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Les misérables Tome I: Fantine - 14

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  Quand on l'avait vu semer son argent, on avait dit: c'est un ambitieux.
  Quand on l'avait vu repousser les honneurs, on avait dit: c'est un
  aventurier. Quand on le vit repousser le monde, on dit: c'est une brute.
  En 1820, cinq ans après son arrivée à Montreuil-sur-mer, les services
  qu'il avait rendus au pays étaient si éclatants, le voeu de la contrée
  fut tellement unanime, que le roi le nomma de nouveau maire de la ville.
  Il refusa encore, mais le préfet résista à son refus, tous les notables
  vinrent le prier, le peuple en pleine rue le suppliait, l'insistance fut
  si vive qu'il finit par accepter. On remarqua que ce qui parut surtout
  le déterminer, ce fut l'apostrophe presque irritée d'une vieille femme
  du peuple qui lui cria du seuil de sa porte avec humeur: _Un bon maire,
  c'est utile. Est-ce qu'on recule devant du bien qu'on peut faire?_
  Ce fut là la troisième phase de son ascension. Le père Madeleine était
  devenu monsieur Madeleine, monsieur Madeleine devint monsieur le maire.
  
  
  Chapitre III
  Sommes déposées chez Laffitte
  
  Du reste, il était demeuré aussi simple que le premier jour. Il avait
  les cheveux gris, l'oeil sérieux, le teint hâlé d'un ouvrier, le visage
  pensif d'un philosophe. Il portait habituellement un chapeau à bords
  larges et une longue redingote de gros drap, boutonnée jusqu'au menton.
  Il remplissait ses fonctions de maire, mais hors de là il vivait
  solitaire. Il parlait à peu de monde. Il se dérobait aux politesses,
  saluait de côté, s'esquivait vite, souriait pour se dispenser de causer,
  donnait pour se dispenser de sourire. Les femmes disaient de lui: Quel
  bon ours! Son plaisir était de se promener dans les champs.
  Il prenait ses repas toujours seul, avec un livre ouvert devant lui où
  il lisait. Il avait une petite bibliothèque bien faite. Il aimait les
  livres; les livres sont des amis froids et sûrs. À mesure que le loisir
  lui venait avec la fortune, il semblait qu'il en profitât pour cultiver
  son esprit. Depuis qu'il était à Montreuil-sur-mer, on remarquait que
  d'année en année son langage devenait plus poli, plus choisi et plus
  doux.
  Il emportait volontiers un fusil dans ses promenades, mais il s'en
  servait rarement. Quand cela lui arrivait par aventure, il avait un tir
  infaillible qui effrayait. Jamais il ne tuait un animal inoffensif.
  Jamais il ne tirait un petit oiseau. Quoiqu'il ne fût plus jeune, on
  contait qu'il était d'une force prodigieuse. Il offrait un coup de main
  à qui en avait besoin, relevait un cheval, poussait à une roue
  embourbée, arrêtait par les cornes un taureau échappé. Il avait toujours
  ses poches pleines de monnaie en sortant et vides en rentrant. Quand il
  passait dans un village, les marmots déguenillés couraient joyeusement
  après lui et l'entouraient comme une nuée de moucherons.
  On croyait deviner qu'il avait dû vivre jadis de la vie des champs, car
  il avait toutes sortes de secrets utiles qu'il enseignait aux paysans.
  Il leur apprenait à détruire la teigne des blés en aspergeant le grenier
  et en inondant les fentes du plancher d'une dissolution de sel commun,
  et à chasser les charançons en suspendant partout, aux murs et aux
  toits, dans les héberges et dans les maisons, de l'orviot en fleur. Il
  avait des "recettes" pour extirper d'un champ la luzette, la nielle, la
  vesce, la gaverolle, la queue-de-renard, toutes les herbes parasites qui
  mangent le blé. Il défendait une lapinière contre les rats rien qu'avec
  l'odeur d'un petit cochon de Barbarie qu'il y mettait. Un jour il voyait
  des gens du pays très occupés à arracher des orties. Il regarda ce tas
  de plantes déracinées et déjà desséchées, et dit:
  --C'est mort. Cela serait pourtant bon si l'on savait s'en servir. Quand
  l'ortie est jeune, la feuille est un légume excellent; quand elle
  vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin.
