Les épaves de Charles Baudelaire - 2

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Sicut beneficum Lethe,
Hauriam oscula de te,
Quæ imbuta es magnete.
Quum vitiorum tempestas
Turbabat omnes semitas,
Apparuisti, Deitas,
Velut stella salutaris
In naufragiis amaris.
--Suspendam cor tuis aris!
Piscina plena virtutis,
Fons æternæ juventutis,
Labris vocem redde mutis!
Quod erat spurcum, cremasti;
Quod rudius, exæquasti;
Quod debile, confirmasti!
In fame mea taberna,
In nocte mea lucerna,
Recte me semper guberna.
Adde nunc vires viribus,
Dulce balneum suavibus
Unguentatum odoribus!
Meos circa lumbos mica,
O castitatis lorica,
Aqua tincta seraphica;
Patera gemmis corusca,
Panis salsus, mollis esca,
Divinum vinum, Francisca!


EPIGRAPHES

XIV
VERS POUR LE PORTRAIT DE M. HONORE DAUMIER[8]
[8] Ces stances ont été faites pour un portrait de M. Daumier, gravé
d'après le remarquable médaillon de M. Pascal, et reproduit dans le
second volume de l'_Histoire de la caricature_, de M. Champfleury,
où cet écrivain a rendu justice au caricaturiste avec la raison
passionnée qui lui est habituelle.
(_Note de l'éditeur._)
Celui dont nous t'offrons l'image,
Et dont l'art, subtil entre tous,
Nous enseigne à rire de nous,
Celui-là, lecteur, est un sage.
C'est un satirique, un moqueur;
Mais l'énergie avec laquelle
Il peint le Mal et sa séquelle,
Prouve la beauté de son coeur.
Son rire n'est pas la grimace
De Melmoth ou de Méphisto
Sous la torche de l'Alecto
Qui les brûle, mais qui nous glace.
Leur rire, hélas! de la gaîté
N'est que la douloureuse charge;
Le sien rayonne, franc et large,
Comme un signe de sa bonté!

XV
LOLA DE VALENCE[9]
[9] Ces vers ont été composés pour servir d'inscription à un
merveilleux portrait de mademoiselle Lola, ballerine espagnole, par
M. Edouard Manet, qui, comme tous les tableaux du même peintre, a
fait esclandre.--La muse de M. Charles Baudelaire est si
généralement suspecte, qu'il s'est trouvé des critiques d'estaminet
pour dénicher un sens obscène dans le _bijou rose et noir_. Nous
croyons, nous, que le poëte a voulu simplement dire qu'une beauté,
d'un caractère à la fois ténébreux et folâtre, faisait rêver à
l'association du _rose_ et du _noir_.
(_Note de l'éditeur._)
Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance;
Mais on voit scintiller en Lola de Valence
Le charme inattendu d'un bijou rose et noir.

XVI
SUR _LE TASSE EN PRISON_ D'EUGENE DELACROIX
Le poëte au cachot, débraillé, maladif,
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d'un regard que la terreur enflamme
L'escalier de vertige où s'abîme son âme.
Les rires enivrants dont s'emplit la prison
Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison;
Le Doute l'environne, et la Peur ridicule,
Hideuse et multiforme, autour de lui circule.
Ce génie enfermé dans un taudis malsain,
Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l'essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,
Ce rêveur que l'horreur de son logis réveille,
Voilà bien ton emblême, Ame aux songes obscurs,
Que le Réel étouffe entre ses quatre murs!
1842.

PIECES DIVERSES

XVII
LA VOIX
Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,
Babel sombre, où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,
Disait: «La Terre est un gâteau plein de douceur;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)
Te faire un appétit d'une égale grosseur.»
Et l'autre: «Viens! oh! viens voyager dans les rêves,
Au delà du possible, au delà du connu!»
Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.
Je te répondis: «Oui! douce voix!» C'est d'alors
Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie
Et ma fatalité. Derrière les décors
De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,
Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
J'aime si tendrement le désert et la mer;
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
Et trouve un goût suave au vin le plus amer;
Que je prends très-souvent les faits pour des mensonges,
Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
Mais la Voix me console et dit: «Garde tes songes:
Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous!»

