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Les misérables Tome I: Fantine - 04

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  paysan, il y avait un homme en cheveux blancs qui souriait au soleil.
  Près du vieillard assis se tenait debout un jeune garçon, le petit
  pâtre. Il tendait au vieillard une jatte de lait.
  Pendant que l'évêque regardait, le vieillard éleva la voix:
  --Merci, dit-il, je n'ai plus besoin de rien.
  Et son sourire quitta le soleil pour s'arrêter sur l'enfant.
  L'évêque s'avança. Au bruit qu'il fit en marchant, le vieux homme assis
  tourna la tête, et son visage exprima toute la quantité de surprise
  qu'on peut avoir après une longue vie.
  --Depuis que je suis ici, dit-il, voilà la première fois qu'on entre
  chez moi. Qui êtes-vous, monsieur?
  L'évêque répondit:
  --Je me nomme Bienvenu Myriel.
  --Bienvenu Myriel! j'ai entendu prononcer ce nom. Est-ce que c'est vous
  que le peuple appelle monseigneur Bienvenu?
  --C'est moi.
  Le vieillard reprit avec un demi-sourire:
  --En ce cas, vous êtes mon évêque?
  --Un peu.
  --Entrez, monsieur.
  Le conventionnel tendit la main à l'évêque, mais l'évêque ne la prit
  pas. L'évêque se borna à dire:
  --Je suis satisfait de voir qu'on m'avait trompé. Vous ne me semblez,
  certes, pas malade.
  --Monsieur, répondit le vieillard, je vais guérir.
  Il fit une pause et dit:
  --Je mourrai dans trois heures.
  Puis il reprit:
  --Je suis un peu médecin; je sais de quelle façon la dernière heure
  vient. Hier, je n'avais que les pieds froids; aujourd'hui, le froid a
  gagné les genoux; maintenant je le sens qui monte jusqu'à la ceinture;
  quand il sera au coeur, je m'arrêterai. Le soleil est beau, n'est-ce
  pas? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coup d'oeil sur
  les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous faites
  bien de venir regarder un homme qui va mourir. Il est bon que ce
  moment-là ait des témoins. On a des manies; j'aurais voulu aller jusqu'à
  l'aube. Mais je sais que j'en ai à peine pour trois heures. Il fera
  nuit. Au fait, qu'importe! Finir est une affaire simple. On n'a pas
  besoin du matin pour cela. Soit. Je mourrai à la belle étoile.
  Le vieillard se tourna vers le pâtre.
  --Toi, va te coucher. Tu as veillé l'autre nuit. Tu es fatigué.
  L'enfant rentra dans la cabane.
  Le vieillard le suivit des yeux et ajouta comme se parlant à lui-même:
  --Pendant qu'il dormira, je mourrai. Les deux sommeils peuvent faire bon
  voisinage.
  L'évêque n'était pas ému comme il semble qu'il aurait pu l'être. Il ne
  croyait pas sentir Dieu dans cette façon de mourir. Disons tout, car les
  petites contradictions des grands coeurs veulent être indiquées comme le
  reste, lui qui, dans l'occasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il
  était quelque peu choqué de ne pas être appelé monseigneur, et il était
  presque tenté de répliquer: citoyen. Il lui vint une velléité de
  familiarité bourrue, assez ordinaire aux médecins et aux prêtres, mais
  qui ne lui était pas habituelle, à lui. Cet homme, après tout, ce
  conventionnel, ce représentant du peuple, avait été un puissant de la
  terre; pour la première fois de sa vie peut-être, l'évêque se sentit en
  humeur de sévérité.
  Le conventionnel cependant le considérait avec une cordialité modeste,
  où l'on eût pu démêler l'humilité qui sied quand on est si près de sa
  mise en poussière.
  L'évêque, de son côté, quoiqu'il se gardât ordinairement de la
  curiosité, laquelle, selon lui, était contiguë à l'offense, ne pouvait
  s'empêcher d'examiner le conventionnel avec une attention qui, n'ayant
  pas sa source dans la sympathie, lui eût été probablement reprochée par
  sa conscience vis-à-vis de tout autre homme. Un conventionnel lui
  faisait un peu l'effet d'être hors la loi, même hors la loi de charité.