  La toile d'ortie vaut la toile de chanvre. Hachée, l'ortie est bonne
  pour la volaille; broyée, elle est bonne pour les bêtes à cornes. La
  graine de l'ortie mêlée au fourrage donne du luisant au poil des
  animaux; la racine mêlée au sel produit une belle couleur jaune. C'est
  du reste un excellent foin qu'on peut faucher deux fois. Et que faut-il
  à l'ortie? Peu de terre, nul soin, nulle culture. Seulement la graine
  tombe à mesure qu'elle mûrit, et est difficile à récolter. Voilà tout.
  Avec quelque peine qu'on prendrait, l'ortie serait utile; on la néglige,
  elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d'hommes ressemblent à
  l'ortie!
  Il ajouta après un silence:
  --Mes amis, retenez ceci, il n'y a ni mauvaises herbes ni mauvais
  hommes. Il n'y a que de mauvais cultivateurs.
  Les enfants l'aimaient encore parce qu'il savait faire de charmants
  petits ouvrages avec de la paille et des noix de coco.
  Quand il voyait la porte d'une église tendue de noir, il entrait; il
  recherchait un enterrement comme d'autres recherchent un baptême. Le
  veuvage et le malheur d'autrui l'attiraient à cause de sa grande
  douceur; il se mêlait aux amis en deuil, aux familles vêtues de noir,
  aux prêtres gémissant autour d'un cercueil. Il semblait donner
  volontiers pour texte à ses pensées ces psalmodies funèbres pleines de
  la vision d'un autre monde. L'oeil au ciel, il écoutait, avec une sorte
  d'aspiration vers tous les mystères de l'infini, ces voix tristes qui
  chantent sur le bord de l'abîme obscur de la mort.
  Il faisait une foule de bonnes actions en se cachant comme on se cache
  pour les mauvaises. Il pénétrait à la dérobée, le soir, dans les
  maisons; il montait furtivement des escaliers. Un pauvre diable, en
  rentrant dans son galetas, trouvait que sa porte avait été ouverte,
  quelquefois même forcée, dans son absence. Le pauvre homme se récriait:
  quelque malfaiteur est venu! Il entrait, et la première chose qu'il
  voyait, c'était une pièce d'or oubliée sur un meuble. "Le malfaiteur"
  qui était venu, c'était le père Madeleine.
  Il était affable et triste. Le peuple disait: «Voilà un homme riche qui
  n'a pas l'air fier. Voilà un homme heureux qui n'a pas l'air content.»
  Quelques-uns prétendaient que c'était un personnage mystérieux, et
  affirmaient qu'on n'entrait jamais dans sa chambre, laquelle était une
  vraie cellule d'anachorète meublée de sabliers ailés et enjolivée de
  tibias en croix et de têtes de mort. Cela se disait beaucoup, si bien
  que quelques jeunes femmes élégantes et malignes de Montreuil-sur-mer
  vinrent chez lui un jour, et lui demandèrent:
  --Monsieur le maire, montrez-nous donc votre chambre. On dit que c'est
  une grotte.
  Il sourit, et les introduisit sur-le-champ dans cette «grotte». Elles
  furent bien punies de leur curiosité. C'était une chambre garnie tout
  bonnement de meubles d'acajou assez laids comme tous les meubles de ce
  genre et tapissée de papier à douze sous. Elles n'y purent rien
  remarquer que deux flambeaux de forme vieillie qui étaient sur la
  cheminée et qui avaient l'air d'être en argent, «car ils étaient
  contrôlés». Observation pleine de l'esprit des petites villes.
