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Les misérables Tome I: Fantine - 03

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  --Faites mettre des verrous à vos chambres, si cela vous plaît.
  Elles avaient fini par partager sa confiance ou du moins par faire comme
  si elles la partageaient. Madame Magloire seule avait de temps en temps
  des frayeurs. Pour ce qui est de l'évêque, on peut trouver sa pensée
  expliquée ou du moins indiquée dans ces trois lignes écrites par lui sur
  la marge d'une bible: «Voici la nuance: la porte du médecin ne doit
  jamais être fermée; la porte du prêtre doit toujours être ouverte.» Sur
  un autre livre, intitulé _Philosophie de la science médicale_, il avait
  écrit cette autre note: «Est-ce que je ne suis pas médecin comme eux?
  Moi aussi j'ai mes malades; d'abord j'ai les leurs, qu'ils appellent les
  malades; et puis j'ai les miens, que j'appelle les malheureux.»
  Ailleurs encore il avait écrit: «Ne demandez pas son nom à qui vous
  demande un gîte. C'est surtout celui-là que son nom embarrasse qui a
  besoin d'asile.»
  Il advint qu'un digne curé, je ne sais plus si c'était le curé de
  Couloubroux ou le curé de Pompierry, s'avisa de lui demander un jour,
  probablement à l'instigation de madame Magloire, si Monseigneur était
  bien sûr de ne pas commettre jusqu'à un certain point une imprudence en
  laissant jour et nuit sa porte ouverte à la disposition de qui voulait
  entrer, et s'il ne craignait pas enfin qu'il n'arrivât quelque malheur
  dans une maison si peu gardée. L'évêque lui toucha l'épaule avec une
  gravité douce et lui dit:--_Nisi Dominus custodierit domum, in vanum
  vigilant qui custodiunt eam_.
  Puis il parla d'autre chose.
  Il disait assez volontiers:
  --Il y a la bravoure du prêtre comme il y a la bravoure du colonel de
  dragons. Seulement, ajoutait-il, la nôtre doit être tranquille.
  
  
  Chapitre VII
  Cravatte
  
  Ici se place naturellement un fait que nous ne devons pas omettre, car
  il est de ceux qui font le mieux voir quel homme c'était que M. l'évêque
  de Digne.
  Après la destruction de la bande de Gaspard Bès qui avait infesté les
  gorges d'Ollioules, un de ses lieutenants, Cravatte, se réfugia dans la
  montagne. Il se cacha quelque temps avec ses bandits, reste de la troupe
  de Gaspard Bès, dans le comté de Nice, puis gagna le Piémont, et tout à
  coup reparut en France, du côté de Barcelonnette. On le vit à Jauziers
  d'abord, puis aux Tuiles. Il se cacha dans les cavernes du
  Joug-de-l'Aigle, et de là il descendait vers les hameaux et les villages
  par les ravins de l'Ubaye et de l'Ubayette. Il osa même pousser jusqu'à
  Embrun, pénétra une nuit dans la cathédrale et dévalisa la sacristie.
  Ses brigandages désolaient le pays. On mit la gendarmerie à ses
  trousses, mais en vain. Il échappait toujours; quelquefois il résistait
  de vive force. C'était un hardi misérable. Au milieu de toute cette
  terreur, l'évêque arriva. Il faisait sa tournée. Au Chastelar, le maire
  vint le trouver et l'engagea à rebrousser chemin. Cravatte tenait la
  montagne jusqu'à l'Arche, et au-delà. Il y avait danger, même avec une
  escorte. C'était exposer inutilement trois ou quatre malheureux
  gendarmes.
  --Aussi, dit l'évêque, je compte aller sans escorte.
  --Y pensez-vous, monseigneur? s'écria le maire.
  --J'y pense tellement, que je refuse absolument les gendarmes et que je
  vais partir dans une heure.
  --Partir?
  --Partir.
  --Seul?
