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Les misérables Tome I: Fantine - 13

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  Nous n'aurons plus occasion de parler de M. Félix Tholomyès.
  Bornons-nous à dire que, vingt ans plus tard, sous le roi
  Louis-Philippe, c'était un gros avoué de province, influent et riche,
  électeur sage et juré très sévère; toujours homme de plaisir.
  Vers le milieu du jour, après avoir, pour se reposer, cheminé de temps
  en temps, moyennant trois ou quatre sous par lieue, dans ce qu'on
  appelait alors les Petites Voitures des Environs de Paris, Fantine se
  trouvait à Montfermeil, dans la ruelle du Boulanger.
  Comme elle passait devant l'auberge Thénardier, les deux petites filles,
  enchantées sur leur escarpolette monstre, avaient été pour elle une
  sorte d'éblouissement, et elle s'était arrêtée devant cette vision de
  joie.
  Il y a des charmes. Ces deux petites filles en furent un pour cette
  mère.
  Elle les considérait, toute émue. La présence des anges est une annonce
  de paradis. Elle crut voir au dessus de cette auberge le mystérieux ICI
  de la providence. Ces deux petites étaient si évidemment heureuses! Elle
  les regardait, elle les admirait, tellement attendrie qu'au moment où la
  mère reprenait haleine entre deux vers de sa chanson, elle ne put
  s'empêcher de lui dire ce mot qu'on vient de lire:
  --Vous avez là deux jolis enfants, madame.
  Les créatures les plus féroces sont désarmées par la caresse à leurs
  petits. La mère leva la tête et remercia, et fit asseoir la passante sur
  le banc de la porte, elle-même étant sur le seuil. Les deux femmes
  causèrent.
  --Je m'appelle madame Thénardier, dit la mère des deux petites. Nous
  tenons cette auberge.
  Puis, toujours à sa romance, elle reprit entre ses dents:
   _Il le faut, je suis chevalier,_
   _Et je pars pour la Palestine._
  Cette madame Thénardier était une femme rousse, charnue, anguleuse; le
  type femme-à-soldat dans toute sa disgrâce. Et, chose bizarre, avec un
  air penché qu'elle devait à des lectures romanesques. C'était une
  minaudière hommasse. De vieux romans qui se sont éraillés sur des
  imaginations de gargotières ont de ces effets-là. Elle était jeune
  encore; elle avait à peine trente ans. Si cette femme, qui était
  accroupie, se fût tenue droite, peut-être sa haute taille et sa carrure
  de colosse ambulant propre aux foires, eussent-elles dès l'abord
  effarouché la voyageuse, troublé sa confiance, et fait évanouir ce que
  nous avons à raconter. Une personne qui est assise au lieu d'être
  debout, les destinées tiennent à cela.
  La voyageuse raconta son histoire, un peu modifiée:
  Qu'elle était ouvrière; que son mari était mort; que le travail lui
  manquait à Paris, et qu'elle allait en chercher ailleurs; dans son pays;
  qu'elle avait quitté Paris, le matin même, à pied; que, comme elle
  portait son enfant, se sentant fatiguée, et ayant rencontré la voiture
  de Villemomble, elle y était montée; que de Villemomble elle était venue
  à Montfermeil à pied, que la petite avait un peu marché, mais pas
  beaucoup, c'est si jeune, et qu'il avait fallu la prendre, et que le
  bijou s'était endormi.
  Et sur ce mot elle donna à sa fille un baiser passionné qui la réveilla.
  L'enfant ouvrit les yeux, de grands yeux bleus comme ceux de sa mère, et
  regarda, quoi? rien, tout, avec cet air sérieux et quelquefois sévère
  des petits enfants, qui est un mystère de leur lumineuse innocence
  devant nos crépuscules de vertus. On dirait qu'ils se sentent anges et
  qu'ils nous savent hommes. Puis l'enfant se mit à rire, et, quoique la
  mère la retint, glissa à terre avec l'indomptable énergie d'un petit
  être qui veut courir. Tout à coup elle aperçut les deux autres sur leur
  balançoire, s'arrêta court, et tira la langue, signe d'admiration.