  On n'en continua pas moins de dire que personne ne pénétrait dans cette
  chambre et que c'était une caverne d'ermite, un rêvoir, un trou, un
  tombeau.
  On se chuchotait aussi qu'il avait des sommes «immenses» déposées chez
  Laffitte, avec cette particularité qu'elles étaient toujours à sa
  disposition immédiate, de telle sorte, ajoutait-on, que M. Madeleine
  pourrait arriver un matin chez Laffitte, signer un reçu et emporter ses
  deux ou trois millions en dix minutes. Dans la réalité ces «deux ou
  trois millions» se réduisaient, nous l'avons dit, à six cent trente ou
  quarante mille francs.
  
  
  Chapitre IV
  M. Madeleine en deuil
  
  Au commencement de 1821, les journaux annoncèrent la mort de M. Myriel,
  évêque de Digne, «surnommé _monseigneur Bienvenu_», et trépassé en odeur
  de sainteté à l'âge de quatre-vingt-deux ans.
  L'évêque de Digne, pour ajouter ici un détail que les journaux omirent,
  était, quand il mourut, depuis plusieurs années aveugle, et content
  d'être aveugle, sa soeur étant près de lui.
  Disons-le en passant, être aveugle et être aimé, c'est en effet, sur
  cette terre où rien n'est complet, une des formes les plus étrangement
  exquises du bonheur. Avoir continuellement à ses côtés une femme, une
  fille, une soeur, un être charmant, qui est là parce que vous avez
  besoin d'elle et parce qu'elle ne peut se passer de vous, se savoir
  indispensable à qui nous est nécessaire, pouvoir incessamment mesurer
  son affection à la quantité de présence qu'elle nous donne, et se dire:
  puisqu'elle me consacre tout son temps, c'est que j'ai tout son coeur;
  voir la pensée à défaut de la figure, constater la fidélité d'un être
  dans l'éclipse du monde, percevoir le frôlement d'une robe comme un
  bruit d'ailes, l'entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler,
  chanter, et songer qu'on est le centre de ces pas, de cette parole, de
  ce chant, manifester à chaque minute sa propre attraction, se sentir
  d'autant plus puissant qu'on est plus infirme, devenir dans l'obscurité,
  et par l'obscurité, l'astre autour duquel gravite cet ange, peu de
  félicités égalent celle-là. Le suprême bonheur de la vie, c'est la
  conviction qu'on est aimé; aimé pour soi-même, disons mieux, aimé malgré
  soi-même; cette conviction, l'aveugle l'a. Dans cette détresse, être
  servi, c'est être caressé. Lui manque-t-il quelque chose? Non. Ce n'est
  point perdre la lumière qu'avoir l'amour. Et quel amour! un amour
  entièrement fait de vertu. Il n'y a point de cécité où il y a certitude.
  L'âme à tâtons cherche l'âme, et la trouve. Et cette âme trouvée et
  prouvée est une femme. Une main vous soutient, c'est la sienne; une
  bouche effleure votre front, c'est sa bouche; vous entendez une
  respiration tout près de vous, c'est elle. Tout avoir d'elle, depuis son
  culte jusqu'à sa pitié, n'être jamais quitté, avoir cette douce
  faiblesse qui vous secourt, s'appuyer sur ce roseau inébranlable,
  toucher de ses mains la providence et pouvoir la prendre dans ses bras,
  Dieu palpable, quel ravissement! Le coeur, cette céleste fleur obscure,
  entre dans un épanouissement mystérieux. On ne donnerait pas cette ombre
  pour toute la clarté. L'âme ange est là, sans cesse là; si elle
  s'éloigne, c'est pour revenir; elle s'efface comme le rêve et reparaît
  comme la réalité. On sent de la chaleur qui approche, la voilà. On
  déborde de sérénité, de gaîté et d'extase; on est un rayonnement dans la
  nuit. Et mille petits soins. Des riens qui sont énormes dans ce vide.
