L'éducation sentimentale, v. 2 - 11

heures du matin.
Il alla en courant jusqu'au quai Voltaire. A une fenêtre ouverte, un
vieillard en manches de chemise pleurait, les yeux levés. La Seine
coulait paisiblement. Le ciel était tout bleu; dans les arbres des
Tuileries, des oiseaux chantaient.
Frédéric traversait le Carrousel quand une civière vint à passer. Le
poste, tout de suite, présenta les armes, et l'officier dit en mettant
la main à son shako: «Honneur au courage malheureux!» Cette parole
était devenue presque obligatoire; celui qui la prononçait paraissait
toujours solennellement ému. Un groupe de gens furieux escortait la
civière en criant:
«Nous vous vengerons! nous vous vengerons!»
Les voitures circulaient sur le boulevard, et des femmes devant les
portes faisaient de la charpie. Cependant l'émeute était vaincue, ou
à peu près; une proclamation de Cavaignac, affichée tout à l'heure,
l'annonçait. Au haut de la rue Vivienne, un peloton de mobiles parut.
Alors, les bourgeois poussèrent des cris d'enthousiasme; ils levaient
leurs chapeaux, applaudissaient, dansaient, voulaient les embrasser,
leur offrir à boire,--et des fleurs jetées par des dames tombaient des
balcons.
Enfin, à dix heures, au moment où le canon grondait pour prendre le
faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva
dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce voisine une
femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
Elle emmena Frédéric à l'écart et lui apprit comment Dussardier avait
reçu sa blessure.
Le samedi, au haut d'une barricade, dans la rue Lafayette, un gamin
enveloppé d'un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux:
«Allez-vous tirer contre vos frères!» Comme ils s'avançaient,
Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les autres, bondi sur la
barricade, et, d'un coup de savate, abattu l'insurgé en lui arrachant
le drapeau. On l'avait retrouvé sous les décombres, la cuisse percée
d'un lingot de cuivre. Il avait fallu débrider la plaie, extraire le
projectile. Mlle Vatnaz était arrivée le soir même, et, depuis ce
temps-là, ne le quittait plus.
Elle préparait avec intelligence tout ce qu'il fallait pour les
pansements, l'aidait à boire, épiait ses moindres désirs, allait et
venait plus légère qu'une mouche, et le contemplait avec des yeux
tendres.
Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de revenir tous les
matins; un jour qu'il parlait du dévouement de la Vatnaz, Dussardier
haussa les épaules:
«Eh non! C'est par intérêt!
--Tu crois?»
Il reprit: «J'en suis sûr!» sans vouloir s'expliquer davantage.
Elle le comblait de prévenances, jusqu'à lui apporter les journaux où
l'on exaltait sa belle action. Ces hommages paraissaient l'importuner.
Il avoua même à Frédéric l'embarras de sa conscience.
Peut-être qu'il aurait dû se mettre de l'autre bord, avec les blouses,
car enfin on leur avait promis un tas de choses qu'on n'avait pas
tenues. Leurs vainqueurs détestaient la République, et puis, on s'était
montré bien dur pour eux! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à
fait cependant, et le brave garçon était torturé par cette idée qu'il
pouvait avoir combattu la justice.
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l'eau,
n'avait rien de ces angoisses.
Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans l'ordure, pêle-mêle,
noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de
rage, et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les
autres. Quelquefois, au bruit soudain d'une détonation, ils croyaient
qu'on allait tous les fusiller; alors, ils se précipitaient contre les
murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur,
qu'il leur semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre.
La lampe suspendue à la voûte avait l'air d'une tache de sang, et
de petites flammes vertes et jaunes voltigeaient, produites par les
émanations du caveau. Dans la crainte des épidémies, une commission
fut nommée. Dès les premières marches, le président se rejeta en
arrière, épouvanté par l'odeur des excréments et des cadavres.
