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Les misérables Tome I: Fantine - 18
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regard était blanc. Il n'y avait pas une toile d'araignée, pas un grain
de poussière à la vitre de cette conscience. En entrant dans l'obédience
de saint Vincent de Paul, elle avait pris le nom de Simplice par choix
spécial. Simplice de Sicile, on le sait, est cette sainte qui aima mieux
se laisser arracher les deux seins que de répondre, étant née à
Syracuse, qu'elle était née à Ségeste, mensonge qui la sauvait. Cette
patronne convenait à cette âme.
La soeur Simplice, en entrant dans l'ordre, avait deux défauts dont elle
s'était peu à peu corrigée; elle avait eu le goût des friandises et elle
avait aimé à recevoir des lettres. Elle ne lisait jamais qu'un livre de
prières en gros caractères et en latin. Elle ne comprenait pas le latin,
mais elle comprenait le livre.
La pieuse fille avait pris en affection Fantine, y sentant probablement
de la vertu latente, et s'était dévouée à la soigner presque
exclusivement.
M. Madeleine emmena à part la soeur Simplice et lui recommanda Fantine
avec un accent singulier dont la soeur se souvint plus tard.
En quittant la soeur, il s'approcha de Fantine.
Fantine attendait chaque jour l'apparition de M. Madeleine comme on
attend un rayon de chaleur et de joie. Elle disait aux soeurs:
--Je ne vis que lorsque monsieur le maire est là.
Elle avait ce jour-là beaucoup de fièvre. Dès qu'elle vit M. Madeleine,
elle lui demanda:
--Et Cosette?
Il répondit en souriant:
--Bientôt.
M. Madeleine fut avec Fantine comme à l'ordinaire. Seulement il resta
une heure au lieu d'une demi-heure, au grand contentement de Fantine. Il
fît mille instances à tout le monde pour que rien ne manquât à la
malade. On remarqua qu'il y eut un moment où son visage devint très
sombre. Mais cela s'expliqua quand on sut que le médecin s'était penché
à son oreille et lui avait dit:
--Elle baisse beaucoup.
Puis il rentra à la mairie, et le garçon de bureau le vit examiner avec
attention une carte routière de France qui était suspendue dans son
cabinet. Il écrivit quelques chiffres au crayon sur un papier.
Chapitre II
Perspicacité de maître Scaufflaire
De la mairie il se rendit au bout de la ville chez un Flamand, maître
Scaufflaër, francisé Scaufflaire, qui louait des chevaux et des
«cabriolets à volonté».
Pour aller chez ce Scaufflaire, le plus court était de prendre une rue
peu fréquentée où était le presbytère de la paroisse que M. Madeleine
habitait. Le curé était, disait-on, un homme digne et respectable, et de
bon conseil. À l'instant où M. Madeleine arriva devant le presbytère, il
n'y avait dans la rue qu'un passant, et ce passant remarqua ceci: M. le
maire, après avoir dépassé la maison curiale, s'arrêta, demeura
immobile, puis revint sur ses pas et rebroussa chemin jusqu'à la porte
du presbytère, qui était une porte bâtarde avec marteau de fer. Il mit
vivement la main au marteau, et le souleva; puis il s'arrêta de nouveau,
et resta court, et comme pensif, et, après quelques secondes, au lieu de
laisser bruyamment retomber le marteau, il le reposa doucement et reprit
son chemin avec une sorte de hâte qu'il n'avait pas auparavant.
M. Madeleine trouva maître Scaufflaire chez lui occupé à repiquer un
harnais.
--Maître Scaufflaire, demanda-t-il, avez-vous un bon cheval?
--Monsieur le maire, dit le Flamand, tous mes chevaux sont bons.
Qu'entendez-vous par un bon cheval?
--J'entends un cheval qui puisse faire vingt lieues en un jour.
--Diable! fit le Flamand, vingt lieues!
--Oui.
--Attelé à un cabriolet?
--Oui.
--Et combien de temps se reposera-t-il après la course?
--Il faut qu'il puisse au besoin repartir le lendemain.
--Pour refaire le même trajet?
--Oui.
--Diable! diable! et c'est vingt lieues? M. Madeleine tira de sa poche
le papier où il avait crayonné des chiffres. Il les montra au Flamand.
C'étaient les chiffres 5, 6, 8-1/2.
--Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf et demi, autant dire vingt lieues.
--Monsieur le maire, reprit le Flamand, j'ai votre affaire. Mon petit
cheval blanc. Vous avez dû le voir passer quelquefois. C'est une petite
bête du bas Boulonnais. C'est plein de feu. On a voulu d'abord en faire
un cheval de selle. Bah! il ruait, il flanquait tout le monde par terre.
On le croyait vicieux, on ne savait qu'en faire. Je l'ai acheté. Je l'ai
mis au cabriolet. Monsieur, c'est cela qu'il voulait; il est doux comme
une fille, il va le vent. Ah! par exemple, il ne faudrait pas lui monter
sur le dos. Ce n'est pas son idée d'être cheval de selle. Chacun a son
ambition. Tirer, oui, porter, non; il faut croire qu'il s'est dit ça.
--Et il fera la course?
--Vos vingt lieues. Toujours au grand trot, et en moins de huit heures.
Mais voici à quelles conditions.
--Dites.
--Premièrement, vous le ferez souffler une heure à moitié chemin; il
mangera, et on sera là pendant qu'il mangera pour empêcher le garçon de
l'auberge de lui voler son avoine; car j'ai remarqué que dans les
auberges l'avoine est plus souvent bue par les garçons d'écurie que
mangée par les chevaux.
--On sera là.
--Deuxièmement.... Est-ce pour monsieur le maire le cabriolet?
--Oui.
--Monsieur le maire sait conduire?
--Oui.
--Eh bien, monsieur le maire voyagera seul et sans bagage afin de ne
point charger le cheval.
--Convenu.
--Mais monsieur le maire, n'ayant personne avec lui, sera obligé de
prendre la peine de surveiller lui-même l'avoine.
--C'est dit.
--Il me faudra trente francs par jour. Les jours de repos payés. Pas un
liard de moins, et la nourriture de la bête à la charge de monsieur le
maire.
M. Madeleine tira trois napoléons de sa bourse et les mit sur la table.
--Voilà deux jours d'avance.
--Quatrièmement, pour une course pareille sur cabriolet serait trop
lourd et fatiguerait le cheval. Il faudrait que monsieur le maire
consentît à voyager dans un petit tilbury que j'ai.
--J'y consens.
--C'est léger, mais c'est découvert.
--Cela m'est égal.
--Monsieur le maire a-t-il réfléchi que nous sommes en hiver?...
M. Madeleine ne répondit pas. Le Flamand reprit:
--Qu'il fait très froid?
M. Madeleine garda le silence. Maître Scaufflaire continua:
--Qu'il peut pleuvoir?
M. Madeleine leva la tête et dit:
--Le tilbury et le cheval seront devant ma porte demain à quatre heures
et demie du matin.
--C'est entendu, monsieur le maire, répondit Scaufflaire, puis, grattant
avec l'ongle de son pouce une tache qui était dans le bois de la table,
il reprit de cet air insouciant que les Flamands savent si bien mêler à
leur finesse:
--Mais voilà que j'y songe à présent! monsieur le maire ne me dit pas où
il va. Où est-ce que va monsieur le maire?
Il ne songeait pas à autre chose depuis le commencement de la
conversation, mais il ne savait pourquoi il n'avait pas osé faire cette
question.
