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Les contemplations: Autrefois, 1830-1843 - 5

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  L'inconsolable douleur?
  Que ferai-je de l'étoile?
  Que ferai-je de la fleur?
  Que dirai-je au bois morose
  Qu'illuminait ta douceur?
  Que répondrai-je à la rose
  Disant: «Où donc est ma soeur?»
  J'en mourrai; fuis, si tu l'oses.
  A quoi bon, jours révolus!
  Regarder toutes ces choses
  Qu'elle ne regarde plus?
  Que ferai-je de la lyre,
  De la vertu, du destin?
  Hélas! et, sans ton sourire,
  Que ferai-je du matin?
  Que ferai-je seul, farouche,
  Sans toi, du jour et des cieux,
  De mes baisers sans ta bouche,
  Et de mes pleurs sans tes yeux!
  Août 18...
  
  
  XXVI
  CRÉPUSCULE
  
  L'étang mystérieux, suaire aux blanches moires,
  Frissonne; au fond du bois, la clairière apparaît;
  Les arbres sont profonds et les branches sont noires;
  Avez-vous vu Vénus à travers la forêt?
  Avez-vous vu Vénus au sommet des collines?
  Vous qui passez dans l'ombre, êtes-vous des amants?
  Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines;
  L'herbe s'éveille et parle aux sépulcres dormants.
  Que dit-il, le brin d'herbe? et que répond la tombe?
  Aimez, vous qui vivez! on a froid sous les ifs.
  Lèvre, cherche la bouche! aimez-vous! la nuit tombe;
  Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.
  Dieu veut qu'on ait aimé. Vivez! faites envie,
  O couples qui passez sous le vert coudrier.
  Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
  On emporta d'amour, on l'emploie à prier.
  Les mortes d'aujourd'hui furent jadis les belles.
  Le ver luisant dans l'ombre erre avec son flambeau.
  Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
  Le brin d'herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.
  La forme d'un toit noir dessine une chaumière;
  On entend dans les prés le pas lourd du faucheur;
  L'étoile aux cieux, ainsi qu'une fleur de lumière,
  Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.
  Aimez-vous! c'est le mois où les fraises sont mûres.
  L'ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,
  Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
  Les prières des morts aux baisers des vivants.
  Chelles, août 18...
  
  
  XXVII
  LA NICHÉE SOUS LE PORTAIL
  
  Oui, va prier à l'église,
  Va; mais regarde en passant,
  Sous la vieille voûte grise,
  Ce petit nid innocent.
  Aux grands temples où l'on prie,
  Le martinet, frais et pur,
  Suspend la maçonnerie
  Qui contient le plus d'azur.
  La couvée est dans la mousse
  Du portail qui s'attendrit;
  Elle sent la chaleur douce
  Des ailes de Jésus-Christ.
  L'église, où l'ombre flamboie,
  Vibre, émue à ce doux bruit;
  Les oiseaux sont pleins de joie,
  La pierre est pleine de nuit.
  Les saints, graves personnages
  Sous les porches palpitants,
  Aiment ces doux voisinages
  Du baiser et du printemps.
  Les vierges et les prophètes
  Se penchent dans l'âpre tour,
  Sur ces ruches d'oiseaux faites
  Pour le divin miel amour.
  L'oiseau se perche sur l'ange;
  L'apôtre rit sous l'arceau.
  «Bonjour, saint!» dit la mésange.
  Le saint dit: «Bonjour, oiseau!»
  Les cathédrales sont belles
  Et hautes sous le ciel bleu;
  Mais le nid des hirondelles
  Est l'édifice de Dieu.
  Lagny, juin 18...
  