  La mère Thénardier détacha ses filles, les fit descendre de
  l'escarpolette, et dit:
  --Amusez-vous toutes les trois.
  Ces âges-là s'apprivoisent vite, et au bout d'une minute les petites
  Thénardier jouaient avec la nouvelle venue à faire des trous dans la
  terre, plaisir immense.
  Cette nouvelle venue était très gaie; la bonté de la mère est écrite
  dans la gaîté du marmot; elle avait pris un brin de bois qui lui servait
  de pelle, et elle creusait énergiquement une fosse bonne pour une
  mouche. Ce que fait le fossoyeur devient riant, fait par l'enfant.
  Les deux femmes continuaient de causer.
  --Comment s'appelle votre mioche?
  --Cosette.
  Cosette, lisez Euphrasie. La petite se nommait Euphrasie. Mais
  d'Euphrasie la mère avait fait Cosette, par ce doux et gracieux instinct
  des mères et du peuple qui change Josefa en Pepita et Françoise en
  Sillette. C'est là un genre de dérivés qui dérange et déconcerte toute
  la science des étymologistes. Nous avons connu une grand'mère qui avait
  réussi à faire de Théodore, Gnon.
  --Quel âge a-t-elle?
  --Elle va sur trois ans.
  --C'est comme mon aînée.
  Cependant les trois petites filles étaient groupées dans une posture
  d'anxiété profonde et de béatitude; un événement avait lieu; un gros ver
  venait de sortir de terre; et elles avaient peur, et elles étaient en
  extase.
  Leurs fronts radieux se touchaient; on eût dit trois têtes dans une
  auréole.
  --Les enfants, s'écria la mère Thénardier, comme ça se connaît tout de
  suite! les voilà qu'on jurerait trois soeurs!
  Ce mot fut l'étincelle qu'attendait probablement l'autre mère. Elle
  saisit la main de la Thénardier, la regarda fixement, et lui dit:
  --Voulez-vous me garder mon enfant?
  La Thénardier eut un de ces mouvements surpris qui ne sont ni le
  consentement ni le refus.
  La mère de Cosette poursuivit:
  --Voyez-vous, je ne peux pas emmener ma fille au pays. L'ouvrage ne le
  permet pas. Avec un enfant, on ne trouve pas à se placer. Ils sont si
  ridicules dans ce pays-là. C'est le bon Dieu qui m'a fait passer devant
  votre auberge. Quand j'ai vu vos petites si jolies et si propres et si
  contentes, cela m'a bouleversée. J'ai dit: voilà une bonne mère. C'est
  ça; ça fera trois soeurs. Et puis, je ne serai pas longtemps à revenir.
  Voulez-vous me garder mon enfant?
  --Il faudrait voir, dit la Thénardier.
  --Je donnerais six francs par mois.
  Ici une voix d'homme cria du fond de la gargote:
  --Pas à moins de sept francs. Et six mois payés d'avance.
  --Six fois sept quarante-deux, dit la Thénardier.
  --Je les donnerai, dit la mère.
  --Et quinze francs en dehors pour les premiers frais, ajouta la voix
  d'homme.
  --Total cinquante-sept francs, dit la madame Thénardier. Et à travers
  ces chiffres, elle chantonnait vaguement:
  _Il le faut, disait un guerrier._
  --Je les donnerai, dit la mère, j'ai quatre-vingts francs. Il me restera
  de quoi aller au pays. En allant à pied. Je gagnerai de l'argent là-bas,
  et dès que j'en aurai un peu, je reviendrai chercher l'amour.
  La voix d'homme reprit:
  --La petite a un trousseau?
  --C'est mon mari, dit la Thénardier.