--Votre cheval a-t-il de bonnes jambes de devant? dit M. Madeleine.
--Oui, monsieur le maire. Vous le soutiendrez un peu dans les descentes.
Y a-t-il beaucoup de descentes d'ici où vous allez?
--N'oubliez pas d'être à ma porte à quatre heures et demie du matin,
très précises, répondit M. Madeleine; et il sortit.
Le Flamand resta «tout bête», comme il disait lui-même quelque temps
après.
Monsieur le maire était sorti depuis deux ou trois minutes, lorsque la
porte se rouvrit; c'était M. le maire. Il avait toujours le même air
impassible et préoccupé.
--Monsieur Scaufflaire, dit-il, à quelle somme estimez-vous le cheval et
le tilbury que vous me louerez, l'un portant l'autre?
--L'un traînant l'autre, monsieur le maire, dit le Flamand avec un gros
rire.
--Soit. Eh bien!
--Est-ce que monsieur le maire veut me les acheter?
--Non, mais à tout événement, je veux vous les garantir. À mon retour
vous me rendrez la somme. Combien estimez-vous cabriolet et cheval?
--À cinq cents francs, monsieur le maire.
--Les voici.
M. Madeleine posa un billet de banque sur la table, puis sortit et cette
fois ne rentra plus.
Maître Scaufflaire regretta affreusement de n'avoir point dit mille
francs. Du reste le cheval et le tilbury, en bloc, valaient cent écus.
Le Flamand appela sa femme, et lui conta la chose. Où diable monsieur le
maire peut-il aller? Ils tinrent conseil.
--Il va à Paris, dit la femme.
--Je ne crois pas, dit le mari.
M. Madeleine avait oublié sur la cheminée le papier où il avait tracé
des chiffres. Le Flamand le prit et l'étudia.
--Cinq, six, huit et demi? cela doit marquer des relais de poste.
Il se tourna vers sa femme.
--J'ai trouvé.
--Comment?
--Il y a cinq lieues d'ici à Hesdin, six de Hesdin à Saint-Pol, huit et
demie de Saint-Pol à Arras. Il va à Arras.
Cependant M. Madeleine était rentré chez lui.
Pour revenir de chez maître Scaufflaire, il avait pris le plus long,
comme si la porte du presbytère avait été pour lui une tentation, et
qu'il eût voulu l'éviter. Il était monté dans sa chambre et s'y était
enfermé, ce qui n'avait rien que de simple, car il se couchait
volontiers de bonne heure. Pourtant la concierge de la fabrique, qui
était en même temps l'unique servante de M. Madeleine, observa que sa
lumière s'éteignit à huit heures et demie, et elle le dit au caissier
qui rentrait, en ajoutant:
--Est-ce que monsieur le maire est malade? je lui ai trouvé l'air un peu
singulier.
Ce caissier habitait une chambre située précisément au-dessous de la
chambre de M. Madeleine. Il ne prit point garde aux paroles de la
portière, se coucha et s'endormit. Vers minuit, il se réveilla
brusquement; il avait entendu à travers son sommeil un bruit au-dessus
de sa tête. Il écouta. C'était un pas qui allait et venait, comme si
l'on marchait dans la chambre en haut. Il écouta plus attentivement, et
reconnut le pas de M. Madeleine. Cela lui parut étrange; habituellement
aucun bruit ne se faisait dans la chambre de M. Madeleine avant l'heure
de son lever. Un moment après le caissier entendit quelque chose qui
ressemblait à une armoire qu'on ouvre et qu'on referme. Puis on dérangea
un meuble, il y eut un silence, et le pas recommença. Le caissier se
dressa sur son séant, s'éveilla tout à fait, regarda, et à travers les
vitres de sa croisée aperçut sur le mur d'en face la réverbération
rougeâtre d'une fenêtre éclairée. À la direction des rayons, ce ne
pouvait être que la fenêtre de la chambre de M. Madeleine. La
réverbération tremblait comme si elle venait plutôt d'un feu allumé que
d'une lumière. L'ombre des châssis vitrés ne s'y dessinait pas, ce qui
indiquait que la fenêtre était toute grande ouverte. Par le froid qu'il
faisait, cette fenêtre ouverte était surprenante. Le caissier se
rendormit. Une heure ou deux après, il se réveilla encore. Le même pas,
lent et régulier, allait et venait toujours au-dessus de sa tête.
La réverbération se dessinait toujours sur le mur, mais elle était
maintenant pâle et paisible comme le reflet d'une lampe ou d'une bougie.
La fenêtre était toujours ouverte. Voici ce qui se passait dans la
chambre de M. Madeleine.
Chapitre III
Une tempête sous un crâne
Le lecteur a sans doute deviné que M. Madeleine n'est autre que Jean
Valjean.
Nous avons déjà regardé dans les profondeurs de cette conscience; le
moment est venu d'y regarder encore. Nous ne le faisons pas sans émotion
et sans tremblement. Il n'existe rien de plus terrifiant que cette sorte
de contemplation. L'oeil de l'esprit ne peut trouver nulle part plus
d'éblouissements ni plus de ténèbres que dans l'homme; il ne peut se
fixer sur aucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquée, plus
mystérieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que la mer,
c'est le ciel; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c'est
l'intérieur de l'âme.
Faire le poème de la conscience humaine, ne fût-ce qu'à propos d'un seul
homme, ne fût-ce qu'à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre
toutes les épopées dans une épopée supérieure et définitive. La
conscience, c'est le chaos des chimères, des convoitises et des
tentatives, la fournaise des rêves, l'antre des idées dont on a honte;
c'est le pandémonium des sophismes, c'est le champ de bataille des
passions. À de certaines heures, pénétrez à travers la face livide d'un
être humain qui réfléchit, et regardez derrière, regardez dans cette
âme, regardez dans cette obscurité. Il y a là, sous le silence
extérieur, des combats de géants comme dans Homère, des mêlées de
dragons et d'hydres et des nuées de fantômes comme dans Milton, des
spirales visionnaires comme chez Dante. Chose sombre que cet infini que
tout homme porte en soi et auquel il mesure avec désespoir les volontés
de son cerveau et les actions de sa vie!
Alighieri rencontra un jour une sinistre porte devant laquelle il
hésita. En voici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous
hésitons. Entrons pourtant.
Nous n'avons que peu de chose à ajouter à ce que le lecteur connaît déjà
de ce qui était arrivé à Jean Valjean depuis l'aventure de
Petit-Gervais. À partir de ce moment, on l'a vu, il fut un autre homme.
Ce que l'évêque avait voulu faire de lui, il l'exécuta. Ce fut plus
qu'une transformation, ce fut une transfiguration.
Il réussit à disparaître, vendit l'argenterie de l'évêque, ne gardant
que les flambeaux, comme souvenir, se glissa de ville en ville, traversa
la France, vint à Montreuil-sur-mer, eut l'idée que nous avons dite,
accomplit ce que nous avons raconté, parvint à se faire insaisissable et
inaccessible, et désormais, établi à Montreuil-sur-mer, heureux de
sentir sa conscience attristée par son passé et la première moitié de
son existence démentie par la dernière, il vécut paisible, rassuré et
espérant, n'ayant plus que deux pensées: cacher son nom, et sanctifier
sa vie; échapper aux hommes, et revenir à Dieu.
Ces deux pensées étaient si étroitement mêlées dans son esprit qu'elles
n'en formaient qu'une seule; elles étaient toutes deux également
absorbantes et impérieuses, et dominaient ses moindres actions.