  Les plus ineffables accents de la voix féminine employés à vous bercer,
  et suppléant pour vous à l'univers évanoui. On est caressé avec de
  l'âme. On ne voit rien, mais on se sent adoré. C'est un paradis de
  ténèbres.
  C'est de ce paradis que monseigneur Bienvenu était passé à l'autre.
  L'annonce de sa mort fut reproduite par le journal local de
  Montreuil-sur-mer. M. Madeleine parut le lendemain tout en noir avec un
  crêpe à son chapeau.
  On remarqua dans la ville ce deuil, et l'on jasa. Cela parut une lueur
  sur l'origine de M. Madeleine. On en conclut qu'il avait quelque
  alliance avec le vénérable évêque. _Il drape pour l'évêque de Digne_,
  dirent les salons; cela rehaussa fort M. Madeleine, et lui donna
  subitement et d'emblée une certaine considération dans le monde noble de
  Montreuil-sur-mer. Le microscopique faubourg Saint-Germain de l'endroit
  songea à faire cesser la quarantaine de M. Madeleine, parent probable
  d'un évêque. M. Madeleine s'aperçut de l'avancement qu'il obtenait à
  plus de révérences des vieilles femmes et à plus de sourires des jeunes.
  Un soir, une doyenne de ce petit grand monde-là, curieuse par droit
  d'ancienneté, se hasarda à lui demander:
  --Monsieur le maire est sans doute cousin du feu évêque de Digne?
  Il dit:
  --Non, madame.
  --Mais, reprit la douairière, vous en portez le deuil?
  Il répondit:
  --C'est que dans ma jeunesse j'ai été laquais dans sa famille.
  Une remarque qu'on faisait encore, c'est que, chaque fois qu'il passait
  dans la ville un jeune savoyard courant le pays et cherchant des
  cheminées à ramoner, M. le maire le faisait appeler, lui demandait son
  nom, et lui donnait de l'argent. Les petits savoyards se le disaient, et
  il en passait beaucoup.
  
  
  Chapitre V
  Vagues éclairs à l'horizon
  
  Peu à peu, et avec le temps, toutes les oppositions étaient tombées. Il
  y avait eu d'abord contre M. Madeleine, sorte de loi que subissent
  toujours ceux qui s'élèvent, des noirceurs et des calomnies, puis ce ne
  fut plus que des méchancetés, puis ce ne fut que des malices, puis cela
  s'évanouit tout à fait; le respect devint complet, unanime, cordial, et
  il arriva un moment, vers 1821, où ce mot: monsieur le maire, fut
  prononcé à Montreuil-sur-mer presque du même accent que ce mot:
  monseigneur l'évêque, était prononcé à Digne en 1815. On venait de dix
  lieues à la ronde consulter M. Madeleine. Il terminait les différends,
  il empêchait les procès, il réconciliait les ennemis. Chacun le prenait
  pour juge de son bon droit. Il semblait qu'il eût pour âme le livre de
  la loi naturelle. Ce fut comme une contagion de vénération qui, en six
  ou sept ans et de proche en proche, gagna tout le pays.
  Un seul homme, dans la ville et dans l'arrondissement, se déroba
  absolument à cette contagion, et, quoi que fît le père Madeleine, y
  demeura rebelle, comme si une sorte d'instinct, incorruptible et
  imperturbable, l'éveillait et l'inquiétait. Il semblerait en effet qu'il
  existe dans certains hommes un véritable instinct bestial, pur et
  intègre comme tout instinct, qui crée les antipathies et les sympathies,
  qui sépare fatalement une nature d'une autre nature, qui n'hésite pas,
  qui ne se trouble, ne se tait et ne se dément jamais, clair dans son
  obscurité, infaillible, impérieux, réfractaire à tous les conseils de
  l'intelligence et à tous les dissolvants de la raison, et qui, de
  quelque façon que les destinées soient faites, avertit secrètement
  l'homme-chien de la présence de l'homme-chat, et l'homme-renard de la
  présence de l'homme-lion.