  --Seul.
  --Monseigneur! vous ne ferez pas cela.
  --Il y a là, dans la montagne, reprit l'évêque, une humble petite
  commune grande comme ça, que je n'ai pas vue depuis trois ans. Ce sont
  mes bons amis. De doux et honnêtes bergers. Ils possèdent une chèvre sur
  trente qu'ils gardent. Ils font de fort jolis cordons de laine de
  diverses couleurs, et ils jouent des airs de montagne sur de petites
  flûtes à six trous. Ils ont besoin qu'on leur parle de temps en temps du
  bon Dieu. Que diraient-ils d'un évêque qui a peur? Que diraient-ils si
  je n'y allais pas?
  --Mais, monseigneur, les brigands! Si vous rencontrez les brigands!
  --Tiens, dit l'évêque, j'y songe. Vous avez raison. Je puis les
  rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoin qu'on leur parle du bon Dieu.
  --Monseigneur! mais c'est une bande! c'est un troupeau de loups!
  --Monsieur le maire, c'est peut-être précisément de ce troupeau que
  Jésus me fait le pasteur. Qui sait les voies de la Providence?
  --Monseigneur, ils vous dévaliseront.
  --Je n'ai rien.
  --Ils vous tueront.
  --Un vieux bonhomme de prêtre qui passe en marmottant ses momeries? Bah!
  à quoi bon?
  --Ah! mon Dieu! si vous alliez les rencontrer!
  --Je leur demanderai l'aumône pour mes pauvres.
  --Monseigneur, n'y allez pas, au nom du ciel! vous exposez votre vie.
  --Monsieur le maire, dit l'évêque, n'est-ce décidément que cela? Je ne
  suis pas en ce monde pour garder ma vie, mais pour garder les âmes.
  Il fallut le laisser faire. Il partit, accompagné seulement d'un enfant
  qui s'offrit à lui servir de guide. Son obstination fit bruit dans le
  pays, et effraya très fort.
  Il ne voulut emmener ni sa soeur ni madame Magloire. Il traversa la
  montagne à mulet, ne rencontra personne, et arriva sain et sauf chez ses
  «bons amis» les bergers. Il y resta quinze jours, prêchant,
  administrant, enseignant, moralisant. Lorsqu'il fut proche de son
  départ, il résolut de chanter pontificalement un _Te Deum_. Il en parla
  au curé. Mais comment faire? pas d'ornements épiscopaux. On ne pouvait
  mettre à sa disposition qu'une chétive sacristie de village avec
  quelques vieilles chasubles de damas usé ornées de galons faux.
  --Bah! dit l'évêque. Monsieur le curé, annonçons toujours au prône notre
  _Te Deum_. Cela s'arrangera.
  On chercha dans les églises d'alentour. Toutes les magnificences de ces
  humbles paroisses réunies n'auraient pas suffi à vêtir convenablement un
  chantre de cathédrale. Comme on était dans cet embarras, une grande
  caisse fut apportée et déposée au presbytère pour M. l'évêque par deux
  cavaliers inconnus qui repartirent sur-le-champ. On ouvrit la caisse;
  elle contenait une chape de drap d'or, une mitre ornée de diamants, une
  croix archiépiscopale, une crosse magnifique, tous les vêtements
  pontificaux volés un mois auparavant au trésor de Notre-Dame d'Embrun.
  Dans la caisse, il y avait un papier sur lequel étaient écrits ces mots:
  _Cravatte à monseigneur Bienvenu_.
  --Quand je disais que cela s'arrangerait! dit l'évêque.
  Puis il ajouta en souriant:
  --À qui se contente d'un surplis de curé, Dieu envoie une chape
  d'archevêque.
  --Monseigneur, murmura le curé en hochant la tête avec un sourire, Dieu,
  ou le diable.
  L'évêque regarda fixement le curé et reprit avec autorité:
  --Dieu!
