🕥 35-minute read

Les misérables Tome I: Fantine - 23

Total number of words is 4576
Total number of unique words is 1420
43.4 of words are in the 2000 most common words
55.0 of words are in the 5000 most common words
60.2 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  la société termine en galériens.
  Le président essaya de le remuer par quelques paroles pathétiques et
  graves et lui demanda, comme aux deux autres, s'il persistait, sans
  hésitation et sans trouble, à reconnaître l'homme debout devant lui.
  --C'est Jean Valjean, dit Cochepaille. Même qu'on l'appelait
  Jean-le-Cric, tant il était fort.
  Chacune des affirmations de ces trois hommes, évidemment sincères et de
  bonne foi, avait soulevé dans l'auditoire un murmure de fâcheux augure
  pour l'accusé, murmure qui croissait et se prolongeait plus longtemps
  chaque fois qu'une déclaration nouvelle venait s'ajouter à la
  précédente. L'accusé, lui, les avait écoutées avec ce visage étonné qui,
  selon l'accusation, était son principal moyen de défense. À la première,
  les gendarmes ses voisins l'avaient entendu grommeler entre ses dents:
  Ah bien! en voilà un! Après la seconde il dit un peu plus haut, d'un air
  presque satisfait: Bon! À la troisième il s'écria: Fameux!
  Le président l'interpella.
  --Accusé, vous avez entendu. Qu'avez-vous à dire?
  Il répondit:
  --Je dis--Fameux!
  Une rumeur éclata dans le public et gagna presque le jury. Il était
  évident que l'homme était perdu.
  --Huissiers, dit le président, faites faire silence. Je vais clore les
  débats.
  En ce moment un mouvement se fit tout à côté du président. On entendit
  une voix qui criait:
  --Brevet, Chenildieu, Cochepaille! regardez de ce côté-ci.
  Tous ceux qui entendirent cette voix se sentirent glacés, tant elle
  était lamentable et terrible. Les yeux se tournèrent vers le point d'où
  elle venait. Un homme, placé parmi les spectateurs privilégiés qui
  étaient assis derrière la cour, venait de se lever, avait poussé la
  porte à hauteur d'appui qui séparait le tribunal du prétoire, et était
  debout au milieu de la salle. Le président, l'avocat général, M.
  Bamatabois, vingt personnes, le reconnurent, et s'écrièrent à la fois:
  --Monsieur Madeleine!
  
  
  Chapitre XI
  Champmathieu de plus en plus étonné
  
  C'était lui en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il
  tenait son chapeau à la main, il n'y avait aucun désordre dans ses
  vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très pâle et
  il tremblait légèrement. Ses cheveux, gris encore au moment de son
  arrivée à Arras, étaient maintenant tout à fait blancs. Ils avaient
  blanchi depuis une heure qu'il était là.
  Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y
  eut dans l'auditoire un instant d'hésitation. La voix avait été si
  poignante, l'homme qui était là paraissait si calme, qu'au premier abord
  on ne comprit pas. On se demanda qui avait crié. On ne pouvait croire
  que ce fût cet homme tranquille qui eût jeté ce cri effrayant.
  Cette indécision ne dura que quelques secondes. Avant même que le
  président et l'avocat général eussent pu dire un mot, avant que les
  gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l'homme que tous
  appelaient encore en ce moment M. Madeleine s'était avancé vers les
  témoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu.
  --Vous ne me reconnaissez pas? dit-il.
  Tous trois demeurèrent interdits et indiquèrent par un signe de tête
  qu'ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimidé fit le salut
  militaire. M. Madeleine se tourna vers les jurés et vers la cour et dit
  d'une voix douce:
  --Messieurs les jurés, faites relâcher l'accusé. Monsieur le président,
  faites-moi arrêter. L'homme que vous cherchez, ce n'est pas lui, c'est
  moi. Je suis Jean Valjean. Pas une bouche ne respirait. À la première
  commotion de l'étonnement avait succédé un silence de sépulcre. On
  sentait dans la salle cette espèce de terreur religieuse qui saisit la
  foule lorsque quelque chose de grand s'accomplit.
  Cependant le visage du président s'était empreint de sympathie et de
  tristesse; il avait échangé un signe rapide avec l'avocat et quelques
  paroles à voix basse avec les conseillers assesseurs. Il s'adressa au
  public, et demanda avec un accent qui fut compris de tous:
  --Y a-t-il un médecin ici?