  --Sans doute elle a un trousseau, le pauvre trésor. J'ai bien vu que
  c'était votre mari. Et un beau trousseau encore! un trousseau insensé.
  Tout par douzaines; et des robes de soie comme une dame. Il est là dans
  mon sac de nuit.
  --Il faudra le donner, repartit la voix d'homme.
  --Je crois bien que je le donnerai! dit la mère. Ce serait cela qui
  serait drôle si je laissais ma fille toute nue!
  La face du maître apparut.
  --C'est bon, dit-il.
  Le marché fut conclu. La mère passa la nuit à l'auberge, donna son
  argent et laissa son enfant, renoua son sac de nuit dégonflé du
  trousseau et léger désormais, et partit le lendemain matin, comptant
  revenir bientôt. On arrange tranquillement ces départs-là, mais ce sont
  des désespoirs.
  Une voisine des Thénardier rencontra cette mère comme elle s'en allait,
  et s'en revint en disant:
  --Je viens de voir une femme qui pleure dans la rue, que c'est un
  déchirement.
  Quand la mère de Cosette fut partie, l'homme dit à la femme:
  --Cela va me payer mon effet de cent dix francs qui échoit demain. Il me
  manquait cinquante francs. Sais-tu que j'aurais eu l'huissier et un
  protêt? Tu as fait là une bonne souricière avec tes petites.
  --Sans m'en douter, dit la femme.
  
  
  Chapitre II
  Première esquisse de deux figures louches
  
  La souris prise était bien chétive; mais le chat se réjouit même d'une
  souris maigre. Qu'était-ce que les Thénardier?
  Disons-en un mot dès à présent. Nous compléterons le croquis plus tard.
  Ces êtres appartenaient à cette classe bâtarde composée de gens
  grossiers parvenus et de gens intelligents déchus, qui est entre la
  classe dite moyenne et la classe dite inférieure, et qui combine
  quelques-uns des défauts de la seconde avec presque tous les vices de la
  première, sans avoir le généreux élan de l'ouvrier ni l'ordre honnête du
  bourgeois.
  C'étaient de ces natures naines qui, si quelque feu sombre les chauffe
  par hasard, deviennent facilement monstrueuses. Il y avait dans la femme
  le fond d'une brute et dans l'homme l'étoffe d'un gueux. Tous deux
  étaient au plus haut degré susceptibles de l'espèce de hideux progrès
  qui se fait dans le sens du mal. Il existe des âmes écrevisses reculant
  continuellement vers les ténèbres, rétrogradant dans la vie plutôt
  qu'elles n'y avancent, employant l'expérience à augmenter leur
  difformité, empirant sans cesse, et s'empreignant de plus en plus d'une
  noirceur croissante. Cet homme et cette femme étaient de ces âmes-là.
  Le Thénardier particulièrement était gênant pour le physionomiste. On
  n'a qu'à regarder certains hommes pour s'en défier, on les sent
  ténébreux à leurs deux extrémités. Ils sont inquiets derrière eux et
  menaçants devant eux. Il y a en eux de l'inconnu. On ne peut pas plus
  répondre de ce qu'ils ont fait que de ce qu'ils feront. L'ombre qu'ils
  ont dans le regard les dénonce. Rien qu'en les entendant dire un mot ou
  qu'en les voyant faire un geste on entrevoit de sombres secrets dans
  leur passé et de sombres mystères dans leur avenir.
  Ce Thénardier, s'il fallait l'en croire, avait été soldat; sergent,
  disait-il; il avait fait probablement la campagne de 1815, et s'était
  même comporté assez bravement, à ce qu'il paraît. Nous verrons plus tard
  ce qu'il en était. L'enseigne de son cabaret était une allusion à l'un
  de ses faits d'armes. Il l'avait peinte lui-même, car il savait faire un
  peu de tout; mal.