  Quand il revint au Chastelar, et tout le long de la route, on venait le
  regarder par curiosité. Il retrouva au presbytère du Chastelar
  mademoiselle Baptistine et madame Magloire qui l'attendaient, et il dit
  à sa soeur:
  --Eh bien, avais-je raison? Le pauvre prêtre est allé chez ces pauvres
  montagnards les mains vides, il en revient les mains pleines. J'étais
  parti n'emportant que ma confiance en Dieu; je rapporte le trésor d'une
  cathédrale.
  Le soir, avant de se coucher, il dit encore:
  --Ne craignons jamais les voleurs ni les meurtriers. Ce sont là les
  dangers du dehors, les petits dangers. Craignons-nous nous-mêmes. Les
  préjugés, voilà les voleurs; les vices, voilà les meurtriers. Les grands
  dangers sont au dedans de nous. Qu'importe ce qui menace notre tête ou
  notre bourse! Ne songeons qu'à ce qui menace notre âme.
  Puis se tournant vers sa soeur:
  --Ma soeur, de la part du prêtre jamais de précaution contre le
  prochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. Bornons-nous à prier
  Dieu quand nous croyons qu'un danger arrive sur nous. Prions-le, non
  pour nous, mais pour que notre frère ne tombe pas en faute à notre
  occasion.
  Du reste, les événements étaient rares dans son existence. Nous
  racontons ceux que nous savons; mais d'ordinaire il passait sa vie à
  faire toujours les mêmes choses aux mêmes moments. Un mois de son année
  ressemblait à une heure de sa journée.
  Quant à ce que devint «le trésor» de la cathédrale d'Embrun, on nous
  embarrasserait de nous interroger là-dessus. C'étaient là de bien belles
  choses, et bien tentantes, et bien bonnes à voler au profit des
  malheureux. Volées, elles l'étaient déjà d'ailleurs. La moitié de
  l'aventure était accomplie; il ne restait plus qu'à changer la direction
  du vol, et qu'à lui faire faire un petit bout de chemin du côté des
  pauvres. Nous n'affirmons rien du reste à ce sujet. Seulement on a
  trouvé dans les papiers de l'évêque une note assez obscure qui se
  rapporte peut-être à cette affaire, et qui est ainsi conçue: _La
  question est de savoir si cela doit faire retour à la cathédrale ou à
  l'hôpital_.
  
  
  Chapitre VIII
  Philosophie après boire
  
  Le sénateur dont il a été parlé plus haut était un homme entendu qui
  avait fait son chemin avec une rectitude inattentive à toutes ces
  rencontres qui font obstacle et qu'on nomme conscience, foi jurée,
  justice, devoir; il avait marché droit à son but et sans broncher une
  seule fois dans la ligne de son avancement et de son intérêt. C'était un
  ancien procureur, attendri par le succès, pas méchant homme du tout,
  rendant tous les petits services qu'il pouvait à ses fils, à ses
  gendres, à ses parents, même à des amis; ayant sagement pris de la vie
  les bons côtés, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste lui
  semblait assez bête. Il était spirituel, et juste assez lettré pour se
  croire un disciple d'Épicure en n'étant peut-être qu'un produit de
  Pigault-Lebrun. Il riait volontiers, et agréablement, des choses
  infinies et éternelles, et des «billevesées du bonhomme évêque». Il en
  riait quelquefois, avec une aimable autorité, devant M. Myriel lui-même,
  qui écoutait.
  À je ne sais plus quelle cérémonie demi-officielle, le comte*** (ce
  sénateur) et M. Myriel durent dîner chez le préfet. Au dessert, le
  sénateur, un peu égayé, quoique toujours digne, s'écria:
  --Parbleu, monsieur l'évêque, causons. Un sénateur et un évêque se
  regardent difficilement sans cligner de l'oeil. Nous sommes deux
  augures. Je vais vous faire un aveu. J'ai ma philosophie.
