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Les misérables Tome I: Fantine - 07
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dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route
pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche
depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en
arrivant dans ce pays, j'ai été dans une auberge, on m'a renvoyé à cause
de mon passeport jaune que j'avais montré à la mairie. Il avait fallu.
J'ai été à une autre auberge. On m'a dit: Va-t-en! Chez l'un, chez
l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai été à la prison, le guichetier
n'a pas ouvert. J'ai été dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et
m'a chassé, comme s'il avait été un homme. On aurait dit qu'il savait
qui j'étais. Je m'en suis allé dans les champs pour coucher à la belle
étoile. Il n'y avait pas d'étoile. J'ai pensé qu'il pleuvrait, et qu'il
n'y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré
dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Là, dans la
place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montré
votre maison et m'a dit: «Frappe là». J'ai frappé. Qu'est-ce que c'est
ici? Êtes-vous une auberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs
quinze sous que j'ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je
payerai. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai de l'argent. Je suis très
fatigué, douze lieues à pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste?
--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus.
L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table.
--Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas
ça. Avez-vous entendu? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des
galères.
Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il déplia.
--Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire
chasser de partout où je suis. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J'ai
appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce
qu'on a mis sur le passeport: «Jean Valjean, forçat libéré, natif
de...--cela vous est égal...--Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans
pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s'évader
quatre fois. Cet homme est très dangereux.»--Voilà! Tout le monde m'a
jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge?
Voulez-vous me donner à manger et à coucher? Avez-vous une écurie?
--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de
l'alcôve.
Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l'obéissance des deux
femmes.
Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L'évêque se tourna vers
l'homme.
--Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un
instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez.
Ici l'homme comprit tout à fait. L'expression de son visage, jusqu'alors
sombre et dure, s'empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et
devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou:
--Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas! un forçat! Vous
m'appelez monsieur! vous ne me tutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit
toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout
de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a enseigné ici! Je vais
souper! un lit! Un lit avec des matelas et des draps! comme tout le
monde! il y a dix-neuf ans que je n'ai couché dans un lit! Vous voulez
bien que je ne m'en aille pas! Vous êtes de dignes gens! D'ailleurs j'ai
de l'argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l'aubergiste, comment
vous appelez-vous? Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous êtes un brave
homme. Vous êtes aubergiste, n'est-ce pas?
--Je suis, dit l'évêque, un prêtre qui demeure ici.
--Un prêtre! reprit l'homme. Oh! un brave homme de prêtre! Alors vous ne
me demandez pas d'argent? Le curé, n'est-ce pas? le curé de cette grande
église? Tiens! c'est vrai, que je suis bête! je n'avais pas vu votre
calotte!
Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis
remis son passeport dans sa poche, et il s'était assis. Mademoiselle
Baptistine le considérait avec douceur. Il continua:
--Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n'avez pas de mépris. C'est
bien bon un bon prêtre. Alors vous n'avez pas besoin que je paye?
--Non, dit l'évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne
m'avez-vous pas dit cent neuf francs?
--Quinze sous, ajouta l'homme.
--Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à
gagner cela?
--Dix-neuf ans.
--Dix-neuf ans!
L'évêque soupira profondément.
L'homme poursuivit:
--J'ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n'ai dépensé que
vingt-cinq sous que j'ai gagnés en aidant à décharger des voitures à
Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un
aumônier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un évêque. Monseigneur, qu'on
appelle. C'était l'évêque de la Majore, à Marseille. C'est le curé qui
est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi,
c'est si loin!--Vous comprenez, nous autres! Il a dit la messe au milieu
du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête.
Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang. Des trois
côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions
pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n'entendions pas.
Voilà ce que c'est qu'un évêque.
Pendant qu'il parlait, l'évêque était allé pousser la porte qui était
restée toute grande ouverte.
Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu'elle mit sur la
table.
--Madame Magloire, dit l'évêque, mettez ce couvert le plus près possible
du feu.
Et se tournant vers son hôte:
--Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid,
monsieur?
Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave
et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur à
un forçat, c'est un verre d'eau à un naufragé de la Méduse. L'ignominie
a soif de considération.
--Voici, reprit l'évêque, une lampe qui éclaire bien mal.
Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la
chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d'argent qu'elle
posa sur la table tout allumés.
--Monsieur le curé, dit l'homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas.
Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous
ai pourtant pas caché d'où je viens et que je suis un homme malheureux.
L'évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.
--Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez.
Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jésus-Christ. Cette porte
ne demande pas à celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur.
Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me
remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne
n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile. Je vous le
dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout
ce qui est ici est à vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom?
D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
L'homme ouvrit des yeux étonnés.
--Vrai? vous saviez comment je m'appelle?
--Oui, répondit l'évêque, vous vous appelez mon frère.
--Tenez, monsieur le curé! s'écria l'homme, j'avais bien faim en entrant
ici; mais vous êtes si bon qu'à présent je ne sais plus ce que j'ai;
cela m'a passé.
L'évêque le regarda et lui dit:
--Vous avez bien souffert?
--Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le
chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton! La double
chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne.
Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai
quarante-six. À présent, le passeport jaune! Voilà.
--Oui, reprit l'évêque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Écoutez. Il
y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pécheur
repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce
lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les
hommes, vous êtes digne de pitié; si vous en sortez avec des pensées de
bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous.
Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de
l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de
viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de
seigle. Elle avait d'elle-même ajouté à l'ordinaire de M. l'évêque une
bouteille de vieux vin de Mauves.
Le visage de l'évêque prit tout à coup cette expression de gaîté propre
aux natures hospitalières:
--À table! dit-il vivement.
Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait avec lui, il
fit asseoir l'homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement
paisible et naturelle, prit place à sa gauche.