  Souvent, quand M. Madeleine passait dans une rue, calme, affectueux,
  entouré des bénédictions de tous, il arrivait qu'un homme de haute
  taille, vêtu d'une redingote gris de fer, armé d'une grosse canne et
  coiffé d'un chapeau rabattu, se retournait brusquement derrière lui, et
  le suivait des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu, croisant les bras,
  secouant lentement la tête, et haussant sa lèvre supérieure avec sa
  lèvre inférieure jusqu'à son nez, sorte de grimace significative qui
  pourrait se traduire par: «Mais qu'est-ce que c'est que cet
  homme-là?--Pour sûr je l'ai vu quelque part.--En tout cas, je ne suis
  toujours pas sa dupe.»
  Ce personnage, grave d'une gravité presque menaçante, était de ceux qui,
  même rapidement entrevus, préoccupent l'observateur.
  Il se nommait Javert, et il était de la police.
  Il remplissait à Montreuil-sur-mer les fonctions pénibles, mais utiles,
  d'inspecteur. Il n'avait pas vu les commencements de Madeleine. Javert
  devait le poste qu'il occupait à la protection de M. Chabouillet, le
  secrétaire du ministre d'État, comte Anglès, alors préfet de police à
  Paris. Quand Javert était arrivé à Montreuil-sur-mer, la fortune du
  grand manufacturier était déjà faite, et le père Madeleine était devenu
  monsieur Madeleine.
  Certains officiers de police ont une physionomie à part et qui se
  complique d'un air de bassesse mêlé à un air d'autorité. Javert avait
  cette physionomie, moins la bassesse.
  Dans notre conviction, si les âmes étaient visibles aux yeux, on verrait
  distinctement cette chose étrange que chacun des individus de l'espèce
  humaine correspond à quelqu'une des espèces de la création animale; et
  l'on pourrait reconnaître aisément cette vérité à peine entrevue par le
  penseur, que, depuis l'huître jusqu'à l'aigle, depuis le porc jusqu'au
  tigre, tous les animaux sont dans l'homme et que chacun d'eux est dans
  un homme. Quelquefois même plusieurs d'entre eux à la fois.
  Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos
  vices, errantes devant nos yeux, les fantômes visibles de nos âmes. Dieu
  nous les montre pour nous faire réfléchir. Seulement, comme les animaux
  ne sont que des ombres, Dieu ne les a point faits éducables dans le sens
  complet du mot; à quoi bon? Au contraire, nos âmes étant des réalités et
  ayant une fin qui leur est propre, Dieu leur a donné l'intelligence,
  c'est-à-dire l'éducation possible. L'éducation sociale bien faite peut
  toujours tirer d'une âme, quelle qu'elle soit, l'utilité qu'elle
  contient.
  Ceci soit dit, bien entendu, au point de vue restreint de la vie
  terrestre apparente, et sans préjuger la question profonde de la
  personnalité antérieure et ultérieure des êtres qui ne sont pas l'homme.
  Le moi visible n'autorise en aucune façon le penseur à nier le moi
  latent. Cette réserve faite, passons.
  Maintenant, si l'on admet un moment avec nous que dans tout homme il y a
  une des espèces animales de la création, il nous sera facile de dire ce
  que c'était que l'officier de paix Javert.
  Les paysans asturiens sont convaincus que dans toute portée de louve il
  y a un chien, lequel est tué par la mère, sans quoi en grandissant il
  dévorerait les autres petits.
  Donnez une face humaine à ce chien fils d'une louve, et ce sera Javert.