  
  XXVIII
  UN SOIR
  QUE JE REGARDAIS LE CIEL
  
  Elle me dit, un soir, en souriant:
  --Ami, pourquoi contemplez-vous sans cesse
  Le jour qui fuit, ou l'ombre qui s'abaisse,
  Ou l'astre d'or qui monte à l'orient?
  Que font vos yeux là-haut? je les réclame.
  Quittez le ciel; regardez dans mon âme!
  Dans ce ciel vaste, ombre où vous vous plaisez,
  Où vos regards démesurés vont lire,
  Qu'apprendrez-vous qui vaille mon sourire?
  Qu'apprendras-tu qui vaille nos baisers?
  Oh! de mon coeur lève les chastes voiles.
  Si tu savais comme il est plein d'étoiles!
  Que de soleils! vois-tu, quand nous aimons,
  Tout est en nous un radieux spectacle.
  Le dévouement, rayonnant sur l'obstacle,
  Vaut bien Vénus qui brille sur les monts.
  Le vaste azur n'est rien, je te l'atteste;
  Le ciel que j'ai dans l'âme est plus céleste!
  C'est beau de voir un astre s'allumer.
  Le monde est plein de merveilleuses choses.
  Douce est l'aurore, et douces sont les roses.
  Rien n'est si doux que le charme d'aimer!
  La clarté vraie et la meilleure flamme,
  C'est le rayon qui va de l'âme à l'âme!
  L'amour vaut mieux, au fond des antres frais,
  Que ces soleils qu'on ignore et qu'on nomme.
  Dieu mit, sachant ce qui convient à l'homme,
  Le ciel bien loin et la femme tout près.
  Il dit à ceux qui scrutent l'azur sombre:
  «Vivez! aimez! le reste, c'est mon ombre!»
  Aimons! c'est tout. Et Dieu le veut ainsi.
  Laisse ton ciel que de froids rayons dorent!
  Tu trouveras, dans deux yeux qui t'adorent,
  Plus de beauté, plus de lumière aussi!
  Aimer, c'est voir, sentir, rêver, comprendre.
  L'esprit plus grand s'ajoute au coeur plus tendre.
  Viens! bien-aimé! n'entends-tu pas toujours
  Dans nos transports une harmonie étrange?
  Autour de nous la nature se change
  En une lyre et chante nos amours!
  Viens! aimons-nous! errons sur la pelouse.
  Ne songe plus au ciel! j'en suis jalouse!--
  Ma bien-aimée ainsi tout bas parlait,
  Avec son front posé sur sa main blanche,
  Et l'oeil rêveur d'un ange qui se penche,
  Et sa voix grave, et cet air qui me plaît;
  Belle et tranquille, et de me voir charmée,
  Ainsi tout bas parlait ma bien-aimée.
  Nos coeurs battaient; l'extase m'étouffait;
  Les fleurs du soir entr'ouvraient leurs corolles....
  Qu'avez-vous fait, arbres, de nos paroles?
  De nos soupirs, rochers, qu'avez-vous fait?
  C'est un destin bien triste que le nôtre,
  Puisqu'un tel jour s'envole comme un autre!
  O souvenir! trésor dans l'ombre accru!
  Sombre horizon des anciennes pensées!
  Chère lueur des choses éclipsées!
  Rayonnement du passé disparu!
  Comme du seuil et du dehors d'un temple,
  L'oeil de l'esprit en rêvant vous contemple!
  Quand les beaux jours font place aux jours amers,
  De tout bonheur il faut quitter l'idée;
  Quand l'espérance est tout à fait vidée,
  Laissons tomber la coupe au fond des mers.
  L'oubli! l'oubli! c'est l'onde où tout se noie;
  C'est la mer sombre où l'on jette sa joie.
  Montf., septembre, 18...--Brux..., janvier 18...
  