L'évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son
habitude. L'homme se mit à manger avidement.
Tout à coup l'évêque dit:
--Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table.
Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument
nécessaires. Or c'était l'usage de la maison, quand l'évêque avait
quelqu'un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent,
étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte
d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui
élevait la pauvreté jusqu'à la dignité.
Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un
moment après les trois couverts réclamés par l'évêque brillaient sur la
nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.
Chapitre IV
Détails sur les fromageries de Pontarlier
Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous
ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de
mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation du
forçat et de l'évêque est racontée avec une minutie naïve:
* * * * *
«...Cet homme ne faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec
une voracité d'affamé. Cependant, après la soupe, il a dit:
«--Monsieur le curé du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour
moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser
manger avec eux font meilleure chère que vous.
«Entre nous, l'observation m'a un peu choquée. Mon frère a répondu:
«--Ils ont plus de fatigue que moi.
«--Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous êtes pauvre. Je
vois bien. Vous n'êtes peut-être pas même curé. Êtes-vous curé
seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez
bien être curé.
«--Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère.
«Un moment après il a ajouté:
«--Monsieur Jean Valjean, c'est à Pontarlier que vous allez?
«--Avec itinéraire obligé.
«Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a
continué:
«--Il faut que je sois en route demain à la pointe du jour. Il fait dur
voyager. Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes.
«--Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution,
ma famille a été ruinée, je me suis réfugié en Franche-Comté d'abord, et
j'y ai vécu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne
volonté. J'ai trouvé à m'y occuper. On n'a qu'à choisir. Il y a des
papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des
fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de
cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à
Audincourt et à Beure qui sont très considérables....
«Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien là les noms que mon
frère a cités, puis il s'est interrompu et m'a adressé la parole:
«--Chère soeur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-là?
«J'ai répondu:
«--Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui était capitaine des
portes à Pontarlier dans l'ancien régime.
«--Oui, a repris mon frère, mais en 93 on n'avait plus de parents, on
n'avait que ses bras. J'ai travaillé. Ils ont dans le pays de
Pontarlier, où vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute
patriarcale et toute charmante, ma soeur. Ce sont leurs fromageries
qu'ils appellent fruitières.
«Alors mon frère, tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très
en détail ce que c'étaient que les fruitières de Pontarlier;--qu'on en
distinguait deux sortes:--les _grosses granges_, qui sont aux riches, et
où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à
huit milliers de fromages par été; les _fruitières d'association_, qui
sont aux pauvres; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent
leurs vaches en commun et partagent les produits.--Ils prennent à leurs
gages un fromager qu'ils appellent le grurin;--le grurin reçoit le lait
des associés trois fois par jour et marque les quantités sur une taille
double;--c'est vers la fin d'avril que le travail des fromageries
commence; c'est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs
vaches dans la montagne.
«L'homme se ranimait tout en mangeant. Mon frère lui faisait boire de ce
bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-même parce qu'il dit que c'est
du vin cher. Mon frère lui disait tous ces détails avec cette gaîté
aisée que vous lui connaissez, entremêlant ses paroles de façons
gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin,
comme s'il eût souhaité que cet homme comprît, sans le lui conseiller
directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a
frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frère,
pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l'exception de quelques
paroles sur Jésus quand il est entré, n'a pas dit un mot qui pût
rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon
frère. C'était bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon
et d'appuyer l'évêque sur le galérien pour laisser la marque du passage.
Il eût paru peut-être à un autre que c'était le cas, ayant ce malheureux
sous la main, de lui nourrir l'âme en même temps que le corps et de lui
faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un
peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire à l'avenir.
Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni son
histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait
éviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'à un
certain moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier,
qui ont _un doux travail près du ciel et qui_, ajoutait-il, _sont
heureux parce qu'ils sont innocents_, il s'est arrêté court, craignant
qu'il n'y eût dans ce mot qui lui échappait quelque chose qui pût
froisser l'homme. À force d'y réfléchir, je crois avoir compris ce qui
se passait dans le coeur de mon frère. Il pensait sans doute que cet
homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misère présente à
l'esprit, que le mieux était de l'en distraire, et de lui faire croire,
ne fût-ce qu'un moment, qu'il était une personne comme une autre, en
étant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas là en effet bien entendre la
charité? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment
évangélique dans cette délicatesse qui s'abstient de sermon, de morale
et d'allusion, et la meilleure pitié, quand un homme a un point
douloureux, n'est-ce pas de n'y point toucher du tout? Il m'a semblé que
ce pouvait être là la pensée intérieure de mon frère. Dans tous les cas,
ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idées, il n'en a
rien marqué, même pour moi; il a été d'un bout à l'autre le même homme
que tous les soirs, et il a soupé avec ce Jean Valjean du même air et de
la même façon qu'il aurait soupé avec M. Gédéon Le Prévost ou avec M. le
curé de la paroisse.
«Vers la fin, comme nous étions aux figues, on a cogné à la porte.
C'était la mère Gerbaud avec son petit dans ses bras. Mon frère a baisé
l'enfant au front, et m'a emprunté quinze sous que j'avais sur moi pour
les donner à la mère Gerbaud. L'homme pendant ce temps-là ne faisait pas
grande attention. Il ne parlait plus et paraissait très fatigué. La
pauvre vieille Gerbaud partie, mon frère a dit les grâces, puis il s'est
tourné vers cet homme, et il lui a dit: Vous devez avoir bien besoin de
votre lit. Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite. J'ai compris
qu'il fallait nous retirer pour laisser dormir ce voyageur, et nous
sommes montées toutes les deux. J'ai cependant envoyé madame Magloire un
instant après porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la
Forêt-Noire qui est dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela
tient chaud. C'est dommage que cette peau soit vieille; tout le poil
s'en va. Mon frère l'a achetée du temps qu'il était en Allemagne, à
Tottlingen, près des sources du Danube, ainsi que le petit couteau à
manche d'ivoire dont je me sers à table.