  G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, était un de ces
  grands octogénaires qui font l'étonnement du physiologiste. La
  révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l'époque. On
  sentait dans ce vieillard l'homme à l'épreuve. Si près de sa fin, il
  avait conservé tous les gestes de la santé. Il y avait dans son coup
  d'oeil clair, dans son accent ferme, dans son robuste mouvement
  d'épaules, de quoi déconcerter la mort. Azraël, l'ange mahométan du
  sépulcre, eût rebroussé chemin et eût cru se tromper de porte. G.
  semblait mourir parce qu'il le voulait bien. Il y avait de la liberté
  dans son agonie. Les jambes seulement étaient immobiles. Les ténèbres le
  tenaient par là. Les pieds étaient morts et froids, et la tête vivait de
  toute la puissance de la vie et paraissait en pleine lumière. G., en ce
  grave moment, ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut,
  marbre par en bas.
  Une pierre était là. L'évêque s'y assit. L'exorde fut _ex abrupto_.
  --Je vous félicite, dit-il du ton dont on réprimande. Vous n'avez
  toujours pas voté la mort du roi.
  Le conventionnel ne parut pas remarquer le sous-entendu amer caché dans
  ce mot: toujours. Il répondit. Tout sourire avait disparu de sa face.
  --Ne me félicitez pas trop, monsieur; j'ai voté la fin du tyran.
  C'était l'accent austère en présence de l'accent sévère.
  --Que voulez-vous dire? reprit l'évêque.
  --Je veux dire que l'homme a un tyran, l'ignorance. J'ai voté la fin de
  ce tyran-là. Ce tyran-là a engendré la royauté qui est l'autorité prise
  dans le faux, tandis que la science est l'autorité prise dans le vrai.
  L'homme ne doit être gouverné que par la science.
  --Et la conscience, ajouta l'évêque.
  --C'est la même chose. La conscience, c'est la quantité de science innée
  que nous avons en nous.
  Monseigneur Bienvenu écoutait, un peu étonné, ce langage très nouveau
  pour lui. Le conventionnel poursuivit:
  --Quant à Louis XVI, j'ai dit non. Je ne me crois pas le droit de tuer
  un homme; mais je me sens le devoir d'exterminer le mal. J'ai voté la
  fin du tyran. C'est-à-dire la fin de la prostitution pour la femme, la
  fin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour l'enfant. En
  votant la république, j'ai voté cela. J'ai voté la fraternité, la
  concorde, l'aurore! J'ai aidé à la chute des préjugés et des erreurs.
  Les écroulements des erreurs et des préjugés font de la lumière. Nous
  avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase
  des misères, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne
  de joie.
  --Joie mêlée, dit l'évêque.
  --Vous pourriez dire joie troublée, et aujourd'hui, après ce fatal
  retour du passé qu'on nomme 1814, joie disparue. Hélas, l'oeuvre a été
  incomplète, j'en conviens; nous avons démoli l'ancien régime dans les
  faits, nous n'avons pu entièrement le supprimer dans les idées. Détruire
  les abus, cela ne suffit pas; il faut modifier les moeurs. Le moulin n'y
  est plus, le vent y est encore.
  --Vous avez démoli. Démolir peut être utile; mais je me défie d'une
  démolition compliquée de colère.
  --Le droit a sa colère, monsieur l'évêque, et la colère du droit est un
  élément du progrès. N'importe, et quoi qu'on en dise, la révolution
  française est le plus puissant pas du genre humain depuis l'avènement du
  Christ. Incomplète, soit; mais sublime. Elle a dégagé toutes les
  inconnues sociales. Elle a adouci les esprits; elle a calmé, apaisé,
  éclairé; elle a fait couler sur la terre des flots de civilisation. Elle
  a été bonne. La révolution française, c'est le sacre de l'humanité.
  L'évêque ne put s'empêcher de murmurer:
  --Oui? 93!
  Le conventionnel se dressa sur sa chaise avec une solennité presque
  lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'écrier, il s'écria:
  --Ah! vous y voilà! 93! J'attendais ce mot-là. Un nuage s'est formé
  pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous
  faites le procès au coup de tonnerre.
  L'évêque sentit, sans se l'avouer peut-être, que quelque chose en lui
  était atteint. Pourtant il fit bonne contenance. Il répondit:
  --Le juge parle au nom de la justice; le prêtre parle au nom de la
  pitié, qui n'est autre chose qu'une justice plus élevée. Un coup de
  tonnerre ne doit pas se tromper.