  L'avocat général prit la parole:
  --Messieurs les jurés, l'incident si étrange et si inattendu qui trouble
  l'audience ne nous inspire, ainsi qu'à vous, qu'un sentiment que nous
  n'avons pas besoin d'exprimer. Vous connaissez tous, au moins de
  réputation, l'honorable M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer. S'il y
  a un médecin dans l'auditoire, nous nous joignons à monsieur le
  président pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et
  le reconduire à sa demeure.
  M. Madeleine ne laissa point achever l'avocat général.
  Il l'interrompit d'un accent plein de mansuétude et d'autorité. Voici
  les paroles qu'il prononça; les voici littéralement, telles qu'elles
  furent écrites immédiatement après l'audience par un des témoins de
  cette scène; telles qu'elles sont encore dans l'oreille de ceux qui les
  ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd'hui.
  --Je vous remercie, monsieur l'avocat général, mais je ne suis pas fou.
  Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande erreur,
  lâchez cet homme, j'accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné.
  Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je
  fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit.
  Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J'avais pourtant fait de mon
  mieux. Je me suis caché sous un nom; je suis devenu riche, je suis
  devenu maire; j'ai voulu rentrer parmi les honnêtes gens. Il paraît que
  cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas
  dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. J'ai volé
  monseigneur l'évêque, cela est vrai; j'ai volé Petit-Gervais, cela est
  vrai. On a eu raison de vous dire que Jean Valjean était un malheureux
  très méchant. Toute la faute n'est peut-être pas à lui. Écoutez,
  messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n'a pas de
  remontrance à faire à la providence ni de conseil à donner à la société;
  mais, voyez-vous, l'infamie d'où j'avais essayé de sortir est une chose
  nuisible. Les galères font le galérien. Recueillez cela, si vous voulez.
  Avant le bagne, j'étais un pauvre paysan très peu intelligent, une
  espèce d'idiot; le bagne m'a changé. J'étais stupide, je suis devenu
  méchant; j'étais bûche, je suis devenu tison. Plus tard l'indulgence et
  la bonté m'ont sauvé, comme la sévérité m'avait perdu. Mais, pardon,
  vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi,
  dans les cendres de la cheminée, la pièce de quarante sous que j'ai
  volée il y a sept ans à Petit-Gervais. Je n'ai plus rien à ajouter.
  Prenez-moi. Mon Dieu! monsieur l'avocat général remue la tête, vous
  dites: M. Madeleine est devenu fou, vous ne me croyez pas! Voilà qui est
  affligeant. N'allez point condamner cet homme au moins! Quoi! ceux-ci ne
  me reconnaissent pas! Je voudrais que Javert fût ici. Il me
  reconnaîtrait, lui!
  Rien ne pourrait rendre ce qu'il y avait de mélancolie bienveillante et
  sombre dans l'accent qui accompagnait ces paroles.
  Il se tourna vers les trois forçats:
  --Eh bien, je vous reconnais, moi! Brevet! vous rappelez-vous?...
  Il s'interrompit, hésita un moment, et dit:
  --Te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au
  bagne?
  Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tête aux
  pieds d'un air effrayé. Lui continua:
  --Chenildieu, qui te surnommais toi-même Je-nie-Dieu, tu as toute
  l'épaule droite brûlée profondément, parce que tu t'es couché un jour
  l'épaule sur un réchaud plein de braise, pour effacer les trois lettres
  T. F. P., qu'on y voit toujours cependant. Réponds, est-ce vrai?
  --C'est vrai, dit Chenildieu.
  Il s'adressa à Cochepaille:
  --Cochepaille, tu as près de la saignée du bras gauche une date gravée
  en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c'est celle du
  débarquement de l'empereur à Cannes, _1er mars 1815_. Relève ta manche.
  Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de
  lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe; la date y était.
  Le malheureux homme se tourna vers l'auditoire et vers les juges avec un
  sourire dont ceux qui l'ont vu sont encore navrés lorsqu'ils y songent.
  C'était le sourire du triomphe, c'était aussi le sourire du désespoir.
  --Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean.