Quand les prisonniers s'approchaient d'un soupirail, les gardes
nationaux qui étaient de faction--pour les empêcher d'ébranler les
grilles--fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.
Ils furent généralement impitoyables. Ceux qui ne s'étaient pas battus
voulaient se signaler. C'était un débordement de peur. On se vengeait à
la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de
tout ce qui exaspérait depuis trois mois; et, en dépit de la victoire,
l'égalité (comme pour le châtiment de ses défenseurs et la dérision
de ses ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes
brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes; car le fanatisme
des intérêts équilibra les délires du besoin, l'aristocratie eut les
fureurs de la crapule, et le bonnet de coton ne se montra pas moins
hideux que le bonnet rouge. La raison publique était troublée comme
après les grands bouleversements de la nature. Des gens d'esprit en
restèrent idiots pour toute leur vie.
Le père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivé le 26
à Paris avec les Nogentais, au lieu de s'en retourner en même temps
qu'eux, il avait été s'adjoindre à la garde nationale qui campait aux
Tuileries, et il fut très content d'être placé en sentinelle devant
la terrasse du bord de l'eau. Au moins, là, il les avait sous lui,
ces brigands! Il jouissait de leur défaite, de leur abjection, et ne
pouvait se retenir de les invectiver.
Un d'eux, un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux
barreaux en demandant du pain. M. Roque lui ordonna de se taire. Mais
le jeune homme répétait d'une voix lamentable:
«Du pain!
--Est-ce que j'en ai, moi!»
D'autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs barbes
hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant:
«Du pain!»
Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pour leur
faire peur, il les mit en joue, et, porté jusqu'à la voûte par le flot
qui l'étouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une
fois:
«Du pain!
--Tiens! en voilà!» dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil.
Il y eut un énorme hurlement, puis rien. Au bord du baquet, quelque
chose de blanc était resté.
Après quoi, M. Roque s'en retourna chez lui; car il possédait, rue
Saint-Martin, une maison où il s'était réservé un pied à terre; et les
dommages causés par l'émeute à la devanture de son immeuble n'avaient
pas contribué médiocrement à le rendre furieux. Il lui sembla, en la
revoyant, qu'il s'était exagéré le mal. Son action de tout à l'heure
l'apaisait, comme une indemnité.
Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit tout de
suite que son absence trop longue l'avait inquiétée; elle avait craint
un malheur, une blessure.
Cette preuve d'amour filial attendrit le père Roque. Il s'étonna
qu'elle se fût mise en route sans Catherine.
«Je l'ai envoyée faire une commission», répondit Louise.
Et elle s'informa de sa santé, de choses et d'autres; puis, d'un air
indifférent, elle lui demanda si par hasard il n'avait pas rencontré
Frédéric.
«Non! pas le moins du monde!»
C'était pour lui seul qu'elle avait fait le voyage.
Quelqu'un marcha dans le corridor.
«Ah! pardon...»
Et elle disparut.
Catherine n'avait point trouvé Frédéric. Il était absent depuis
plusieurs jours, et son ami intime, M. Deslauriers, habitait maintenant
la province.
Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir parler. Elle s'appuyait
contre les meubles.
«Qu'as-tu? qu'as-tu donc?» s'écria son père.
Elle fit signe que ce n'était rien, et par un grand effort de volonté
se remit.
Le traiteur d'en face apporta la soupe. Mais le père Roque avait subi
une trop violente émotion. «Ça ne pouvait pas passer», et il eut au
dessert une espèce de défaillance. On envoya chercher vivement un
médecin, qui prescrivit une potion. Puis, quand il fut dans son lit, M.
Roque exigea le plus de couvertures possible, pour se faire suer. Il
soupirait, il geignait.
«Merci, ma bonne Catherine!--Baise ton pauvre père, ma poulette! Ah!
ces révolutions!»
