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Les misérables Tome I: Fantine - 07

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  dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route
  pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche
  depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en
  arrivant dans ce pays, j'ai été dans une auberge, on m'a renvoyé à cause
  de mon passeport jaune que j'avais montré à la mairie. Il avait fallu.
  J'ai été à une autre auberge. On m'a dit: Va-t-en! Chez l'un, chez
  l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai été à la prison, le guichetier
  n'a pas ouvert. J'ai été dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et
  m'a chassé, comme s'il avait été un homme. On aurait dit qu'il savait
  qui j'étais. Je m'en suis allé dans les champs pour coucher à la belle
  étoile. Il n'y avait pas d'étoile. J'ai pensé qu'il pleuvrait, et qu'il
  n'y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré
  dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Là, dans la
  place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montré
  votre maison et m'a dit: «Frappe là». J'ai frappé. Qu'est-ce que c'est
  ici? Êtes-vous une auberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs
  quinze sous que j'ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je
  payerai. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai de l'argent. Je suis très
  fatigué, douze lieues à pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste?
  --Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus.
  L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table.
  --Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas
  ça. Avez-vous entendu? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des
  galères.
  Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il déplia.
  --Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire
  chasser de partout où je suis. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J'ai
  appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce
  qu'on a mis sur le passeport: «Jean Valjean, forçat libéré, natif
  de...--cela vous est égal...--Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans
  pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s'évader
  quatre fois. Cet homme est très dangereux.»--Voilà! Tout le monde m'a
  jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge?
  Voulez-vous me donner à manger et à coucher? Avez-vous une écurie?
  --Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de
  l'alcôve.
  Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l'obéissance des deux
  femmes.
  Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L'évêque se tourna vers
  l'homme.
  --Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un
  instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez.
  Ici l'homme comprit tout à fait. L'expression de son visage, jusqu'alors
  sombre et dure, s'empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et
  devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou:
  --Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas! un forçat! Vous
  m'appelez monsieur! vous ne me tutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit
  toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout
  de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a enseigné ici! Je vais
  souper! un lit! Un lit avec des matelas et des draps! comme tout le
  monde! il y a dix-neuf ans que je n'ai couché dans un lit! Vous voulez
  bien que je ne m'en aille pas! Vous êtes de dignes gens! D'ailleurs j'ai
  de l'argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l'aubergiste, comment
  vous appelez-vous? Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous êtes un brave
  homme. Vous êtes aubergiste, n'est-ce pas?
  --Je suis, dit l'évêque, un prêtre qui demeure ici.
  --Un prêtre! reprit l'homme. Oh! un brave homme de prêtre! Alors vous ne
  me demandez pas d'argent? Le curé, n'est-ce pas? le curé de cette grande
  église? Tiens! c'est vrai, que je suis bête! je n'avais pas vu votre
  calotte!
  Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis
  remis son passeport dans sa poche, et il s'était assis. Mademoiselle
  Baptistine le considérait avec douceur. Il continua:
  --Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n'avez pas de mépris. C'est
  bien bon un bon prêtre. Alors vous n'avez pas besoin que je paye?
  --Non, dit l'évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne
  m'avez-vous pas dit cent neuf francs?
  --Quinze sous, ajouta l'homme.
  --Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à
  gagner cela?
  --Dix-neuf ans.
  --Dix-neuf ans!
  L'évêque soupira profondément.
  L'homme poursuivit:
  --J'ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n'ai dépensé que
  vingt-cinq sous que j'ai gagnés en aidant à décharger des voitures à
  Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un
  aumônier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un évêque. Monseigneur, qu'on
  appelle. C'était l'évêque de la Majore, à Marseille. C'est le curé qui
  est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi,
  c'est si loin!--Vous comprenez, nous autres! Il a dit la messe au milieu
  du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête.
  Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang. Des trois
  côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions
  pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n'entendions pas.
  Voilà ce que c'est qu'un évêque.
  Pendant qu'il parlait, l'évêque était allé pousser la porte qui était
  restée toute grande ouverte.
  Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu'elle mit sur la
  table.