XVIII
L'IMPREVU[10]
[10] Ici l'auteur des _Fleurs du Mal_ se tourne vers la Vie Eternelle.
Ça devait finir comme ça.
Observons que, comme tous les nouveaux convertis, il se montre
très-rigoureux et très-fanatique.
(_Note de l'éditeur._)
Harpagon, qui veillait son père agonisant,
Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches:
«Nous avons au grenier un nombre suffisant,
Ce me semble, de vieilles planches?»
Célimène roucoule et dit: «Mon coeur est bon,
Et naturellement, Dieu m'a faite très-belle.»
--Son coeur! coeur racorni, fumé comme un jambon,
Recuit à la flamme éternelle!
Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,
Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres:
«Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau,
Ce Redresseur que tu célèbres?»
Mieux que tous, je connais certain voluptueux
Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,
Répétant, l'impuissant et le fat: «Oui, je veux
Etre vertueux, dans une heure!»
L'Horloge, à son tour, dit à voix basse: «Il est mûr,
Le damné! J'avertis en vain la chair infecte.
L'homme est aveugle, sourd, fragile comme un mur
Qu'habite et que ronge un insecte!»
Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié,
Et qui leur dit, railleur et fier: «Dans mon ciboire,
Vous avez, que je crois, assez communié,
A la joyeuse Messe noire?
Chacun de vous m'a fait un temple dans son coeur;
Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde![11]
Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,
Enorme et laid comme le monde!
[11] Voir à propos de la _messe_ et de la _fesse_, la _Sorcière_, de
Michelet, la _Monographie du Diable_, de Charles Louandre, le
_Rituel de la haute Magie_, d'Eliphas Lévi, et, en général, tous les
auteurs traitant de la sorcellerie, de la démonologie et du rit
diabolique.
(_Note de l'éditeur._)
Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,
Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche,
Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix,
D'aller au Ciel et d'être riche?
Il faut que le gibier paye le vieux chasseur
Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie.
Je vais vous emporter à travers l'épaisseur,
Compagnons de ma triste joie
A travers l'épaisseur de la terre et du roc,
A travers les amas confus de votre cendre,
Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc
Et qui n'est pas de pierre tendre;
Car il est fait avec l'universel Péché,
Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!»
--Cependant, tout en haut de l'univers juché,
Un Ange sonne la victoire
De ceux dont le coeur dit: «Que béni soit ton fouet,
Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie!
Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet,
Et ta prudence est infinie.»
Le son de la trompette est si délicieux,
Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,
Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux
Dont elle chante les louanges.

XIX
LA RANÇON
L'homme a, pour payer sa rançon,
Deux champs au tuf profond et riche,
Qu'il faut qu'il remue et défriche
Avec le fer de la raison;
Pour obtenir la moindre rose,
Pour extorquer quelques épis,
Des pleurs salés de son front gris
Sans cesse il faut qu'il les arrose.
L'un est l'Art, et l'autre l'Amour.
--Pour rendre le juge propice,
Lorsque de la stricte justice
Paraîtra le terrible jour,
Il faudra lui montrer des granges
Pleines de moissons, et des fleurs
Dont les formes et les couleurs
Gagnent le suffrage des Anges.

XX
A UNE MALABARAISE
Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche
Est large à faire envie à la plus belle blanche;
A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;
Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.
Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,
Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,
De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,
De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,
Et, dès que le matin fait chanter les platanes,
D'acheter au bazar ananas et bananes.
Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,
Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;
Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,
Tu poses doucement ton corps sur une natte,
Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,
Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.
Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,
Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,
Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,
Faire de grands adieux à tes chers tamarins?
Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,
Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,
Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,
Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,
Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges
Et vendre le parfum de tes charmes étranges,
L'oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,
Des cocotiers absents les fantômes épars!
1840.


BOUFFONNERIES

XXI
SUR LES DEBUTS D'AMINA BOSCHETTI AU THEATRE DE LA MONNAIE, A BRUXELLES
Amina bondit,--fuit,--puis voltige et sourit;
Le Welche dit: «Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit;
Je ne connais, en fait de nymphes bocagères,
Que celle de _Montagne-aux-Herbes-Potagères_.»
Du bout de son pied fin et de son oeil qui rit,
Amina verse à flots le délire et l'esprit;
Le Welche dit: «Fuyez, délices mensongères!
Mon épouse n'a pas ces allures légères.»
Vous ignorez, sylphide au jarret triomphant,
Qui voulez enseigner la valse à l'éléphant,
Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne,
Que sur la grâce en feu le Welche dit: «Haro!»
Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne,
Le monstre répondrait: «J'aime mieux le faro!»
1864.