«Madame Magloire est remontée presque tout de suite, nous nous sommes
mises à prier Dieu dans le salon où l'on étend le linge, et puis nous
sommes rentrées chacune dans notre chambre sans nous rien dire.»
Chapitre V
Tranquillité
Après avoir donné le bonsoir à sa soeur, monseigneur Bienvenu prit sur
la table un des deux flambeaux d'argent, remit l'autre à son hôte, et
lui dit:
--Monsieur, je vais vous conduire à votre chambre.
L'homme le suivit.
Comme on a pu le remarquer dans ce qui a été dit plus haut, le logis
était distribué de telle sorte que, pour passer dans l'oratoire où était
l'alcôve ou pour en sortir, il fallait traverser la chambre à coucher de
l'évêque.
Au moment où ils traversaient cette chambre, madame Magloire serrait
l'argenterie dans le placard qui était au chevet du lit. C'était le
dernier soin qu'elle prenait chaque soir avant de s'aller coucher.
L'évêque installa son hôte dans l'alcôve. Un lit blanc et frais y était
dressé. L'homme posa le flambeau sur une petite table.
--Allons, dit l'évêque, faites une bonne nuit. Demain matin, avant de
partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches tout chaud.
--Merci, monsieur l'abbé, dit l'homme.
À peine eut-il prononcé ces paroles pleines de paix que, tout à coup et
sans transition, il eut un mouvement étrange et qui eût glacé
d'épouvante les deux saintes filles si elles en eussent été témoins.
Aujourd'hui même il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui
le poussait en ce moment. Voulait-il donner un avertissement ou jeter
une menace? Obéissait-il simplement à une sorte d'impulsion instinctive
et obscure pour lui-même? Il se tourna brusquement vers le vieillard,
croisa les bras, et, fixant sur son hôte un regard sauvage, il s'écria
d'une voix rauque:
--Ah çà! décidément! vous me logez chez vous près de vous comme cela!
Il s'interrompit et ajouta avec un rire où il y avait quelque chose de
monstrueux:
--Avez-vous bien fait toutes vos réflexions? Qui est-ce qui vous dit que
je n'ai pas assassiné?
L'évêque leva les yeux vers le plafond et répondit:
--Cela regarde le bon Dieu.
Puis, gravement et remuant les lèvres comme quelqu'un qui prie ou qui se
parle à lui-même, il dressa les deux doigts de sa main droite et bénit
l'homme qui ne se courba pas, et, sans tourner la tête et sans regarder
derrière lui, il rentra dans sa chambre.
Quand l'alcôve était habitée, un grand rideau de serge tiré de part en
part dans l'oratoire cachait l'autel. L'évêque s'agenouilla en passant
devant ce rideau et fit une courte prière.
Un moment après, il était dans son jardin, marchant, rêvant,
contemplant, l'âme et la pensée tout entières à ces grandes choses
mystérieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts.
Quant à l'homme, il était vraiment si fatigué qu'il n'avait même pas
profité de ces bons draps blancs. Il avait soufflé sa bougie avec sa
narine à la manière des forçats et s'était laissé tomber tout habillé
sur le lit, où il s'était tout de suite profondément endormi.
Minuit sonnait comme l'évêque rentrait de son jardin dans son
appartement.
Quelques minutes après, tout dormait dans la petite maison.
Chapitre VI
Jean Valjean
Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se réveilla.
Jean Valjean était d'une pauvre famille de paysans de la Brie. Dans son
enfance, il n'avait pas appris à lire. Quand il eut l'âge d'homme, il
était émondeur à Faverolles. Sa mère s'appelait Jeanne Mathieu; son père
s'appelait Jean Valjean, ou Vlajean, sobriquet probablement, et
contraction de _Voilà Jean_.
Jean Valjean était d'un caractère pensif sans être triste, ce qui est le
propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c'était quelque
chose d'assez endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins,
que Jean Valjean. Il avait perdu en très bas âge son père et sa mère. Sa
mère était morte d'une fièvre de lait mal soignée. Son père, émondeur
comme lui, s'était tué en tombant d'un arbre. Il n'était resté à Jean
Valjean qu'une soeur plus âgée que lui, veuve, avec sept enfants, filles
et garçons. Cette soeur avait élevé Jean Valjean, et tant qu'elle eut
son mari elle logea et nourrit son jeune frère. Le mari mourut. L'aîné
des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. Jean Valjean venait
d'atteindre, lui, sa vingt-cinquième année. Il remplaça le père, et
soutint à son tour sa soeur qui l'avait élevé. Cela se fit simplement,
comme un devoir, même avec quelque chose de bourru de la part de Jean
Valjean. Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal
payé. On ne lui avait jamais connu de «bonne amie» dans le pays. Il
n'avait pas eu le temps d'être amoureux.
Le soir il rentrait fatigué et mangeait sa soupe sans dire un mot. Sa
soeur, mère Jeanne, pendant qu'il mangeait, lui prenait souvent dans son
écuelle le meilleur de son repas, le morceau de viande, la tranche de
lard le coeur de chou, pour le donner à quelqu'un de ses enfants; lui,
mangeant toujours, penché sur la table, presque la tête dans sa soupe,
ses longs cheveux tombant autour de son écuelle et cachant ses yeux,
avait l'air de ne rien voir et laissait faire. Il y avait à Faverolles,
pas loin de la chaumière Valjean, de l'autre côté de la ruelle, une
fermière appelée Marie-Claude; les enfants Valjean, habituellement
affamés, allaient quelquefois emprunter au nom de leur mère une pinte de
lait à Marie-Claude, qu'ils buvaient derrière une haie ou dans quelque
coin d'allée, s'arrachant le pot, et si hâtivement que les petites
filles s'en répandaient sur leur tablier et dans leur goulotte. La mère,
si elle eût su cette maraude, eût sévèrement corrigé les délinquants.