  --Madame Magloire, dit l'évêque, mettez ce couvert le plus près possible
  du feu.
  Et se tournant vers son hôte:
  --Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid,
  monsieur?
  Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave
  et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur à
  un forçat, c'est un verre d'eau à un naufragé de la Méduse. L'ignominie
  a soif de considération.
  --Voici, reprit l'évêque, une lampe qui éclaire bien mal.
  Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la
  chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d'argent qu'elle
  posa sur la table tout allumés.
  --Monsieur le curé, dit l'homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas.
  Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous
  ai pourtant pas caché d'où je viens et que je suis un homme malheureux.
  L'évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.
  --Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez.
  Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jésus-Christ. Cette porte
  ne demande pas à celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur.
  Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me
  remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne
  n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile. Je vous le
  dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout
  ce qui est ici est à vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom?
  D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
  L'homme ouvrit des yeux étonnés.
  --Vrai? vous saviez comment je m'appelle?
  --Oui, répondit l'évêque, vous vous appelez mon frère.
  --Tenez, monsieur le curé! s'écria l'homme, j'avais bien faim en entrant
  ici; mais vous êtes si bon qu'à présent je ne sais plus ce que j'ai;
  cela m'a passé.
  L'évêque le regarda et lui dit:
  --Vous avez bien souffert?
  --Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le
  chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton! La double
  chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne.
  Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai
  quarante-six. À présent, le passeport jaune! Voilà.
  --Oui, reprit l'évêque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Écoutez. Il
  y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pécheur
  repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce
  lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les
  hommes, vous êtes digne de pitié; si vous en sortez avec des pensées de
  bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous.
  Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de
  l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de
  viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de
  seigle. Elle avait d'elle-même ajouté à l'ordinaire de M. l'évêque une
  bouteille de vieux vin de Mauves.
  Le visage de l'évêque prit tout à coup cette expression de gaîté propre
  aux natures hospitalières:
  --À table! dit-il vivement.
  Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait avec lui, il
  fit asseoir l'homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement
  paisible et naturelle, prit place à sa gauche.
  L'évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son
  habitude. L'homme se mit à manger avidement.
  Tout à coup l'évêque dit:
  --Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table.
  Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument
  nécessaires. Or c'était l'usage de la maison, quand l'évêque avait
  quelqu'un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent,
  étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte
  d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui
  élevait la pauvreté jusqu'à la dignité.
  Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un
  moment après les trois couverts réclamés par l'évêque brillaient sur la
  nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.
  
  
  Chapitre IV
  Détails sur les fromageries de Pontarlier
  
  Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous
  ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de
  mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation du
  forçat et de l'évêque est racontée avec une minutie naïve:
   * * * * *
  «...Cet homme ne faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec
  une voracité d'affamé. Cependant, après la soupe, il a dit:
  «--Monsieur le curé du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour
  moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser
  manger avec eux font meilleure chère que vous.
  «Entre nous, l'observation m'a un peu choquée. Mon frère a répondu:
  «--Ils ont plus de fatigue que moi.
  «--Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous êtes pauvre. Je
  vois bien. Vous n'êtes peut-être pas même curé. Êtes-vous curé
  seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez
  bien être curé.
  «--Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère.
  «Un moment après il a ajouté:
  «--Monsieur Jean Valjean, c'est à Pontarlier que vous allez?
  «--Avec itinéraire obligé.
  «Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a
  continué:
  «--Il faut que je sois en route demain à la pointe du jour. Il fait dur
  voyager. Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes.
  «--Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution,
  ma famille a été ruinée, je me suis réfugié en Franche-Comté d'abord, et
  j'y ai vécu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne
  volonté. J'ai trouvé à m'y occuper. On n'a qu'à choisir. Il y a des
  papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des
  fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de
  cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à
  Audincourt et à Beure qui sont très considérables....
  «Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien là les noms que mon
  frère a cités, puis il s'est interrompu et m'a adressé la parole:
  «--Chère soeur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-là?
  «J'ai répondu:
  «--Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui était capitaine des
  portes à Pontarlier dans l'ancien régime.