  Il n'y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateurs, ni
  gendarmes; il n'y avait que des yeux fixes et des coeurs émus. Personne
  ne se rappelait plus le rôle que chacun pouvait avoir à jouer; l'avocat
  général oubliait qu'il était là pour requérir, le président qu'il était
  là pour présider, le défenseur qu'il était là pour défendre. Chose
  frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n'intervint. Le
  propre des spectacles sublimes, c'est de prendre toutes les âmes et de
  faire de tous les témoins des spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait
  compte de ce qu'il éprouvait; aucun, sans doute, ne se disait qu'il
  voyait resplendir là une grande lumière; tous intérieurement se
  sentaient éblouis.
  Il était évident qu'on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela rayonnait.
  L'apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarté cette
  aventure si obscure le moment d'auparavant. Sans qu'il fût besoin
  d'aucune explication désormais, toute cette foule, comme par une sorte
  de révélation électrique, comprit tout de suite et d'un seul coup d'oeil
  cette simple et magnifique histoire d'un homme qui se livrait pour qu'un
  autre homme ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les
  hésitations, les petites résistances possibles se perdirent dans ce
  vaste fait lumineux.
  Impression qui passa vite, mais qui dans l'instant fut irrésistible.
  --Je ne veux pas déranger davantage l'audience, reprit Jean Valjean. Je
  m'en vais, puisqu'on ne m'arrête pas. J'ai plusieurs choses à faire.
  Monsieur l'avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me
  fera arrêter quand il voudra.
  Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s'éleva, pas un
  bras ne s'étendit pour l'empêcher. Tous s'écartèrent. Il avait en ce
  moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent
  et se rangent devant un homme. Il traversa la foule à pas lents. On n'a
  jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se
  trouva ouverte lorsqu'il y parvint. Arrivé là, il se retourna et dit:
  --Monsieur l'avocat général, je reste à votre disposition.
  Puis il s'adressa à l'auditoire:
  --Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitié,
  n'est-ce pas? Mon Dieu! quand je pense à ce que j'ai été sur le point de
  faire, je me trouve digne d'envie. Cependant j'aurais mieux aimé que
  tout ceci n'arrivât pas.
  Il sortit, et la porte se referma comme elle avait été ouverte, car ceux
  qui font de certaines choses souveraines sont toujours sûrs d'être
  servis par quelqu'un dans la foule.
  Moins d'une heure après, le verdict du jury déchargeait de toute
  accusation le nommé Champmathieu; et Champmathieu, mis en liberté
  immédiatement, s'en allait stupéfait, croyant tous les hommes fous et ne
  comprenant rien à cette vision.
  
  
  Livre huitième--Contre-coup
  
  
  Chapitre I
  Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
  
  Le jour commençait à poindre. Fantine avait eu une nuit de fièvre et
  d'insomnie, pleine d'ailleurs d'images heureuses; au matin, elle
  s'endormit. La soeur Simplice qui l'avait veillée profita de ce sommeil
  pour aller préparer une nouvelle potion de quinquina. La digne soeur
  était depuis quelques instants dans le laboratoire de l'infirmerie,
  penchée sur ses drogues et sur ses fioles et regardant de très près à
  cause de cette brume que le crépuscule répand sur les objets. Tout à
  coup elle tourna la tête et fit un léger cri. M. Madeleine était devant
  elle. Il venait d'entrer silencieusement.
  --C'est vous, monsieur le maire! s'écria-t-elle.
  Il répondit, à voix basse:
  --Comment va cette pauvre femme?
  --Pas mal en ce moment. Mais nous avons été bien inquiets, allez!
  Elle lui expliqua ce qui s'était passé, que Fantine était bien mal la
  veille et que maintenant elle était mieux, parce qu'elle croyait que
  monsieur le maire était allé chercher son enfant à Montfermeil. La soeur
  n'osa pas interroger monsieur le maire, mais elle vit bien à son air que
  ce n'était point de là qu'il venait.
  --Tout cela est bien, dit-il, vous avez eu raison de ne pas la
  détromper.
  --Oui, reprit la soeur, mais maintenant, monsieur le maire, qu'elle va
  vous voir et qu'elle ne verra pas son enfant, que lui dirons-nous?
  Il resta un moment rêveur.
  --Dieu nous inspirera, dit-il.
  --On ne pourrait cependant pas mentir, murmura la soeur à demi-voix.
  Le plein jour s'était fait dans la chambre. Il éclairait en face le
  visage de M. Madeleine. Le hasard fit que la soeur leva les yeux.