  --Et vous avez raison, répondit l'évêque. Comme on fait sa philosophie
  on se couche. Vous êtes sur le lit de pourpre, monsieur le sénateur.
  Le sénateur, encouragé, reprit:
  --Soyons bons enfants.
  --Bons diables même, dit l'évêque.
  --Je vous déclare, reprit le sénateur, que le marquis d'Argens, Pyrrhon,
  Hobbes et M. Naigeon ne sont pas des maroufles. J'ai dans ma
  bibliothèque tous mes philosophes dorés sur tranche.
  --Comme vous-même, monsieur le comte, interrompit l'évêque.
  Le sénateur poursuivit:
  --Je hais Diderot; c'est un idéologue, un déclamateur et un
  révolutionnaire, au fond croyant en Dieu, et plus bigot que Voltaire.
  Voltaire s'est moqué de Needham, et il a eu tort; car les anguilles de
  Needham prouvent que Dieu est inutile. Une goutte de vinaigre dans une
  cuillerée de pâte de farine supplée le _fiat lux_. Supposez la goutte
  plus grosse et la cuillerée plus grande, vous avez le monde. L'homme,
  c'est l'anguille. Alors à quoi bon le Père éternel? Monsieur l'évêque,
  l'hypothèse Jéhovah me fatigue. Elle n'est bonne qu'à produire des gens
  maigres qui songent creux. À bas ce grand Tout qui me tracasse! Vive
  Zéro qui me laisse tranquille! De vous à moi, et pour vider mon sac, et
  pour me confesser à mon pasteur comme il convient, je vous avoue que
  j'ai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jésus qui prêche à tout
  bout de champ le renoncement et le sacrifice. Conseil d'avare à des
  gueux. Renoncement! pourquoi? Sacrifice! à quoi? Je ne vois pas qu'un
  loup s'immole au bonheur d'un autre loup. Restons donc dans la nature.
  Nous sommes au sommet; ayons la philosophie supérieure. Que sert d'être
  en haut, si l'on ne voit pas plus loin que le bout du nez des autres?
  Vivons gaîment. La vie, c'est tout. Que l'homme ait un autre avenir,
  ailleurs, là-haut, là-bas, quelque part, je n'en crois pas un traître
  mot. Ah! l'on me recommande le sacrifice et le renoncement, je dois
  prendre garde à tout ce que je fais, il faut que je me casse la tête sur
  le bien et le mal, sur le juste et l'injuste, sur le _fas_ et le
  _nefas_. Pourquoi? parce que j'aurai à rendre compte de mes actions.
  Quand? après ma mort. Quel bon rêve! Après ma mort, bien fin qui me
  pincera. Faites donc saisir une poignée de cendre par une main d'ombre.
  Disons le vrai, nous qui sommes des initiés et qui avons levé la jupe
  d'Isis: il n'y a ni bien, ni mal; il y a de la végétation. Cherchons le
  réel. Creusons tout à fait. Allons au fond, que diable! Il faut flairer
  la vérité, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des
  joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. Je suis carré par
  la base, moi. Monsieur l'évêque, l'immortalité de l'homme est un
  écoute-s'il-pleut. Oh! la charmante promesse! Fiez-vous-y. Le bon billet
  qu'a Adam! On est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux
  omoplates. Aidez-moi donc, n'est-ce pas Tertullien qui dit que les
  bienheureux iront d'un astre à l'autre? Soit. On sera les sauterelles
  des étoiles. Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces
  paradis. Dieu est une sonnette monstre. Je ne dirais point cela dans le
  _Moniteur_, parbleu! mais je le chuchote entre amis. _Inter pocula_.
  Sacrifier la terre au paradis, c'est lâcher la proie pour l'ombre. Être
  dupe de l'infini! pas si bête. Je suis néant. Je m'appelle monsieur le
  comte Néant, sénateur. Étais-je avant ma naissance? Non. Serai-je après
  ma mort? Non. Que suis-je? un peu de poussière agrégée par un organisme.