  
  LIVRE TROISIÈME
  LES LUTTES ET LES RÊVES
  
  
  I
  ÉCRIT SUR UN EXEMPLAIRE
  DE LA DIVINA COMMEDIA
  
  Un soir, dans le chemin je vis passer un homme
  Vêtu d'un grand manteau comme un consul de Rome,
  Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.
  Ce passant s'arrêta, fixant sur moi ses yeux
  Brillants, et si profonds, qu'ils en étaient sauvages,
  Et me dit: «J'ai d'abord été, dans les vieux âges,
  Une haute montagne emplissant l'horizon;
  Puis, âme encore aveugle et brisant ma prison,
  Je montai d'un degré dans l'échelle des êtres,
  Je fus un chêne, et j'eus des autels et des prêtres,
  Et je jetai des bruits étranges dans les airs;
  Puis je fus un lion rêvant dans les déserts,
  Parlant à la nuit sombre avec sa voix grondante;
  Maintenant, je suis homme, et je m'appelle Dante.»
  Juillet 1843.
  
  
  II
  MELANCHOLIA
  
  Écoutez. Une femme au profil décharné,
  Maigre, blême, portant un enfant étonné,
  Est là qui se lamente au milieu de la rue.
  La foule, pour l'entendre, autour d'elle se rue.
  Elle accuse quelqu'un, une autre femme, ou bien
  Son mari. Ses enfants ont faim. Elle n'a rien;
  Pas d'argent; pas de pain; à peine un lit de paille.
  L'homme est au cabaret pendant qu'elle travaille.
  Elle pleure, et s'en va. Quand ce spectre a passé,
  O penseurs, au milieu de ce groupe amassé,
  Qui vient de voir le fond d'un coeur qui se déchire,
  Qu'entendez-vous toujours? Un long éclat de rire.
  Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour,
  Avoir droit au bonheur, à la joie, à l'amour.
  Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille!
  Seule!--n'importe! elle a du courage, une aiguille!
  Elle travaille, et peut gagner dans son réduit,
  En travaillant le jour, en travaillant la nuit,
  Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile.
  Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile,
  Et chante au bord du toit tant que dure l'été.
  Mais l'hiver vient. Il fait bien froid, en vérité,
  Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe;
  Les jours sont courts, il faut allumer une lampe;
  L'huile est chère, le bois est cher, le pain est cher.
  O jeunesse! printemps! aube! en proie à l'hiver!
  La faim passe bientôt sa griffe sous la porte,
  Décroche un vieux manteau, saisit la montre, emporte
  Les meubles, prend enfin quelque humble bague d'or;
  Tout est vendu! L'enfant travaille et lutte encor;
  Elle est honnête; mais elle a, quand elle veille,
  La misère, démon, qui lui parle à l'oreille.
  L'ouvrage manque, hélas! cela se voit souvent.
  Que devenir? Un jour, ô jour sombre! elle vend
  La pauvre croix d'honneur de son vieux père, et pleure;
  Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu'elle meure!
  A dix-sept ans! grand Dieu! mais que faire?...--Voilà
  Ce qui fait qu'un matin la douce fille alla
  Droit au gouffre, et qu'enfin, à présent, ce qui monte
  A son front, ce n'est plus la pudeur, c'est la honte.
  Hélas, et maintenant, deuil et pleurs éternels!
  C'est fini. Les enfants, ces innocents cruels,
  La suivent dans la rue avec des cris de joie.
  Malheureuse! elle traîne une robe de soie,
  Elle chante, elle rit... ah! pauvre âme aux abois!
  Et le peuple sévère, avec sa grande voix,
  Souffle qui courbe un homme et qui brise une femme,
  Lui dit quand elle vient: «C'est toi? Va-t'en, infâme!»
  Un homme s'est fait riche en vendant à faux poids;
  La loi le fait juré. L'hiver, dans les temps froids,
  Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille.
  Regardez cette salle où le peuple fourmille;
  Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutez bien.