  --Mon Dieu, monsieur! s'écria-t-elle, que vous est-il donc arrivé? vos
  cheveux sont tout blancs!
  --Blancs! dit-il.
  La soeur Simplice n'avait point de miroir; elle fouilla dans une trousse
  et en tira une petite glace dont se servait le médecin de l'infirmerie
  pour constater qu'un malade était mort et ne respirait plus. M.
  Madeleine prit la glace, y considéra ses cheveux, et dit:
  --Tiens!
  Il prononça ce mot avec indifférence et comme s'il pensait à autre
  chose.
  La soeur se sentit glacée par je ne sais quoi d'inconnu qu'elle
  entrevoyait dans tout ceci.
  Il demanda:
  --Puis-je la voir?
  --Est-ce que monsieur le maire ne lui fera pas revenir son enfant? dit
  la soeur, osant à peine hasarder une question.
  --Sans doute, mais il faut au moins deux ou trois jours.
  --Si elle ne voyait pas monsieur le maire d'ici là, reprit timidement la
  soeur, elle ne saurait pas que monsieur le maire est de retour, il
  serait aisé de lui faire prendre patience, et quand l'enfant arriverait
  elle penserait tout naturellement que monsieur le maire est arrivé avec
  l'enfant. On n'aurait pas de mensonge à faire.
  M. Madeleine parut réfléchir quelques instants, puis il dit avec sa
  gravité calme:
  --Non, ma soeur, il faut que je la voie. Je suis peut-être pressé.
  La religieuse ne sembla pas remarquer ce mot «peut-être», qui donnait un
  sens obscur et singulier aux paroles de M. le maire. Elle répondit en
  baissant les yeux et la voix respectueusement:
  --En ce cas, elle repose, mais monsieur le maire peut entrer.
  Il fit quelques observations sur une porte qui fermait mal, et dont le
  bruit pouvait réveiller la malade, puis il entra dans la chambre de
  Fantine, s'approcha du lit et entrouvrit les rideaux. Elle dormait. Son
  souffle sortait de sa poitrine avec ce bruit tragique qui est propre à
  ces maladies, et qui navre les pauvres mères lorsqu'elles veillent la
  nuit près de leur enfant condamné et endormi. Mais cette respiration
  pénible troublait à peine une sorte de sérénité ineffable, répandue sur
  son visage, qui la transfigurait dans son sommeil. Sa pâleur était
  devenue de la blancheur; ses joues étaient vermeilles. Ses longs cils
  blonds, la seule beauté qui lui fût restée de sa virginité et de sa
  jeunesse, palpitaient tout en demeurant clos et baissés. Toute sa
  personne tremblait de je ne sais quel déploiement d'ailes prêtes à
  s'entrouvrir et à l'emporter, qu'on sentait frémir, mais qu'on ne voyait
  pas. À la voir ainsi, on n'eût jamais pu croire que c'était là une
  malade presque désespérée. Elle ressemblait plutôt à ce qui va s'envoler
  qu'à ce qui va mourir.
  La branche, lorsqu'une main s'approche pour détacher la fleur,
  frissonne, et semble à la fois se dérober et s'offrir. Le corps humain a
  quelque chose de ce tressaillement, quand arrive l'instant où les doigts
  mystérieux de la mort vont cueillir l'âme.
  M. Madeleine resta quelque temps immobile près de ce lit, regardant tour
  à tour la malade et le crucifix, comme il faisait deux mois auparavant,
  le jour où il était venu pour la première fois la voir dans cet asile.
  Ils étaient encore là tous les deux dans la même attitude, elle dormant,
  lui priant; seulement maintenant, depuis ces deux mois écoulés, elle
  avait des cheveux gris et lui des cheveux blancs.
  La soeur n'était pas entrée avec lui. Il se tenait près de ce lit,
  debout, le doigt sur la bouche, comme s'il y eût eu dans la chambre
  quelqu'un à faire taire.
  Elle ouvrit les yeux, le vit, et dit paisiblement, avec un sourire:
  --Et Cosette?