  Qu'ai-je à faire sur cette terre? J'ai le choix. Souffrir ou jouir. Où
  me mènera la souffrance? Au néant. Mais j'aurai souffert. Où me mènera
  la jouissance? Au néant. Mais j'aurai joui. Mon choix est fait. Il faut
  être mangeant ou mangé. Je mange. Mieux vaut être la dent que l'herbe.
  Telle est ma sagesse. Après quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur
  est là, le Panthéon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou.
  Fin. _Finis_. Liquidation totale. Ceci est l'endroit de
  l'évanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Qu'il y ait là
  quelqu'un qui ait quelque chose à me dire, je ris d'y songer. Invention
  de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jéhovah pour les hommes.
  Non, notre lendemain est de la nuit. Derrière la tombe, il n'y a plus
  que des néants égaux. Vous avez été Sardanapale, vous avez été Vincent
  de Paul, cela fait le même rien. Voilà le vrai. Donc vivez, par-dessus
  tout. Usez de votre moi pendant que vous le tenez. En vérité, je vous le
  dis, monsieur l'évêque, j'ai ma philosophie, et j'ai mes philosophes. Je
  ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. Après ça, il faut bien
  quelque chose à ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagne-petit,
  aux misérables. On leur donne à gober les légendes, les chimères, l'âme,
  l'immortalité, le paradis, les étoiles. Ils mâchent cela. Ils le mettent
  sur leur pain sec. Qui n'a rien a le bon Dieu. C'est bien le moins. Je
  n'y fais point obstacle, mais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon
  Dieu est bon pour le peuple.
  L'évêque battit des mains.
  --Voilà parler! s'écria-t-il. L'excellente chose, et vraiment
  merveilleuse, que ce matérialisme-là! Ne l'a pas qui veut. Ah! quand on
  l'a, on n'est plus dupe; on ne se laisse pas bêtement exiler comme
  Caton, ni lapider comme Étienne, ni brûler vif comme Jeanne d'Arc. Ceux
  qui ont réussi à se procurer ce matérialisme admirable ont la joie de se
  sentir irresponsables, et de penser qu'ils peuvent dévorer tout, sans
  inquiétude, les places, les sinécures, les dignités, le pouvoir bien ou
  mal acquis, les palinodies lucratives, les trahisons utiles, les
  savoureuses capitulations de conscience, et qu'ils entreront dans la
  tombe, leur digestion faite. Comme c'est agréable! Je ne dis pas cela
  pour vous, monsieur le sénateur. Cependant il m'est impossible de ne
  point vous féliciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le
  dites, une philosophie à vous et pour vous, exquise, raffinée,
  accessible aux riches seuls, bonne à toutes les sauces, assaisonnant
  admirablement les voluptés de la vie. Cette philosophie est prise dans
  les profondeurs et déterrée par des chercheurs spéciaux. Mais vous êtes
  bons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bon Dieu
  soit la philosophie du peuple, à peu près comme l'oie aux marrons est la
  dinde aux truffes du pauvre.
  
  
  Chapitre IX
  Le frère raconté par la soeur
  
  Pour donner une idée du ménage intérieur de M. l'évêque de Digne et de
  la façon dont ces deux saintes filles subordonnaient leurs actions,
  leurs pensées, même leurs instincts de femmes aisément effrayées, aux
  habitudes et aux intentions de l'évêque, sans qu'il eût même à prendre
  la peine de parler pour les exprimer, nous ne pouvons mieux faire que de
  transcrire ici une lettre de mademoiselle Baptistine à madame la
  vicomtesse de Boischevron, son amie d'enfance. Cette lettre est entre
  nos mains.
  «Digne, 16 décembre 18....
  «Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de
  vous. C'est assez notre habitude, mais il y a une raison de plus.