  C'était l'époque où l'antique roman classique, qui, après avoir été
  _Clélie_, n'était plus que _Lodoïska_, toujours noble, mais de plus en
  plus vulgaire, tombé de mademoiselle de Scudéri à madame
  Barthélemy-Hadot, et de madame de Lafayette à madame Bournon-Malarme,
  incendiait l'âme aimante des portières de Paris et ravageait même un peu
  la banlieue. Madame Thénardier était juste assez intelligente pour lire
  ces espèces de livres. Elle s'en nourrissait. Elle y noyait ce qu'elle
  avait de cervelle; cela lui avait donné, tant qu'elle avait été très
  jeune, et même un peu plus tard, une sorte d'attitude pensive près de
  son mari, coquin d'une certaine profondeur, ruffian lettré à la
  grammaire près, grossier et fin en même temps, mais, en fait de
  sentimentalisme, lisant Pigault-Lebrun, et pour «tout ce qui touche le
  sexe», comme il disait dans son jargon, butor correct et sans mélange.
  Sa femme avait quelque douze ou quinze ans de moins que lui. Plus tard,
  quand les cheveux romanesquement pleureurs commencèrent à grisonner,
  quand la Mégère se dégagea de la Paméla, la Thénardier ne fut plus
  qu'une grosse méchante femme ayant savouré des romans bêtes. Or on ne
  lit pas impunément des niaiseries. Il en résulta que sa fille aînée se
  nomma Eponine. Quant à la cadette, la pauvre petite faillit se nommer
  Gulnare; elle dut à je ne sais quelle heureuse diversion faite par un
  roman de Ducray-Duminil, de ne s'appeler qu'Azelma.
  Au reste, pour le dire en passant, tout n'est pas ridicule et
  superficiel dans cette curieuse époque à laquelle nous faisons ici
  allusion, et qu'on pourrait appeler l'anarchie des noms de baptême. À
  côté de l'élément romanesque, que nous venons d'indiquer, il y a le
  symptôme social. Il n'est pas rare aujourd'hui que le garçon bouvier se
  nomme Arthur, Alfred ou Alphonse, et que le vicomte--s'il y a encore des
  vicomtes--se nomme Thomas, Pierre ou Jacques. Ce déplacement qui met le
  nom «élégant» sur le plébéien et le nom campagnard sur l'aristocrate
  n'est autre chose qu'un remous d'égalité. L'irrésistible pénétration du
  souffle nouveau est là comme en tout. Sous cette discordance apparente,
  il y a une chose grande et profonde: la révolution française.
  
  
  Chapitre III
  L'Alouette
  
  Il ne suffit pas d'être méchant pour prospérer. La gargote allait mal.
  Grâce aux cinquante-sept francs de la voyageuse, Thénardier avait pu
  éviter un protêt et faire honneur à sa signature. Le mois suivant ils
  eurent encore besoin d'argent; la femme porta à Paris et engagea au
  Mont-de-Piété le trousseau de Cosette pour une somme de soixante francs.
  Dès que cette somme fut dépensée, les Thénardier s'accoutumèrent à ne
  plus voir dans la petite fille qu'un enfant qu'ils avaient chez eux par
  charité, et la traitèrent en conséquence. Comme elle n'avait plus de
  trousseau, on l'habilla des vieilles jupes et des vieilles chemises des
  petites Thénardier, c'est-à-dire de haillons.
  On la nourrit des restes de tout le monde, un peu mieux que le chien et
  un peu plus mal que le chat. Le chat et le chien étaient du reste ses
  commensaux habituels; Cosette mangeait avec eux sous la table dans une
  écuelle de bois pareille à la leur. La mère qui s'était fixée, comme on
  le verra plus tard, à Montreuil-sur-mer, écrivait, ou, pour mieux dire,
  faisait écrire tous les mois afin d'avoir des nouvelles de son enfant.
  Les Thénardier répondaient invariablement: Cosette est à merveille. Les
  six premiers mois révolus, la mère envoya sept francs pour le septième
  mois, et continua assez exactement ses envois de mois en mois. L'année
  n'était pas finie que le Thénardier dit:
  --Une belle grâce qu'elle nous fait là! que veut-elle que nous fassions
  avec ses sept francs?