  «--Oui, a repris mon frère, mais en 93 on n'avait plus de parents, on
  n'avait que ses bras. J'ai travaillé. Ils ont dans le pays de
  Pontarlier, où vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute
  patriarcale et toute charmante, ma soeur. Ce sont leurs fromageries
  qu'ils appellent fruitières.
  «Alors mon frère, tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très
  en détail ce que c'étaient que les fruitières de Pontarlier;--qu'on en
  distinguait deux sortes:--les _grosses granges_, qui sont aux riches, et
  où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à
  huit milliers de fromages par été; les _fruitières d'association_, qui
  sont aux pauvres; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent
  leurs vaches en commun et partagent les produits.--Ils prennent à leurs
  gages un fromager qu'ils appellent le grurin;--le grurin reçoit le lait
  des associés trois fois par jour et marque les quantités sur une taille
  double;--c'est vers la fin d'avril que le travail des fromageries
  commence; c'est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs
  vaches dans la montagne.
  «L'homme se ranimait tout en mangeant. Mon frère lui faisait boire de ce
  bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-même parce qu'il dit que c'est
  du vin cher. Mon frère lui disait tous ces détails avec cette gaîté
  aisée que vous lui connaissez, entremêlant ses paroles de façons
  gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin,
  comme s'il eût souhaité que cet homme comprît, sans le lui conseiller
  directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a
  frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frère,
  pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l'exception de quelques
  paroles sur Jésus quand il est entré, n'a pas dit un mot qui pût
  rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon
  frère. C'était bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon
  et d'appuyer l'évêque sur le galérien pour laisser la marque du passage.
  Il eût paru peut-être à un autre que c'était le cas, ayant ce malheureux
  sous la main, de lui nourrir l'âme en même temps que le corps et de lui
  faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un
  peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire à l'avenir.
  Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni son
  histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait
  éviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'à un
  certain moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier,
  qui ont _un doux travail près du ciel et qui_, ajoutait-il, _sont
  heureux parce qu'ils sont innocents_, il s'est arrêté court, craignant
  qu'il n'y eût dans ce mot qui lui échappait quelque chose qui pût
  froisser l'homme. À force d'y réfléchir, je crois avoir compris ce qui
  se passait dans le coeur de mon frère. Il pensait sans doute que cet
  homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misère présente à
  l'esprit, que le mieux était de l'en distraire, et de lui faire croire,
  ne fût-ce qu'un moment, qu'il était une personne comme une autre, en
  étant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas là en effet bien entendre la
  charité? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment
  évangélique dans cette délicatesse qui s'abstient de sermon, de morale
  et d'allusion, et la meilleure pitié, quand un homme a un point
  douloureux, n'est-ce pas de n'y point toucher du tout? Il m'a semblé que
  ce pouvait être là la pensée intérieure de mon frère. Dans tous les cas,
  ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idées, il n'en a
  rien marqué, même pour moi; il a été d'un bout à l'autre le même homme
  que tous les soirs, et il a soupé avec ce Jean Valjean du même air et de
  la même façon qu'il aurait soupé avec M. Gédéon Le Prévost ou avec M. le
  curé de la paroisse.
  «Vers la fin, comme nous étions aux figues, on a cogné à la porte.
  C'était la mère Gerbaud avec son petit dans ses bras. Mon frère a baisé
  l'enfant au front, et m'a emprunté quinze sous que j'avais sur moi pour
  les donner à la mère Gerbaud. L'homme pendant ce temps-là ne faisait pas
  grande attention. Il ne parlait plus et paraissait très fatigué. La
  pauvre vieille Gerbaud partie, mon frère a dit les grâces, puis il s'est
  tourné vers cet homme, et il lui a dit: Vous devez avoir bien besoin de
  votre lit. Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite. J'ai compris
  qu'il fallait nous retirer pour laisser dormir ce voyageur, et nous
  sommes montées toutes les deux. J'ai cependant envoyé madame Magloire un
  instant après porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la
  Forêt-Noire qui est dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela
  tient chaud. C'est dommage que cette peau soit vieille; tout le poil
  s'en va. Mon frère l'a achetée du temps qu'il était en Allemagne, à
  Tottlingen, près des sources du Danube, ainsi que le petit couteau à
  manche d'ivoire dont je me sers à table.
