L'éducation sentimentale, v. 2 - 12

qu'il n'avait pas bougé de sa chambre; son adversaire accumula
les chances mauvaises; MM. Dambreuse et de Grémonville eux-mêmes
s'amusaient. Puis ils complimentèrent Frédéric, tout en regrettant
qu'il n'employât pas ses facultés à la défense de l'ordre; et leur
poignée de main fut cordiale; il pouvait désormais compter sur eux.
Enfin, comme tout le monde s'en allait, le vicomte s'inclina très bas
devant Cécile:
«Mademoiselle, j'ai bien l'honneur de vous souhaiter le bonsoir.»
Elle répondit d'un ton sec:
«Bonsoir!» Mais elle envoya un sourire à Martinon.
Le père Roque, pour continuer sa discussion avec Arnoux, lui proposa de
le reconduire «ainsi que madame», leur route étant la même. Louise et
Frédéric marchaient devant. Elle avait saisi son bras; et, quand elle
fut un peu loin des autres:
«Ah! enfin! enfin! Ai-je assez souffert toute la soirée! Comme ces
femmes sont méchantes! Quels airs de hauteur!»
Il voulut les défendre.
«D'abord, tu pouvais bien me parler en entrant, depuis un an que tu
n'es venu!
--Il n'y a pas un an, dit Frédéric, heureux de la reprendre sur ce
détail pour esquiver les autres.
--Soit! Le temps m'a paru long, voilà tout! Mais, pendant cet
abominable dîner, c'était à croire que tu avais honte de moi! Ah! je
comprends, je n'ai pas ce qu'il faut pour plaire comme elles.
--Tu te trompes, dit Frédéric.
--Vraiment! Jure-moi que tu n'en aimes aucune?»
Il jura.
«Et c'est moi seule que tu aimes?
--Parbleu!»
Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait voulu se perdre dans les
rues pour se promener ensemble toute la nuit.
«J'ai été si tourmentée là-bas! On ne parlait que de barricades! Je te
voyais tombant sur le dos, couvert de sang! Ta mère était dans son lit,
avec ses rhumatismes. Elle ne savait rien. Il fallait me taire! Je n'y
tenais plus! Alors, j'ai pris Catherine.»
Et elle lui conta son départ, toute sa route et le mensonge fait à son
père.
«Il me ramène dans deux jours. Viens demain soir, comme par hasard, et
profites-en pour me demander en mariage.»
Jamais Frédéric n'avait été plus loin du mariage. D'ailleurs, Mlle
Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle
différence avec une femme comme Mme Dambreuse! Un bien autre avenir
lui était réservé! Il en avait la certitude aujourd'hui; aussi
n'était-ce pas le moment de s'engager, par un coup de cœur, dans
une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être
positif;--et puis il avait revu Mme Arnoux. Cependant la franchise de
Louise l'embarrassait. Il répliqua.
«As-tu bien réfléchi à cette démarche?
--Comment!» s'écria-t-elle, glacée de surprise et d'indignation.
Il dit que se marier actuellement serait une folie.
«Ainsi tu ne veux pas de moi?
--Mais tu ne me comprends pas!»
Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour lui faire
entendre qu'il était retenu par des considérations majeures, qu'il
avait des affaires à n'en plus finir, que même sa fortune était
compromise (Louise tranchait tout d'un mot net), enfin que les
circonstances politiques s'y opposaient. Donc le plus raisonnable était
de patienter quelque temps. Les choses s'arrangeraient sans doute,
du moins il l'espérait; et, comme il ne trouvait plus de raisons, il
feignit de se rappeler brusquement qu'il aurait dû être depuis deux
heures chez Dussardier.
Puis, ayant salué les autres, il s'enfonça dans la rue Hauteville, fit
le tour du Gymnase, revint sur le boulevard et monta en courant les
quatre étages de Rosanette.
M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille à l'entrée de
la rue Saint-Denis. Ils s'en retournèrent sans rien dire; lui, n'en
pouvant plus d'avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude;
elle s'appuyait même sur son épaule. C'était le seul homme qui eût
montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour
lui pleine d'indulgence. Cependant il gardait un peu de rancune contre
Frédéric.