  Et il écrivit pour exiger douze francs. La mère, à laquelle ils
  persuadaient que son enfant était heureuse "et venait bien", se soumit
  et envoya les douze francs.
  Certaines natures ne peuvent aimer d'un côté sans haïr de l'autre. La
  mère Thénardier aimait passionnément ses deux filles à elle, ce qui fit
  qu'elle détesta l'étrangère. Il est triste de songer que l'amour d'une
  mère peut avoir de vilains aspects. Si peu de place que Cosette tînt
  chez elle, il lui semblait que cela était pris aux siens, et que cette
  petite diminuait l'air que ses filles respiraient. Cette femme, comme
  beaucoup de femmes de sa sorte, avait une somme de caresses et une somme
  de coups et d'injures à dépenser chaque jour. Si elle n'avait pas eu
  Cosette, il est certain que ses filles, tout idolâtrées qu'elles
  étaient, auraient tout reçu; mais l'étrangère leur rendit le service de
  détourner les coups sur elle. Ses filles n'eurent que les caresses.
  Cosette ne faisait pas un mouvement qui ne fît pleuvoir sur sa tête une
  grêle de châtiments violents et immérités. Doux être faible qui ne
  devait rien comprendre à ce monde ni à Dieu, sans cesse punie, grondée,
  rudoyée, battue et voyant à côté d'elle deux petites créatures comme
  elle, qui vivaient dans un rayon d'aurore!
  La Thénardier étant méchante pour Cosette, Éponine et Azelma furent
  méchantes. Les enfants, à cet âge, ne sont que des exemplaires de la
  mère. Le format est plus petit, voilà tout.
  Une année s'écoula, puis une autre.
  On disait dans le village:
  --Ces Thénardier sont de braves gens. Ils ne sont pas riches, et ils
  élèvent un pauvre enfant qu'on leur a abandonné chez eux!
  On croyait Cosette oubliée par sa mère.
  Cependant le Thénardier, ayant appris par on ne sait quelles voies
  obscures que l'enfant était probablement bâtard et que la mère ne
  pouvait l'avouer, exigea quinze francs par mois, disant que «la
  créature» grandissait et «_mangeait_», et menaçant de la renvoyer.
  «Quelle ne m'embête pas! s'écriait-il, je lui bombarde son mioche tout
  au beau milieu de ses cachotteries. Il me faut de l'augmentation.» La
  mère paya les quinze francs.
  D'année en année, l'enfant grandit, et sa misère aussi.
  Tant que Cosette fut toute petite, elle fut le souffre-douleur des deux
  autres enfants; dès qu'elle se mit à se développer un peu, c'est-à-dire
  avant même qu'elle eût cinq ans, elle devint la servante de la maison.
  Cinq ans, dira-t-on, c'est invraisemblable. Hélas, c'est vrai. La
  souffrance sociale commence à tout âge.
  N'avons-nous pas vu, récemment, le procès d'un nommé Dumolard, orphelin
  devenu bandit, qui, dès l'âge de cinq ans, disent les documents
  officiels, étant seul au monde «travaillait pour vivre, et volait.»
  On fit faire à Cosette les commissions, balayer les chambres, la cour,
  la rue, laver la vaisselle, porter même des fardeaux. Les Thénardier se
  crurent d'autant plus autorisés à agir ainsi que la mère qui était
  toujours à Montreuil-sur-mer commença à mal payer. Quelques mois
  restèrent en souffrance.
  Si cette mère fût revenue à Montfermeil au bout de ces trois années,
  elle n'eût point reconnu son enfant. Cosette, si jolie et si fraîche à
  son arrivée dans cette maison, était maintenant maigre et blême. Elle
  avait je ne sais quelle allure inquiète. Sournoise! disaient les
  Thénardier.