  C'est juste, puisque l'un a tout et l'autre rien.
  Ce juge,--ce marchand,--fâché de perdre une heure,
  Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,
  L'envoie au bagne, et part pour sa maison des champs.
  Tous s'en vont en disant: «C'est bien!» bons et méchants,
  Et rien ne reste là qu'un Christ pensif et pâle,
  Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.
  Un homme de génie apparaît. Il est doux,
  Il est fort, il est grand; il est utile à tous;
  Comme l'aube au-dessus de l'océan qui roule,
  Il dore d'un rayon tous les fronts de la foule;
  Il luit; le jour qu'il jette est un jour éclatant;
  Il apporte une idée au siècle qui l'attend;
  Il fait son oeuvre; il veut des choses nécessaires,
  Agrandir les esprits, amoindrir les misères;
  Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,
  Si l'on pense un peu plus, si l'on souffre un peu moins!
  Il vient.--Certes, on le va couronner!--On le hue!
  Scribes, savants, rhéteurs, les salons, la cohue,
  Ceux qui n'ignorent rien, ceux qui doutent de tout,
  Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattent l'égout,
  Tous hurlent à la fois et font un bruit sinistre.
  Si c'est un orateur ou si c'est un ministre,
  On le siffle. Si c'est un poëte, il entend
  Ce choeur: «Absurde! faux! monstrueux! révoltant!»
  Lui, cependant, tandis qu'on bave sur sa palme,
  Debout, les bras croisés, le front levé, l'oeil calme,
  Il contemple, serein, l'idéal et le beau;
  Il rêve; et, par moments, il secoue un flambeau
  Qui, sous ses pieds, dans l'ombre, éblouissant la haine,
  Éclaire tout à coup le fond de l'âme humaine;
  Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et ses jours;
  Orateur, il entasse efforts, travaux, discours;
  Il marche, il lutte! Hélas! l'injure ardente et triste,
  A chaque pas qu'il fait, se transforme et persiste.
  Nul abri. Ce serait un ennemi public,
  Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,
  Qu'il serait moins traqué de toutes les manières,
  Moins entouré de gens armés de grosses pierres,
  Moins haï!--Pour eux tous et pour ceux qui viendront,
  Il va semant la gloire, il recueille l'affront.
  Le progrès est son but, le bien est sa boussole;
  Pilote, sur l'avant du navire il s'isole;
  Tout marin, pour dompter les vents et les courants,
  Met tour à tour le cap sur des points différents,
  Et, pour mieux arriver, dévie en apparence;
  Il fait de même; aussi blâme et cris; l'ignorance
  Sait tout, dénonce tout; il allait vers le nord,
  Il avait tort; il va vers le sud, il a tort;
  Si le temps devient noir, que de rage et de joie!
  Cependant, sous le faix sa tête à la fin ploie,
  L'âge vient, il couvait un mal profond et lent,
  Il meurt. L'envie alors, ce démon vigilant,
  Accourt, le reconnaît, lui ferme la paupière,
  Prend soin de le clouer de ses mains dans la bière,
  Se penche, écoute, épie en cette sombre nuit
  S'il est vraiment bien mort, s'il ne fait pas de bruit,
  S'il ne peut plus savoir de quel nom on le nomme
  Et, s'essuyant les yeux, dit: «C'était un grand homme!»
  Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit?
  Ces doux êtres pensifs, que la lièvre maigrit?
  Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules?
  Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules;
  Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
  Dans la même prison le même mouvement.
  Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
  Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
  Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
  Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
  Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