Et, comme sa fille le grondait de s'être rendu malade en se tourmentant
pour elle, il répliqua:
«Oui! tu as raison! Mais c'est plus fort que moi! Je suis trop
sensible!»


II

Mme Dambreuse, dans son boudoir, entre sa nièce et miss John, écoutait
parler M. Roque, contant ses fatigues militaires.
Elle se mordait les lèvres, semblait souffrir.
«Oh! ce n'est rien! ça se passera.»
Et, d'un air gracieux:
«Nous aurons à dîner une de vos connaissances, M. Moreau.»
Louise tressaillit.
«Puis seulement quelques intimes, Alfred de Cisy, entre autres.»
Et elle vanta ses manières, sa figure, et principalement ses mœurs.
Mme Dambreuse mentait moins qu'elle ne croyait; le vicomte rêvait le
mariage. Il l'avait dit à Martinon, ajoutant qu'il était sûr de plaire
à Mlle Cécile et que ses parents l'accepteraient.
Pour risquer une telle confidence, il devait avoir sur la dot des
renseignements avantageux. Or Martinon soupçonnait Cécile d'être la
fille naturelle de M. Dambreuse, et il eût été probablement très fort
de demander sa main à tout hasard. Cette audace offrait des dangers;
aussi Martinon, jusqu'à présent, s'était conduit de manière à ne pas
se compromettre; d'ailleurs, il ne savait comment se débarrasser de
la tante. Le mot de Cisy le détermina, et il avait fait sa requête au
banquier, lequel, n'y voyant pas d'obstacle, venait d'en prévenir Mme
Dambreuse.
Cisy parut. Elle se leva et dit:
«Vous nous oubliez... Cécile, shake hands!»
Au même moment, Frédéric entrait.
«Ah! enfin! on vous retrouve! s'écria le père Roque. J'ai été trois
fois chez vous, avec Louise, cette semaine!»
Frédéric les avait soigneusement évités. Il allégua qu'il passait tous
ses jours près d'un camarade blessé. Depuis longtemps, du reste, un tas
de choses l'avaient pris, et il cherchait des histoires. Heureusement,
les convives arrivèrent: d'abord M. Paul de Grémonville, le diplomate
entrevu au bal; puis Fumichon, cet industriel dont le dévouement
conservateur l'avait un soir scandalisé; la vieille duchesse de
Montreuil-Nantua les suivait.
Mais deux voix s'élevèrent dans l'antichambre.
«J'en suis certaine, disait l'une.
--Chère belle dame! chère belle dame! répondait l'autre, de grâce,
calmez-vous!»
C'était M. de Nonancourt, un vieux beau, l'air momifié dans
du cold-cream, et Mme de Larsillois, l'épouse d'un préfet de
Louis-Philippe. Elle tremblait extrêmement, car elle avait entendu
tout à l'heure sur un orgue une polka qui était un signal entre les
insurgés. Beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles;
on croyait que des hommes, dans les catacombes, allaient faire sauter
le faubourg Saint-Germain; des rumeurs s'échappaient des caves; il se
passait aux fenêtres des choses suspectes.
Tout le monde s'évertua cependant à tranquilliser Mme de Larsillois.
L'ordre était rétabli. Plus rien à craindre. «Cavaignac nous a sauvés!»
Comme si les horreurs de l'insurrection n'eussent pas été suffisamment
nombreuses, on les exagérait. Il y avait eu vingt-trois mille forçats
du côté des socialistes,--pas moins! On ne doutait nullement des vivres
empoisonnés, des mobiles sciés entre deux planches, et des inscriptions
des drapeaux qui réclamaient le pillage, l'incendie.
«Et quelque chose de plus! ajouta l'ex-préfète.
--Ah! chère!» dit par pudeur Mme Dambreuse, en désignant d'un coup
d'œil les trois jeunes filles.