  Et il ajouta en regardant fixement le conventionnel.
  --Louis XVII?
  Le conventionnel étendit la main et saisit le bras de l'évêque:
  --Louis XVII! Voyons, sur qui pleurez-vous? Est-ce sur l'enfant
  innocent? alors, soit. Je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal?
  je demande à réfléchir. Pour moi, le frère de Cartouche, enfant
  innocent, pendu sous les aisselles en place de Grève jusqu'à ce que mort
  s'ensuive, pour le seul crime d'avoir été le frère de Cartouche, n'est
  pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant innocent,
  martyrisé dans la tour du Temple pour le seul crime d'avoir été le
  petit-fils de Louis XV.
  --Monsieur, dit l'évêque, je n'aime pas ces rapprochements de noms.
  --Cartouche? Louis XV? pour lequel des deux réclamez-vous?
  Il y eut un moment de silence. L'évêque regrettait presque d'être venu,
  et pourtant il se sentait vaguement et étrangement ébranlé.
  Le conventionnel reprit:
  --Ah! monsieur le prêtre, vous n'aimez pas les crudités du vrai. Christ
  les aimait, lui. Il prenait une verge et il époussetait le temple. Son
  fouet plein d'éclairs était un rude diseur de vérités. Quand il
  s'écriait: _Sinite parvulos_..., il ne distinguait pas entre les petits
  enfants. Il ne se fût pas gêné de rapprocher le dauphin de Barabbas du
  dauphin d'Hérode. Monsieur, l'innocence est sa couronne à elle-même.
  L'innocence n'a que faire d'être altesse. Elle est aussi auguste
  déguenillée que fleurdelysée.
  --C'est vrai, dit l'évêque à voix basse.
  --J'insiste, continua le conventionnel G. Vous m'avez nommé Louis XVII.
  Entendons-nous. Pleurons-nous sur tous les innocents, sur tous les
  martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en
  haut? J'en suis. Mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus
  haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos larmes.
  Je pleurerai sur les enfants des rois avec vous, pourvu que vous
  pleuriez avec moi sur les petits du peuple.
  --Je pleure sur tous, dit l'évêque.
  --Également! s'écria G., et si la balance doit pencher, que ce soit du
  côté du peuple. Il y a plus longtemps qu'il souffre.
  Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit. Il se
  souleva sur un coude, prit entre son pouce et son index replié un peu de
  sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on juge,
  et interpella l'évêque avec un regard plein de toutes les énergies de
  l'agonie. Ce fut presque une explosion.
  --Oui, monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre. Et puis, tenez,
  ce n'est pas tout cela, que venez-vous me questionner et me parler de
  Louis XVII? Je ne vous connais pas, moi. Depuis que je suis dans ce
  pays, j'ai vécu dans cet enclos, seul, ne mettant pas les pieds dehors,
  ne vient personne que cet enfant qui m'aide. Votre nom est, il est vrai,
  arrivé confusément jusqu'à moi, et, je dois le dire, pas très mal
  prononcé; mais cela ne signifie rien; les gens habiles ont tant de
  manières d'en faire accroire à ce brave bonhomme de peuple. À propos, je
  n'ai pas entendu le bruit de votre voiture, vous l'aurez sans doute
  laissée derrière le taillis, là-bas, à l'embranchement de la route. Je
  ne vous connais pas, vous dis-je. Vous m'avez dit que vous étiez
  l'évêque, mais cela ne me renseigne point sur votre personne morale. En
  somme, je vous répète ma question. Qui êtes-vous? Vous êtes un évêque,
  c'est-à-dire un prince de l'église, un de ces hommes dorés, armoriés,
  rentés, qui ont de grosses prébendes--l'évêché de Digne, quinze mille
  francs de fixe, dix mille francs de casuel, total, vingt-cinq mille
  francs--, qui ont des cuisines, qui ont des livrées, qui font bonne
  chère, qui mangent des poules d'eau le vendredi, qui se pavanent,
  laquais devant, laquais derrière, en berline de gala, et qui ont des
  palais, et qui roulent carrosse au nom de Jésus-Christ qui allait pieds
  nus! Vous êtes un prélat; rentes, palais, chevaux, valets, bonne table,
  toutes les sensualités de la vie, vous avez cela comme les autres, et
  comme les autres vous en jouissez, c'est bien, mais cela en dit trop ou
  pas assez; cela ne m'éclaire pas sur votre valeur intrinsèque et
  essentielle, à vous qui venez avec la prétention probable de m'apporter
  de la sagesse. À qui est-ce que je parle? Qui êtes-vous?