  Aussi quelle pâleur! la cendre est sur leur joue.
  Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
  Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas!
  Ils semblent dire à Dieu: «Petits comme nous sommes,
  Notre père, voyez ce que nous font les hommes!»
  O servitude infâme imposée à l'enfant!
  Rachitisme! travail dont le souffle étouffant
  Défait ce qu'a fait Dieu: qui tue, oeuvre insensée,
  La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,
  Et qui ferait--c'est là son fruit le plus certain--
  D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin!
  Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
  Qui produit la richesse en créant la misère,
  Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil!
  Progrès dont on demande: «Où va-t-il? que veut-il?»
  Qui brise la jeunesse en fleur! qui donne, en somme,
  Une âme à la machine et la retire à l'homme!
  Que ce travail, haï des mères, soit maudit!
  Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
  Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème!
  O Dieu! qu'il soit maudit au nom du travail même,
  Au nom du vrai travail, saint, fécond, généreux,
  Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux!
  Le pesant chariot porte une énorme pierre;
  Le limonier, suant du mors à la croupière,
  Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant
  Monte, et le cheval triste a le poitrail en sang.
  Il tire, traîne, geint, tire encore et s'arrête;
  Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête;
  C'est lundi; l'homme hier buvait aux Porcherons
  Un vin plein de fureur, de cris et de jurons;
  Oh! quelle est donc la loi formidable qui livre
  L'être à l'être, et la bête effarée à l'homme ivre!
  L'animal éperdu ne peut plus faire un pas;
  Il sent l'ombre sur lui peser; il ne sait pas,
  Sous le bloc qui l'écrase et le fouet qui l'assomme,
  Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l'homme.
  Et le roulier n'est plus qu'un orage de coups
  Tombant sur ce forçat qui traîne des licous,
  Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.
  Si la corde se casse, il frappe avec le manche,
  Et, si le fouet se casse, il frappe avec le pié;
  Et le cheval, tremblant, hagard, estropié,
  Baisse son cou lugubre et sa tête égarée;
  On entend, sous les coups de la botte ferrée,
  Sonner le ventre nu du pauvre être muet!
  Il râle; tout à l'heure encore il remuait;
  Mais il ne bouge plus, et sa force est finie;
  Et les coups furieux pleuvent; son agonie
  Tente un dernier effort; son pied fait un écart,
  Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard;
  Et, dans l'ombre, pendant que son bourreau redouble,
  Il regarde Quelqu'un de sa prunelle trouble;
  Et l'on voit lentement s'éteindre, humble et terni,
  Son oeil plein des stupeurs sombres de l'infini,
  Où luit vaguement l'âme effrayante des choses.
  Hélas!
   Cet avocat plaide toutes les causes;
  Il rit des généreux qui désirent savoir
  Si blanc n'a pas raison avant de dire noir;
  Calme, en sa conscience il met ce qu'il rencontre,
  Ou le sac d'argent Pour, ou le sac d'argent Contre;
  Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut.
  Embusqué, plume au poing, dans un journal dévot,
  Comme un bandit tuerait, cet écrivain diffame.
  La foule hait cet homme et proscrit cette femme;
  Ils sont maudits. Quel est leur crime? Ils ont aimé.
  L'opinion rampante accable l'opprimé,
  Et, chatte aux pieds des forts, pour le faible est tigresse.
  De l'inventeur mourant le parasite engraisse.
  Le monde parle, assure, affirme, jure, ment,
  Triche, et rit d'escroquer la dupe Dévouement.