D'ordinaire elles étaient d'accord pour régler la conduite de sa vie;
elles le tournaient vers l'ombre; elles le faisaient bienveillant et
simple; elles lui conseillaient les mêmes choses. Quelquefois cependant
il y avait conflit entre elles. Dans ce cas-là, on s'en souvient,
l'homme que tout le pays de Montreuil-sur-mer appelait M. Madeleine ne
balançait pas à sacrifier la première à la seconde, sa sécurité à sa
vertu. Ainsi, en dépit de toute réserve et de toute prudence, il avait
gardé les chandeliers de l'évêque, porté son deuil, appelé et interrogé
tous les petits savoyards qui passaient, pris des renseignements sur les
familles de Faverolles, et sauvé la vie au vieux Fauchelevent, malgré
les inquiétantes insinuations de Javert. Il semblait, nous l'avons déjà
remarqué, qu'il pensât, à l'exemple de tous ceux qui ont été sages,
saints et justes, que son premier devoir n'était pas envers lui.
Toutefois, il faut le dire, jamais rien de pareil ne s'était encore
présenté. Jamais les deux idées qui gouvernaient le malheureux homme
dont nous racontons les souffrances n'avaient engagé une lutte si
sérieuse. Il le comprit confusément, mais profondément, dès les
premières paroles que prononça Javert, en entrant dans son cabinet.
Au moment où fut si étrangement articulé ce nom qu'il avait enseveli
sous tant d'épaisseurs, il fut saisi de stupeur et comme enivré par la
sinistre bizarrerie de sa destinée, et, à travers cette stupeur, il eut
ce tressaillement qui précède les grandes secousses; il se courba comme
un chêne à l'approche d'un orage, comme un soldat à l'approche d'un
assaut. Il sentit venir sur sa tête des ombres pleines de foudres et
d'éclairs. Tout en écoutant parler Javert, il eut une première pensée
d'aller, de courir, de se dénoncer, de tirer ce Champmathieu de prison
et de s'y mettre; cela fut douloureux et poignant comme une incision
dans la chair vive, puis cela passa, et il se dit: «Voyons! voyons!» Il
réprima ce premier mouvement généreux et recula devant l'héroïsme.
Sans doute, il serait beau qu'après les saintes paroles de l'évêque,
après tant d'années de repentir et d'abnégation, au milieu d'une
pénitence admirablement commencée, cet homme, même en présence d'une si
terrible conjoncture, n'eût pas bronché un instant et eût continué de
marcher du même pas vers ce précipice ouvert au fond duquel était le
ciel; cela serait beau, mais cela ne fut pas ainsi. Il faut bien que
nous rendions compte des choses qui s'accomplissaient dans cette âme, et
nous ne pouvons dire que ce qui y était. Ce qui l'emporta tout d'abord,
ce fut l'instinct de la conservation; il rallia en hâte ses idées,
étouffa ses émotions, considéra la présence de Javert, ce grand péril,
ajourna toute résolution avec la fermeté de l'épouvante, s'étourdit sur
ce qu'il y avait à faire, et reprit son calme comme un lutteur ramasse
son bouclier.
Le reste de la journée il fut dans cet état, un tourbillon au dedans,
une tranquillité profonde au dehors; il ne prit que ce qu'on pourrait
appeler «les mesures conservatoires». Tout était encore confus et se
heurtait dans son cerveau; le trouble y était tel qu'il ne voyait
distinctement la forme d'aucune idée; et lui-même n'aurait pu rien dire
de lui-même, si ce n'est qu'il venait de recevoir un grand coup. Il se
rendit comme d'habitude près du lit de douleur de Fantine et prolongea
sa visite, par un instinct de bonté, se disant qu'il fallait agir ainsi
et la bien recommander aux soeurs pour le cas où il arriverait qu'il eût
à s'absenter. Il sentit vaguement qu'il faudrait peut-être aller à
Arras, et, sans être le moins du monde décidé à ce voyage, il se dit
qu'à l'abri de tout soupçon comme il l'était, il n'y avait point
d'inconvénient à être témoin de ce qui se passerait, et il retint le
tilbury de Scaufflaire, afin d'être préparé à tout événement.
Il dîna avec assez d'appétit.
Rentré dans sa chambre il se recueillit.
Il examina la situation et la trouva inouïe; tellement inouïe qu'au
milieu de sa rêverie, par je ne sais quelle impulsion d'anxiété presque
inexplicable, il se leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou. Il
craignait qu'il n'entrât encore quelque chose. Il se barricadait contre
le possible.
Un moment après il souffla sa lumière. Elle le gênait.
Il lui semblait qu'on pouvait le voir.
Qui, on?
Hélas! ce qu'il voulait mettre à la porte était entré ce qu'il voulait
aveugler, le regardait. Sa conscience.
Sa conscience, c'est-à-dire Dieu.
Pourtant, dans le premier moment, il se fit illusion; il eut un
sentiment de sûreté et de solitude; le verrou tiré, il se crut
imprenable; la chandelle éteinte, il se sentit invisible. Alors il prit
possession de lui-même; il posa ses coudes sur la table, appuya la tête
sur sa main, et se mit à songer dans les ténèbres.
--Où en suis-je?--Est-ce que je ne rêve pas? Que m'a-t-on dit?--Est-il
bien vrai que j'aie vu ce Javert et qu'il m'ait parlé ainsi?--Que peut
être ce Champmathieu?--Il me ressemble donc?--Est-ce possible?--Quand
je pense qu'hier j'étais si tranquille et si loin de me douter de
rien!--Qu'est-ce que je faisais donc hier à pareille heure?--Qu'y a-t-il
dans cet incident?--Comment se dénouera-t-il?--Que faire?
Voilà dans quelle tourmente il était. Son cerveau avait perdu la force
de retenir ses idées, elles passaient comme des ondes, et il prenait son
front dans ses deux mains pour les arrêter.
De ce tumulte qui bouleversait sa volonté et sa raison, et dont il
cherchait à tirer une évidence et une résolution, rien ne se dégageait
que l'angoisse.
Sa tête était brûlante. Il alla à la fenêtre et l'ouvrit toute grande.
Il n'y avait pas d'étoiles au ciel. Il revint s'asseoir près de la
table.
La première heure s'écoula ainsi.
Peu à peu cependant des linéaments vagues commencèrent à se former et à
se fixer dans sa méditation, et il put entrevoir avec la précision de la
réalité, non l'ensemble de la situation, mais quelques détails.
Il commença par reconnaître que, si extraordinaire et si critique que
fût cette situation, il en était tout à fait le maître.
Sa stupeur ne fit que s'en accroître.