  Figurez-vous qu'en lavant et époussetant les plafonds et les murs,
  madame Magloire a fait des découvertes; maintenant nos deux chambres
  tapissées de vieux papier blanchi à la chaux ne dépareraient pas un
  château dans le genre du vôtre. Madame Magloire a déchiré tout le
  papier. Il y avait des choses dessous. Mon salon, où il n'y a pas de
  meubles, et dont nous nous servons pour étendre le linge après les
  lessives, a quinze pieds de haut, dix-huit de large carrés, un plafond
  peint anciennement avec dorure, des solives comme chez vous. C'était
  recouvert d'une toile, du temps que c'était l'hôpital. Enfin des
  boiseries du temps de nos grand'mères. Mais c'est ma chambre qu'il faut
  voir. Madame Magloire a découvert, sous au moins dix papiers collés
  dessus, des peintures, sans être bonnes, qui peuvent se supporter. C'est
  Télémaque reçu chevalier par Minerve, c'est lui encore dans les jardins.
  Le nom m'échappe. Enfin où les dames romaines se rendaient une seule
  nuit. Que vous dirai-je? j'ai des romains, des romaines (_ici un mot
  illisible_), et toute la suite. Madame Magloire a débarbouillé tout
  cela, et cet été elle va réparer quelques petites avaries, revenir le
  tout, et ma chambre sera un vrai musée. Elle a trouvé aussi dans un coin
  du grenier deux consoles en bois, genre ancien. On demandait deux écus
  de six livres pour les redorer, mais il vaut bien mieux donner cela aux
  pauvres; d'ailleurs c'est fort laid, et j'aimerais mieux une table ronde
  en acajou.
  «Je suis toujours bien heureuse. Mon frère est si bon. Il donne tout ce
  qu'il a aux indigents et aux malades. Nous sommes très gênés. Le pays
  est dur l'hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui
  manquent. Nous sommes à peu près chauffés et éclairés. Vous voyez que ce
  sont de grandes douceurs.
  «Mon frère a ses habitudes à lui. Quand il cause, il dit qu'un évêque
  doit être ainsi. Figurez-vous que la porte de la maison n'est jamais
  fermée. Entre qui veut, et l'on est tout de suite chez mon frère. Il ne
  craint rien, même la nuit. C'est là sa bravoure à lui, comme il dit.
  «Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne.
  Il s'expose à tous les dangers, et il ne veut même pas que nous ayons
  l'air de nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre.
  «Il sort par la pluie, il marche dans l'eau, il voyage en hiver. Il n'a
  pas peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres.
  «L'an dernier, il est allé tout seul dans un pays de voleurs. Il n'a pas
  voulu nous emmener. Il est resté quinze jours absent. À son retour, il
  n'avait rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit:
  "Voilà comme on m'a volé!" Et il a ouvert une malle pleine de tous les
  bijoux de la cathédrale d'Embrun, que les voleurs lui avaient donnés.
  «Cette fois-là, en revenant, comme j'étais allée à sa rencontre à deux
  lieues avec d'autres de ses amis, je n'ai pu m'empêcher de le gronder un
  peu, en ayant soin de ne parler que pendant que la voiture faisait du
  bruit, afin que personne autre ne pût entendre.
  «Dans les premiers temps, je me disais: il n'y a pas de dangers qui
  l'arrêtent, il est terrible. À présent j'ai fini par m'y accoutumer. Je
  fais signe à madame Magloire pour qu'elle ne le contrarie pas. Il se
  risque comme il veut. Moi j'emmène madame Magloire, je rentre dans ma
  chambre, je prie pour lui, et je m'endors. Je suis tranquille, parce que
  je sais bien que s'il lui arrivait malheur, ce serait ma fin. Je m'en
  irais au bon Dieu avec mon frère et mon évêque. Madame Magloire a eu
  plus de peine que moi à s'habituer à ce qu'elle appelait ses
  imprudences. Mais à présent le pli est pris. Nous prions toutes les
  deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable
  entrerait dans la maison qu'on le laisserait faire. Après tout, que
  craignons-nous dans cette maison? Il y a toujours quelqu'un avec nous,
  qui est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu
  l'habite.