  Le puissant resplendit et du destin se joue;
  Derrière lui, tandis qu'il marche et fait la roue,
  Sa fiente épanouie engendre son flatteur.
  Les nains sont dédaigneux de toute leur hauteur.
  O hideux coin de rue où le chiffonnier morne
  Va, tenant à la main sa lanterne de corne,
  Vos tas d'ordures sont moins noirs que les vivants!
  Qui, des vents ou des coeurs, est le plus sûr? Les vents.
  Cet homme ne croit rien et fait semblant de croire;
  Il a l'oeil clair, le front gracieux, l'âme noire;
  Il se courbe; il sera votre maître demain.
  Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin;
  Ton feutre humble et troué s'ouvre à l'air qui le mouille;
  Sous la pluie et le temps ton crâne nu se rouille;
  Le chaud est ton tyran, le froid est ton bourreau;
  Ton vieux corps grelottant tremble sous ton sarrau;
  Ta cahute, au niveau du fossé de la route,
  Offre son toit de mousse à la chèvre qui broute;
  Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noir
  Pour manger le matin et pour jeûner le soir;
  Et, fantôme suspect devant qui l'on recule,
  Regardé de travers quand vient le crépuscule,
  Pauvre au point d'alarmer les allants et venants,
  Frère sombre et pensif des arbres frissonnants,
  Tu laisses choir tes ans ainsi qu'eux leur feuillage;
  Autrefois, homme alors dans la force de l'âge,
  Quand tu vis que l'Europe implacable venait,
  Et menaçait Paris et notre aube qui naît,
  Et, mer d'hommes, roulait vers la France effarée,
  Et le Russe et le Hun sur la terre sacrée
  Se ruer, et le nord revomir Attila,
  Tu te levas, tu pris ta fourche; en ces temps-là,
  Tu fus, devant les rois qui tenaient la campagne,
  Un des grands paysans de la grande Champagne.
  C'est bien. Mais, vois, là-bas, le long du vert sillon,
  Une calèche arrive, et, comme un tourbillon,
  Dans la poudre du soir qu'à ton front tu secoues,
  Mêle l'éclair du fouet au tonnerre des roues.
  Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas! Ce passant
  Fit sa fortune à l'heure où tu versais ton sang;
  Il jouait à la baisse, et montait à mesure
  Que notre chute était plus profonde et plus sûre;
  Il fallait un vautour à nos morts; il le fut;
  Il fit, travailleur âpre et toujours à l'affût,
  Suer à nos malheurs des châteaux et des rentes;
  Moscou remplit ses prés de meules odorantes;
  Pour lui, Leipsick payait des chiens et des valets,
  Et la Bérésina charriait un palais;
  Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs, des charmilles,
  Des parcs dans Paris même ouvrant leurs larges grilles,
  Des jardins où l'on voit le cygne errer sur l'eau,
  Un million joyeux sortit de Waterloo;
  Si bien que du désastre il a fait sa victoire,
  Et que, pour la manger, et la tordre, et la boire,
  Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher,
  A coupé sur la France une livre de chair.
  Or, de vous deux, c'est toi qu'on hait, lui qu'on vénère;
  Vieillard, tu n'es qu'un gueux, et ce millionnaire,
  C'est l'honnête homme. Allons, debout, et chapeau bas!
  Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.
  Les multitudes vont et viennent dans les rues.
  Foules! sillons creusés par ces mornes charrues:
  Nuit, douleur, deuil! champ triste où souvent a germé
  Un épi qui fait peur à ceux qui l'ont semé!
  Vie et mort! onde où l'hydre à l'infini s'enlace!
  Peuple océan jetant l'écume populace!
  Là sont tous les chaos et toutes les grandeurs;
  Là, fauve, avec ses maux, ses horreurs, ses laideurs,
  Ses larves, désespoirs, haines, désirs, souffrances,
  Qu'on distingue à travers de vagues transparences,
  Ses rudes appétits, redoutables aimants,
