller! Tu dis que c'est pour aller
  chercher l'enfant de cette fille! Ah! ah! c'est bon! voilà qui est bon!
  Fantine eut un tremblement.
  --Mon enfant! s'écria-t-elle, aller chercher mon enfant! Elle n'est donc
  pas ici! Ma soeur, répondez-moi, où est Cosette? Je veux mon enfant!
  Monsieur Madeleine! monsieur le maire!
  Javert frappa du pied.
  --Voilà l'autre, à présent! Te tairas-tu, drôlesse! Gredin de pays où
  les galériens sont magistrats et où les filles publiques sont soignées
  comme des comtesses! Ah mais! tout ça va changer; il était temps!
  Il regarda fixement Fantine et ajouta en reprenant à poignée la cravate,
  la chemise et le collet de Jean Valjean:
  --Je te dis qu'il n'y a point de monsieur Madeleine et qu'il n'y a point
  de monsieur le maire. Il y a un voleur, il y a un brigand, il y a un
  forçat appelé Jean Valjean! c'est lui que je tiens! voilà ce qu'il y a!
  Fantine se dressa en sursaut, appuyée sur ses bras roides et sur ses
  deux mains, elle regarda Jean Valjean, elle regarda Javert, elle regarda
  la religieuse, elle ouvrit la bouche comme pour parler, un râle sortit
  du fond de sa gorge, ses dents claquèrent, elle étendit les bras avec
  angoisse, ouvrant convulsivement les mains, et cherchant autour d'elle
  comme quelqu'un qui se noie, puis elle s'affaissa subitement sur
  l'oreiller. Sa tête heurta le chevet du lit et vint retomber sur sa
  poitrine, la bouche béante, les yeux ouverts et éteints.
  Elle était morte.
  Jean Valjean posa sa main sur la main de Javert qui le tenait, et
  l'ouvrit comme il eût ouvert la main d'un enfant, puis il dit à Javert:
  --Vous avez tué cette femme.
  --Finirons-nous! cria Javert furieux. Je ne suis pas ici pour entendre
  des raisons. Économisons tout ça. La garde est en bas. Marchons tout de
  suite, ou les poucettes!
  Il y avait dans un coin de la chambre un vieux lit en fer en assez
  mauvais état qui servait de lit de camp aux soeurs quand elles
  veillaient. Jean Valjean alla à ce lit, disloqua en un clin d'oeil le
  chevet déjà fort délabré, chose facile à des muscles comme les siens,
  saisit à poigne-main la maîtresse-tringle, et considéra Javert. Javert
  recula vers la porte.
  Jean Valjean, sa barre de fer au poing, marcha lentement vers le lit de
  Fantine. Quand il y fut parvenu, il se retourna, et dit à Javert d'une
  voix qu'on entendait à peine:
  --Je ne vous conseille pas de me déranger en ce moment.
  Ce qui est certain, c'est que Javert tremblait.
  Il eut l'idée d'aller appeler la garde, mais Jean Valjean pouvait
  profiter de cette minute pour s'évader. Il resta donc, saisit sa canne
  par le petit bout, et s'adossa au chambranle de la porte sans quitter du
  regard Jean Valjean.
  Jean Valjean posa son coude sur la pomme du chevet du lit et son front
  sur sa main, et se mit à contempler Fantine immobile et étendue. Il
  demeura ainsi, absorbé, muet, et ne songeant évidemment plus à aucune
  chose de cette vie. Il n'y avait plus rien sur son visage et dans son
  attitude qu'une inexprimable pitié. Après quelques instants de cette
  rêverie, il se pencha vers Fantine et lui parla à voix basse.
  Que lui dit-il? Que pouvait dire cet homme qui était réprouvé à cette
  femme qui était morte? Qu'était-ce que ces paroles? Personne sur la
  terre ne les a entendues. La morte les entendit-elle? Il y a des
  illusions touchantes qui sont peut-être des réalités sublimes. Ce qui
  est hors de doute, c'est que la soeur Simplice, unique témoin de la
  chose qui se passait, a souvent raconté qu'au moment où Jean Valjean
  parla à l'oreille de Fantine, elle vit distinctement poindre un
  ineffable sourire sur ces lèvres pâles et dans ces prunelles vagues,
  pleines de l'étonnement du tombeau.
  Jean Valjean prit dans ses deux mains la tête de Fantine et l'arrangea
  sur l'oreiller comme une mère eût fait pour son enfant, il lui rattacha
  le cordon de sa chemise et rentra ses cheveux sous son bonnet. Cela
  fait, il lui ferma les yeux.