  Javert était né dans une prison d'une tireuse de cartes dont le mari
  était aux galères. En grandissant, il pensa qu'il était en dehors de la
  société et désespéra d'y rentrer jamais. Il remarqua que la société
  maintient irrémissiblement en dehors d'elle deux classes d'hommes, ceux
  qui l'attaquent et ceux qui la gardent; il n'avait le choix qu'entre ces
  deux classes; en même temps il se sentait je ne sais quel fond de
  rigidité, de régularité et de probité, compliqué d'une inexprimable
  haine pour cette race de bohèmes dont il était. Il entra dans la police.
  Il y réussit. À quarante ans il était inspecteur.
  Il avait dans sa jeunesse été employé dans les chiourmes du midi.
  Avant d'aller plus loin, entendons-nous sur ce mot face humaine que nous
  appliquions tout à l'heure à Javert.
  La face humaine de Javert consistait en un nez camard, avec deux
  profondes narines vers lesquelles montaient sur ses deux joues d'énormes
  favoris. On se sentait mal à l'aise la première fois qu'on voyait ces
  deux forêts et ces deux cavernes. Quand Javert riait, ce qui était rare
  et terrible, ses lèvres minces s'écartaient, et laissaient voir, non
  seulement ses dents, mais ses gencives, et il se faisait autour de son
  nez un plissement épaté et sauvage comme sur un mufle de bête fauve.
  Javert sérieux était un dogue; lorsqu'il riait, c'était un tigre. Du
  reste, peu de crâne, beaucoup de mâchoire, les cheveux cachant le front
  et tombant sur les sourcils, entre les deux yeux un froncement central
  permanent comme une étoile de colère, le regard obscur, la bouche pincée
  et redoutable, l'air du commandement féroce.
  Cet homme était composé de deux sentiments très simples, et relativement
  très bons, mais qu'il faisait presque mauvais à force de les exagérer:
  le respect de l'autorité, la haine de la rébellion; et à ses yeux le
  vol, le meurtre, tous les crimes, n'étaient que des formes de la
  rébellion. Il enveloppait dans une sorte de foi aveugle et profonde tout
  ce qui a une fonction dans l'État, depuis le premier ministre jusqu'au
  garde champêtre. Il couvrait de mépris, d'aversion et de dégoût tout ce
  qui avait franchi une fois le seuil légal du mal. Il était absolu et
  n'admettait pas d'exceptions. D'une part il disait:
  --Le fonctionnaire ne peut se tromper; le magistrat n'a jamais tort.
  D'autre part il disait:
  --Ceux-ci sont irrémédiablement perdus. Rien de bon n'en peut sortir.
  Il partageait pleinement l'opinion de ces esprits extrêmes qui
  attribuent à la loi humaine je ne sais quel pouvoir de faire ou, si l'on
  veut, de constater des damnés, et qui mettent un Styx au bas de la
  société. Il était stoïque, sérieux, austère; rêveur triste; humble et
  hautain comme les fanatiques. Son regard était une vrille. Cela était
  froid et cela perçait. Toute sa vie tenait dans ces deux mots: veiller
  et surveiller. Il avait introduit la ligne droite dans ce qu'il y a de
  plus tortueux au monde; il avait la conscience de son utilité, la
  religion de ses fonctions, et il était espion comme on est prêtre.
  Malheur à qui tombait sous sa main! Il eût arrêté son père s'évadant du
  bagne et dénoncé sa mère en rupture de ban. Et il l'eût fait avec cette
  sorte de satisfaction intérieure que donne la vertu. Avec cela une vie
  de privations, l'isolement, l'abnégation, la chasteté, jamais une
  distraction. C'était le devoir implacable, la police comprise comme les
  Spartiates comprenaient Sparte, un guet impitoyable, une honnêteté
  farouche, un mouchard marmoréen, Brutus dans Vidocq.
  Toute la personne de Javert exprimait l'homme qui épie et qui se dérobe.