«As-tu vu sa mine lorsqu'il a été question du portrait? Quand je te
disais qu'il est son amant? Tu ne voulais pas me croire.
--Oh! oui, j'avais tort!»
Arnoux, content de son triomphe, insista.
«Je parie même qu'il nous a lâchés tout à l'heure pour aller la
rejoindre! Il est maintenant chez elle, va! Il y passe la nuit.»
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
«Mais tu trembles!
--C'est que j'ai froid», reprit-elle.
Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la chambre de
Catherine, et, la secouant par l'épaule.
«Lève-toi!... vite! plus vite! et va me chercher un fiacre.»
Catherine lui répondit qu'il n'y en avait plus à cette heure.
«Tu vas m'y conduire toi-même alors?
--Où donc?
--Chez Frédéric!
--Pas possible! A cause?»
C'était pour lui parler. Elle ne pouvait attendre. Elle voulait le voir
tout de suite.
«Y pensez-vous! Se présenter comme ça dans une maison au milieu de la
nuit! D'ailleurs, à présent, il dort!
--Je le réveillerai!
--Mais ce n'est pas convenable pour une demoiselle!
--Je ne suis pas une demoiselle! Je suis sa femme! Je l'aime! Allons,
mets ton châle.»
Catherine, debout au bord de son lit, réfléchissait. Elle finit par
dire:
«Non! Je ne veux pas!
--Eh bien, reste! Moi, j'y vais!»
Louise glissa comme une couleuvre dans l'escalier. Catherine s'élança
par derrière, la rejoignit sur le trottoir. Ses représentations furent
inutiles, et elle la suivait, tout en achevant de nouer sa camisole. Le
chemin lui parut extrêmement long. Elle se plaignait de ses vieilles
jambes.
«Après ça, moi, je n'ai pas ce qui vous pousse, dame!»
Puis elle s'attendrissait.
«Pauvre cœur! Il n'y a encore que ta Catau, vois-tu!»
Des scrupules de temps en temps la reprenaient.
«Ah! vous me faites faire quelque chose de joli! Si votre père se
réveillait! Seigneur Dieu! Pourvu qu'un malheur n'arrive pas!»
Devant le théâtre des Variétés, une patrouille de gardes nationaux les
arrêta. Louise dit tout de suite qu'elle allait avec sa bonne dans la
rue Rumfort chercher un médecin. On les laissa passer.
Au coin de la Madeleine, elles rencontrèrent une seconde patrouille;
et, Louise ayant donné la même explication, un des citoyens reprit:
«Est-ce pour une maladie de neuf mois, ma petite chatte?
--Gougibaud! s'écria le capitaine, pas de polissonneries dans les
rangs!--Mesdames, circulez!»
Malgré l'injonction, les traits d'esprit continuèrent:
«Bien du plaisir!
--Mes respects au docteur!
--Prenez garde au loup!
--Ils aiment à rire, remarqua tout haut Catherine. C'est jeune!»
Enfin elles arrivèrent chez Frédéric. Louise tira la sonnette avec
vigueur plusieurs fois. La porte s'entre-bâilla, et le concierge
répondit à sa demande:
«Non!
--Mais il doit être couché?
--Je vous dis que non! Voilà près de trois mois qu'il ne couche pas
chez lui!»
Et le petit carreau de la loge retomba nettement comme une guillotine.
Elles restaient dans l'obscurité, sous la voûte. Une voix furieuse leur
cria:
«Sortez donc!»
La porte se rouvrit, elles sortirent.
Louise fut obligée de s'asseoir sur une borne, et elle pleura, la tête
dans ses mains, abondamment, de tout son cœur. Le jour se levait, des
charrettes passaient.
Catherine la ramena en la soutenant, en la baisant, en lui disant
toutes sortes de bonnes choses tirées de son expérience. Il ne fallait
pas se faire tant de mal pour les amoureux. Si celui-là manquait, elle
en trouverait d'autres!


III

Quand l'enthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se fut calmé,
elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit l'habitude
insensiblement de vivre chez elle.