Indépendamment du but sévère et religieux que se proposaient ses
actions, tout ce qu'il avait fait jusqu'à ce jour n'était autre chose
qu'un trou qu'il creusait pour y enfouir son nom. Ce qu'il avait
toujours le plus redouté, dans ses heures de repli sur lui-même, dans
ses nuits d'insomnie, c'était d'entendre jamais prononcer ce nom; il se
disait que ce serait là pour lui la fin de tout; que le jour où ce nom
reparaîtrait, il ferait évanouir autour de lui sa vie nouvelle, et qui
sait même peut-être? au dedans de lui sa nouvelle âme. Il frémissait de
la seule pensée que c'était possible. Certes, si quelqu'un lui eût dit
en ces moments-là qu'une heure viendrait où ce nom retentirait à son
oreille, où ce hideux mot, Jean Valjean, sortirait tout à coup de la
nuit et se dresserait devant lui, où cette lumière formidable faite pour
dissiper le mystère dont il s'enveloppait resplendirait subitement sur
sa tête; et que ce nom ne le menacerait pas, que cette lumière ne
produirait qu'une obscurité plus épaisse, que ce voile déchiré
accroîtrait le mystère; que ce tremblement de terre consoliderait son
édifice, que ce prodigieux incident n'aurait d'autre résultat, si bon
lui semblait, à lui, que de rendre son existence à la fois plus claire
et plus impénétrable, et que, de sa confrontation avec le fantôme de
Jean Valjean, le bon et digne bourgeois monsieur Madeleine sortirait
plus honoré, plus paisible et plus respecté que jamais,--si quelqu'un
lui eût dit cela, il eût hoché la tête et regardé ces paroles comme
insensées. Eh bien! tout cela venait précisément d'arriver, tout cet
entassement de l'impossible était un fait, et Dieu avait permis que ces
choses folles devinssent des choses réelles!
Sa rêverie continuait de s'éclaircir. Il se rendait de plus en plus
compte de sa position. Il lui semblait qu'il venait de s'éveiller de je
ne sais quel sommeil, et qu'il se trouvait glissant sur une pente au
milieu de la nuit, debout, frissonnant, reculant en vain, sur le bord
extrême d'un abîme. Il entrevoyait distinctement dans l'ombre un
inconnu, un étranger, que la destinée prenait pour lui et poussait dans
le gouffre à sa place. Il fallait, pour que le gouffre se refermât, que
quelqu'un y tombât, lui ou l'autre.
Il n'avait qu'à laisser faire.
La clarté devint complète, et il s'avoua ceci:--Que sa place était vide
aux galères, qu'il avait beau faire, qu'elle l'y attendait toujours, que
le vol de Petit-Gervais l'y ramenait, que cette place vide l'attendrait
et l'attirerait jusqu'à ce qu'il y fût, que cela était inévitable et
fatal.--Et puis il se dit:--Qu'en ce moment il avait un remplaçant,
qu'il paraissait qu'un nommé Champmathieu avait cette mauvaise chance,
et que, quant à lui, présent désormais au bagne dans la personne de ce
Champmathieu, présent dans la société sous le nom de M. Madeleine, il
n'avait plus rien à redouter, pourvu qu'il n'empêchât pas les hommes de
sceller sur la tête de ce Champmathieu cette pierre de l'infamie qui,
comme la pierre du sépulcre, tombe une fois et ne se relève jamais.
Tout cela était si violent et si étrange qu'il se fit soudain en lui
cette espèce de mouvement indescriptible qu'aucun homme n'éprouve plus
de deux ou trois fois dans sa vie, sorte de convulsion de la conscience
qui remue tout ce que le coeur a de douteux, qui se compose d'ironie, de
joie et de désespoir, et qu'on pourrait appeler un éclat de rire
intérieur.
Il ralluma brusquement sa bougie.
--Eh bien quoi! se dit-il, de quoi est-ce que j'ai peur? qu'est-ce que
j'ai à songer comme cela? Me voilà sauvé. Tout est fini. Je n'avais plus
qu'une porte entr'ouverte par laquelle mon passé pouvait faire irruption
dans ma vie; cette porte, la voilà murée! à jamais! Ce Javert qui me
trouble depuis si longtemps, ce redoutable instinct qui semblait m'avoir
deviné, qui m'avait deviné, pardieu! et qui me suivait partout, cet
affreux chien de chasse toujours en arrêt sur moi, le voilà dérouté,
occupé ailleurs, absolument dépisté! Il est satisfait désormais, il me
laissera tranquille, il tient son Jean Valjean! Qui sait même, il est
probable qu'il voudra quitter la ville! Et tout cela s'est fait sans
moi! Et je n'y suis pour rien! Ah çà, mais! qu'est-ce qu'il y a de
malheureux dans ceci? Des gens qui me verraient, parole d'honneur!
croiraient qu'il m'est arrivé une catastrophe! Après tout, s'il y a du
mal pour quelqu'un, ce n'est aucunement de ma faute. C'est la providence
qui a tout fait. C'est qu'elle veut cela apparemment!
Ai-je le droit de déranger ce qu'elle arrange? Qu'est-ce que je demande
à présent? De quoi est-ce que je vais me mêler? Cela ne me regarde pas.
Comment! je ne suis pas content! Mais qu'est-ce qu'il me faut donc? Le
but auquel j'aspire depuis tant d'années, le songe de mes nuits, l'objet
de mes prières au ciel, la sécurité, je l'atteins! C'est Dieu qui le
veut. Je n'ai rien à faire contre la volonté de Dieu. Et pourquoi Dieu
le veut-il? Pour que je continue ce que j'ai commencé, pour que je fasse
le bien, pour que je sois un jour un grand et encourageant exemple, pour
qu'il soit dit qu'il y a eu enfin un peu de bonheur attaché à cette
pénitence que j'ai subie et à cette vertu où je suis revenu! Vraiment je
ne comprends pas pourquoi j'ai eu peur tantôt d'entrer chez ce brave
curé et de tout lui raconter comme à un confesseur, et de lui demander
conseil, c'est évidemment là ce qu'il m'aurait dit. C'est décidé,
laissons aller les choses! laissons faire le bon Dieu!
Il se parlait ainsi dans les profondeurs de sa conscience, penché sur ce
qu'on pourrait appeler son propre abîme. Il se leva de sa chaise, et se
mit à marcher dans la chambre.--Allons, dit-il, n'y pensons plus. Voilà
une résolution prise!--Mais il ne sentit aucune joie.
Au contraire.
On n'empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de
revenir à un rivage. Pour le matelot, cela s'appelle la marée; pour le
coupable, cela s'appelle le remords. Dieu soulève l'âme comme l'océan.
Au bout de peu d'instants, il eut beau faire, il reprit ce sombre
dialogue dans lequel c'était lui qui parlait et lui qui écoutait, disant
ce qu'il eût voulu taire, écoutant ce qu'il n'eût pas voulu entendre,
cédant à cette puissance mystérieuse qui lui disait: pense! comme elle
disait il y a deux mille ans à un autre condamné, marche!
Avant d'aller plus loin et pour être pleinement compris, insistons sur
une observation nécessaire.
Il est certain qu'on se parle à soi-même, il n'est pas un être pensant
qui ne l'ait éprouvé. On peut dire même que le verbe n'est jamais un
plus magnifique mystère que lorsqu'il va, dans l'intérieur d'un homme,
de la pensée à la conscience et qu'il retourne de la conscience à la
pensée. C'est dans ce sens seulement qu'il faut entendre les mots
souvent employés dans ce chapitre, il dit, il s'écria. On se dit, on se
parle, on s'écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu.
Il y a un grand tumulte; tout parle en nous, excepté la bouche. Les
réalités de l'âme, pour n'être point visibles et palpables, n'en sont
pas moins des réalités.
Il se demanda donc où il en était. Il s'interrogea sur cette «résolution
prise». Il se confessa à lui-même que tout ce qu'il venait d'arranger
dans son esprit était monstrueux, que «laisser aller les choses, laisser
faire le bon Dieu», c'était tout simplement horrible. Laisser
s'accomplir cette méprise de la destinée et des hommes, ne pas
l'empêcher, s'y prêter par son silence, ne rien faire enfin, c'était
faire tout! c'était le dernier degré de l'indignité hypocrite! c'était
un crime bas, lâche, sournois, abject, hideux!