  La face de Fantine en cet instant semblait étrangement éclairée.
  La mort, c'est l'entrée dans la grande lueur.
  La main de Fantine pendait hors du lit. Jean Valjean s'agenouilla devant
  cette main, la souleva doucement, et la baisa.
  Puis il se redressa, et, se tournant vers Javert:
  --Maintenant, dit-il, je suis à vous.
  
  
  Chapitre V
  Tombeau convenable
  
  Javert déposa Jean Valjean à la prison de la ville.
  L'arrestation de M. Madeleine produisit à Montreuil-sur-mer une
  sensation, ou pour mieux dire une commotion extraordinaire. Nous sommes
  triste de ne pouvoir dissimuler que sur ce seul mot: _c'était un
  galérien_, tout le monde à peu près l'abandonna. En moins de deux heures
  tout le bien qu'il avait fait fut oublié, et ce ne fut plus «qu'un
  galérien». Il est juste de dire qu'on ne connaissait pas encore les
  détails de l'événement d'Arras. Toute la journée on entendait dans
  toutes les parties de la ville des conversations comme celle-ci:
  --Vous ne savez pas? c'était un forçat libéré! Qui ça?--Le maire.--Bah!
  M. Madeleine?--Oui. Vraiment?--Il ne s'appelait pas Madeleine, il a un
  affreux nom, Béjean, Bojean, Boujean.--Ah, mon Dieu!--Il est
  arrêté.--Arrêté!--En prison à la prison de la ville, en attendant qu'on
  le transfère.--Qu'on le transfère! On va le transférer! Où va-t-on le
  transférer?--Il va passer aux assises pour un vol de grand chemin qu'il
  a fait autrefois.--Eh bien! je m'en doutais. Cet homme était trop bon,
  trop parfait, trop confit. Il refusait la croix, il donnait des sous à
  tous les petits drôles qu'il rencontrait. J'ai toujours pensé qu'il y
  avait là-dessous quelque mauvaise histoire.
  «Les salons» surtout abondèrent dans ce sens.
  Une vieille dame, abonnée au _Drapeau blanc_, fit cette réflexion dont
  il est presque impossible de sonder la profondeur:
  --Je n'en suis pas fâchée. Cela apprendra aux buonapartistes!
  C'est ainsi que ce fantôme qui s'était appelé M. Madeleine se dissipa à
  Montreuil-sur-mer. Trois ou quatre personnes seulement dans toute la
  ville restèrent fidèles à cette mémoire. La vieille portière qui l'avait
  servi fut du nombre. Le soir de ce même jour, cette digne vieille était
  assise dans sa loge, encore tout effarée et réfléchissant tristement. La
  fabrique avait été fermée toute la journée, la porte cochère était
  verrouillée, la rue était déserte. Il n'y avait dans la maison que deux
  religieuses, soeur Perpétue et soeur Simplice, qui veillaient près du
  corps de Fantine.
  Vers l'heure où M. Madeleine avait coutume de rentrer, la brave portière
  se leva machinalement, prit la clef de la chambre de M. Madeleine dans
  un tiroir et le bougeoir dont il se servait tous les soirs pour monter
  chez lui, puis elle accrocha la clef au clou où il la prenait
  d'habitude, et plaça le bougeoir à côté, comme si elle l'attendait.
  Ensuite elle se rassit sur sa chaise et se remit à songer. La pauvre
  bonne vieille avait fait tout cela sans en avoir conscience.
  Ce ne fut qu'au bout de plus de deux heures qu'elle sortit de sa rêverie
  et s'écria: «Tiens! mon bon Dieu Jésus! moi qui ai mis sa clef au clou!»
  En ce moment la vitre de la loge s'ouvrit, une main passa par
  l'ouverture, saisit la clef et le bougeoir et alluma la bougie à la
  chandelle qui brûlait.
  La portière leva les yeux et resta béante, avec un cri dans le gosier
  qu'elle retint. Elle connaissait cette main, ce bras, cette manche de
  redingote.
  C'était M. Madeleine.
  Elle fut quelques secondes avant de pouvoir parler, saisie, comme elle
  le disait elle-même plus tard en racontant son aventure.
  --Mon Dieu, monsieur le maire, s'écria-t-elle enfin, je vous croyais....
  Elle s'arrêta, la fin de sa phrase eût manqué de respect au
  commencement. Jean Valjean était toujours pour elle monsieur le maire.