Jean Valjean, brusque et bougon, payait en arrière de la mère la pinte
de lait à Marie-Claude, et les enfants n'étaient pas punis.
Il gagnait dans la saison de l'émondage vingt-quatre sous par jour, puis
il se louait comme moissonneur, comme manoeuvre, comme garçon de ferme
bouvier, comme homme de peine. Il faisait ce qu'il pouvait. Sa soeur
travaillait de son côté, mais que faire avec sept petits enfants?
C'était un triste groupe que la misère enveloppa et étreignit peu à peu.
Il arriva qu'un hiver fut rude. Jean n'eut pas d'ouvrage. La famille
n'eut pas de pain. Pas de pain. À la lettre. Sept enfants! Un dimanche
soir, Maubert Isabeau, boulanger sur la place de l'Église, à Faverolles,
se disposait à se coucher, lorsqu'il entendit un coup violent dans la
devanture grillée et vitrée de sa boutique. Il arriva à temps pour voir
un bras passé à travers un trou fait d'un coup de poing dans la grille
et dans la vitre. Le bras saisit un pain et l'emporta. Isabeau sortit en
hâte; le voleur s'enfuyait à toutes jambes; Isabeau courut après lui et
l'arrêta. Le voleur avait jeté le pain, mais il avait encore le bras
ensanglanté. C'était Jean Valjean.
Ceci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit devant les tribunaux
du temps «pour vol avec effraction la nuit dans une maison habitée». Il
avait un fusil dont il se servait mieux que tireur au monde, il était
quelque peu braconnier; ce qui lui nuisit. Il y a contre les braconniers
un préjugé légitime. Le braconnier, de même que le contrebandier, côtoie
de fort près le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore
un abîme entre ces races d'hommes et le hideux assassin des villes. Le
braconnier vit dans la forêt; le contrebandier vit dans la montagne ou
sur la mer. Les villes font des hommes féroces parce qu'elles font des
hommes corrompus. La montagne, la mer, la forêt, font des hommes
sauvages. Elles développent le côté farouche, mais souvent sans détruire
le côté humain.
Jean Valjean fut déclaré coupable. Les termes du code étaient formels.
Il y a dans notre civilisation des heures redoutables; ce sont les
moments où la pénalité prononce un naufrage. Quelle minute funèbre que
celle où la société s'éloigne et consomme l'irréparable abandon d'un
être pensant! Jean Valjean fut condamné à cinq ans de galères.
Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de Montenotte remportée
par le général en chef de l'année d'Italie, que le message du Directoire
aux Cinq-Cents, du 2 floréal an IV, appelle Buona-Parte; ce même jour
une grande chaîne fut ferrée à Bicêtre. Jean Valjean fit partie de cette
chaîne. Un ancien guichetier de la prison, qui a près de
quatre-vingt-dix ans aujourd'hui, se souvient encore parfaitement de ce
malheureux qui fut ferré à l'extrémité du quatrième cordon dans l'angle
nord de la cour. Il était assis à terre comme tous les autres. Il
paraissait ne rien comprendre à sa position, sinon qu'elle était
horrible. Il est probable qu'il y démêlait aussi, à travers les vagues
idées d'un pauvre homme ignorant de tout, quelque chose d'excessif.
Pendant qu'on rivait à grands coups de marteau derrière sa tête le
boulon de son carcan, il pleurait, les larmes l'étouffaient, elles
l'empêchaient de parler, il parvenait seulement à dire de temps en
temps: _J'étais émondeur à Faverolles_. Puis, tout en sanglotant, il
élevait sa main droite et l'abaissait graduellement sept fois comme s'il
touchait successivement sept têtes inégales, et par ce geste on devinait
que la chose quelconque qu'il avait faite, il l'avait faite pour vêtir
et nourrir sept petits enfants.
Il partit pour Toulon. Il y arriva après un voyage de vingt-sept jours,
sur une charrette, la chaîne au cou. À Toulon, il fut revêtu de la
casaque rouge. Tout s'effaça de ce qui avait été sa vie, jusqu'à son
nom; il ne fut même plus Jean Valjean; il fut le numéro 24601. Que
devint la soeur? que devinrent les sept enfants? Qui est-ce qui s'occupe
de cela? Que devient la poignée de feuilles du jeune arbre scié par le
pied?
C'est toujours la même histoire. Ces pauvres êtres vivants, ces
créatures de Dieu, sans appui désormais, sans guide, sans asile, s'en
allèrent au hasard, qui sait même? chacun de leur côté peut-être, et
s'enfoncèrent peu à peu dans cette froide brume où s'engloutissent les
destinées solitaires, moines ténèbres où disparaissent successivement
tant de têtes infortunées dans la sombre marche du genre humain. Ils
quittèrent le pays. Le clocher de ce qui avait été leur village les
oublia; la borne de ce qui avait été leur champ les oublia; après
quelques années de séjour au bagne, Jean Valjean lui-même les oublia.
Dans ce coeur où il y avait eu une plaie, il y eut une cicatrice. Voilà
tout. À peine, pendant tout le temps qu'il passa à Toulon, entendit-il
parler une seule fois de sa soeur. C'était, je crois, vers la fin de la
quatrième année de sa captivité. Je ne sais plus par quelle voie ce
renseignement lui parvint. Quelqu'un, qui les avait connus au pays,
avait vu sa soeur. Elle était à Paris. Elle habitait une pauvre rue près
de Saint-Sulpice, la rue du Geindre. Elle n'avait plus avec elle qu'un
enfant, un petit garçon, le dernier. Où étaient les six autres? Elle ne
pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche
depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en
arrivant dans ce pays, j'ai été dans une auberge, on m'a renvoyé à cause
de mon passeport jaune que j'avais montré à la mairie. Il avait fallu.