  L'évêque baissa la tête et répondit:
  --_Vermis sum_.
  --Un ver de terre en carrosse! grommela le conventionnel.
  C'était le tour du conventionnel d'être hautain, et de l'évêque d'être
  humble.
  L'évêque reprit avec douceur.
  --Monsieur, soit. Mais expliquez-moi en quoi mon carrosse, qui est là à
  deux pas derrière les arbres, en quoi ma bonne table et les poules d'eau
  que je mange le vendredi, en quoi mes vingt-cinq mille livres de rentes,
  en quoi mon palais et mes laquais prouvent que la pitié n'est pas une
  vertu, que la clémence n'est pas un devoir, et que 93 n'a pas été
  inexorable.
  Le conventionnel passa la main sur son front comme pour en écarter un
  nuage.
  --Avant de vous répondre, dit-il, je vous prie de me pardonner. Je viens
  d'avoir un tort, monsieur. Vous êtes chez moi, vous êtes mon hôte. Je
  vous dois courtoisie. Vous discutez mes idées, il sied que je me borne à
  combattre vos raisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des
  avantages que j'ai contre vous dans le débat, mais il est de bon goût de
  ne pas m'en servir. Je vous promets de ne plus en user.
  --Je vous remercie, dit l'évêque.
  G. reprit:
  --Revenons à l'explication que vous me demandiez. Où en étions-nous? Que
  me disiez-vous? que 93 a été inexorable?
  --Inexorable, oui, dit l'évêque. Que pensez-vous de Marat battant des
  mains à la guillotine?
  --Que pensez-vous de Bossuet chantant le _Te Deum_ sur les dragonnades?
  La réponse était dure, mais elle allait au but avec la rigidité d'une
  pointe d'acier. L'évêque en tressaillit; il ne lui vint aucune riposte,
  mais il était froissé de cette façon de nommer Bossuet. Les meilleurs
  esprits ont leurs fétiches, et parfois se sentent vaguement meurtris des
  manques de respect de la logique.
  Le conventionnel commençait à haleter; l'asthme de l'agonie, qui se mêle
  aux derniers souffles, lui entrecoupait la voix; cependant il avait
  encore une parfaite lucidité d'âme dans les yeux. Il continua:
  --Disons encore quelques mots çà et là, je veux bien. En dehors de la
  révolution qui, prise dans son ensemble, est une immense affirmation
  humaine, 93, hélas! est une réplique. Vous le trouvez inexorable, mais
  toute la monarchie, monsieur? Carrier est un bandit; mais quel nom
  donnez-vous à Montrevel? Fouquier-Tinville est un gueux, mais quel est
  votre avis sur Lamoignon-Bâville? Maillard est affreux, mais
  Saulx-Tavannes, s'il vous plaît? Le père Duchêne est féroce, mais quelle
  épithète m'accorderez-vous pour le père Letellier? Jourdan-Coupe-Tête
  est un monstre, mais moindre que M. le marquis de Louvois. Monsieur,
  monsieur, je plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine, mais je
  plains aussi cette pauvre femme huguenote qui, en 1685, sous Louis le
  Grand, monsieur, allaitant son enfant, fut liée, nue jusqu'à la
  ceinture, à un poteau, l'enfant tenu à distance; le sein se gonflait de
  lait et le coeur d'angoisse. Le petit, affamé et pâle, voyait ce sein,
  agonisait et criait, et le bourreau disait à la femme, mère et nourrice:
  «Abjure!» lui donnant à choisir entre la mort de son enfant et la mort
  de sa conscience. Que dites-vous de ce supplice de Tantale accommodé à
  une mère? Monsieur, retenez bien ceci: la révolution française a eu ses
  raisons. Sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le
  monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort une caresse
  pour le genre humain. J'abrège. Je m'arrête, j'ai trop beau jeu.
  D'ailleurs je me meurs.
  Et, cessant de regarder l'évêque, le conventionnel acheva sa pensée en
  ces quelques mots tranquilles:
  --Oui, les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand elles
  sont finies, on reconnaît ceci: que le genre humain a été rudoyé, mais
  qu'il a marché.