  «Voilà qui me suffit. Mon frère n'a plus même besoin de me dire un mot
  maintenant. Je le comprends sans qu'il parle, et nous nous abandonnons à
  la Providence.
  «Voilà comme il faut être avec un homme qui a du grand dans l'esprit.
  «J'ai questionné mon frère pour le renseignement que vous me demandez
  sur la famille de Faux. Vous savez comme il sait tout et comme il a des
  souvenirs, car il est toujours très bon royaliste. C'est de vrai une
  très ancienne famille normande de la généralité de Caen. Il y a cinq
  cents ans d'un Raoul de Faux, d'un Jean de Faux et d'un Thomas de Faux,
  qui étaient des gentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Le dernier
  était Guy-Étienne-Alexandre, et était maître de camp, et quelque chose
  dans les chevaux-légers de Bretagne. Sa fille Marie-Louise a épousé
  Adrien-Charles de Gramont, fils du duc Louis de Gramont, pair de France,
  colonel des gardes françaises et lieutenant général des armées. On écrit
  Faux, Fauq et Faoucq.
  «Bonne madame, recommandez-nous aux prières de votre saint parent, M. le
  cardinal. Quant à votre chère Sylvanie, elle a bien fait de ne pas
  prendre les courts instants qu'elle passe près de vous pour m'écrire.
  Elle se porte bien, travaille selon vos désirs, m'aime toujours. C'est
  tout ce que je veux. Son souvenir par vous m'est arrivé. Je m'en trouve
  heureuse. Ma santé n'est pas trop mauvaise, et cependant je maigris tous
  les jours davantage. Adieu, le papier me manque et me force de vous
  quitter. Mille bonnes choses.
  «Baptistine.
  «P. S. Madame votre belle-soeur est toujours ici avec sa jeune famille.
  Votre petit-neveu est charmant. Savez-vous qu'il a cinq ans bientôt!
  Hier il a vu passer un cheval auquel on avait mis des genouillères, et
  il disait: "Qu'est-ce qu'il a donc aux genoux?" Il est si gentil, cet
  enfant! Son petit frère traîne un vieux balai dans l'appartement comme
  une voiture, et dit: "Hu!"
  »Comme on le voit par cette lettre, ces deux femmes savaient se plier
  aux façons d'être de l'évêque avec ce génie particulier de la femme qui
  comprend l'homme mieux que l'homme ne se comprend. L'évêque de Digne,
  sous cet air doux et candide qui ne se démentait jamais, faisait parfois
  des choses grandes, hardies et magnifiques, sans paraître même s'en
  douter. Elles en tremblaient, mais elles le laissaient faire.
  Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant; jamais
  pendant ni après. Jamais on ne le troublait, ne fût-ce que par un signe,
  dans une action commencée. À de certains moments, sans qu'il eût besoin
  de le dire, lorsqu'il n'en avait peut-être pas lui-même conscience, tant
  sa simplicité était parfaite, elles sentaient vaguement qu'il agissait
  comme évêque; alors elles n'étaient plus que deux ombres dans la maison.
  Elles le servaient passivement, et, si c'était obéir que de disparaître,
  elles disparaissaient. Elles savaient, avec une admirable délicatesse
  d'instinct, que certaines sollicitudes peuvent gêner. Aussi, même le
  croyant en péril, elles comprenaient, je ne dis pas sa pensée, mais sa
  nature, jusqu'au point de ne plus veiller sur lui. Elles le confiaient à
  Dieu.
  D'ailleurs Baptistine disait, comme on vient de le lire, que la fin de
  son frère serait la sienne. Madame Magloire ne le disait pas, mais elle
  le savait.