J'ai été à une autre auberge. On m'a dit: Va-t-en! Chez l'un, chez
l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai été à la prison, le guichetier
n'a pas ouvert. J'ai été dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et
m'a chassé, comme s'il avait été un homme. On aurait dit qu'il savait
qui j'étais. Je m'en suis allé dans les champs pour coucher à la belle
étoile. Il n'y avait pas d'étoile. J'ai pensé qu'il pleuvrait, et qu'il
n'y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré
dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Là, dans la
place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montré
votre maison et m'a dit: «Frappe là». J'ai frappé. Qu'est-ce que c'est
ici? Êtes-vous une auberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs
quinze sous que j'ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je
payerai. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai de l'argent. Je suis très
fatigué, douze lieues à pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste?
--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus.
L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table.
--Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas
ça. Avez-vous entendu? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des
galères.
Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il déplia.
--Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire
chasser de partout où je suis. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J'ai
appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce
qu'on a mis sur le passeport: «Jean Valjean, forçat libéré, natif
de...--cela vous est égal...--Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans
pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s'évader
quatre fois. Cet homme est très dangereux.»--Voilà! Tout le monde m'a
jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge?
Voulez-vous me donner à manger et à coucher? Avez-vous une écurie?
--Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de
l'alcôve.
Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l'obéissance des deux
femmes.
Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L'évêque se tourna vers
l'homme.
--Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un
instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez.
Ici l'homme comprit tout à fait. L'expression de son visage, jusqu'alors
sombre et dure, s'empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et
devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou:
--Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas! un forçat! Vous
m'appelez monsieur! vous ne me tutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit
toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout
de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a enseigné ici! Je vais
souper! un lit! Un lit avec des matelas et des draps! comme tout le
monde! il y a dix-neuf ans que je n'ai couché dans un lit! Vous voulez
bien que je ne m'en aille pas! Vous êtes de dignes gens! D'ailleurs j'ai
de l'argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l'aubergiste, comment
vous appelez-vous? Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous êtes un brave
homme. Vous êtes aubergiste, n'est-ce pas?
--Je suis, dit l'évêque, un prêtre qui demeure ici.
--Un prêtre! reprit l'homme. Oh! un brave homme de prêtre! Alors vous ne
me demandez pas d'argent? Le curé, n'est-ce pas? le curé de cette grande
église? Tiens! c'est vrai, que je suis bête! je n'avais pas vu votre
calotte!
Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis
remis son passeport dans sa poche, et il s'était assis. Mademoiselle
Baptistine le considérait avec douceur. Il continua:
--Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n'avez pas de mépris. C'est
bien bon un bon prêtre. Alors vous n'avez pas besoin que je paye?
--Non, dit l'évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne
m'avez-vous pas dit cent neuf francs?
--Quinze sous, ajouta l'homme.
--Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à
gagner cela?
--Dix-neuf ans.
--Dix-neuf ans!
L'évêque soupira profondément.
L'homme poursuivit:
--J'ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n'ai dépensé que
vingt-cinq sous que j'ai gagnés en aidant à décharger des voitures à
Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un
aumônier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un évêque. Monseigneur, qu'on
appelle. C'était l'évêque de la Majore, à Marseille. C'est le curé qui
est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi,
c'est si loin!--Vous comprenez, nous autres! Il a dit la messe au milieu
du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête.
Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang. Des trois
côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions
pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n'entendions pas.
Voilà ce que c'est qu'un évêque.
Pendant qu'il parlait, l'évêque était allé pousser la porte qui était
restée toute grande ouverte.
Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu'elle mit sur la
table.
--Madame Magloire, dit l'évêque, mettez ce couvert le plus près possible
du feu.
Et se tournant vers son hôte:
--Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid,
monsieur?
Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave
et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur à
un forçat, c'est un verre d'eau à un naufragé de la Méduse. L'ignominie
a soif de considération.
--Voici, reprit l'évêque, une lampe qui éclaire bien mal.
Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la
chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d'argent qu'elle
posa sur la table tout allumés.
--Monsieur le curé, dit l'homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas.
Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous
ai pourtant pas caché d'où je viens et que je suis un homme malheureux.
L'évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.
--Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez.
Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jésus-Christ. Cette porte
ne demande pas à celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur.
Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me
remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne
n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile. Je vous le
dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout
ce qui est ici est à vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom?
D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
L'homme ouvrit des yeux étonnés.
--Vrai? vous saviez comment je m'appelle?
--Oui, répondit l'évêque, vous vous appelez mon frère.
--Tenez, monsieur le curé! s'écria l'homme, j'avais bien faim en entrant
ici; mais vous êtes si bon qu'à présent je ne sais plus ce que j'ai;
cela m'a passé.
L'évêque le regarda et lui dit:
--Vous avez bien souffert?
--Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le
chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton! La double
chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne.
Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai
quarante-six. À présent, le passeport jaune! Voilà.
--Oui, reprit l'évêque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Écoutez. Il
y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pécheur
repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce
lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les
hommes, vous êtes digne de pitié; si vous en sortez avec des pensées de
bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous.
Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de
l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de
viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de
seigle. Elle avait d'elle-même ajouté à l'ordinaire de M. l'évêque une
bouteille de vieux vin de Mauves.
Le visage de l'évêque prit tout à coup cette expression de gaîté propre
aux natures hospitalières:
--À table! dit-il vivement.
Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait avec lui, il
fit asseoir l'homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement
paisible et naturelle, prit place à sa gauche.
L'évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son
habitude. L'homme se mit à manger avidement.