XXII
A M. EUGENE FROMENTIN A PROPOS D'UN IMPORTUN QUI SE DISAIT SON AMI
Il me dit qu'il était très-riche,
Mais qu'il craignait le choléra;
--Que de son or il était chiche,
Mais qu'il goûtait fort l'Opéra;
--Qu'il raffolait de la nature,
Ayant connu monsieur Corot;
--Qu'il n'avait pas encor voiture,
Mais que cela viendrait bientôt;
--Qu'il aimait le marbre et la brique,
Les bois noirs et les bois dorés;
--Qu'il possédait dans sa fabrique
Trois contre-maîtres décorés;
--Qu'il avait, sans compter le reste,
Vingt mille actions sur le _Nord_;
--Qu'il avait trouvé, pour un zeste,
Des encadrements d'Oppenord;
--Qu'il donnerait (fût-ce à Luzarches!)
Dans le bric-à-brac jusqu'au cou,
Et qu'au Marché des Patriarches
Il avait fait plus d'un bon coup;
--Qu'il n'aimait pas beaucoup sa femme,
Ni sa mère;--mais qu'il croyait
A l'immortalité de l'âme,
Et qu'il avait lu Niboyet![12]
[12] Nous ne savons pas ce que vient faire ici M. Niboyet; mais M.
Baudelaire n'étant pas un esclave de la rime, nous devons supposer
que l'_importun_ s'est vanté d'avoir lu les oeuvres de M. Niboyet,
comme ayant tous les courages.
(_Note de l'éditeur._)
--Qu'il penchait pour l'amour physique,
Et qu'à Rome, séjour d'ennui,
Une femme, d'ailleurs phtisique,
Etait morte d'amour pour lui.
Pendant trois heures et demie,
Ce bavard, venu de Tournai,
M'a dégoisé toute sa vie;
J'en ai le cerveau consterné.
S'il fallait décrire ma peine,
Ce serait à n'en plus finir;
Je me disais, domptant ma haine:
«Au moins, si je pouvais dormir!»
Comme un qui n'est pas à son aise,
Et qui n'ose pas s'en aller,
Je frottais de mon cul ma chaise,
Rêvant de le faire empaler.
Ce monstre se nomme Bastogne;
Il fuyait devant le fléau.
Moi, je fuirai jusqu'en Gascogne,
Ou j'irai me jeter à l'eau,
Si dans ce Paris, qu'il redoute,
Quand chacun sera retourné,
Je trouve encore sur ma route
Ce fléau, natif de Tournai.
Bruxelles, 1865.

XXIII
UN CABARET FOLATRE SUR LA ROUTE DE BRUXELLES A UCCLE
Vous qui raffolez des squelettes
Et des emblêmes détestés,
Pour épicer les voluptés,
(Fût-ce de simples omelettes!)
Vieux Pharaon, ô Monselet![13]
Devant cette enseigne imprévue,
J'ai rêvé de vous: _A la vue
Du Cimetière, Estaminet!_
[13] La malice est cousue de fil blanc; tout le monde sait que M.
Monselet fait profession d'aimer à la rage le rose et le gai.--Un
jour M. Monselet reprochait à M. Baudelaire d'avoir écrit ce vers
abominable, à propos d'un pendu dont les oiseaux ont crevé le
ventre:
Ses intestins pesants lui coulaient sur les cuisses.
«Mais, dit le poëte impatienté, je ne pouvais pas faire autrement.
Le sujet voulait cela. Qu'auriez-vous préféré à cette image?--Une
rose!» répondit M. Monselet.
Cependant il ne faudrait pas croire que l'indispensable mélancolie
ne perce pas de temps en temps sous ce vernis anacréontique. Nous
avons vu récemment une petite composition de lui, où, se reprochant
d'avoir rebuté une pauvresse, le poëte se met à sa recherche, et ne
se couche que tout triste de ne l'avoir pu retrouver. Cette pièce
est d'un homme vraiment sensible, même à jeun.
Regrettons que M. Monselet ne cède pas plus souvent à son
tempérament lyrique, qu'une gaîté, tant soit peu artificielle, a
trop souvent contrarié.
(_Note de l'éditeur._)
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