  
  
  Chapitre II
  Fantine heureuse
  
  Elle n'eut pas un mouvement de surprise, ni un mouvement de joie; elle
  était la joie même. Cette simple question: «Et Cosette?» fut faite avec
  une foi si profonde, avec tant de certitude, avec une absence si
  complète d'inquiétude et de doute, qu'il ne trouva pas une parole. Elle
  continua:
  --Je savais que vous étiez là. Je dormais, mais je vous voyais. Il y a
  longtemps que je vous vois. Je vous ai suivi des yeux toute la nuit.
  Vous étiez dans une gloire et vous aviez autour de vous toutes sortes de
  figures célestes.
  Il leva son regard vers le crucifix.
  --Mais, reprit-elle, dites-moi donc où est Cosette? Pourquoi ne l'avoir
  pas mise sur mon lit pour le moment où je m'éveillerais?
  Il répondit machinalement quelque chose qu'il n'a jamais pu se rappeler
  plus tard.
  Heureusement le médecin, averti, était survenu. Il vint en aide à M.
  Madeleine.
  --Mon enfant, dit le médecin, calmez-vous. Votre enfant est là.
  Les yeux de Fantine s'illuminèrent et couvrirent de clarté tout son
  visage. Elle joignit les mains avec une expression qui contenait tout ce
  que la prière peut avoir à la fois de plus violent et de plus doux.
  --Oh! s'écria-t-elle, apportez-la-moi!
  Touchante illusion de mère! Cosette était toujours pour elle le petit
  enfant qu'on apporte.
  --Pas encore, reprit le médecin, pas en ce moment. Vous avez un reste de
  fièvre. La vue de votre enfant vous agiterait et vous ferait du mal. Il
  faut d'abord vous guérir. Elle l'interrompit impétueusement.
  --Mais je suis guérie! je vous dis que je suis guérie! Est-il âne, ce
  médecin! Ah çà! je veux voir mon enfant, moi!
  --Vous voyez, dit le médecin, comme vous vous emportez. Tant que vous
  serez ainsi, je m'opposerai à ce que vous ayez votre enfant. Il ne
  suffit pas de la voir, il faut vivre pour elle. Quand vous serez
  raisonnable, je vous l'amènerai moi-même.
  La pauvre mère courba la tête.
  --Monsieur le médecin, je vous demande pardon, je vous demande vraiment
  bien pardon. Autrefois, je n'aurais pas parlé comme je viens de faire,
  il m'est arrivé tant de malheurs que quelquefois je ne sais plus ce que
  je dis. Je comprends, vous craignez l'émotion, j'attendrai tant que vous
  voudrez, mais je vous jure que cela ne m'aurait pas fait de mal de voir
  ma fille. Je la vois, je ne la quitte pas des yeux depuis hier au soir.
  Savez-vous? on me l'apporterait maintenant que je me mettrais à lui
  parler doucement. Voilà tout. Est-ce que ce n'est pas bien naturel que
  j'aie envie de voir mon enfant qu'on a été me chercher exprès à
  Montfermeil? Je ne suis pas en colère. Je sais bien que je vais être
  heureuse. Toute la nuit j'ai vu des choses blanches et des personnes qui
  me souriaient. Quand monsieur le médecin voudra, il m'apportera ma
  Cosette. Je n'ai plus de fièvre, puisque je suis guérie; je sens bien
  que je n'ai plus rien du tout; mais je vais faire comme si j'étais
  malade et ne pas bouger pour faire plaisir aux dames d'ici. Quand on
  verra que je suis bien tranquille, on dira: il faut lui donner son
  enfant.
  M. Madeleine s'était assis sur une chaise qui était à côté du lit. Elle
  se tourna vers lui; elle faisait visiblement effort pour paraître calme
  et «bien sage», comme elle disait dans cet affaiblissement de la maladie
  qui ressemble à l'enfance, afin que, la voyant si paisible, on ne fît
  pas difficulté de lui amener Cosette. Cependant, tout en se contenant,
  elle ne pouvait s'empêcher d'adresser à M. Madeleine mille questions.
  --Avez-vous fait un bon voyage, monsieur le maire? Oh! comme vous êtes
  bon d'avoir été me la chercher! Dites-moi seulement comment elle est.
  A-t-elle bien supporté la route? Hélas! elle ne me reconnaîtra pas!