Pour la première fois depuis huit années, le malheureux homme venait de
de poussière à la vitre de cette conscience. En entrant dans l'obédience
de saint Vincent de Paul, elle avait pris le nom de Simplice par choix
spécial. Simplice de Sicile, on le sait, est cette sainte qui aima mieux
se laisser arracher les deux seins que de répondre, étant née à
Syracuse, qu'elle était née à Ségeste, mensonge qui la sauvait. Cette
patronne convenait à cette âme.
La soeur Simplice, en entrant dans l'ordre, avait deux défauts dont elle
s'était peu à peu corrigée; elle avait eu le goût des friandises et elle
avait aimé à recevoir des lettres. Elle ne lisait jamais qu'un livre de
prières en gros caractères et en latin. Elle ne comprenait pas le latin,
mais elle comprenait le livre.
La pieuse fille avait pris en affection Fantine, y sentant probablement
de la vertu latente, et s'était dévouée à la soigner presque
exclusivement.
M. Madeleine emmena à part la soeur Simplice et lui recommanda Fantine
avec un accent singulier dont la soeur se souvint plus tard.
En quittant la soeur, il s'approcha de Fantine.
Fantine attendait chaque jour l'apparition de M. Madeleine comme on
attend un rayon de chaleur et de joie. Elle disait aux soeurs:
--Je ne vis que lorsque monsieur le maire est là.
Elle avait ce jour-là beaucoup de fièvre. Dès qu'elle vit M. Madeleine,
elle lui demanda:
--Et Cosette?
Il répondit en souriant:
--Bientôt.
M. Madeleine fut avec Fantine comme à l'ordinaire. Seulement il resta
une heure au lieu d'une demi-heure, au grand contentement de Fantine. Il
fît mille instances à tout le monde pour que rien ne manquât à la
malade. On remarqua qu'il y eut un moment où son visage devint très
sombre. Mais cela s'expliqua quand on sut que le médecin s'était penché
à son oreille et lui avait dit:
--Elle baisse beaucoup.
Puis il rentra à la mairie, et le garçon de bureau le vit examiner avec
attention une carte routière de France qui était suspendue dans son
cabinet. Il écrivit quelques chiffres au crayon sur un papier.
Chapitre II
Perspicacité de maître Scaufflaire
De la mairie il se rendit au bout de la ville chez un Flamand, maître
Scaufflaër, francisé Scaufflaire, qui louait des chevaux et des
«cabriolets à volonté».
Pour aller chez ce Scaufflaire, le plus court était de prendre une rue
peu fréquentée où était le presbytère de la paroisse que M. Madeleine
habitait. Le curé était, disait-on, un homme digne et respectable, et de
bon conseil. À l'instant où M. Madeleine arriva devant le presbytère, il
n'y avait dans la rue qu'un passant, et ce passant remarqua ceci: M. le
maire, après avoir dépassé la maison curiale, s'arrêta, demeura
immobile, puis revint sur ses pas et rebroussa chemin jusqu'à la porte
du presbytère, qui était une porte bâtarde avec marteau de fer. Il mit
vivement la main au marteau, et le souleva; puis il s'arrêta de nouveau,
et resta court, et comme pensif, et, après quelques secondes, au lieu de
laisser bruyamment retomber le marteau, il le reposa doucement et reprit
son chemin avec une sorte de hâte qu'il n'avait pas auparavant.
M. Madeleine trouva maître Scaufflaire chez lui occupé à repiquer un
harnais.
--Maître Scaufflaire, demanda-t-il, avez-vous un bon cheval?
--Monsieur le maire, dit le Flamand, tous mes chevaux sont bons.
Qu'entendez-vous par un bon cheval?
--J'entends un cheval qui puisse faire vingt lieues en un jour.
--Diable! fit le Flamand, vingt lieues!
--Oui.
--Attelé à un cabriolet?
--Oui.
--Et combien de temps se reposera-t-il après la course?
--Il faut qu'il puisse au besoin repartir le lendemain.
--Pour refaire le même trajet?
--Oui.
--Diable! diable! et c'est vingt lieues? M. Madeleine tira de sa poche
le papier où il avait crayonné des chiffres. Il les montra au Flamand.
C'étaient les chiffres 5, 6, 8-1/2.
--Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf et demi, autant dire vingt lieues.
--Monsieur le maire, reprit le Flamand, j'ai votre affaire. Mon petit
cheval blanc. Vous avez dû le voir passer quelquefois. C'est une petite
bête du bas Boulonnais. C'est plein de feu. On a voulu d'abord en faire
un cheval de selle. Bah! il ruait, il flanquait tout le monde par terre.
On le croyait vicieux, on ne savait qu'en faire. Je l'ai acheté. Je l'ai
mis au cabriolet. Monsieur, c'est cela qu'il voulait; il est doux comme
une fille, il va le vent. Ah! par exemple, il ne faudrait pas lui monter
sur le dos. Ce n'est pas son idée d'être cheval de selle. Chacun a son
ambition. Tirer, oui, porter, non; il faut croire qu'il s'est dit ça.
--Et il fera la course?
--Vos vingt lieues. Toujours au grand trot, et en moins de huit heures.
Mais voici à quelles conditions.
--Dites.
--Premièrement, vous le ferez souffler une heure à moitié chemin; il
mangera, et on sera là pendant qu'il mangera pour empêcher le garçon de
l'auberge de lui voler son avoine; car j'ai remarqué que dans les
auberges l'avoine est plus souvent bue par les garçons d'écurie que
mangée par les chevaux.
--On sera là.
--Deuxièmement.... Est-ce pour monsieur le maire le cabriolet?
--Oui.
--Monsieur le maire sait conduire?
--Oui.
--Eh bien, monsieur le maire voyagera seul et sans bagage afin de ne
point charger le cheval.
--Convenu.
--Mais monsieur le maire, n'ayant personne avec lui, sera obligé de
prendre la peine de surveiller lui-même l'avoine.
--C'est dit.
--Il me faudra trente francs par jour. Les jours de repos payés. Pas un
liard de moins, et la nourriture de la bête à la charge de monsieur le
maire.
M. Madeleine tira trois napoléons de sa bourse et les mit sur la table.
--Voilà deux jours d'avance.
--Quatrièmement, pour une course pareille sur cabriolet serait trop
lourd et fatiguerait le cheval. Il faudrait que monsieur le maire
consentît à voyager dans un petit tilbury que j'ai.
--J'y consens.
--C'est léger, mais c'est découvert.
--Cela m'est égal.
--Monsieur le maire a-t-il réfléchi que nous sommes en hiver?...
M. Madeleine ne répondit pas. Le Flamand reprit:
--Qu'il fait très froid?
M. Madeleine garda le silence. Maître Scaufflaire continua:
--Qu'il peut pleuvoir?
M. Madeleine leva la tête et dit:
--Le tilbury et le cheval seront devant ma porte demain à quatre heures
et demie du matin.
--C'est entendu, monsieur le maire, répondit Scaufflaire, puis, grattant
avec l'ongle de son pouce une tache qui était dans le bois de la table,
il reprit de cet air insouciant que les Flamands savent si bien mêler à
leur finesse:
--Mais voilà que j'y songe à présent! monsieur le maire ne me dit pas où
il va. Où est-ce que va monsieur le maire?
Il ne songeait pas à autre chose depuis le commencement de la
conversation, mais il ne savait pourquoi il n'avait pas osé faire cette
question.
--Votre cheval a-t-il de bonnes jambes de devant? dit M. Madeleine.