  «Madame Magloire est remontée presque tout de suite, nous nous sommes
  mises à prier Dieu dans le salon où l'on étend le linge, et puis nous
  sommes rentrées chacune dans notre chambre sans nous rien dire.»
  
  
  Chapitre V
  Tranquillité
  
  Après avoir donné le bonsoir à sa soeur, monseigneur Bienvenu prit sur
  la table un des deux flambeaux d'argent, remit l'autre à son hôte, et
  lui dit:
  --Monsieur, je vais vous conduire à votre chambre.
  L'homme le suivit.
  Comme on a pu le remarquer dans ce qui a été dit plus haut, le logis
  était distribué de telle sorte que, pour passer dans l'oratoire où était
  l'alcôve ou pour en sortir, il fallait traverser la chambre à coucher de
  l'évêque.
  Au moment où ils traversaient cette chambre, madame Magloire serrait
  l'argenterie dans le placard qui était au chevet du lit. C'était le
  dernier soin qu'elle prenait chaque soir avant de s'aller coucher.
  L'évêque installa son hôte dans l'alcôve. Un lit blanc et frais y était
  dressé. L'homme posa le flambeau sur une petite table.
  --Allons, dit l'évêque, faites une bonne nuit. Demain matin, avant de
  partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches tout chaud.
  --Merci, monsieur l'abbé, dit l'homme.
  À peine eut-il prononcé ces paroles pleines de paix que, tout à coup et
  sans transition, il eut un mouvement étrange et qui eût glacé
  d'épouvante les deux saintes filles si elles en eussent été témoins.
  Aujourd'hui même il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui
  le poussait en ce moment. Voulait-il donner un avertissement ou jeter
  une menace? Obéissait-il simplement à une sorte d'impulsion instinctive
  et obscure pour lui-même? Il se tourna brusquement vers le vieillard,
  croisa les bras, et, fixant sur son hôte un regard sauvage, il s'écria
  d'une voix rauque:
  --Ah çà! décidément! vous me logez chez vous près de vous comme cela!
  Il s'interrompit et ajouta avec un rire où il y avait quelque chose de
  monstrueux:
  --Avez-vous bien fait toutes vos réflexions? Qui est-ce qui vous dit que
  je n'ai pas assassiné?
  L'évêque leva les yeux vers le plafond et répondit:
  --Cela regarde le bon Dieu.
  Puis, gravement et remuant les lèvres comme quelqu'un qui prie ou qui se
  parle à lui-même, il dressa les deux doigts de sa main droite et bénit
  l'homme qui ne se courba pas, et, sans tourner la tête et sans regarder
  derrière lui, il rentra dans sa chambre.
  Quand l'alcôve était habitée, un grand rideau de serge tiré de part en
  part dans l'oratoire cachait l'autel. L'évêque s'agenouilla en passant
  devant ce rideau et fit une courte prière.
  Un moment après, il était dans son jardin, marchant, rêvant,
  contemplant, l'âme et la pensée tout entières à ces grandes choses
  mystérieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts.
  Quant à l'homme, il était vraiment si fatigué qu'il n'avait même pas
  profité de ces bons draps blancs. Il avait soufflé sa bougie avec sa
  narine à la manière des forçats et s'était laissé tomber tout habillé
  sur le lit, où il s'était tout de suite profondément endormi.
  Minuit sonnait comme l'évêque rentrait de son jardin dans son
  appartement.
  Quelques minutes après, tout dormait dans la petite maison.
  
  
  Chapitre VI
  Jean Valjean
  
  Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se réveilla.
  Jean Valjean était d'une pauvre famille de paysans de la Brie. Dans son
  enfance, il n'avait pas appris à lire. Quand il eut l'âge d'homme, il
  était émondeur à Faverolles. Sa mère s'appelait Jeanne Mathieu; son père
  s'appelait Jean Valjean, ou Vlajean, sobriquet probablement, et
  contraction de _Voilà Jean_.