  Le conventionnel ne se doutait pas qu'il venait d'emporter
  successivement l'un après l'autre tous les retranchements intérieurs de
  l'évêque. Il en restait un pourtant, et de ce retranchement, suprême
  ressource de la résistance de monseigneur Bienvenu, sortit cette parole
  où reparut presque toute la rudesse du commencement:
  --Le progrès doit croire en Dieu. Le bien ne peut pas avoir de serviteur
  impie. C'est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est
  athée.
  Le vieux représentant du peuple ne répondit pas. Il eut un tremblement.
  Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. Quand
  la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il
  dit presque en bégayant, bas et se parlant à lui-même, l'oeil perdu dans
  les profondeurs:
  --O toi! ô idéal! toi seul existes!
  L'évêque eut une sorte d'inexprimable commotion. Après un silence, le
  vieillard leva un doigt vers le ciel, et dit:
  --L'infini est. Il est là. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait
  sa borne; il ne serait pas infini; en d'autres termes, il ne serait pas.
  Or il est. Donc il a un moi. Ce moi de l'infini, c'est Dieu.
  Le mourant avait prononcé ces dernières paroles d'une voix haute et avec
  le frémissement de l'extase, comme s'il voyait quelqu'un. Quand il eut
  parlé, ses yeux se fermèrent. L'effort l'avait épuisé. Il était évident
  qu'il venait de vivre en une minute les quelques heures qui lui
  restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait approché de celui qui est
  dans la mort. L'instant suprême arrivait.
  L'évêque le comprit, le moment pressait, c'était comme prêtre qu'il
  était venu; de l'extrême froideur, il était passé par degrés à l'émotion
  extrême; il regarda ces yeux fermés, il prit cette vieille main ridée et
  glacée, et se pencha vers le moribond:
  --Cette heure est celle de Dieu. Ne trouvez-vous pas qu'il serait
  regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain?
  Le conventionnel rouvrit les yeux. Une gravité où il y avait de l'ombre
  s'empreignit sur son visage.
  --Monsieur l'évêque, dit-il, avec une lenteur qui venait peut-être plus
  encore de la dignité de l'âme que de la défaillance des forces, j'ai
  passé ma vie dans la méditation, l'étude et la contemplation. J'avais
  soixante ans quand mon pays m'a appelé, et m'a ordonné de me mêler de
  ses affaires. J'ai obéi. Il y avait des abus, je les ai combattus; il y
  avait des tyrannies, je les ai détruites; il y avait des droits et des
  principes, je les ai proclamés et confessés. Le territoire était envahi,
  je l'ai défendu; la France était menacée, j'ai offert ma poitrine. Je
  n'étais pas riche; je suis pauvre. J'ai été l'un des maîtres de l'État,
  les caves du Trésor étaient encombrées d'espèces au point qu'on était
  forcé d'étançonner les murs, prêts à se fendre sous le poids de l'or et
  de l'argent, je dînais rue de l'Arbre-Sec à vingt-deux sous par tête.
  J'ai secouru les opprimés, j'ai soulagé les souffrants. J'ai déchiré la
  nappe de l'autel, c'est vrai; mais c'était pour panser les blessures de
  la patrie. J'ai toujours soutenu la marche en avant du genre humain vers
  la lumière, et j'ai résisté quelquefois au progrès sans pitié. J'ai,
  dans l'occasion, protégé mes propres adversaires, vous autres. Et il y a
  à Peteghem en Flandre, à l'endroit même où les rois mérovingiens avaient
  leur palais d'été, un couvent d'urbanistes, l'abbaye de Sainte-Claire en
  Beaulieu, que j'ai sauvé en 1793. J'ai fait mon devoir selon mes forces,
  et le bien que j'ai pu. Après quoi j'ai été chassé, traqué, poursuivi,
  persécuté, noirci, raillé, conspué, maudit, proscrit. Depuis bien des
  années déjà, avec mes cheveux blancs, je sens que beaucoup de gens se
  croient sur moi le droit de mépris, j'ai pour la pauvre foule ignorante
  visage de damné, et j'accepte, ne haïssant personne, l'isolement de la
  haine. Maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans; je vais mourir. Qu'est-ce
  que vous venez me demander?
  --Votre bénédiction, dit l'évêque.
  Et il s'agenouilla.
  Quand l'évêque releva la tête, la face du conventionnel était devenue
  auguste. Il venait d'expirer.