  L'école mystique de Joseph de Maistre, laquelle à cette époque
  assaisonnait de haute cosmogonie ce qu'on appelait les journaux ultras,
  n'eût pas manqué de dire que Javert était un symbole. On ne voyait pas
  son front qui disparaissait sous son chapeau, on ne voyait pas ses yeux
  qui se perdaient sous ses sourcils, on ne voyait pas son menton qui
  plongeait dans sa cravate, on ne voyait pas ses mains qui rentraient
  dans ses manches, on ne voyait pas sa canne qu'il portait sous sa
  redingote. Mais l'occasion venue, on voyait tout à coup sortir de toute
  cette ombre, comme d'une embuscade, un front anguleux et étroit, un
  regard funeste, un menton menaçant, des mains énormes; et un gourdin
  monstrueux.
  À ses moments de loisir, qui étaient peu fréquents, tout en haïssant les
  livres, il lisait; ce qui fait qu'il n'était pas complètement illettré.
  Cela se reconnaissait à quelque emphase dans la parole.
  Il n'avait aucun vice, nous l'avons dit. Quand il était content de lui,
  il s'accordait une prise de tabac. Il tenait à l'humanité par là.
  On comprendra sans peine que Javert était l'effroi de toute cette classe
  que la statistique annuelle du ministère de la justice désigne sous la
  rubrique: _Gens sans aveu_. Le nom de Javert prononcé les mettait en
  déroute; la face de Javert apparaissant les pétrifiait.
  Tel était cet homme formidable.
  Javert était comme un oeil toujours fixé sur M. Madeleine. Oeil plein de
  soupçon et de conjectures. M. Madeleine avait fini par s'en apercevoir,
  mais il sembla que cela fût insignifiant pour lui. Il ne fit pas même
  une question à Javert, il ne le cherchait ni ne l'évitait, et il
  portait, sans paraître y faire attention, ce regard gênant et presque
  pesant. Il traitait Javert comme tout le monde, avec aisance et bonté.
  À quelques paroles échappées à Javert, on devinait qu'il avait recherché
  secrètement, avec cette curiosité qui tient à la race et où il entre
  autant d'instinct que de volonté, toutes les traces antérieures que le
  père Madeleine avait pu laisser ailleurs. Il paraissait savoir, et il
  disait parfois à mots couverts, que quelqu'un avait pris certaines
  informations dans un certain pays sur une certaine famille disparue. Une
  fois il lui arriva de dire, se parlant à lui-même:
  --Je crois que je le tiens!
  Puis il resta trois jours pensif sans prononcer une parole. Il paraît
  que le fil qu'il croyait tenir s'était rompu. Du reste, et ceci est le
  correctif nécessaire à ce que le sens de certains mots pourrait
  présenter de trop absolu, il ne peut y avoir rien de vraiment
  infaillible dans une créature humaine, et le propre de l'instinct est
  précisément de pouvoir être troublé, dépisté et dérouté. Sans quoi il
  serait supérieur à l'intelligence, et la bête se trouverait avoir une
  meilleure lumière que l'homme.
  Javert était évidemment quelque peu déconcerté par le complet naturel et
  la tranquillité de M. Madeleine.
  Un jour pourtant son étrange manière d'être parut faire impression sur
  M. Madeleine. Voici à quelle occasion.
  
  
  Chapitre VI
  Le père Fauchelevent
  
  M. Madeleine passait un matin dans une ruelle non pavée de
  Montreuil-sur-mer. Il entendit du bruit et vit un groupe à quelque
  distance. Il y alla. Un vieux homme, nommé le père Fauchelevent, venait
  de tomber sous sa charrette dont le cheval s'était abattu.
  Ce Fauchelevent était un des rares ennemis qu'eût encore M. Madeleine à
  cette époque. Lorsque Madeleine était arrivé dans le pays, Fauchelevent,
  ancien tabellion et paysan presque lettré, avait un commerce qui
  commençait à aller mal. Fauchelevent avait vu ce simple ouvrier qui
  s'enrichissait, tandis que lui, maître, se ruinait. Cela l'avait rempli
  de jalousie, et il avait fait ce qu'il avait pu en toute occasion pour
  nuire à Madeleine. Puis la faillite était venue, et, vieux, n'ayant plus
  à lui qu'une charrette et un cheval, sans famille et sans enfants du
  reste, pour vivre il s'était fait charretier.