  Jean Valjean était d'un caractère pensif sans être triste, ce qui est le
  propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c'était quelque
  chose d'assez endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins,
  que Jean Valjean. Il avait perdu en très bas âge son père et sa mère. Sa
  mère était morte d'une fièvre de lait mal soignée. Son père, émondeur
  comme lui, s'était tué en tombant d'un arbre. Il n'était resté à Jean
  Valjean qu'une soeur plus âgée que lui, veuve, avec sept enfants, filles
  et garçons. Cette soeur avait élevé Jean Valjean, et tant qu'elle eut
  son mari elle logea et nourrit son jeune frère. Le mari mourut. L'aîné
  des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. Jean Valjean venait
  d'atteindre, lui, sa vingt-cinquième année. Il remplaça le père, et
  soutint à son tour sa soeur qui l'avait élevé. Cela se fit simplement,
  comme un devoir, même avec quelque chose de bourru de la part de Jean
  Valjean. Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal
  payé. On ne lui avait jamais connu de «bonne amie» dans le pays. Il
  n'avait pas eu le temps d'être amoureux.
  Le soir il rentrait fatigué et mangeait sa soupe sans dire un mot. Sa
  soeur, mère Jeanne, pendant qu'il mangeait, lui prenait souvent dans son
  écuelle le meilleur de son repas, le morceau de viande, la tranche de
  lard le coeur de chou, pour le donner à quelqu'un de ses enfants; lui,
  mangeant toujours, penché sur la table, presque la tête dans sa soupe,
  ses longs cheveux tombant autour de son écuelle et cachant ses yeux,
  avait l'air de ne rien voir et laissait faire. Il y avait à Faverolles,
  pas loin de la chaumière Valjean, de l'autre côté de la ruelle, une
  fermière appelée Marie-Claude; les enfants Valjean, habituellement
  affamés, allaient quelquefois emprunter au nom de leur mère une pinte de
  lait à Marie-Claude, qu'ils buvaient derrière une haie ou dans quelque
  coin d'allée, s'arrachant le pot, et si hâtivement que les petites
  filles s'en répandaient sur leur tablier et dans leur goulotte. La mère,
  si elle eût su cette maraude, eût sévèrement corrigé les délinquants.
  Jean Valjean, brusque et bougon, payait en arrière de la mère la pinte
  de lait à Marie-Claude, et les enfants n'étaient pas punis.
  Il gagnait dans la saison de l'émondage vingt-quatre sous par jour, puis
  il se louait comme moissonneur, comme manoeuvre, comme garçon de ferme
  bouvier, comme homme de peine. Il faisait ce qu'il pouvait. Sa soeur
  travaillait de son côté, mais que faire avec sept petits enfants?
  C'était un triste groupe que la misère enveloppa et étreignit peu à peu.
  Il arriva qu'un hiver fut rude. Jean n'eut pas d'ouvrage. La famille
  n'eut pas de pain. Pas de pain. À la lettre. Sept enfants! Un dimanche
  soir, Maubert Isabeau, boulanger sur la place de l'Église, à Faverolles,
  se disposait à se coucher, lorsqu'il entendit un coup violent dans la
  devanture grillée et vitrée de sa boutique. Il arriva à temps pour voir
  un bras passé à travers un trou fait d'un coup de poing dans la grille
  et dans la vitre. Le bras saisit un pain et l'emporta. Isabeau sortit en
  hâte; le voleur s'enfuyait à toutes jambes; Isabeau courut après lui et
  l'arrêta. Le voleur avait jeté le pain, mais il avait encore le bras
  ensanglanté. C'était Jean Valjean.