Le meilleur de la journée, c'était le matin sur leur terrasse. En
caraco de batiste et pieds nus dans ses pantoufles, elle allait et
venait autour de lui, nettoyait la cage de ses serins, donnait de
l'eau à ses poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feu dans
la caisse remplie de terre, d'où s'élevait un treillage de capucines
garnissant le mur. Puis, accoudés sur leur balcon, ils regardaient
ensemble les voitures, les passants; et on se chauffait au soleil,
on faisait des projets pour la soirée. Il s'absentait pendant deux
heures tout au plus; ensuite, ils allaient dans un théâtre quelconque,
aux avant-scènes; et Rosanette, un gros bouquet de fleurs à la main,
écoutait les instruments, tandis que Frédéric, penché à son oreille,
lui contait des choses joviales ou galantes. D'autres fois, ils
prenaient une calèche pour les conduire au bois de Boulogne, ils
se promenaient tard, jusqu'au milieu de la nuit. Enfin, ils s'en
revenaient par l'Arc de Triomphe et la grande avenue, en humant l'air,
avec les étoiles sur leur tête, et, jusqu'au fond de la perspective,
tous les becs de gaz alignés comme un double cordon de perles
lumineuses.
Frédéric l'attendait toujours quand ils devaient sortir; elle était
fort longue à disposer autour de son menton les deux rubans de la
capote et elle se souriait à elle-même devant son armoire à glace. Puis
elle passait son bras sur le sien et le forçait à se mirer près d'elle.
«Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte à côte! Ah! pauvre
amour, je te mangerais!»
Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle en avait sur le
visage un rayonnement continu, en même temps qu'elle paraissait plus
langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes; et, sans pouvoir
dire de quelle façon, il la trouvait changée cependant.
Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très importante que le
sieur Arnoux venait de monter un magasin de blanc à une ancienne
ouvrière de sa fabrique; il y venait tous les soirs, «dépensait
beaucoup, pas plus tard que l'autre semaine, lui avait même donné un
ameublement de palissandre».
«Comment le sais-tu? dit Frédéric.
--Oh! j'en suis sûre!»
Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des informations. Elle
aimait donc bien Arnoux, pour s'en occuper si fortement! Il se contenta
de lui répondre:
«Qu'est-ce que cela te fait?»
Rosanette eut l'air surprise de cette demande.
«Mais la canaille me doit de l'argent! N'est-ce pas abominable de le
voir entretenir des gueuses!»
Puis, avec une expression de haine triomphante:
«Au reste, elle se moque de lui joliment! Elle a trois autres
particuliers. Tant mieux! et qu'elle le mange jusqu'au dernier liard,
j'en serai contente!»
Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la Bordelaise, avec
l'indulgence des amours séniles.
Sa fabrique ne marchait plus; l'ensemble de ses affaires était
pitoyable; si bien que, pour les remettre à flot, il pensa d'abord
à établir un café chantant, où l'on n'aurait chanté rien que des
œuvres patriotiques; le ministre lui accordant une subvention, cet
établissement serait devenu tout à la fois un foyer de propagande et
une source de bénéfices. La direction du pouvoir ayant changé, c'était
une chose impossible. Maintenant, il rêvait une grande chapellerie
militaire. Les fonds lui manquaient pour commencer.
Il n'était pas plus heureux dans son intérieur domestique.
Mme Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu rude.
Marthe se rangeait toujours du côté de son père. Cela augmentait le
désaccord, et la maison devenait intolérable. Souvent, il en partait
dès le matin, passait sa journée à faire de longues courses pour
s'étourdir, puis dînait dans un cabaret de campagne, en s'abandonnant à
ses réflexions.
L'absence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Il lui demanda
un rendez-vous. Donc, il parut une après-midi, le supplia de venir le
voir comme autrefois et en obtint la promesse.
Frédéric n'osait retourner chez Mme Arnoux. Il lui semblait l'avoir
trahie. Mais cette conduite était bien lâche. Les excuses manquaient.
Il faudrait en finir par là! et, un soir, il se mit en marche.
Comme la pluie tombait, il venait d'entrer dans le passage Jouffroy
quand, sous la lumière des devantures, un gros petit homme en casquette
l'aborda. Frédéric n'eut pas de peine à reconnaître Compain, cet
orateur dont la motion avait causé tant de rires au club.