  Le cheval avait les deux cuisses cassées et ne pouvait se relever. Le
  vieillard était engagé entre les roues. La chute avait été tellement
  malheureuse que toute la voiture pesait sur sa poitrine. La charrette
  était assez lourdement chargée. Le père Fauchelevent poussait des râles
  lamentables. On avait essayé de le tirer, mais en vain. Un effort
  désordonné, une aide maladroite, une secousse à faux pouvaient
  l'achever. Il était impossible de le dégager autrement qu'en soulevant
  la voiture par-dessous. Javert, qui était survenu au moment de
  l'accident, avait envoyé chercher un cric.
  M. Madeleine arriva. On s'écarta avec respect.
  --À l'aide! criait le vieux Fauchelevent. Qui est-ce qui est bon enfant
  pour sauver le vieux?
  M. Madeleine se tourna vers les assistants:
  --A-t-on un cric?
  --On en est allé quérir un, répondit un paysan.
  --Dans combien de temps l'aura-t-on?
  --On est allé au plus près, au lieu Flachot, où il y a un maréchal; mais
  c'est égal, il faudra bien un bon quart d'heure.
  --Un quart d'heure! s'écria Madeleine.
  Il avait plu la veille, le sol était détrempé, la charrette s'enfonçait
  dans la terre à chaque instant et comprimait de plus en plus la poitrine
  du vieux charretier. Il était évident qu'avant cinq minutes il aurait
  les côtes brisées.
  --Il est impossible d'attendre un quart d'heure, dit Madeleine aux
  paysans qui regardaient.
  --Il faut bien!
  --Mais il ne sera plus temps! Vous ne voyez donc pas que la charrette
  s'enfonce?
  --Dame!
  --Écoutez, reprit Madeleine, il y a encore assez de place sous la
  voiture pour qu'un homme s'y glisse et la soulève avec son dos. Rien
  qu'une demi-minute, et l'on tirera le pauvre homme. Y a-t-il ici
  quelqu'un qui ait des reins et du coeur? Cinq louis d'or à gagner!
  Personne ne bougea dans le groupe.
  --Dix louis, dit Madeleine.
  Les assistants baissaient les yeux. Un d'eux murmura:
  --Il faudrait être diablement fort. Et puis, on risque de se faire
  écraser!
  --Allons! recommença Madeleine, vingt louis! Même silence.
  --Ce n'est pas la bonne volonté qui leur manque, dit une voix.
  M. Madeleine se retourna, et reconnut Javert. Il ne l'avait pas aperçu
  en arrivant. Javert continua:
  --C'est la force. Il faudrait être un terrible homme pour faire la chose
  de lever une voiture comme cela sur son dos.
  Puis, regardant fixement M. Madeleine, il poursuivit en appuyant sur
  chacun des mots qu'il prononçait:
  --Monsieur Madeleine, je n'ai jamais connu qu'un seul homme capable de
  faire ce que vous demandez là.
  Madeleine tressaillit.
  Javert ajouta avec un air d'indifférence, mais sans quitter des yeux
  Madeleine:
  --C'était un forçat.
  --Ah! dit Madeleine.
  --Du bagne de Toulon.
  Madeleine devint pâle.
  Cependant la charrette continuait à s'enfoncer lentement. Le père
  Fauchelevent râlait et hurlait:
  --J'étouffe! Ça me brise les côtes! Un cric! quelque chose! Ah!
  Madeleine regarda autour de lui:
  --Il n'y a donc personne qui veuille gagner vingt louis et sauver la vie
  à ce pauvre vieux?
  Aucun des assistants ne remua. Javert reprit:
  
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