M. Dambreuse sortit de son cabinet avec Martinon. Elle détourna la
tête et répondit aux saluts de Pellerin qui s'avançait. L'artiste
considérait les murailles d'une façon inquiète. Le banquier le prit à
part et lui fit comprendre qu'il avait dû, pour le moment, cacher sa
toile révolutionnaire.
«Sans doute!» dit Pellerin, son échec au _Club de l'Intelligence_ ayant
modifié ses opinions.
M. Dambreuse glissa fort poliment qu'il lui commanderait d'autres
travaux.
«Mais pardon!...--Ah! cher ami! quel bonheur!»
Arnoux et Mme Arnoux étaient devant Frédéric.
Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration pour les
soldats, l'avait agacé toute l'après-midi, et le vieil amour se
réveilla.
Le maître d'hôtel vint annoncer que Madame était servie. D'un regard,
elle ordonna au vicomte de prendre le bras de Cécile, dit tout bas à
Martinon: «Misérable!» et on passa dans la salle à manger.
Sous les feuilles vertes d'un ananas, au milieu de la nappe, une dorade
s'allongeait, le museau tendu vers un quartier de chevreuil et touchant
de sa queue un buisson d'écrevisses. Des figues, des cerises énormes,
des poires et des raisins (primeurs de la culture parisienne) montaient
en pyramides dans des corbeilles de vieux saxe; une touffe de fleurs,
par intervalles, se mêlait aux claires argenteries; les stores de soie
blanche abaissés devant les fenêtres emplissaient l'appartement d'une
lumière douce; il était rafraîchi par deux fontaines où il y avait
des morceaux de glace; et de grands domestiques en culotte courte
servaient. Tout cela semblait meilleur après l'émotion des jours
passés. On rentrait dans la jouissance des choses que l'on avait eu
peur de perdre, et Nonancourt exprima le sentiment général en disant:
«Ah! espérons que MM. les républicains vont nous permettre de dîner!
--Malgré leur fraternité!» ajouta spirituellement le père Roque.
Ces deux honorables étaient à la droite et à la gauche de Mme Dambreuse
ayant devant elle son mari, entre Mme de Larsillois flanquée du
diplomate et la vieille duchesse, que Fumichon coudoyait. Puis venaient
le peintre, le marchand de faïences, Mlle Louise; et grâce à Martinon
qui lui avait enlevé sa place pour se mettre auprès de Cécile, Frédéric
se trouvait à côté de Mme Arnoux.
Elle portait une robe de barège noir, un cercle d'or au poignet, et
comme le premier jour où il avait dîné chez elle, quelque chose de
rouge dans les cheveux, une branche de fuchsia entortillée à son
chignon. Il ne put s'empêcher de lui dire:
«Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus!
--Ah!» répliqua-t-elle froidement.
Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait l'impertinence
de sa question:
«Avez-vous quelquefois pensé à moi?
--Pourquoi y penserais-je?»
Frédéric fut blessé par ce mot.
«Vous avez peut-être raison, après tout.»
Mais, se repentant vite, il jura qu'il n'avait pas vécu un seul jour
sans être ravagé par son souvenir.
«Je n'en crois absolument rien, monsieur.
--Cependant vous savez que je vous aime!»
Mme Arnoux ne répondit pas.
«Vous savez que je vous aime.»
Elle se taisait toujours.
«Eh bien, va te promener!» se dit Frédéric.
Et, levant les yeux, il aperçut, à l'autre bout de la table, Mlle Roque.
Elle avait cru coquet de s'habiller tout en vert, couleur qui jurait
grossièrement avec le ton de ses cheveux rouges. Sa boucle de ceinture
était trop haute, sa collerette l'engonçait; ce peu d'élégance avait
contribué sans doute au froid abord de Frédéric. Elle l'observait
de loin, curieusement; et Arnoux, près d'elle, avait beau prodiguer
les galanteries, il n'en pouvait tirer trois paroles, si bien que,
renonçant à plaire, il écouta la conversation. Elle roulait maintenant
sur les purées d'ananas du Luxembourg.