Tout à coup l'évêque dit:
--Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table.
Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument
nécessaires. Or c'était l'usage de la maison, quand l'évêque avait
quelqu'un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent,
étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte
d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui
élevait la pauvreté jusqu'à la dignité.
Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un
moment après les trois couverts réclamés par l'évêque brillaient sur la
nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.
Chapitre IV
Détails sur les fromageries de Pontarlier
Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous
ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de
mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation du
forçat et de l'évêque est racontée avec une minutie naïve:
* * * * *
«...Cet homme ne faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec
une voracité d'affamé. Cependant, après la soupe, il a dit:
«--Monsieur le curé du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour
moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser
manger avec eux font meilleure chère que vous.
«Entre nous, l'observation m'a un peu choquée. Mon frère a répondu:
«--Ils ont plus de fatigue que moi.
«--Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous êtes pauvre. Je
vois bien. Vous n'êtes peut-être pas même curé. Êtes-vous curé
seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez
bien être curé.
«--Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère.
«Un moment après il a ajouté:
«--Monsieur Jean Valjean, c'est à Pontarlier que vous allez?
«--Avec itinéraire obligé.
«Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a
continué:
«--Il faut que je sois en route demain à la pointe du jour. Il fait dur
voyager. Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes.
«--Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution,
ma famille a été ruinée, je me suis réfugié en Franche-Comté d'abord, et
j'y ai vécu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne
volonté. J'ai trouvé à m'y occuper. On n'a qu'à choisir. Il y a des
papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des
fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de
cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à
Audincourt et à Beure qui sont très considérables....
«Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien là les noms que mon
frère a cités, puis il s'est interrompu et m'a adressé la parole:
«--Chère soeur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-là?
«J'ai répondu:
«--Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui était capitaine des
portes à Pontarlier dans l'ancien régime.
«--Oui, a repris mon frère, mais en 93 on n'avait plus de parents, on
n'avait que ses bras. J'ai travaillé. Ils ont dans le pays de
Pontarlier, où vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute
patriarcale et toute charmante, ma soeur. Ce sont leurs fromageries
qu'ils appellent fruitières.
«Alors mon frère, tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très
en détail ce que c'étaient que les fruitières de Pontarlier;--qu'on en
distinguait deux sortes:--les _grosses granges_, qui sont aux riches, et
où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à
huit milliers de fromages par été; les _fruitières d'association_, qui
sont aux pauvres; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent
leurs vaches en commun et partagent les produits.--Ils prennent à leurs
gages un fromager qu'ils appellent le grurin;--le grurin reçoit le lait
des associés trois fois par jour et marque les quantités sur une taille
double;--c'est vers la fin d'avril que le travail des fromageries
commence; c'est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs
vaches dans la montagne.
«L'homme se ranimait tout en mangeant. Mon frère lui faisait boire de ce
bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-même parce qu'il dit que c'est
du vin cher. Mon frère lui disait tous ces détails avec cette gaîté
aisée que vous lui connaissez, entremêlant ses paroles de façons
gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin,
comme s'il eût souhaité que cet homme comprît, sans le lui conseiller
directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a
frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frère,
pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l'exception de quelques
paroles sur Jésus quand il est entré, n'a pas dit un mot qui pût
rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon
frère. C'était bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon
et d'appuyer l'évêque sur le galérien pour laisser la marque du passage.
Il eût paru peut-être à un autre que c'était le cas, ayant ce malheureux
sous la main, de lui nourrir l'âme en même temps que le corps et de lui
faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un
peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire à l'avenir.
Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni son
histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait
éviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'à un
certain moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier,
qui ont _un doux travail près du ciel et qui_, ajoutait-il, _sont
heureux parce qu'ils sont innocents_, il s'est arrêté court, craignant
qu'il n'y eût dans ce mot qui lui échappait quelque chose qui pût
froisser l'homme. À force d'y réfléchir, je crois avoir compris ce qui
se passait dans le coeur de mon frère. Il pensait sans doute que cet
homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misère présente à
l'esprit, que le mieux était de l'en distraire, et de lui faire croire,
ne fût-ce qu'un moment, qu'il était une personne comme une autre, en
étant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas là en effet bien entendre la
charité? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment
évangélique dans cette délicatesse qui s'abstient de sermon, de morale
et d'allusion, et la meilleure pitié, quand un homme a un point
douloureux, n'est-ce pas de n'y point toucher du tout? Il m'a semblé que
ce pouvait être là la pensée intérieure de mon frère. Dans tous les cas,
ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idées, il n'en a
rien marqué, même pour moi; il a été d'un bout à l'autre le même homme
que tous les soirs, et il a soupé avec ce Jean Valjean du même air et de
la même façon qu'il aurait soupé avec M. Gédéon Le Prévost ou avec M. le
curé de la paroisse.
«Vers la fin, comme nous étions aux figues, on a cogné à la porte.
C'était la mère Gerbaud avec son petit dans ses bras. Mon frère a baisé
l'enfant au front, et m'a emprunté quinze sous que j'avais sur moi pour
les donner à la mère Gerbaud. L'homme pendant ce temps-là ne faisait pas
grande attention. Il ne parlait plus et paraissait très fatigué. La
pauvre vieille Gerbaud partie, mon frère a dit les grâces, puis il s'est
tourné vers cet homme, et il lui a dit: Vous devez avoir bien besoin de
votre lit. Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite. J'ai compris
qu'il fallait nous retirer pour laisser dormir ce voyageur, et nous
sommes montées toutes les deux. J'ai cependant envoyé madame Magloire un
instant après porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la
Forêt-Noire qui est dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela
tient chaud. C'est dommage que cette peau soit vieille; tout le poil
s'en va. Mon frère l'a achetée du temps qu'il était en Allemagne, à
Tottlingen, près des sources du Danube, ainsi que le petit couteau à
manche d'ivoire dont je me sers à table.