Il s'appuyait sur le bras d'un individu affublé d'un bonnet rouge de
zouave, la lèvre supérieure très longue, le teint jaune comme une
orange, la mâchoire couverte d'une barbiche, et qui le contemplait avec
de gros yeux lubrifiés d'admiration.
Compain, sans doute, en était fier, car il dit:
«Je vous présente ce gaillard-là! C'est un bottier de mes amis, un
patriote! Prenons-nous quelque chose?»
Frédéric l'ayant remercié, il tonna immédiatement contre la proposition
Rateau, une manœuvre des aristocrates. Pour en finir il fallait
recommencer 93! Puis, il s'informa de Regimbart et de quelques
autres aussi fameux, tels que Masselin, Sanson, Lecornu, Maréchal,
et un certain Deslauriers, compromis dans l'affaire des carabines
interceptées dernièrement à Troyes.
Tout cela était nouveau pour Frédéric. Compain n'en savait pas
davantage. Il le quitta en disant:
«A bientôt, n'est-ce pas, car vous en êtes?
--De quoi?
--De la tête de veau!
--Quelle tête de veau?
--Ah! farceur!» reprit Compain, en lui donnant une tape sur le ventre.
Et les deux terroristes s'enfoncèrent dans un café.
Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus à Deslauriers. Il était
sur le trottoir de la rue Paradis, devant une maison, et il regardait
au second étage, derrière des rideaux, la lueur d'une lampe.
Enfin, il monta l'escalier.
«Arnoux y est-il?»
La femme de chambre répondit:
«Non! mais entrez tout de même.»
Et, ouvrant brusquement une porte:
«Madame, c'est M. Moreau!»
Elle se leva plus pâle que sa collerette. Elle tremblait.
«Qui me vaut l'honneur... d'une visite... aussi imprévue?
--Rien! Le plaisir de revoir d'anciens amis!»
Et tout en s'asseyant:
«Comment va ce bon Arnoux?
--Parfaitement! il est sorti.
--Ah! je comprends! toujours ses vieilles habitudes du soir; un peu de
distraction!
--Pourquoi pas? Après une journée de calculs, la tête a besoin de se
reposer!»
Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge irritait
Frédéric; et, désignant sur ses genoux un morceau de drap noir avec
des soutaches bleues:
«Qu'est-ce que vous faites là?
--Une veste que j'arrange pour ma fille.
--A propos, je ne l'aperçois pas, où est-elle donc?
--Dans une pension», reprit Mme Arnoux.
Des larmes lui vinrent aux yeux; elle les retenait, en poussant
son aiguille rapidement. Il avait pris par contenance un numéro de
l'_Illustration_, sur la table, près d'elle.
«Ces caricatures de Cham sont très drôles, n'est-ce pas?
--Oui.»
Puis ils retombèrent dans leur silence.
Une rafale ébranla tout à coup les carreaux.
«Quel temps! dit Frédéric.
--En effet, c'est bien aimable d'être venu par cette horrible pluie!
--Oh! moi, je m'en moque! Je ne suis pas comme ceux qu'elle empêche
sans doute d'aller à leurs rendez-vous!
--Quels rendez-vous? demanda-t-elle naïvement.
--Vous ne vous rappelez pas?»
Un frisson la saisit, et elle baissa la tête.
Il lui posa doucement la main sur le bras.
«Je vous assure que vous m'avez fait bien souffrir!»
Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix:
«Mais j'avais peur pour mon enfant!»
Elle lui conta la maladie du petit Eugène et toutes les angoisses de
cette journée.
«Merci! merci! Je ne doute plus! je vous aime comme toujours!
--Eh non! ce n'est pas vrai!
--Pourquoi?»
Elle le regarda froidement.
«Vous oubliez l'autre! Celle que vous promenez aux courses! La femme
dont vous avez le portrait, votre maîtresse!
--Eh bien, oui! s'écria Frédéric, je ne nie rien! Je suis un misérable!
écoutez-moi!» S'il l'avait eue, c'était par désespoir, comme on se
suicide. Du reste, il l'avait rendue fort malheureuse, pour se venger
sur elle de sa propre honte. «Quel supplice! Vous ne comprenez pas?»
Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la main; et ils
fermèrent les yeux, absorbés dans une ivresse qui était comme un
bercement doux et infini. Puis ils restèrent à se contempler, face à
face, l'un près de l'autre.
«Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus?»
Elle répondit d'une voix basse, pleine de caresses:
«Non! En dépit de tout, je sentais au fond de mon cœur que cela était
impossible et qu'un jour l'obstacle entre nous deux s'évanouirait!
--Moi aussi! et j'avais des besoins de vous revoir, à en mourir!
--Une fois, reprit-elle, dans le Palais-Royal, j'ai passé à côté de
vous!
--Vraiment?»
Et il lui dit le bonheur qu'il avait eu en la retrouvant chez les
Dambreuse.
«Mais comme je vous détestais le soir, en sortant de là!
--Pauvre garçon!
--Ma vie est si triste!
--Et la mienne!... S'il n'y avait que les chagrins, les inquiétudes,
les humiliations, tout ce que j'endure comme épouse et comme mère,
puisqu'on doit mourir, je ne me plaindrais pas; ce qu'il y a d'affreux,
c'est ma solitude, sans personne...
--Mais je suis là, moi!
--Oh! oui!»
Un sanglot de tendresse l'avait soulevée. Ses bras s'écartèrent, et ils
s'étreignirent debout dans un long baiser.
Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près d'eux,
Rosanette. Mme Arnoux l'avait reconnue; ses yeux, ouverts démesurément,
l'examinaient, tout pleins de surprise et d'indignation. Enfin,
Rosanette lui dit:
«Je viens parler à M. Arnoux pour affaires.
--Il n'y est pas, vous le voyez.
--Ah! c'est vrai! reprit la Maréchale, «votre bonne avait raison! Mille
excuses!»
Et, se tournant vers Frédéric:
«Te voilà ici, toi?»
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme un
soufflet en plein visage.
«Il n'y est pas, je vous le répète!»
Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement:
«Rentrons-nous? J'ai un fiacre en bas.»
Il faisait semblant de ne pas entendre.
«Allons, viens!
--Ah! oui! c'est une occasion! Partez! partez!» dit Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir encore; et un
rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de l'escalier. Frédéric
poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d'elle, et, pendant
toute la route, ne prononça pas un mot.
L'infamie dont le rejaillissement l'outrageait, c'était lui-même qui
en était cause. Il éprouvait tout à la fois la honte d'une humiliation
écrasante et le regret de sa félicité; quand il allait enfin la saisir,
elle était devenue irrévocablement impossible!--et par la faute de
celle-là, de cette fille, de cette catin. Il aurait voulu l'étrangler;
il étouffait. Rentrés chez eux, il jeta son chapeau sur un meuble,
arracha sa cravate.
«Ah! tu viens de faire quelque chose de propre, avoue-le!»
Elle se campa fièrement devant lui.
«Eh bien, après? Où est le mal?
--Comment! Tu m'espionnes?
--Est-ce ma faute? Pourquoi vas-tu te divertir chez les femmes
honnêtes?
--N'importe! Je ne veux pas que tu les insultes.
--En quoi l'ai-je insultée?»
Il n'eut rien à répondre, et d'un accent plus haineux:
«Mais, l'autre fois, au Champ de Mars...
--Ah! tu nous ennuies avec tes anciennes!
--Misérable!»
Il leva le poing.
«Ne me tue pas! Je suis enceinte!»
Frédéric se recula.
«Tu mens!
--Mais regarde-moi!»
Elle prit un flambeau, et, montrant son visage:
«T'y connais-tu?»
De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement
bouffie. Frédéric ne nia pas l'évidence. Il alla ouvrir la fenêtre, fit
quelques pas de long en large, puis s'affaissa dans un fauteuil.