  L'injustice l'avait faite hargneuse et la misère l'avait rendue laide.
  Il ne lui restait plus que ses beaux yeux qui faisaient peine, parce
  que, grands comme ils étaient, il semblait qu'on y vît une plus grande
  quantité de tristesse.
  C'était une chose navrante de voir, l'hiver, ce pauvre enfant, qui
  n'avait pas encore six ans, grelottant sous de vieilles loques de toile
  trouées, balayer la rue avant le jour avec un énorme balai dans ses
  petites mains rouges et une larme dans ses grands yeux.
  Dans le pays on l'appelait l'Alouette. Le peuple, qui aime les figures,
  s'était plu à nommer de ce nom ce petit être pas plus gros qu'un oiseau,
  tremblant, effarouché et frissonnant, éveillé le premier chaque matin
  dans la maison et dans le village, toujours dans la rue ou dans les
  champs avant l'aube. Seulement la pauvre Alouette ne chantait jamais.
  
  
  Livre cinquième--La descente
  
  
  Chapitre I
  Histoire d'un progrès dans les verroteries noires
  
  Cette mère cependant qui, au dire des gens de Montfermeil, semblait
  avoir abandonné son enfant, que devenait-elle? où était-elle? que
  faisait-elle?
  Après avoir laissé sa petite Cosette aux Thénardier, elle avait continué
  son chemin et était arrivée à Montreuil-sur-mer.
  C'était, on se le rappelle, en 1818.
  Fantine avait quitté sa province depuis une dizaine d'années.
  Montreuil-sur-mer avait changé d'aspect. Tandis que Fantine descendait
  lentement de misère en misère, sa ville natale avait prospéré.
  Depuis deux ans environ, il s'y était accompli un de ces faits
  industriels qui sont les grands événements des petits pays.
  Ce détail importe, et nous croyons utile de le développer; nous dirions
  presque, de le souligner.
  De temps immémorial, Montreuil-sur-mer avait pour industrie spéciale
  l'imitation des jais anglais et des verroteries noires d'Allemagne.
  Cette industrie avait toujours végété, à cause de la cherté des matières
  premières qui réagissait sur la main-d'oeuvre. Au moment où Fantine
  revint à Montreuil-sur-mer, une transformation inouïe s'était opérée
  dans cette production des «articles noirs». Vers la fin de 1815, un
  homme, un inconnu, était venu s'établir dans la ville et avait eu l'idée
  de substituer, dans cette fabrication, la gomme laque à la résine et,
  pour les bracelets en particulier, les coulants en tôle simplement
  rapprochée aux coulants en tôle soudée. Ce tout petit changement avait
  été une révolution.
  Ce tout petit changement en effet avait prodigieusement réduit le prix
  de la matière première, ce qui avait permis, premièrement, d'élever le
  prix de la main-d'oeuvre, bienfait pour le pays; deuxièmement,
  d'améliorer la fabrication, avantage pour le consommateur;
  troisièmement, de vendre à meilleur marché tout en triplant le bénéfice,
  profit pour le manufacturier.
  Ainsi pour une idée trois résultats.
  En moins de trois ans, l'auteur de ce procédé était devenu riche, ce qui
  est bien, et avait tout fait riche autour de lui, ce qui est mieux. Il
  était étranger au département. De son origine, on ne savait rien; de ses
  commencements, peu de chose.
  On contait qu'il était venu dans la ville avec fort peu d'argent,
  quelques centaines de francs tout au plus.
  C'est de ce mince capital, mis au service d'une idée ingénieuse, fécondé
  par l'ordre et par la pensée, qu'il avait tiré sa fortune et la fortune
  de tout ce pays.
  À son arrivée à Montreuil-sur-mer, il n'avait que les vêtements, la
  tournure et le langage d'un ouvrier.