«Madame Magloire est remontée presque tout de suite, nous nous sommes
mises à prier Dieu dans le salon où l'on étend le linge, et puis nous
sommes rentrées chacune dans notre chambre sans nous rien dire.»
Chapitre V
Tranquillité
Après avoir donné le bonsoir à sa soeur, monseigneur Bienvenu prit sur
la table un des deux flambeaux d'argent, remit l'autre à son hôte, et
lui dit:
--Monsieur, je vais vous conduire à votre chambre.
L'homme le suivit.
Comme on a pu le remarquer dans ce qui a été dit plus haut, le logis
était distribué de telle sorte que, pour passer dans l'oratoire où était
l'alcôve ou pour en sortir, il fallait traverser la chambre à coucher de
l'évêque.
Au moment où ils traversaient cette chambre, madame Magloire serrait
l'argenterie dans le placard qui était au chevet du lit. C'était le
dernier soin qu'elle prenait chaque soir avant de s'aller coucher.
L'évêque installa son hôte dans l'alcôve. Un lit blanc et frais y était
dressé. L'homme posa le flambeau sur une petite table.
--Allons, dit l'évêque, faites une bonne nuit. Demain matin, avant de
partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches tout chaud.
--Merci, monsieur l'abbé, dit l'homme.
À peine eut-il prononcé ces paroles pleines de paix que, tout à coup et
sans transition, il eut un mouvement étrange et qui eût glacé
d'épouvante les deux saintes filles si elles en eussent été témoins.
Aujourd'hui même il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui
le poussait en ce moment. Voulait-il donner un avertissement ou jeter
une menace? Obéissait-il simplement à une sorte d'impulsion instinctive
et obscure pour lui-même? Il se tourna brusquement vers le vieillard,
croisa les bras, et, fixant sur son hôte un regard sauvage, il s'écria
d'une voix rauque:
--Ah çà! décidément! vous me logez chez vous près de vous comme cela!
Il s'interrompit et ajouta avec un rire où il y avait quelque chose de
monstrueux:
--Avez-vous bien fait toutes vos réflexions? Qui est-ce qui vous dit que
je n'ai pas assassiné?
L'évêque leva les yeux vers le plafond et répondit:
--Cela regarde le bon Dieu.
Puis, gravement et remuant les lèvres comme quelqu'un qui prie ou qui se
parle à lui-même, il dressa les deux doigts de sa main droite et bénit
l'homme qui ne se courba pas, et, sans tourner la tête et sans regarder
derrière lui, il rentra dans sa chambre.
Quand l'alcôve était habitée, un grand rideau de serge tiré de part en
part dans l'oratoire cachait l'autel. L'évêque s'agenouilla en passant
devant ce rideau et fit une courte prière.
Un moment après, il était dans son jardin, marchant, rêvant,
contemplant, l'âme et la pensée tout entières à ces grandes choses
mystérieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts.
Quant à l'homme, il était vraiment si fatigué qu'il n'avait même pas
profité de ces bons draps blancs. Il avait soufflé sa bougie avec sa
narine à la manière des forçats et s'était laissé tomber tout habillé
sur le lit, où il s'était tout de suite profondément endormi.
Minuit sonnait comme l'évêque rentrait de son jardin dans son
appartement.
Quelques minutes après, tout dormait dans la petite maison.
Chapitre VI
Jean Valjean
Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se réveilla.
Jean Valjean était d'une pauvre famille de paysans de la Brie. Dans son
enfance, il n'avait pas appris à lire. Quand il eut l'âge d'homme, il
était émondeur à Faverolles. Sa mère s'appelait Jeanne Mathieu; son père
s'appelait Jean Valjean, ou Vlajean, sobriquet probablement, et
contraction de _Voilà Jean_.
Jean Valjean était d'un caractère pensif sans être triste, ce qui est le
propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c'était quelque
chose d'assez endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins,
que Jean Valjean. Il avait perdu en très bas âge son père et sa mère. Sa
mère était morte d'une fièvre de lait mal soignée. Son père, émondeur
comme lui, s'était tué en tombant d'un arbre. Il n'était resté à Jean
Valjean qu'une soeur plus âgée que lui, veuve, avec sept enfants, filles
et garçons. Cette soeur avait élevé Jean Valjean, et tant qu'elle eut
son mari elle logea et nourrit son jeune frère. Le mari mourut. L'aîné
des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. Jean Valjean venait
d'atteindre, lui, sa vingt-cinquième année. Il remplaça le père, et
soutint à son tour sa soeur qui l'avait élevé. Cela se fit simplement,
comme un devoir, même avec quelque chose de bourru de la part de Jean
Valjean. Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal
payé. On ne lui avait jamais connu de «bonne amie» dans le pays. Il
n'avait pas eu le temps d'être amoureux.
Le soir il rentrait fatigué et mangeait sa soupe sans dire un mot. Sa
soeur, mère Jeanne, pendant qu'il mangeait, lui prenait souvent dans son
écuelle le meilleur de son repas, le morceau de viande, la tranche de
lard le coeur de chou, pour le donner à quelqu'un de ses enfants; lui,
mangeant toujours, penché sur la table, presque la tête dans sa soupe,
ses longs cheveux tombant autour de son écuelle et cachant ses yeux,
avait l'air de ne rien voir et laissait faire. Il y avait à Faverolles,
pas loin de la chaumière Valjean, de l'autre côté de la ruelle, une
fermière appelée Marie-Claude; les enfants Valjean, habituellement
affamés, allaient quelquefois emprunter au nom de leur mère une pinte de
lait à Marie-Claude, qu'ils buvaient derrière une haie ou dans quelque
coin d'allée, s'arrachant le pot, et si hâtivement que les petites
filles s'en répandaient sur leur tablier et dans leur goulotte. La mère,
si elle eût su cette maraude, eût sévèrement corrigé les délinquants.