  Ceci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit devant les tribunaux
  du temps «pour vol avec effraction la nuit dans une maison habitée». Il
  avait un fusil dont il se servait mieux que tireur au monde, il était
  quelque peu braconnier; ce qui lui nuisit. Il y a contre les braconniers
  un préjugé légitime. Le braconnier, de même que le contrebandier, côtoie
  de fort près le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore
  un abîme entre ces races d'hommes et le hideux assassin des villes. Le
  braconnier vit dans la forêt; le contrebandier vit dans la montagne ou
  sur la mer. Les villes font des hommes féroces parce qu'elles font des
  hommes corrompus. La montagne, la mer, la forêt, font des hommes
  sauvages. Elles développent le côté farouche, mais souvent sans détruire
  le côté humain.
  Jean Valjean fut déclaré coupable. Les termes du code étaient formels.
  Il y a dans notre civilisation des heures redoutables; ce sont les
  moments où la pénalité prononce un naufrage. Quelle minute funèbre que
  celle où la société s'éloigne et consomme l'irréparable abandon d'un
  être pensant! Jean Valjean fut condamné à cinq ans de galères.
  Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de Montenotte remportée
  par le général en chef de l'année d'Italie, que le message du Directoire
  aux Cinq-Cents, du 2 floréal an IV, appelle Buona-Parte; ce même jour
  une grande chaîne fut ferrée à Bicêtre. Jean Valjean fit partie de cette
  chaîne. Un ancien guichetier de la prison, qui a près de
  quatre-vingt-dix ans aujourd'hui, se souvient encore parfaitement de ce
  malheureux qui fut ferré à l'extrémité du quatrième cordon dans l'angle
  nord de la cour. Il était assis à terre comme tous les autres. Il
  paraissait ne rien comprendre à sa position, sinon qu'elle était
  horrible. Il est probable qu'il y démêlait aussi, à travers les vagues
  idées d'un pauvre homme ignorant de tout, quelque chose d'excessif.
  Pendant qu'on rivait à grands coups de marteau derrière sa tête le
  boulon de son carcan, il pleurait, les larmes l'étouffaient, elles
  l'empêchaient de parler, il parvenait seulement à dire de temps en
  temps: _J'étais émondeur à Faverolles_. Puis, tout en sanglotant, il
  élevait sa main droite et l'abaissait graduellement sept fois comme s'il
  touchait successivement sept têtes inégales, et par ce geste on devinait
  que la chose quelconque qu'il avait faite, il l'avait faite pour vêtir
  et nourrir sept petits enfants.
  Il partit pour Toulon. Il y arriva après un voyage de vingt-sept jours,
  sur une charrette, la chaîne au cou. À Toulon, il fut revêtu de la
  casaque rouge. Tout s'effaça de ce qui avait été sa vie, jusqu'à son
  nom; il ne fut même plus Jean Valjean; il fut le numéro 24601. Que
  devint la soeur? que devinrent les sept enfants? Qui est-ce qui s'occupe
  de cela? Que devient la poignée de feuilles du jeune arbre scié par le
  pied?
  C'est toujours la même histoire. Ces pauvres êtres vivants, ces
  créatures de Dieu, sans appui désormais, sans guide, sans asile, s'en
  allèrent au hasard, qui sait même? chacun de leur côté peut-être, et
  s'enfoncèrent peu à peu dans cette froide brume où s'engloutissent les
  destinées solitaires, moines ténèbres où disparaissent successivement
  tant de têtes infortunées dans la sombre marche du genre humain. Ils
  quittèrent le pays. Le clocher de ce qui avait été leur village les
  oublia; la borne de ce qui avait été leur champ les oublia; après
  quelques années de séjour au bagne, Jean Valjean lui-même les oublia.
  Dans ce coeur où il y avait eu une plaie, il y eut une cicatrice. Voilà
  tout. À peine, pendant tout le temps qu'il passa à Toulon, entendit-il
  parler une seule fois de sa soeur. C'était, je crois, vers la fin de la
  quatrième année de sa captivité. Je ne sais plus par quelle voie ce
  renseignement lui parvint. Quelqu'un, qui les avait connus au pays,
  avait vu sa soeur. Elle était à Paris. Elle habitait une pauvre rue près
  de Saint-Sulpice, la rue du Geindre. Elle n'avait plus avec elle qu'un
  enfant, un petit garçon, le dernier. Où étaient les six autres? Elle ne
  
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