Cet événement était une calamité, qui d'abord ajournait leur
rupture,--et puis bouleversait tous ses projets. L'idée d'être père,
d'ailleurs, lui paraissait grotesque, inadmissible. Mais pourquoi? Si,
au lieu de la Maréchale...? Et sa rêverie devint tellement profonde,
qu'il eut une sorte d'hallucination. Il voyait là, sur le tapis,
devant la cheminée, une petite fille. Elle ressemblait à Mme Arnoux et
à lui-même, un peu:--brune et blanche, avec des yeux noirs, de très
grands sourcils, un ruban rose dans ses cheveux bouclants! (Oh! comme
il l'aurait aimée!) Et il lui semblait entendre sa voix: «Papa! papa!»
Rosanette, qui venait de se déshabiller, s'approcha de lui, aperçut une
larme à ses paupières et le baisa sur le front gravement. Il se leva en
disant:
«Parbleu! On ne le tuera pas, ce marmot!»
Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un garçon, bien sûr! On
l'appellerait Frédéric. Il fallait commencer son trousseau;--et, en
la voyant si heureuse, une pitié le prit. Comme il ne ressentait
maintenant aucune colère, il voulut savoir la raison de sa démarche
tout à l'heure.
C'est que Mlle Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-là même, un billet
protesté depuis longtemps; et elle avait couru chez Arnoux pour avoir
de l'argent.
«Je t'en aurais donné! dit Frédéric.
--C'était plus simple de prendre là-bas ce qui m'appartient et de
rendre à l'autre ses mille francs.
--Est-ce au moins tout ce que tu lui dois?»
Elle répondit:
«Certainement!»
Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée par le portier),
Frédéric se rendit chez Mlle Vatnaz.
Il se cogna dans l'antichambre contre les meubles entassés. Mais un
bruit de voix et de musique le guidait. Il ouvrit une porte et tomba
au milieu d'un _raout_. Debout, devant le piano que touchait une
demoiselle en lunettes, Delmar, sérieux comme un pontife, déclamait
une poésie humanitaire sur la prostitution, et sa voix caverneuse
roulait, soutenue par les accords plaqués. Un rang de femmes occupait
la muraille, vêtues généralement de couleurs sombres, sans col de
chemises ni manchettes. Cinq ou six hommes, tous des penseurs, étaient
çà et là sur des chaises. Il y avait dans un fauteuil un ancien
fabuliste, une ruine;--et l'odeur âcre de deux lampes se mêlait à
l'arôme du chocolat, qui emplissait des bols encombrant la table à jeu.
Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des reins, se tenait à un
coin de la cheminée. Dussardier était à l'autre bout en face; il
avait l'air un peu embarrassé de sa position. D'ailleurs, ce milieu
artistique l'intimidait.
La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar? non peut-être. Cependant elle
semblait jalouse du brave commis; et, Frédéric ayant réclamé d'elle
un mot d'entretien, elle lui fit signe de passer avec eux dans sa
chambre. Quand les mille francs furent alignés, elle demanda en plus
les intérêts.
«Ça n'en vaut pas la peine! dit Dussardier.
--Tais-toi donc!»
Cette lâcheté d'un homme si courageux fut agréable à Frédéric comme
une justification de la sienne. Il rapporta le billet et ne reparla
jamais de l'esclandre chez Mme Arnoux. Mais, dès lors, toutes les
défectuosités de la Maréchale lui apparurent.
Elle avait un mauvais goût irrémédiable, une incompréhensible paresse,
une ignorance de sauvage, jusqu'à considérer comme très célèbre le
docteur Desrogis; et elle était fière de le recevoir, lui et son
épouse, parce que c'étaient «des gens mariés». Elle régentait d'un air
pédantesque sur les choses de la vie Mlle Irma, pauvre petite créature
douée d'une petite voix, ayant pour protecteur un monsieur «très bien»,
ex-employé dans les douanes, et fort aux tours de cartes; Rosanette
l'appelait «mon gros loulou». Frédéric ne pouvait souffrir non plus la
répétition de ses mots bêtes tels que: «Du flan! A Chaillot! On n'a
jamais pu savoir», etc.; et elle s'obstinait à épousseter le matin
ses bibelots avec une paire de vieux gants blancs! Il était révolté
surtout par ses façons envers sa bonne,--dont les gages étaient sans
cesse arriérés, et qui même lui prêtait de l'argent. Les jours qu'elles
réglaient leurs comptes, elles se chamaillaient comme deux poissardes,
puis on se réconciliait en s'embrassant. Le tête-à-tête devenait
triste. Ce fut un soulagement pour lui, quand les soirées de Mme
Dambreuse recommencèrent.