Louis Blanc, d'après Fumichon, possédait un hôtel rue Saint-Dominique
et refusait de louer aux ouvriers.
«Moi, ce que je trouve drôle, dit Nonancourt, c'est Ledru-Rollin
chassant dans les domaines de la Couronne!
--Il doit vingt mille francs à un orfèvre! ajouta Cisy, et même on
prétend...»
Mme Dambreuse l'arrêta.
«Ah! que c'est vilain de s'échauffer pour la politique! Un jeune homme,
fi donc! Occupez-vous plutôt de votre voisine!»
Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
Arnoux prit leur défense; Frédéric s'en mêla, les appelant des maisons
de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement,
étaient des imbéciles ou des blagueurs; il se donna pour les connaître
et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. Mme
Arnoux ne voyait pas que c'était une vengeance contre elle.
Cependant le vicomte se torturait l'intellect afin de conquérir Mlle
Cécile. D'abord, il étala des goûts d'artiste, en blâmant la forme des
carafons et la gravure des couteaux. Puis il parla de son écurie, de
son tailleur et de son chemisier; enfin, il aborda le chapitre de la
religion et trouva moyen de faire entendre qu'il accomplissait tous ses
devoirs.
Martinon s'y prenait mieux. D'un train monotone, et en la regardant
continuellement, il vantait son profil d'oiseau, sa fade chevelure
blonde, ses mains trop courtes. La laide jeune fille se délectait sous
cette averse de douceurs.
On n'en pouvait rien entendre, tous parlant très haut. M. Roque voulait
pour gouverner la France «un bras de fer». Nonancourt regretta même que
l'échafaud politique fût aboli. On aurait dû tuer en masse tous ces
gredins-là!
«Ce sont même des lâches, dit Fumichon. Je ne vois pas de bravoure à se
mettre derrière les barricades!
--A propos, parlez-nous donc de Dussardier!» dit M. Dambreuse en se
tournant vers Frédéric.
Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse, les frères
Jeanson, la femme Péquillet, etc.
Frédéric, sans se faire prier, débita l'histoire de son ami; il lui en
revint une espèce d'auréole.
On arriva tout naturellement à relater différents traits de courage.
Suivant le diplomate, il n'était pas difficile d'affronter la mort,
témoin ceux qui se battent en duel.
«On peut s'en rapporter au vicomte», dit Martinon.
Le vicomte devint très rouge.
Les convives le regardaient, et Louise, plus étonnée que les autres,
murmura:
«Qu'est-ce donc?
--Il a _calé_ devant Frédéric, reprit tout bas Arnoux.
--Vous savez quelque chose, mademoiselle?» demanda aussitôt Nonancourt;
et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, se penchant un peu, se mit à
regarder Frédéric.
Martinon n'attendit pas les questions de Cécile. Il lui apprit que
cette affaire concernait une personne inqualifiable. La jeune fille
se recula légèrement sur sa chaise, comme pour fuir le contact de ce
libertin.
La conversation avait recommencé. Les grands vins de Bordeaux
circulaient, on s'animait; Pellerin en voulait à la révolution à cause
du musée espagnol, définitivement perdu. C'était ce qui l'affligeait le
plus, comme peintre. A ce mot, M. Roque l'interpella.
«Ne seriez-vous pas l'auteur d'un tableau très remarquable?
--Peut-être! Lequel?
--Cela représente une dame dans un costume... ma foi!... un peu...
léger, avec une bourse et un paon derrière.»
Frédéric à son tour s'empourpra. Pellerin faisait semblant de ne pas
entendre.
«Cependant c'est bien de vous! Car il y a votre nom écrit au bas, et
une ligne sur le cadre constatant que c'est la propriété de Moreau.»
Un jour que le père Roque et sa fille l'attendaient chez lui, ils
avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bonhomme l'avait même pris
pour «un tableau gothique».