  Il acheva sa pensée.
  --En prison, dit-il. J'y étais. J'ai brisé un barreau d'une fenêtre, je
  me suis laissé tomber du haut d'un toit, et me voici. Je monte à ma
  chambre, allez me chercher la soeur Simplice. Elle est sans doute près
  de cette pauvre femme.
  La vieille obéit en toute hâte.
  Il ne lui fit aucune recommandation; il était bien sûr qu'elle le
  garderait mieux qu'il ne se garderait lui-même.
  On n'a jamais su comment il avait réussi à pénétrer dans la cour sans
  faire ouvrir la porte cochère. Il avait, et portait toujours sur lui, un
  passe-partout qui ouvrait une petite porte latérale; mais on avait dû le
  fouiller et lui prendre son passe-partout. Ce point n'a pas été
  éclairci.
  Il monta l'escalier qui conduisait à sa chambre. Arrivé en haut, il
  laissa son bougeoir sur les dernières marches de l'escalier, ouvrit sa
  porte avec peu de bruit, et alla fermer à tâtons sa fenêtre et son
  volet, puis il revint prendre sa bougie et rentra dans sa chambre.
  La précaution était utile; on se souvient que sa fenêtre pouvait être
  aperçue de la rue. Il jeta un coup d'oeil autour de lui, sur sa table,
  sur sa chaise, sur son lit qui n'avait pas été défait depuis trois
  jours. Il ne restait aucune trace du désordre de l'avant-dernière nuit.
  La portière avait «fait la chambre». Seulement elle avait ramassé dans
  les cendres et posé proprement sur la table les deux bouts du bâton
  ferré et la pièce de quarante sous noircie par le feu.
  Il prit une feuille de papier sur laquelle il écrivit: _Voici les deux
  bouts de mon bâton ferré et la pièce de quarante sous volée à
  Petit-Gervais dont j'ai parlé à la cour d'assises_, et il posa sur cette
  feuille la pièce d'argent et les deux morceaux de fer, de façon que ce
  fût la première chose qu'on aperçût en entrant dans la chambre. Il tira
  d'une armoire une vieille chemise à lui qu'il déchira. Cela fit quelques
  morceaux de toile dans lesquels il emballa les deux flambeaux d'argent.
  Du reste il n'avait ni hâte ni agitation, et, tout en emballant les
  chandeliers de l'évêque, il mordait dans un morceau de pain noir. Il est
  probable que c'était le pain de la prison qu'il avait emporté en
  s'évadant.
  Ceci a été constaté par les miettes de pain qui furent trouvées sur le
  carreau de la chambre, lorsque la justice plus tard fit une
  perquisition.
  On frappa deux petits coups à la porte.
  --Entrez, dit-il.
  C'était la soeur Simplice.
  Elle était pâle, elle avait les yeux rouges, la chandelle qu'elle tenait
  vacillait dans sa main. Les violences de la destinée ont cela de
  particulier que, si perfectionnés ou si refroidis que nous soyons, elles
  nous tirent du fond des entrailles la nature humaine et la forcent de
  reparaître au dehors. Dans les émotions de cette journée, la religieuse
  était redevenue femme. Elle avait pleuré, et elle tremblait.
  Jean Valjean venait d'écrire quelques lignes sur un papier qu'il tendit
  à la religieuse en disant:
  --Ma soeur, vous remettrez ceci à monsieur le curé.
  Le papier était déplié. Elle y jeta les yeux.
  --Vous pouvez lire, dit-il.
  Elle lut.--«Je prie monsieur le curé de veiller sur tout ce que je
  laisse ici. Il voudra bien payer là-dessus les frais de mon procès et
  l'enterrement de la femme qui est morte aujourd'hui. Le reste sera aux
  pauvres.»
  La soeur voulut parler, mais elle put à peine balbutier quelques sons
  inarticulés. Elle parvint cependant à dire:
  --Est-ce que monsieur le maire ne désire pas revoir une dernière fois
  cette pauvre malheureuse?
  --Non, dit-il, on est à ma poursuite, on n'aurait qu'à m'arrêter dans sa
  chambre, cela la troublerait.
  Il achevait à peine qu'un grand bruit se fit dans l'escalier. Ils
  entendirent un tumulte de pas qui montaient, et la vieille portière qui
  disait de sa voix la plus haute et la plus perçante:
  --Mon bon monsieur, je vous jure le bon Dieu qu'il n'est entré personne
  ici de toute la journée ni de toute la soirée, que même je n'ai pas
  quitté ma porte!