Celle-là, au moins, l'amusait! Elle savait les intrigues du monde,
les mutations d'ambassadeurs, le personnel des couturières; et, s'il
lui échappait des lieux communs, c'était dans une formule tellement
convenue, que sa phrase pouvait passer pour une déférence ou pour une
ironie. Il fallait la voir au milieu de vingt personnes qui causaient,
n'en oubliant aucune, amenant les réponses qu'elle voulait, évitant les
périlleuses! Des choses très simples, racontées par elle, semblaient
des confidences; le moindre de ses sourires faisait rêver; son charme
enfin, comme l'exquise odeur qu'elle portait ordinairement, était
complexe et indéfinissable. Frédéric, dans sa compagnie, éprouvait
chaque fois le plaisir d'une découverte, et cependant il la retrouvait
toujours avec sa même sérénité, pareille au miroitement des eaux
limpides. Mais pourquoi ses manières envers sa nièce avaient-elles tant
de froideur? Elle lui lançait même, par moments, de singuliers coups
d'œil.
Dès qu'il fut question de mariage, elle avait objecté à M. Dambreuse
la santé de «la chère enfant» et l'avait emmenée tout de suite aux
bains de Balaruc. A son retour, des prétextes nouveaux avaient surgi:
le jeune homme manquait de position, ce grand amour ne paraissait pas
sérieux, on ne risquait rien d'attendre. Martinon avait répondu qu'il
attendrait. Sa conduite fut sublime. Il prôna Frédéric. Il fit plus: il
le renseigna sur les moyens de plaire à Mme Dambreuse, laissant même
entrevoir qu'il connaissait, par la nièce, les sentiments de la tante.
Quant à M. Dambreuse, loin de montrer de la jalousie, il entourait
d'égards son jeune ami, le consultait sur différentes choses,
s'inquiétait même de son avenir, si bien qu'un jour, comme on parlait
du père Roque, il lui dit à l'oreille, d'un air finot:
«Vous avez bien fait.»
Et Cécile, miss John, les domestiques, le portier, pas un qui ne fût
charmant pour lui, dans cette maison. Il y venait tous les soirs,
abandonnant Rosanette. Sa maternité future la rendait plus sérieuse,
même un peu triste, comme si des inquiétudes l'eussent tourmentée. A
toutes les questions, elle répondait:
«Tu te trompes! Je me porte bien!»
C'étaient cinq billets qu'elle avait souscrits autrefois et, n'osant le
dire à Frédéric après le payement du premier, elle était retournée chez
Arnoux, lequel lui avait promis, par écrit, le tiers de ses bénéfices
dans l'éclairage au gaz des villes du Languedoc (une entreprise
merveilleuse!), en lui recommandant de ne pas se servir de cette lettre
avant l'assemblée des actionnaires; l'assemblée était remise de semaine
en semaine.
Cependant la Maréchale avait besoin d'argent. Elle serait morte plutôt
que d'en demander à Frédéric. Elle n'en voulait pas de lui. Cela aurait
gâté leur amour. Il subvenait bien aux frais du ménage; mais une petite
voiture louée au mois et d'autres sacrifices indispensables depuis
qu'il fréquentait les Dambreuse l'empêchaient d'en faire plus pour sa
maîtresse. Deux ou trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées,
il crut voir des dos masculins disparaître entre les portes, et elle
sortait souvent sans vouloir dire où elle allait. Frédéric n'essaya
pas de creuser les choses. Un de ces jours, il prendrait un parti
définitif. Il rêvait une autre vie, qui serait plus amusante et plus
noble. Un pareil idéal le rendait indulgent pour l'hôtel Dambreuse.
C'était une succursale intime de la rue de Poitiers. Il y rencontra le
grand M. A., l'illustre B., le profond C., l'éloquent Z., l'immense
Y., les vieux ténors du centre gauche, les paladins de la droite, les
burgraves du juste milieu, les éternels bonshommes de la comédie. Il