  Ses prostitutions, ses avilissements,
  Et la fatalité de ses moeurs imperdables,
  La misère épaissit ses couches formidables.
  Les malheureux sont là, dans le malheur reclus.
  L'indigence, flux noir, l'ignorance, reflux,
  Montent, marée affreuse, et, parmi les décombres,
  Roulent l'obscur filet des pénalités sombres.
  Le besoin fuit le mal qui le tente et le suit,
  Et l'homme cherche l'homme à tâtons; il fait nuit;
  Les petits enfants nus tendent leurs mains funèbres;
  Le crime, antre béant, s'ouvre dans ces ténèbres;
  Le vent secoue et pousse, en ses froids tourbillons,
  Les âmes en lambeaux dans les corps en haillons;
  Pas de coeur où ne croisse une aveugle chimère.
  Qui grince des dents? L'homme. Et qui pleure? La mère.
  Qui sanglote? La vierge aux yeux hagards et doux.
  Qui dit: «J'ai froid?» L'aïeule. Et qui dit: «J'ai faim?» Tous!
  Et le fond est horreur, et la surface est joie.
  Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie,
  Et sur le pâle amas des cris et des douleurs,
  Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs!
  Ceux-là sont les heureux. Ils n'ont qu'une pensée:
  A quel néant jeter la journée insensée?
  Chiens, voitures, chevaux! centre au reflet vermeil!
  Poussière dont les grains semblent d'or au soleil!
  Leur vie est aux plaisirs sans fin, sans but, sans trêve,
  Et se passe à tâcher d'oublier dans un rêve
  L'enfer au-dessous d'eux et le ciel au-dessus.
  Quand on voile Lazare, on efface Jésus.
  Ils ne regardent pas dans les ombres moroses.
  Ils n'admettent que l'air tout parfumé de roses,
  La volupté, l'orgueil, l'ivresse, et le laquais
  Ce spectre galonné du pauvre, à leurs banquets.
  Les fleurs couvrent les seins et débordent des vases.
  Le bal, tout frissonnant de souffles et d'extases,
  Rayonne, étourdissant ce qui s'évanouit;
  Éden étrange fait de lumière et de nuit.
  Les lustres aux plafonds laissent pendre leurs flammes,
  Et semblent la racine ardente et pleine d'âmes
  De quelque arbre céleste épanoui plus haut.
  Noir paradis dansant sur l'immense cachot!
  Ils savourent, ravis, l'éblouissement sombre
  Des beautés, des splendeurs, des quadrilles sans nombre,
  Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs.
  Les valses, visions, passent dans les miroirs.
  Parfois, comme aux forêts la fuite des cavales,
  Les galops effrénés courent; par intervalles,
  Le bal reprend haleine; on s'interrompt, on fuit,
  On erre, deux à deux, sous les arbres sans bruit;
  Puis, folle, et rappelant les ombres éloignées;
  La musique, jetant les notes à poignées,
  Revient, et les regards s'allument, et l'archet,
  Bondissant, ressaisit la foule qui marchait.
  O délire! et d'encens et de bruit enivrées,
  L'heure emporte en riant les rapides soirées,
  Et les nuits et les jours, feuilles mortes des deux.
  D'autres, toute la nuit, roulent les dés joyeux,
  Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu'ils caressent,
  Où des spectres riants ou sanglants apparaissent,
  Leur soif de l'or, penchée autour d'un tapis vert,
  Jusqu'à ce qu'au volet le jour bâille entr'ouvert,
  Poursuit le pharaon, le lansquenet ou l'hombre,
  Et, pendant qu'on gémit et qu'on frémit dans l'ombre,
  Pendant que les greniers grelottent sous les toits,
  Que les fleuves, passants pleins de lugubres voix,
  Heurtent aux grands quais blancs les glaçons qu'ils charrient.
  Tous ces hommes contents de vivre, boivent, rient,
  Chantent; et, par moments, on voit, au-dessus d'eux,
  Deux poteaux soutenant un triangle hideux,
  Qui sortent lentement du noir pavé des villes...--
  O forêts! bois profonds! solitudes! asiles!
  Paris, juillet 1838.
  