--Oui, monsieur le maire. Vous le soutiendrez un peu dans les descentes.
Y a-t-il beaucoup de descentes d'ici où vous allez?
--N'oubliez pas d'être à ma porte à quatre heures et demie du matin,
très précises, répondit M. Madeleine; et il sortit.
Le Flamand resta «tout bête», comme il disait lui-même quelque temps
après.
Monsieur le maire était sorti depuis deux ou trois minutes, lorsque la
porte se rouvrit; c'était M. le maire. Il avait toujours le même air
impassible et préoccupé.
--Monsieur Scaufflaire, dit-il, à quelle somme estimez-vous le cheval et
le tilbury que vous me louerez, l'un portant l'autre?
--L'un traînant l'autre, monsieur le maire, dit le Flamand avec un gros
rire.
--Soit. Eh bien!
--Est-ce que monsieur le maire veut me les acheter?
--Non, mais à tout événement, je veux vous les garantir. À mon retour
vous me rendrez la somme. Combien estimez-vous cabriolet et cheval?
--À cinq cents francs, monsieur le maire.
--Les voici.
M. Madeleine posa un billet de banque sur la table, puis sortit et cette
fois ne rentra plus.
Maître Scaufflaire regretta affreusement de n'avoir point dit mille
francs. Du reste le cheval et le tilbury, en bloc, valaient cent écus.
Le Flamand appela sa femme, et lui conta la chose. Où diable monsieur le
maire peut-il aller? Ils tinrent conseil.
--Il va à Paris, dit la femme.
--Je ne crois pas, dit le mari.
M. Madeleine avait oublié sur la cheminée le papier où il avait tracé
des chiffres. Le Flamand le prit et l'étudia.
--Cinq, six, huit et demi? cela doit marquer des relais de poste.
Il se tourna vers sa femme.
--J'ai trouvé.
--Comment?
--Il y a cinq lieues d'ici à Hesdin, six de Hesdin à Saint-Pol, huit et
demie de Saint-Pol à Arras. Il va à Arras.
Cependant M. Madeleine était rentré chez lui.
Pour revenir de chez maître Scaufflaire, il avait pris le plus long,
comme si la porte du presbytère avait été pour lui une tentation, et
qu'il eût voulu l'éviter. Il était monté dans sa chambre et s'y était
enfermé, ce qui n'avait rien que de simple, car il se couchait
volontiers de bonne heure. Pourtant la concierge de la fabrique, qui
était en même temps l'unique servante de M. Madeleine, observa que sa
lumière s'éteignit à huit heures et demie, et elle le dit au caissier
qui rentrait, en ajoutant:
--Est-ce que monsieur le maire est malade? je lui ai trouvé l'air un peu
singulier.
Ce caissier habitait une chambre située précisément au-dessous de la
chambre de M. Madeleine. Il ne prit point garde aux paroles de la
portière, se coucha et s'endormit. Vers minuit, il se réveilla
brusquement; il avait entendu à travers son sommeil un bruit au-dessus
de sa tête. Il écouta. C'était un pas qui allait et venait, comme si
l'on marchait dans la chambre en haut. Il écouta plus attentivement, et
reconnut le pas de M. Madeleine. Cela lui parut étrange; habituellement
aucun bruit ne se faisait dans la chambre de M. Madeleine avant l'heure
de son lever. Un moment après le caissier entendit quelque chose qui
ressemblait à une armoire qu'on ouvre et qu'on referme. Puis on dérangea
un meuble, il y eut un silence, et le pas recommença. Le caissier se
dressa sur son séant, s'éveilla tout à fait, regarda, et à travers les
vitres de sa croisée aperçut sur le mur d'en face la réverbération
rougeâtre d'une fenêtre éclairée. À la direction des rayons, ce ne
pouvait être que la fenêtre de la chambre de M. Madeleine. La
réverbération tremblait comme si elle venait plutôt d'un feu allumé que
d'une lumière. L'ombre des châssis vitrés ne s'y dessinait pas, ce qui
indiquait que la fenêtre était toute grande ouverte. Par le froid qu'il
faisait, cette fenêtre ouverte était surprenante. Le caissier se
rendormit. Une heure ou deux après, il se réveilla encore. Le même pas,
lent et régulier, allait et venait toujours au-dessus de sa tête.
La réverbération se dessinait toujours sur le mur, mais elle était
maintenant pâle et paisible comme le reflet d'une lampe ou d'une bougie.
La fenêtre était toujours ouverte. Voici ce qui se passait dans la
chambre de M. Madeleine.
Chapitre III
Une tempête sous un crâne
Le lecteur a sans doute deviné que M. Madeleine n'est autre que Jean
Valjean.
Nous avons déjà regardé dans les profondeurs de cette conscience; le
moment est venu d'y regarder encore. Nous ne le faisons pas sans émotion
et sans tremblement. Il n'existe rien de plus terrifiant que cette sorte
de contemplation. L'oeil de l'esprit ne peut trouver nulle part plus
d'éblouissements ni plus de ténèbres que dans l'homme; il ne peut se
fixer sur aucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquée, plus
mystérieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que la mer,
c'est le ciel; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c'est
l'intérieur de l'âme.
Faire le poème de la conscience humaine, ne fût-ce qu'à propos d'un seul
homme, ne fût-ce qu'à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre
toutes les épopées dans une épopée supérieure et définitive. La
conscience, c'est le chaos des chimères, des convoitises et des
tentatives, la fournaise des rêves, l'antre des idées dont on a honte;
c'est le pandémonium des sophismes, c'est le champ de bataille des
passions. À de certaines heures, pénétrez à travers la face livide d'un
être humain qui réfléchit, et regardez derrière, regardez dans cette
âme, regardez dans cette obscurité. Il y a là, sous le silence
extérieur, des combats de géants comme dans Homère, des mêlées de
dragons et d'hydres et des nuées de fantômes comme dans Milton, des
spirales visionnaires comme chez Dante. Chose sombre que cet infini que
tout homme porte en soi et auquel il mesure avec désespoir les volontés
de son cerveau et les actions de sa vie!
Alighieri rencontra un jour une sinistre porte devant laquelle il
hésita. En voici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous
hésitons. Entrons pourtant.
Nous n'avons que peu de chose à ajouter à ce que le lecteur connaît déjà
de ce qui était arrivé à Jean Valjean depuis l'aventure de
Petit-Gervais. À partir de ce moment, on l'a vu, il fut un autre homme.
Ce que l'évêque avait voulu faire de lui, il l'exécuta. Ce fut plus
qu'une transformation, ce fut une transfiguration.
Il réussit à disparaître, vendit l'argenterie de l'évêque, ne gardant
que les flambeaux, comme souvenir, se glissa de ville en ville, traversa
la France, vint à Montreuil-sur-mer, eut l'idée que nous avons dite,
accomplit ce que nous avons raconté, parvint à se faire insaisissable et
inaccessible, et désormais, établi à Montreuil-sur-mer, heureux de
sentir sa conscience attristée par son passé et la première moitié de
son existence démentie par la dernière, il vécut paisible, rassuré et
espérant, n'ayant plus que deux pensées: cacher son nom, et sanctifier
sa vie; échapper aux hommes, et revenir à Dieu.
Ces deux pensées étaient si étroitement mêlées dans son esprit qu'elles
n'en formaient qu'une seule; elles étaient toutes deux également
absorbantes et impérieuses, et dominaient ses moindres actions.