  Un homme répondit:
  --Cependant il y a de la lumière dans cette chambre.
  Ils reconnurent la voix de Javert.
  La chambre était disposée de façon que la porte en s'ouvrant masquait
  l'angle du mur à droite. Jean Valjean souffla la bougie et se mit dans
  cet angle.
  La soeur Simplice tomba à genoux près de la table.
  La porte s'ouvrit.
  Javert entra.
  On entendait le chuchotement de plusieurs hommes et les protestations de
  la portière dans le corridor.
  La religieuse ne leva pas les yeux. Elle priait.
  La chandelle était sur la cheminée et ne donnait que peu de clarté.
  Javert aperçut la soeur et s'arrêta interdit.
  On se rappelle que le fond même de Javert, son élément, son milieu
  respirable, c'était la vénération de toute autorité. Il était tout d'une
  pièce et n'admettait ni objection, ni restriction. Pour lui, bien
  entendu, l'autorité ecclésiastique était la première de toutes. Il était
  religieux, superficiel et correct sur ce point comme sur tous. À ses
  yeux un prêtre était un esprit qui ne se trompe pas, une religieuse
  était une créature qui ne pèche pas. C'étaient des âmes murées à ce
  monde avec une seule porte qui ne s'ouvrait jamais que pour laisser
  sortir la vérité.
  En apercevant la soeur, son premier mouvement fut de se retirer.
  Cependant il y avait aussi un autre devoir qui le tenait, et qui le
  poussait impérieusement en sens inverse. Son second mouvement fut de
  rester, et de hasarder au moins une question.
  C'était cette soeur Simplice qui n'avait menti de sa vie. Javert le
  savait, et la vénérait particulièrement à cause de cela.
  --Ma soeur, dit-il, êtes-vous seule dans cette chambre?
  Il y eut un moment affreux pendant lequel la pauvre portière se sentit
  défaillir.
  La soeur leva les yeux et répondit:
  --Oui.
  --Ainsi, reprit Javert, excusez-moi si j'insiste, c'est mon devoir, vous
  n'avez pas vu ce soir une personne, un homme. Il s'est évadé, nous le
  cherchons, ce nommé Jean Valjean, vous ne l'avez pas vu?
  La soeur répondit:
  --Non.
  Elle mentit. Elle mentit deux fois de suite, coup sur coup, sans
  hésiter, rapidement, comme on se dévoue.
  --Pardon, dit Javert, et il se retira en saluant profondément.
  Ô sainte fille! vous n'êtes plus de ce monde depuis beaucoup d'années;
  vous avez rejoint dans la lumière vos soeurs les vierges et vos frères
  les anges; que ce mensonge vous soit compté dans le paradis!
  L'affirmation de la soeur fut pour Javert quelque chose de si décisif
  qu'il ne remarqua même pas la singularité de cette bougie qu'on venait
  de souffler et qui fumait sur la table.
  Une heure après, un homme, marchant à travers les arbres et les brumes,
  s'éloignait rapidement de Montreuil-sur-mer dans la direction de Paris.
  Cet homme était Jean Valjean. Il a été établi, par le témoignage de deux
  ou trois rouliers qui l'avaient rencontré, qu'il portait un paquet et
  qu'il était vêtu d'une blouse. Où avait-il pris cette blouse? On ne l'a
  jamais su. Cependant un vieux ouvrier était mort quelques jours
  auparavant à l'infirmerie de la fabrique, ne laissant que sa blouse.
  C'était peut-être celle-là.
  Un dernier mot sur Fantine.
  Nous avons tous une mère, la terre. On rendit Fantine à cette mère.
  Le curé crut bien faire, et fit bien peut-être, en réservant, sur ce que
  Jean Valjean avait laissé, le plus d'argent possible aux pauvres. Après
  tout, de qui s'agissait-il? d'un forçat et d'une fille publique. C'est
  pourquoi il simplifia l'enterrement de Fantine, et le réduisit à ce
  strict nécessaire qu'on appelle la fosse commune.
  Fantine fut donc enterrée dans ce coin gratis du cimetière qui est à
  tous et à personne, et où l'on perd les pauvres. Heureusement Dieu sait
  où retrouver l'âme. On coucha Fantine dans les ténèbres parmi les
  premiers os venus; elle subit la promiscuité des cendres. Elle fut jetée
  à la fosse publique. Sa tombe ressembla à son lit.
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