  L'évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles
  pensées. Il passa toute la nuit en prière. Le lendemain, quelques braves
  curieux essayèrent de lui parler du conventionnel G.; il se borna à
  montrer le ciel. À partir de ce moment, il redoubla de tendresse et de
  fraternité pour les petits et les souffrants.
  Toute allusion à ce «vieux scélérat de G.» le faisait tomber dans une
  préoccupation singulière. Personne ne pourrait dire que le passage de
  cet esprit devant le sien et le reflet de cette grande conscience sur la
  sienne ne fût pas pour quelque chose dans son approche de la perfection.
  Cette «visite pastorale» fut naturellement une occasion de bourdonnement
  pour les petites coteries locales:
  --Était-ce la place d'un évêque que le chevet d'un tel mourant? Il n'y
  avait évidemment pas de conversion à attendre. Tous ces révolutionnaires
  sont relaps. Alors pourquoi y aller? Qu'a-t-il été regarder là? Il
  fallait donc qu'il fût bien curieux d'un emportement d'âme par le
  diable.
  Un jour, une douairière, de la variété impertinente qui se croit
  spirituelle, lui adressa cette saillie:
  --Monseigneur, on demande quand Votre Grandeur aura le bonnet rouge.
  --Oh! oh! voilà une grosse couleur, répondit l'évêque. Heureusement que
  ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.
  
  
  Chapitre XI
  Une restriction
  
  On risquerait fort de se tromper si l'on concluait de là que monseigneur
  Bienvenu fût «un évêque philosophe» ou «un curé patriote». Sa rencontre,
  ce qu'on pourrait presque appeler sa conjonction avec le conventionnel
  G., lui laissa une sorte d'étonnement qui le rendit plus doux encore.
  Voilà tout.
  Quoique monseigneur Bienvenu n'ait été rien moins qu'un homme politique,
  c'est peut-être ici le lieu d'indiquer, très brièvement, quelle fut son
  attitude dans les événements d'alors, en supposant que monseigneur
  Bienvenu ait jamais songé à avoir une attitude. Remontons donc en
  arrière de quelques années.
  Quelque temps après l'élévation de M. Myriel à l'épiscopat, l'empereur
  l'avait fait baron de l'empire, en même temps que plusieurs autres
  évêques. L'arrestation du pape eut lieu, comme on sait, dans la nuit du
  5 au 6 juillet 1809; à cette occasion, M. Myriel fut appelé par Napoléon
  au synode des évêques de France et d'Italie convoqué à Paris. Ce synode
  se tint à Notre-Dame et s'assembla pour la première fois le 15 juin 1811
  sous la présidence de M. le cardinal Fesch. M. Myriel fut du nombre des
  quatre-vingt-quinze évêques qui s'y rendirent. Mais il n'assista qu'à
  une séance et à trois ou quatre conférences particulières. Évêque d'un
  diocèse montagnard, vivant si près de la nature, dans la rusticité et le
  dénuement, il paraît qu'il apportait parmi ces personnages éminents des
  idées qui changeaient la température de l'assemblée. Il revint bien vite
  à Digne. On le questionna sur ce prompt retour, il répondit:
  --Je les gênais. L'air du dehors leur venait par moi. Je leur faisais
  l'effet d'une porte ouverte.
  Une autre fois il dit:
  --Que voulez-vous? ces messeigneurs-là sont des princes. Moi, je ne suis
  qu'un pauvre évêque paysan.
  Le fait est qu'il avait déplu. Entre autres choses étranges, il lui
  serait échappé de dire, un soir qu'il se trouvait chez un de ses
  collègues les plus qualifiés:
  --Les belles pendules! les beaux tapis! les belles livrées! Ce doit être
  bien importun! Oh! que je ne voudrais pas avoir tout ce superflu-là à me
  crier sans cesse aux oreilles: Il y a des gens qui ont faim! il y a des
  gens qui ont froid! il y a des pauvres! il y a des pauvres!