  
  III
  SATURNE
  
  I
  Il est des jours de brume et de lumière vague,
  Où l'homme, que la vie à chaque instant confond,
  Étudiant la plante, ou l'étoile, ou la vague,
  S'accoude au bord croulant du problème sans fond;
  Où le songeur, pareil aux antiques augures,
  Cherchant Dieu, que jadis plus d'un voyant surprit,
  Médite en regardant fixement les figures
   Qu'on a dans l'ombre de l'esprit;
  Où, comme en s'éveillant on voit, en reflets sombres.
  Des spectres du dehors errer sur le plafond,
  Il sonde le destin, et contemple les ombres
  Que nos rêves jetés parmi les choses font!
  Des heures où, pourvu qu'on ait à sa fenêtre
  Une montagne, un bois, l'océan qui dit tout,
  Le jour prêt à mourir ou l'aube prête à naître,
   En soi-même on voit tout à coup
  Sur l'amour, sur les biens qui tous nous abandonnent,
  Sur l'homme, masque vide et fantôme rieur,
  Éclore des clartés effrayantes qui donnent
  Des éblouissements à l'oeil intérieur;
  De sorte qu'une fois que ces visions glissent
  Devant notre paupière en ce vallon d'exil,
  Elles n'en sortent plus et pour jamais emplissent
   L'arcade sombre du sourcil!
  
  II
  Donc, puisque j'ai parlé de ces heures de doute
  Où l'on trouve le calme et l'autre le remords,
  Je ne cacherai pas au peuple qui m'écoute
  Que je songe souvent à ce que font les morts;
  Et que j'en suis venu--tant la nuit étoilée
  A fatigué de fois mes regards et mes voeux,
  Et tant une pensée inquiète est mêlée
   Aux racines de mes cheveux!--
  A croire qu'à la mort, continuant sa route,
  L'âme, se souvenant de son humanité,
  Envolée à jamais sous la céleste voûte,
  A franchir l'infini passait l'éternité!
  Et que les morts voyaient l'extase et la prière,
  Nos deux rayons, pour eux grandir bien plus encore,
  Et qu'ils étaient pareils à la mouche ouvrière,
   Au vol rayonnant, aux pieds d'or,
  Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes,
  Semble une âme visible en ce monde réel,
  Et, leur disant tout bas quelque mystère à toutes,
  Leur laisse le parfum en leur prenant le miel!
  Et qu'ainsi, faits vivants par le sépulcre même,
  Nous irions tous un jour, dans l'espace vermeil,
  Lire l'oeuvre infinie et l'éternel poëme,
   Vers à vers, soleil à soleil!
  Admirer tout système en ses formes fécondes,
  Toute création dans sa variété,
  Et, comparant à Dieu chaque face des mondes,
  Avec l'âme de tout confronter leur beauté!
  Et que chacun ferait ce voyage des âmes,
  Pourvu qu'il ait souffert, pourvu qu'il ait pleuré.
  Tous! hormis les méchants, dont les esprits infâmes
   Sont comme un livre déchiré.
  Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire,
  Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir,
  Châtiés à la fois par le ciel et la terre,
  Par l'aspiration et par le souvenir!
  
  III
  Saturne! sphère énorme! astre aux aspects funèbres!
  Bagne du ciel! prison dont le soupirail luit!
  Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres!
   Enfer fait d'hiver et de nuit!
  Son atmosphère flotte en zones tortueuses.
  Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur,
  Font, dans son ciel d'airain, deux arches monstrueuses
  D'où tombe une éternelle et profonde terreur.
  Ainsi qu'une araignée au centre de sa toile,
  Il tient sept lunes d'or qu'il lie à ses essieux;
  Pour lui, notre soleil, qui n'est plus qu'une étoile,
   Se perd, sinistre, au fond des cieux!
  Les autres univers, l'entrevoyant dans l'ombre,
  Se sont épouvantés de ce globe hideux.
  Tremblants, ils l'ont peuplé de chimères sans nombre,
  En le voyant errer formidable autour d'eux!
  
  IV
  Oh! ce serait vraiment un mystère sublime
  Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau,
  Qui flamboie à nos yeux ouvert comme un abîme,
   Fût l'intérieur du tombeau!
  Que tout se révélât à nos paupières closes!
  Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés!...
  Qu'en est-il de ce rêve et de bien d'autres choses?
  Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez.
  
  V
  Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,
  Le patriarche, ému d'un redoutable effroi,
  Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère
   Ont fait des songes comme moi;
  
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