  Depuis le temps, elle m'a oubliée, pauvre chou! Les enfants, cela n'a
  pas de mémoire. C'est comme des oiseaux. Aujourd'hui cela voit une chose
  et demain une autre, et cela ne pense plus à rien. Avait-elle du linge
  blanc seulement? Ces Thénardier la tenaient-ils proprement? Comment la
  nourrissait-on? Oh! comme j'ai souffert, si vous saviez! de me faire
  toutes ces questions-là dans le temps de ma misère! Maintenant, c'est
  passé. Je suis joyeuse. Oh! que je voudrais donc la voir! Monsieur le
  maire, l'avez-vous trouvée jolie? N'est-ce pas qu'elle est belle, ma
  fille? Vous devez avoir eu bien froid dans cette diligence! Est-ce qu'on
  ne pourrait pas l'amener rien qu'un petit moment? On la remporterait
  tout de suite après. Dites! vous qui êtes le maître, si vous vouliez!
  Il lui prit la main:
  --Cosette est belle, dit-il, Cosette se porte bien, vous la verrez
  bientôt, mais apaisez-vous. Vous parlez trop vivement, et puis vous
  sortez vos bras du lit, et cela vous fait tousser.
  En effet, des quintes de toux interrompaient Fantine presque à chaque
  mot.
  Fantine ne murmura pas, elle craignait d'avoir compromis par quelques
  plaintes trop passionnées la confiance qu'elle voulait inspirer, et elle
  se mit à dire des paroles indifférentes.
  --C'est assez joli, Montfermeil, n'est-ce-pas? L'été, on va y faire des
  parties de plaisir. Ces Thénardier font-ils de bonnes affaires? Il ne
  passe pas grand monde dans leur pays. C'est une espèce de gargote que
  cette auberge-là.
  M. Madeleine lui tenait toujours la main, il la considérait avec
  anxiété; il était évident qu'il était venu pour lui dire des choses
  devant lesquelles sa pensée hésitait maintenant. Le médecin, sa visite
  faite, s'était retiré. La soeur Simplice était seule restée auprès
  d'eux.
  Cependant, au milieu de ce silence, Fantine s'écria:
  --Je l'entends! mon Dieu! je l'entends!
  Elle étendit le bras pour qu'on se tût autour d'elle, retint son
  souffle, et se mit à écouter avec ravissement.
  Il y avait un enfant qui jouait dans la cour; l'enfant de la portière ou
  d'une ouvrière quelconque. C'est là un de ces hasards qu'on retrouve
  toujours et qui semblent faire partie de la mystérieuse mise en scène
  des événements lugubres. L'enfant, c'était une petite fille, allait,
  venait, courait pour se réchauffer, riait et chantait à haute voix.
  Hélas! à quoi les jeux des enfants ne se mêlent-ils pas! C'était cette
  petite fille que Fantine entendait chanter.
  --Oh! reprit-elle, c'est ma Cosette! je reconnais sa voix!
  L'enfant s'éloigna comme il était venu, la voix s'éteignit, Fantine
  écouta encore quelque temps, puis son visage s'assombrit, et M.
  Madeleine l'entendit qui disait à voix basse:
  --Comme ce médecin est méchant de ne pas me laisser voir ma fille! Il a
  une mauvaise figure, cet homme-là!
  Cependant le fond riant de ses idées revint. Elle continua de se parler
  à elle-même, la tête sur l'oreiller.
  --Comme nous allons être heureuses! Nous aurons un petit jardin,
  d'abord! M. Madeleine me l'a promis. Ma fille jouera dans le jardin.
  Elle doit savoir ses lettres maintenant. Je la ferai épeler. Elle courra
  dans l'herbe après les papillons. Je la regarderai. Et puis elle fera sa
  première communion. Ah çà! quand fera-t-elle sa première communion? Elle
  se mit à compter sur ses doigts.
  --... Un, deux, trois, quatre... elle a sept ans. Dans cinq ans. Elle
  aura un voile blanc, des bas à jour, elle aura l'air d'une petite femme.
  Ô ma bonne soeur, vous ne savez pas comme je suis bête, voilà que je
  pense à la première communion de ma fille! Et elle se mit à rire.
  Il avait quitté la main de Fantine. Il écoutait ces paroles comme on
  écoute un vent qui souffle, les yeux à terre, l'esprit plongé dans des
  réflexions sans fond. Tout à coup elle cessa de parler, cela lui fit
  lever machinalement la tête. Fantine était devenue effrayante.