  Il paraît que, le jour même où il faisait obscurément son entrée dans la
  petite ville de Montreuil-sur-mer, à la tombée d'un soir de décembre, le
  sac au dos et le bâton d'épine à la main, un gros incendie venait
  d'éclater à la maison commune. Cet homme s'était jeté dans le feu, et
  avait sauvé, au péril de sa vie, deux enfants qui se trouvaient être
  ceux du capitaine de gendarmerie; ce qui fait qu'on n'avait pas songé à
  lui demander son passeport. Depuis lors, on avait su son nom. Il
  s'appelait le _père Madeleine_.
  
  
  Chapitre II
  M. Madeleine
  
  C'était un homme d'environ cinquante ans, qui avait l'air préoccupé et
  qui était bon. Voilà tout ce qu'on en pouvait dire.
  Grâce aux progrès rapides de cette industrie qu'il avait si
  admirablement remaniée, Montreuil-sur-mer était devenu un centre
  d'affaires considérable. L'Espagne, qui consomme beaucoup de jais noir,
  y commandait chaque année des achats immenses. Montreuil-sur-mer, pour
  ce commerce, faisait presque concurrence à Londres et à Berlin. Les
  bénéfices du père Madeleine étaient tels que, dès la deuxième année, il
  avait pu bâtir une grande fabrique dans laquelle il y avait deux vastes
  ateliers, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. Quiconque avait
  faim pouvait s'y présenter, et était sûr de trouver là de l'emploi et du
  pain. Le père Madeleine demandait aux hommes de la bonne volonté, aux
  femmes des moeurs pures, à tous de la probité. Il avait divisé les
  ateliers afin de séparer les sexes et que les filles et les femmes
  pussent rester sages. Sur ce point, il était inflexible. C'était le seul
  où il fût en quelque sorte intolérant. Il était d'autant plus fondé à
  cette sévérité que, Montreuil-sur-mer étant une ville de garnison, les
  occasions de corruption abondaient. Du reste sa venue avait été un
  bienfait, et sa présence était une providence. Avant l'arrivée du père
  Madeleine, tout languissait dans le pays; maintenant tout y vivait de la
  vie saine du travail. Une forte circulation échauffait tout et pénétrait
  partout. Le chômage et la misère étaient inconnus. Il n'y avait pas de
  poche si obscure où il n'y eût un peu d'argent, pas de logis si pauvre
  où il n'y eût un peu de joie.
  Le père Madeleine employait tout le monde. Il n'exigeait qu'une chose:
  soyez honnête homme! soyez honnête fille!
  Comme nous l'avons dit, au milieu de cette activité dont il était la
  cause et le pivot, le père Madeleine faisait sa fortune, mais, chose
  assez singulière dans un simple homme de commerce, il ne paraissait
  point que ce fût là son principal souci. Il semblait qu'il songeât
  beaucoup aux autres et peu à lui. En 1820, on lui connaissait une somme
  de six cent trente mille francs placée à son nom chez Laffitte; mais
  avant de se réserver ces six cent trente mille francs, il avait dépensé
  plus d'un million pour la ville et pour les pauvres.
  L'hôpital était mal doté; il y avait fondé dix lits. Montreuil-sur-mer
  est divisé en ville haute et ville basse. La ville basse, qu'il
  habitait, n'avait qu'une école, méchante masure qui tombait en ruine; il
  en avait construit deux, une pour les filles, l'autre pour les garçons.
  Il allouait de ses deniers aux deux instituteurs une indemnité double de
  leur maigre traitement officiel, et un jour, à quelqu'un qui s'en
  étonnait, il dit: «Les deux premiers fonctionnaires de l'état, c'est la
  nourrice et le maître d'école.» Il avait créé à ses frais une salle
  d'asile, chose alors presque inconnue en France, et une caisse de
  secours pour les ouvriers vieux et infirmes. Sa manufacture étant un
  centre, un nouveau quartier où il y avait bon nombre de familles
  indigentes avait rapidement surgi autour de lui; il y avait établi une
  pharmacie gratuite.