Jean Valjean, brusque et bougon, payait en arrière de la mère la pinte
de lait à Marie-Claude, et les enfants n'étaient pas punis.
Il gagnait dans la saison de l'émondage vingt-quatre sous par jour, puis
il se louait comme moissonneur, comme manoeuvre, comme garçon de ferme
bouvier, comme homme de peine. Il faisait ce qu'il pouvait. Sa soeur
travaillait de son côté, mais que faire avec sept petits enfants?
C'était un triste groupe que la misère enveloppa et étreignit peu à peu.
Il arriva qu'un hiver fut rude. Jean n'eut pas d'ouvrage. La famille
n'eut pas de pain. Pas de pain. À la lettre. Sept enfants! Un dimanche
soir, Maubert Isabeau, boulanger sur la place de l'Église, à Faverolles,
se disposait à se coucher, lorsqu'il entendit un coup violent dans la
devanture grillée et vitrée de sa boutique. Il arriva à temps pour voir
un bras passé à travers un trou fait d'un coup de poing dans la grille
et dans la vitre. Le bras saisit un pain et l'emporta. Isabeau sortit en
hâte; le voleur s'enfuyait à toutes jambes; Isabeau courut après lui et
l'arrêta. Le voleur avait jeté le pain, mais il avait encore le bras
ensanglanté. C'était Jean Valjean.
Ceci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit devant les tribunaux
du temps «pour vol avec effraction la nuit dans une maison habitée». Il
avait un fusil dont il se servait mieux que tireur au monde, il était
quelque peu braconnier; ce qui lui nuisit. Il y a contre les braconniers
un préjugé légitime. Le braconnier, de même que le contrebandier, côtoie
de fort près le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore
un abîme entre ces races d'hommes et le hideux assassin des villes. Le
braconnier vit dans la forêt; le contrebandier vit dans la montagne ou
sur la mer. Les villes font des hommes féroces parce qu'elles font des
hommes corrompus. La montagne, la mer, la forêt, font des hommes
sauvages. Elles développent le côté farouche, mais souvent sans détruire
le côté humain.
Jean Valjean fut déclaré coupable. Les termes du code étaient formels.
Il y a dans notre civilisation des heures redoutables; ce sont les
moments où la pénalité prononce un naufrage. Quelle minute funèbre que
celle où la société s'éloigne et consomme l'irréparable abandon d'un
être pensant! Jean Valjean fut condamné à cinq ans de galères.
Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de Montenotte remportée
par le général en chef de l'année d'Italie, que le message du Directoire
aux Cinq-Cents, du 2 floréal an IV, appelle Buona-Parte; ce même jour
une grande chaîne fut ferrée à Bicêtre. Jean Valjean fit partie de cette
chaîne. Un ancien guichetier de la prison, qui a près de
quatre-vingt-dix ans aujourd'hui, se souvient encore parfaitement de ce
malheureux qui fut ferré à l'extrémité du quatrième cordon dans l'angle
nord de la cour. Il était assis à terre comme tous les autres. Il
paraissait ne rien comprendre à sa position, sinon qu'elle était
horrible. Il est probable qu'il y démêlait aussi, à travers les vagues
idées d'un pauvre homme ignorant de tout, quelque chose d'excessif.
Pendant qu'on rivait à grands coups de marteau derrière sa tête le
boulon de son carcan, il pleurait, les larmes l'étouffaient, elles
l'empêchaient de parler, il parvenait seulement à dire de temps en
temps: _J'étais émondeur à Faverolles_. Puis, tout en sanglotant, il
élevait sa main droite et l'abaissait graduellement sept fois comme s'il
touchait successivement sept têtes inégales, et par ce geste on devinait
que la chose quelconque qu'il avait faite, il l'avait faite pour vêtir
et nourrir sept petits enfants.
Il partit pour Toulon. Il y arriva après un voyage de vingt-sept jours,
sur une charrette, la chaîne au cou. À Toulon, il fut revêtu de la
casaque rouge. Tout s'effaça de ce qui avait été sa vie, jusqu'à son
nom; il ne fut même plus Jean Valjean; il fut le numéro 24601. Que
devint la soeur? que devinrent les sept enfants? Qui est-ce qui s'occupe
de cela? Que devient la poignée de feuilles du jeune arbre scié par le
pied?
C'est toujours la même histoire. Ces pauvres êtres vivants, ces
créatures de Dieu, sans appui désormais, sans guide, sans asile, s'en
allèrent au hasard, qui sait même? chacun de leur côté peut-être, et
s'enfoncèrent peu à peu dans cette froide brume où s'engloutissent les
destinées solitaires, moines ténèbres où disparaissent successivement
tant de têtes infortunées dans la sombre marche du genre humain. Ils
quittèrent le pays. Le clocher de ce qui avait été leur village les
oublia; la borne de ce qui avait été leur champ les oublia; après
quelques années de séjour au bagne, Jean Valjean lui-même les oublia.
Dans ce coeur où il y avait eu une plaie, il y eut une cicatrice. Voilà
tout. À peine, pendant tout le temps qu'il passa à Toulon, entendit-il
parler une seule fois de sa soeur. C'était, je crois, vers la fin de la
quatrième année de sa captivité. Je ne sais plus par quelle voie ce
renseignement lui parvint. Quelqu'un, qui les avait connus au pays,
avait vu sa soeur. Elle était à Paris. Elle habitait une pauvre rue près
de Saint-Sulpice, la rue du Geindre. Elle n'avait plus avec elle qu'un
enfant, un petit garçon, le dernier. Où étaient les six autres? Elle ne
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