  Elle ne parlait plus, elle ne respirait plus; elle s'était soulevée à
  demi sur son séant, son épaule maigre sortait de sa chemise, son visage,
  radieux le moment d'auparavant, était blême, et elle paraissait fixer
  sur quelque chose de formidable, devant elle, à l'autre extrémité de la
  chambre, son oeil agrandi par la terreur.
  --Mon Dieu! s'écria-t-il. Qu'avez-vous, Fantine?
  Elle ne répondit pas, elle ne quitta point des yeux l'objet quelconque
  qu'elle semblait voir, elle lui toucha le bras d'une main et de l'autre
  lui fit signe de regarder derrière lui.
  Il se retourna, et vit Javert.
  
  
  Chapitre III
  Javert content
  
  Voici ce qui s'était passé.
  Minuit et demi venait de sonner, quand M. Madeleine était sorti de la
  salle des assises d'Arras. Il était rentré à son auberge juste à temps
  pour repartir par la malle-poste où l'on se rappelle qu'il avait retenu
  sa place. Un peu avant six heures du matin, il était arrivé à
  Montreuil-sur-mer, et son premier soin avait été de jeter à la poste sa
  lettre à M. Laffitte, puis d'entrer à l'infirmerie et de voir Fantine.
  Cependant, à peine avait-il quitté la salle d'audience de la cour
  d'assises, que l'avocat général, revenu du premier saisissement, avait
  pris la parole pour déplorer l'acte de folie de l'honorable maire de
  Montreuil-sur-mer, déclarer que ses convictions n'étaient en rien
  modifiées par cet incident bizarre qui s'éclaircirait plus tard, et
  requérir, en attendant, la condamnation de ce Champmathieu, évidemment
  le vrai Jean Valjean. La persistance de l'avocat général était
  visiblement en contradiction avec le sentiment de tous, du public, de la
  cour et du jury. Le défenseur avait eu peu de peine à réfuter cette
  harangue et à établir que, par suite des révélations de M. Madeleine,
  c'est-à-dire du vrai Jean Valjean, la face de l'affaire était
  bouleversée de fond en comble, et que le jury n'avait plus devant les
  yeux qu'un innocent. L'avocat avait tiré de là quelques épiphonèmes,
  malheureusement peu neufs, sur les erreurs judiciaires, etc., etc., le
  président dans son résumé s'était joint au défenseur, et le jury en
  quelques minutes avait mis hors de cause Champmathieu.
  Cependant il fallait un Jean Valjean à l'avocat général, et, n'ayant
  plus Champmathieu, il prit Madeleine.
  Immédiatement après la mise en liberté de Champmathieu, l'avocat général
  s'enferma avec le président. Ils conférèrent «de la nécessité de se
  saisir de la personne de M. le maire de Montreuil-sur-mer». Cette
  phrase, où il y a beaucoup de _de_, est de M. l'avocat général,
  entièrement écrite de sa main sur la minute de son rapport au procureur
  général. La première émotion passée, le président fit peu d'objections.
  Il fallait bien que justice eût son cours. Et puis, pour tout dire,
  quoique le président fût homme bon et assez intelligent, il était en
  même temps fort royaliste et presque ardent, et il avait été choqué que
  le maire de Montreuil-sur-mer, en parlant du débarquement à Cannes, eût
  dit l'_empereur_ et non _Buonaparte_.
  L'ordre d'arrestation fut donc expédié. L'avocat général l'envoya à
  Montreuil-sur-mer par un exprès, à franc étrier, et en chargea
  l'inspecteur de police Javert.
  On sait que Javert était revenu à Montreuil-sur-mer immédiatement après
  avoir fait sa déposition.
  Javert se levait au moment où l'exprès lui remit l'ordre d'arrestation
  et le mandat d'amener.
  L'exprès était lui-même un homme de police fort entendu qui, en deux
  mots, mit Javert au fait de ce qui était arrivé à Arras. L'ordre
  d'arrestation, signé de l'avocat général, était ainsi
  conçu:--L'inspecteur Javert appréhendera au corps le sieur Madeleine,
  maire de Montreuil-sur-mer, qui, dans l'audience de ce jour, a été
  reconnu pour être le forçat libéré Jean Valjean.
  Quelqu'un qui n'eût pas connu Javert et qui l'eût vu au moment où il
  
You have read 1 text from French literature.