  
  
  Chapitre X
  L'évêque en présence d'une lumière inconnue
  
  À une époque un peu postérieure à la date de la lettre citée dans les
  pages précédentes, il fit une chose, à en croire toute la ville, plus
  risquée encore que sa promenade à travers les montagnes des bandits. Il
  y avait près de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire.
  Cet homme, disons tout de suite le gros mot, était un ancien
  conventionnel. Il se nommait G.
  On parlait du conventionnel G. dans le petit monde de Digne avec une
  sorte d'horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela? Cela existait
  du temps qu'on se tutoyait et qu'on disait: citoyen. Cet homme était à
  peu près un monstre. Il n'avait pas voté la mort du roi, mais presque.
  C'était un quasi-régicide. Il avait été terrible. Comment, au retour des
  princes légitimes, n'avait-on pas traduit cet homme-là devant une cour
  prévôtale? On ne lui eût pas coupé la tête, si vous voulez, il faut de
  la clémence, soit; mais un bon bannissement à vie. Un exemple enfin!
  etc., etc. C'était un athée d'ailleurs, comme tous ces
  gens-là.--Commérages des oies sur le vautour.
  Était-ce du reste un vautour que G.? Oui, si l'on en jugeait par ce
  qu'il y avait de farouche dans sa solitude. N'ayant pas voté la mort du
  roi, il n'avait pas été compris dans les décrets d'exil et avait pu
  rester en France.
  Il habitait, à trois quarts d'heure de la ville, loin de tout hameau,
  loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu d'un vallon très
  sauvage. Il avait là, disait-on, une espèce de champ, un trou, un
  repaire. Pas de voisins; pas même de passants. Depuis qu'il demeurait
  dans ce vallon, le sentier qui y conduisait avait disparu sous l'herbe.
  On parlait de cet endroit-là comme de la maison du bourreau. Pourtant
  l'évêque songeait, et de temps en temps regardait l'horizon à l'endroit
  où un bouquet d'arbres marquait le vallon du vieux conventionnel, et il
  disait:
  --Il y a là une âme qui est seule.
  Et au fond de sa pensée il ajoutait: «Je lui dois ma visite.»
  Mais, avouons-le, cette idée, au premier abord naturelle, lui
  apparaissait, après un moment de réflexion, comme étrange et impossible,
  et presque repoussante. Car, au fond, il partageait l'impression
  générale, et le conventionnel lui inspirait, sans qu'il s'en rendît
  clairement compte, ce sentiment qui est comme la frontière de la haine
  et qu'exprime si bien le mot éloignement.
  Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur? Non.
  Mais quelle brebis!
  Le bon évêque était perplexe. Quelquefois il allait de ce côté-là, puis
  il revenait. Un jour enfin le bruit se répandit dans la ville qu'une
  façon de jeune pâtre qui servait le conventionnel G. dans sa bauge était
  venu chercher un médecin; que le vieux scélérat se mourait, que la
  paralysie le gagnait, et qu'il ne passerait pas la nuit.
  --Dieu merci! ajoutaient quelques-uns.
  L'évêque prit son bâton, mit son pardessus à cause de sa soutane un peu
  trop usée, comme nous l'avons dit, et aussi à cause du vent du soir qui
  ne devait pas tarder à souffler, et partit.
  Le soleil déclinait et touchait presque à l'horizon, quand l'évêque
  arriva à l'endroit excommunié. Il reconnut avec un certain battement de
  coeur qu'il était près de la tanière. Il enjamba un fossé, franchit une
  haie, leva un échalier, entra dans un courtil délabré, fit quelques pas
  assez hardiment, et tout à coup, au fond de la friche, derrière une
  haute broussaille, il aperçut la caverne.
  C'était une cabane toute basse, indigente, petite et propre, avec une
  treille clouée à la façade.
  Devant la porte, dans une vieille chaise à roulettes, fauteuil du
  
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