D'ordinaire elles étaient d'accord pour régler la conduite de sa vie;
elles le tournaient vers l'ombre; elles le faisaient bienveillant et
simple; elles lui conseillaient les mêmes choses. Quelquefois cependant
il y avait conflit entre elles. Dans ce cas-là, on s'en souvient,
l'homme que tout le pays de Montreuil-sur-mer appelait M. Madeleine ne
balançait pas à sacrifier la première à la seconde, sa sécurité à sa
vertu. Ainsi, en dépit de toute réserve et de toute prudence, il avait
gardé les chandeliers de l'évêque, porté son deuil, appelé et interrogé
tous les petits savoyards qui passaient, pris des renseignements sur les
familles de Faverolles, et sauvé la vie au vieux Fauchelevent, malgré
les inquiétantes insinuations de Javert. Il semblait, nous l'avons déjà
remarqué, qu'il pensât, à l'exemple de tous ceux qui ont été sages,
saints et justes, que son premier devoir n'était pas envers lui.
Toutefois, il faut le dire, jamais rien de pareil ne s'était encore
présenté. Jamais les deux idées qui gouvernaient le malheureux homme
dont nous racontons les souffrances n'avaient engagé une lutte si
sérieuse. Il le comprit confusément, mais profondément, dès les
premières paroles que prononça Javert, en entrant dans son cabinet.
Au moment où fut si étrangement articulé ce nom qu'il avait enseveli
sous tant d'épaisseurs, il fut saisi de stupeur et comme enivré par la
sinistre bizarrerie de sa destinée, et, à travers cette stupeur, il eut
ce tressaillement qui précède les grandes secousses; il se courba comme
un chêne à l'approche d'un orage, comme un soldat à l'approche d'un
assaut. Il sentit venir sur sa tête des ombres pleines de foudres et
d'éclairs. Tout en écoutant parler Javert, il eut une première pensée
d'aller, de courir, de se dénoncer, de tirer ce Champmathieu de prison
et de s'y mettre; cela fut douloureux et poignant comme une incision
dans la chair vive, puis cela passa, et il se dit: «Voyons! voyons!» Il
réprima ce premier mouvement généreux et recula devant l'héroïsme.
Sans doute, il serait beau qu'après les saintes paroles de l'évêque,
après tant d'années de repentir et d'abnégation, au milieu d'une
pénitence admirablement commencée, cet homme, même en présence d'une si
terrible conjoncture, n'eût pas bronché un instant et eût continué de
marcher du même pas vers ce précipice ouvert au fond duquel était le
ciel; cela serait beau, mais cela ne fut pas ainsi. Il faut bien que
nous rendions compte des choses qui s'accomplissaient dans cette âme, et
nous ne pouvons dire que ce qui y était. Ce qui l'emporta tout d'abord,
ce fut l'instinct de la conservation; il rallia en hâte ses idées,
étouffa ses émotions, considéra la présence de Javert, ce grand péril,
ajourna toute résolution avec la fermeté de l'épouvante, s'étourdit sur
ce qu'il y avait à faire, et reprit son calme comme un lutteur ramasse
son bouclier.
Le reste de la journée il fut dans cet état, un tourbillon au dedans,
une tranquillité profonde au dehors; il ne prit que ce qu'on pourrait
appeler «les mesures conservatoires». Tout était encore confus et se
heurtait dans son cerveau; le trouble y était tel qu'il ne voyait
distinctement la forme d'aucune idée; et lui-même n'aurait pu rien dire
de lui-même, si ce n'est qu'il venait de recevoir un grand coup. Il se
rendit comme d'habitude près du lit de douleur de Fantine et prolongea
sa visite, par un instinct de bonté, se disant qu'il fallait agir ainsi
et la bien recommander aux soeurs pour le cas où il arriverait qu'il eût
à s'absenter. Il sentit vaguement qu'il faudrait peut-être aller à
Arras, et, sans être le moins du monde décidé à ce voyage, il se dit
qu'à l'abri de tout soupçon comme il l'était, il n'y avait point
d'inconvénient à être témoin de ce qui se passerait, et il retint le
tilbury de Scaufflaire, afin d'être préparé à tout événement.
Il dîna avec assez d'appétit.
Rentré dans sa chambre il se recueillit.
Il examina la situation et la trouva inouïe; tellement inouïe qu'au
milieu de sa rêverie, par je ne sais quelle impulsion d'anxiété presque
inexplicable, il se leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou. Il
craignait qu'il n'entrât encore quelque chose. Il se barricadait contre
le possible.
Un moment après il souffla sa lumière. Elle le gênait.
Il lui semblait qu'on pouvait le voir.
Qui, on?
Hélas! ce qu'il voulait mettre à la porte était entré ce qu'il voulait
aveugler, le regardait. Sa conscience.
Sa conscience, c'est-à-dire Dieu.
Pourtant, dans le premier moment, il se fit illusion; il eut un
sentiment de sûreté et de solitude; le verrou tiré, il se crut
imprenable; la chandelle éteinte, il se sentit invisible. Alors il prit
possession de lui-même; il posa ses coudes sur la table, appuya la tête
sur sa main, et se mit à songer dans les ténèbres.
--Où en suis-je?--Est-ce que je ne rêve pas? Que m'a-t-on dit?--Est-il
bien vrai que j'aie vu ce Javert et qu'il m'ait parlé ainsi?--Que peut
être ce Champmathieu?--Il me ressemble donc?--Est-ce possible?--Quand
je pense qu'hier j'étais si tranquille et si loin de me douter de
rien!--Qu'est-ce que je faisais donc hier à pareille heure?--Qu'y a-t-il
dans cet incident?--Comment se dénouera-t-il?--Que faire?
Voilà dans quelle tourmente il était. Son cerveau avait perdu la force
de retenir ses idées, elles passaient comme des ondes, et il prenait son
front dans ses deux mains pour les arrêter.
De ce tumulte qui bouleversait sa volonté et sa raison, et dont il
cherchait à tirer une évidence et une résolution, rien ne se dégageait
que l'angoisse.
Sa tête était brûlante. Il alla à la fenêtre et l'ouvrit toute grande.
Il n'y avait pas d'étoiles au ciel. Il revint s'asseoir près de la
table.
La première heure s'écoula ainsi.
Peu à peu cependant des linéaments vagues commencèrent à se former et à
se fixer dans sa méditation, et il put entrevoir avec la précision de la
réalité, non l'ensemble de la situation, mais quelques détails.
Il commença par reconnaître que, si extraordinaire et si critique que
fût cette situation, il en était tout à fait le maître.
Sa stupeur ne fit que s'en accroître.
Indépendamment du but sévère et religieux que se proposaient ses
actions, tout ce qu'il avait fait jusqu'à ce jour n'était autre chose
qu'un trou qu'il creusait pour y enfouir son nom. Ce qu'il avait
toujours le plus redouté, dans ses heures de repli sur lui-même, dans
ses nuits d'insomnie, c'était d'entendre jamais prononcer ce nom; il se
disait que ce serait là pour lui la fin de tout; que le jour où ce nom
reparaîtrait, il ferait évanouir autour de lui sa vie nouvelle, et qui
sait même peut-être? au dedans de lui sa nouvelle âme. Il frémissait de
la seule pensée que c'était possible. Certes, si quelqu'un lui eût dit
en ces moments-là qu'une heure viendrait où ce nom retentirait à son
oreille, où ce hideux mot, Jean Valjean, sortirait tout à coup de la
nuit et se dresserait devant lui, où cette lumière formidable faite pour
dissiper le mystère dont il s'enveloppait resplendirait subitement sur
sa tête; et que ce nom ne le menacerait pas, que cette lumière ne
produirait qu'une obscurité plus épaisse, que ce voile déchiré
accroîtrait le mystère; que ce tremblement de terre consoliderait son
édifice, que ce prodigieux incident n'aurait d'autre résultat, si bon
lui semblait, à lui, que de rendre son existence à la fois plus claire
et plus impénétrable, et que, de sa confrontation avec le fantôme de
Jean Valjean, le bon et digne bourgeois monsieur Madeleine sortirait
plus honoré, plus paisible et plus respecté que jamais,--si quelqu'un
lui eût dit cela, il eût hoché la tête et regardé ces paroles comme
insensées. Eh bien! tout cela venait précisément d'arriver, tout cet
entassement de l'impossible était un fait, et Dieu avait permis que ces
choses folles devinssent des choses réelles!