  Disons-le en passant, ce ne serait pas une haine intelligente que la
  haine du luxe. Cette haine impliquerait la haine des arts. Cependant,
  chez les gens d'église, en dehors de la représentation et des
  cérémonies, le luxe est un tort. Il semble révéler des habitudes peu
  réellement charitables. Un prêtre opulent est un contre-sens. Le prêtre
  doit se tenir près des pauvres. Or peut-on toucher sans cesse, et nuit
  et jour, à toutes les détresses, à toutes les infortunes, à toutes les
  indigences, sans avoir soi-même sur soi un peu de cette sainte misère,
  comme la poussière du travail? Se figure-t-on un homme qui est près d'un
  brasier, et qui n'a pas chaud? Se figure-t-on un ouvrier qui travaille
  sans cesse à une fournaise, et qui n'a ni un cheveu brûlé, ni un ongle
  noirci, ni une goutte de sueur, ni un grain de cendre au visage? La
  première preuve de la charité chez le prêtre, chez l'évêque surtout,
  c'est la pauvreté. C'était là sans doute ce que pensait M. l'évêque de
  Digne.
  Il ne faudrait pas croire d'ailleurs qu'il partageait sur certains
  points délicats ce que nous appellerions «les idées du siècle». Il se
  mêlait peu aux querelles théologiques du moment et se taisait sur les
  questions où sont compromis l'Église et l'État; mais si on l'eût
  beaucoup pressé, il paraît qu'on l'eût trouvé plutôt ultramontain que
  gallican. Comme nous faisons un portrait et que nous ne voulons rien
  cacher, nous sommes forcé d'ajouter qu'il fut glacial pour Napoléon
  déclinant. À partir de 1813, il adhéra ou il applaudit à toutes les
  manifestations hostiles. Il refusa de le voir à son passage au retour de
  l'île d'Elbe, et s'abstint d'ordonner dans son diocèse les prières
  publiques pour l'empereur pendant les Cent-Jours.
  Outre sa soeur, mademoiselle Baptistine, il avait deux frères: l'un
  général, l'autre préfet. Il écrivait assez souvent à tous les deux. Il
  tint quelque temps rigueur au premier, parce qu'ayant un commandement en
  Provence, à l'époque du débarquement de Cannes, le général s'était mis à
  la tête de douze cents hommes et avait poursuivi l'empereur comme
  quelqu'un qui veut le laisser échapper. Sa correspondance resta plus
  affectueuse pour l'autre frère, l'ancien préfet, brave et digne homme
  qui vivait retiré à Paris, rue Cassette.
  Monseigneur Bienvenu eut donc, aussi lui, son heure d'esprit de parti,
  son heure d'amertume, son nuage. L'ombre des passions du moment traversa
  ce doux et grand esprit occupé des choses éternelles. Certes, un pareil
  homme eût mérité de n'avoir pas d'opinions politiques. Qu'on ne se
  méprenne pas sur notre pensée, nous ne confondons point ce qu'on appelle
  «opinions politiques» avec la grande aspiration au progrès, avec la
  sublime foi patriotique, démocratique et humaine, qui, de nos jours,
  doit être le fond même de toute intelligence généreuse. Sans approfondir
  des questions qui ne touchent qu'indirectement au sujet de ce livre,
  nous disons simplement ceci: Il eût été beau que monseigneur Bienvenu
  n'eût pas été royaliste et que son regard ne se fût pas détourné un seul
  instant de cette contemplation sereine où l'on voit rayonner
  distinctement, au-dessus du va-et-vient orageux des choses humaines, ces
  trois pures lumières, la Vérité, la Justice, la Charité.
  Tout en convenant que ce n'était point pour une fonction politique que
  Dieu avait créé monseigneur Bienvenu, nous eussions compris et admiré la
  protestation au nom du droit et de la liberté, l'opposition fière, la
  résistance périlleuse et juste à Napoléon tout-puissant. Mais ce qui
  nous plaît vis-à-vis de ceux qui montent nous plaît moins vis-à-vis de
  ceux qui tombent. Nous n'aimons le combat que tant qu'il y a danger; et,
  dans tous les cas, les combattants de la première heure ont seuls le
  droit d'être les exterminateurs de la dernière. Qui n'a pas été
  accusateur opiniâtre pendant la prospérité doit se taire devant
  l'écroulement. Le dénonciateur du succès est le seul légitime justicier
  de la chute. Quant à nous, lorsque la Providence s'en mêle et frappe,
  nous la laissons faire. 1812 commence à nous désarmer. En 1813, la lâche
  rupture de silence de ce corps législatif taciturne enhardi par les
  catastrophes n'avait que de quoi indigner, et c'était un tort
  d'applaudir; en 1814, devant ces maréchaux trahissant, devant ce sénat
  passant d'une fange à l'autre, insultant après avoir divinisé, devant
  
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