  Dans les premiers temps, quand on le vit commencer, les bonnes âmes
  dirent: C'est un gaillard qui veut s'enrichir. Quand on le vit enrichir
  le pays avant de s'enrichir lui-même, les mêmes bonnes âmes dirent:
  C'est un ambitieux. Cela semblait d'autant plus probable que cet homme
  était religieux, et même pratiquait dans une certaine mesure, chose fort
  bien vue à cette époque. Il allait régulièrement entendre une basse
  messe tous les dimanches. Le député local, qui flairait partout des
  concurrences, ne tarda pas à s'inquiéter de cette religion. Ce député,
  qui avait été membre du corps législatif de l'empire, partageait les
  idées religieuses d'un père de l'oratoire connu sous le nom de Fouché,
  duc d'Otrante, dont il avait été la créature et l'ami. À huis clos il
  riait de Dieu doucement. Mais quand il vit le riche manufacturier
  Madeleine aller à la basse messe de sept heures, il entrevit un candidat
  possible, et résolut de le dépasser; il prit un confesseur jésuite et
  alla à la grand'messe et à vêpres. L'ambition en ce temps-là était, dans
  l'acception directe du mot, une course au clocher. Les pauvres
  profitèrent de cette terreur comme le bon Dieu, car l'honorable député
  fonda aussi deux lits à l'hôpital; ce qui fit douze.
  Cependant en 1819 le bruit se répandit un matin dans la ville que, sur
  la présentation de M. le préfet, et en considération des services rendus
  au pays, le père Madeleine allait être nommé par le roi maire de
  Montreuil-sur-mer. Ceux qui avaient déclaré ce nouveau venu «un
  ambitieux», saisirent avec transport cette occasion que tous les hommes
  souhaitent de s'écrier: «Là! qu'est-ce que nous avions dit?» Tout
  Montreuil-sur-mer fut en rumeur. Le bruit était fondé. Quelques jours
  après, la nomination parut dans _le Moniteur_. Le lendemain, le père
  Madeleine refusa.
  Dans cette même année 1819, les produits du nouveau procédé inventé par
  Madeleine figurèrent à l'exposition de l'industrie; sur le rapport du
  jury, le roi nomma l'inventeur chevalier de la Légion d'honneur.
  Nouvelle rumeur dans la petite ville. Eh bien! c'est la croix qu'il
  voulait! Le père Madeleine refusa la croix.
  Décidément cet homme était une énigme. Les bonnes âmes se tirèrent
  d'affaire en disant: Après tout, c'est une espèce d'aventurier.
  On l'a vu, le pays lui devait beaucoup, les pauvres lui devaient tout;
  il était si utile qu'il avait bien fallu qu'on finît par l'honorer, et
  il était si doux qu'il avait bien fallu qu'on finît par l'aimer; ses
  ouvriers en particulier l'adoraient, et il portait cette adoration avec
  une sorte de gravité mélancolique. Quand il fut constaté riche, «les
  personnes de la société» le saluèrent, et on l'appela dans la ville
  monsieur Madeleine; ses ouvriers et les enfants continuèrent de
  l'appeler _le père Madeleine_, et c'était la chose qui le faisait le
  mieux sourire. À mesure qu'il montait, les invitations pleuvaient sur
  lui. «La société» le réclamait. Les petits salons guindés de
  Montreuil-sur-mer qui, bien entendu, se fussent dans les premiers temps
  fermés à l'artisan, s'ouvrirent à deux battants au millionnaire. On lui
  fit mille avances. Il refusa.
  Cette fois encore les bonnes âmes ne furent point empêchées.
  --C'est un homme ignorant et de basse éducation. On ne sait d'où cela
  sort. Il ne saurait pas se tenir dans le monde. Il n'est pas du tout
  prouvé qu'il sache lire.
  Quand on l'avait vu gagner de l'argent, on avait dit: c'est un marchand.
  
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