Sa rêverie continuait de s'éclaircir. Il se rendait de plus en plus
compte de sa position. Il lui semblait qu'il venait de s'éveiller de je
ne sais quel sommeil, et qu'il se trouvait glissant sur une pente au
milieu de la nuit, debout, frissonnant, reculant en vain, sur le bord
extrême d'un abîme. Il entrevoyait distinctement dans l'ombre un
inconnu, un étranger, que la destinée prenait pour lui et poussait dans
le gouffre à sa place. Il fallait, pour que le gouffre se refermât, que
quelqu'un y tombât, lui ou l'autre.
Il n'avait qu'à laisser faire.
La clarté devint complète, et il s'avoua ceci:--Que sa place était vide
aux galères, qu'il avait beau faire, qu'elle l'y attendait toujours, que
le vol de Petit-Gervais l'y ramenait, que cette place vide l'attendrait
et l'attirerait jusqu'à ce qu'il y fût, que cela était inévitable et
fatal.--Et puis il se dit:--Qu'en ce moment il avait un remplaçant,
qu'il paraissait qu'un nommé Champmathieu avait cette mauvaise chance,
et que, quant à lui, présent désormais au bagne dans la personne de ce
Champmathieu, présent dans la société sous le nom de M. Madeleine, il
n'avait plus rien à redouter, pourvu qu'il n'empêchât pas les hommes de
sceller sur la tête de ce Champmathieu cette pierre de l'infamie qui,
comme la pierre du sépulcre, tombe une fois et ne se relève jamais.
Tout cela était si violent et si étrange qu'il se fit soudain en lui
cette espèce de mouvement indescriptible qu'aucun homme n'éprouve plus
de deux ou trois fois dans sa vie, sorte de convulsion de la conscience
qui remue tout ce que le coeur a de douteux, qui se compose d'ironie, de
joie et de désespoir, et qu'on pourrait appeler un éclat de rire
intérieur.
Il ralluma brusquement sa bougie.
--Eh bien quoi! se dit-il, de quoi est-ce que j'ai peur? qu'est-ce que
j'ai à songer comme cela? Me voilà sauvé. Tout est fini. Je n'avais plus
qu'une porte entr'ouverte par laquelle mon passé pouvait faire irruption
dans ma vie; cette porte, la voilà murée! à jamais! Ce Javert qui me
trouble depuis si longtemps, ce redoutable instinct qui semblait m'avoir
deviné, qui m'avait deviné, pardieu! et qui me suivait partout, cet
affreux chien de chasse toujours en arrêt sur moi, le voilà dérouté,
occupé ailleurs, absolument dépisté! Il est satisfait désormais, il me
laissera tranquille, il tient son Jean Valjean! Qui sait même, il est
probable qu'il voudra quitter la ville! Et tout cela s'est fait sans
moi! Et je n'y suis pour rien! Ah çà, mais! qu'est-ce qu'il y a de
malheureux dans ceci? Des gens qui me verraient, parole d'honneur!
croiraient qu'il m'est arrivé une catastrophe! Après tout, s'il y a du
mal pour quelqu'un, ce n'est aucunement de ma faute. C'est la providence
qui a tout fait. C'est qu'elle veut cela apparemment!
Ai-je le droit de déranger ce qu'elle arrange? Qu'est-ce que je demande
à présent? De quoi est-ce que je vais me mêler? Cela ne me regarde pas.
Comment! je ne suis pas content! Mais qu'est-ce qu'il me faut donc? Le
but auquel j'aspire depuis tant d'années, le songe de mes nuits, l'objet
de mes prières au ciel, la sécurité, je l'atteins! C'est Dieu qui le
veut. Je n'ai rien à faire contre la volonté de Dieu. Et pourquoi Dieu
le veut-il? Pour que je continue ce que j'ai commencé, pour que je fasse
le bien, pour que je sois un jour un grand et encourageant exemple, pour
qu'il soit dit qu'il y a eu enfin un peu de bonheur attaché à cette
pénitence que j'ai subie et à cette vertu où je suis revenu! Vraiment je
ne comprends pas pourquoi j'ai eu peur tantôt d'entrer chez ce brave
curé et de tout lui raconter comme à un confesseur, et de lui demander
conseil, c'est évidemment là ce qu'il m'aurait dit. C'est décidé,
laissons aller les choses! laissons faire le bon Dieu!
Il se parlait ainsi dans les profondeurs de sa conscience, penché sur ce
qu'on pourrait appeler son propre abîme. Il se leva de sa chaise, et se
mit à marcher dans la chambre.--Allons, dit-il, n'y pensons plus. Voilà
une résolution prise!--Mais il ne sentit aucune joie.
Au contraire.
On n'empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de
revenir à un rivage. Pour le matelot, cela s'appelle la marée; pour le
coupable, cela s'appelle le remords. Dieu soulève l'âme comme l'océan.
Au bout de peu d'instants, il eut beau faire, il reprit ce sombre
dialogue dans lequel c'était lui qui parlait et lui qui écoutait, disant
ce qu'il eût voulu taire, écoutant ce qu'il n'eût pas voulu entendre,
cédant à cette puissance mystérieuse qui lui disait: pense! comme elle
disait il y a deux mille ans à un autre condamné, marche!
Avant d'aller plus loin et pour être pleinement compris, insistons sur
une observation nécessaire.
Il est certain qu'on se parle à soi-même, il n'est pas un être pensant
qui ne l'ait éprouvé. On peut dire même que le verbe n'est jamais un
plus magnifique mystère que lorsqu'il va, dans l'intérieur d'un homme,
de la pensée à la conscience et qu'il retourne de la conscience à la
pensée. C'est dans ce sens seulement qu'il faut entendre les mots
souvent employés dans ce chapitre, il dit, il s'écria. On se dit, on se
parle, on s'écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu.
Il y a un grand tumulte; tout parle en nous, excepté la bouche. Les
réalités de l'âme, pour n'être point visibles et palpables, n'en sont
pas moins des réalités.
Il se demanda donc où il en était. Il s'interrogea sur cette «résolution
prise». Il se confessa à lui-même que tout ce qu'il venait d'arranger
dans son esprit était monstrueux, que «laisser aller les choses, laisser
faire le bon Dieu», c'était tout simplement horrible. Laisser
s'accomplir cette méprise de la destinée et des hommes, ne pas
l'empêcher, s'y prêter par son silence, ne rien faire enfin, c'était
faire tout! c'était le dernier degré de l'indignité hypocrite! c'était
un crime bas, lâche, sournois, abject, hideux!
Pour la première fois depuis huit années, le malheureux homme venait de
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