«Non! dit Pellerin brutalement; c'est un portrait de femme.»
Martinon ajouta:
«D'une femme très vivante! N'est-ce pas, Cisy?
--Eh! je n'en sais rien.
--Je croyais que vous la connaissiez. Mais du moment que ça vous fait
de la peine, mille excuses!»
Cisy baissa les yeux, prouvant par son embarras qu'il avait dû jouer un
rôle pitoyable à l'occasion de ce portrait. Quant à Frédéric, le modèle
ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions qui se
forment tout de suite, et les figures de l'assemblée la manifestaient
clairement.
«Comme il me mentait! se dit Mme Arnoux.
--C'est donc pour cela qu'il m'a quittée!» pensa Louise.
Frédéric s'imaginait que ces deux histoires pouvaient le compromettre;
et, quand on fut dans le jardin, il en fit des reproches à Martinon.
L'amoureux de Mlle Cécile lui éclata de rire au nez.
«Eh! pas du tout? ça te servira! Va de l'avant!»
Que voulait-il dire? D'ailleurs, pourquoi cette bienveillance si
contraire à ses habitudes? Sans rien expliquer, il s'en alla vers le
fond, où les dames étaient assises. Les hommes se tenaient debout, et
Pellerin, au milieu d'eux, émettait des idées. Ce qu'il y avait de
plus favorable pour les arts, c'était une monarchie bien entendue.
Les temps modernes le dégoûtaient, «quand ce ne serait qu'à cause de
la garde nationale»; il regrettait le moyen âge, Louis XIV; M. Roque
le félicita de ses opinions, avouant même qu'elles renversaient tous
ses préjugés sur les artistes. Mais il s'éloigna presque aussitôt,
attiré par la voix de Fumichon. Arnoux tâchait d'établir qu'il y a
deux socialismes, un bon et un mauvais. L'industriel n'y voyait pas de
différence, la tête lui tournant de colère au mot propriété.
«C'est un droit écrit dans la nature! Les enfants tiennent à leurs
joujoux; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux; le lion
même, s'il pouvait parler, se déclarerait propriétaire! Ainsi, moi,
messieurs, j'ai commencé avec quinze mille francs de capital! Pendant
trente ans, savez-vous, je me levais régulièrement à quatre heures du
matin! J'ai eu un mal des cinq cents diables à faire ma fortune! Et
on viendra me soutenir que je n'en suis pas le maître, que mon argent
n'est pas mon argent, enfin que la propriété, c'est le vol!
--Mais Proudhon...
--Laissez-moi tranquille avec votre Proudhon! S'il était là, je crois
que je l'étranglerais!»
Il l'aurait étranglé. Après les liqueurs surtout, Fumichon ne se
connaissait plus, et son visage apoplectique était près d'éclater comme
un obus.
«Bonjour, Arnoux», dit Hussonnet, qui passa lestement sur le gazon.
Il apportait à M. Dambreuse la première feuille d'une brochure
intitulée _l'Hydre_, le bohème défendant les intérêts d'un cercle
réactionnaire, et le banquier le présenta comme tel à ses hôtes.
Hussonnet les divertit, en soutenant d'abord que les marchands
de suif payaient trois cent quatre-vingt-douze gamins pour crier
chaque soir: «Des lampions!» puis en blaguant les principes de 89,
l'affranchissement des nègres, les orateurs de la gauche; il se lança
même jusqu'à faire _Prudhomme sur une barricade_, peut-être par l'effet
d'une jalousie naïve contre ces bourgeois qui avaient bien dîné. La
charge plut médiocrement. Leurs figures s'allongèrent.
Ce n'était pas le moment de plaisanter du reste; Nonancourt le dit,
en rappelant la mort de monseigneur Affre et celle du général de
Bréa. Elles étaient toujours rappelées; on en faisait des arguments.
M. Roque déclara le trépas de l'archevêque «tout ce qu'il y avait de
plus sublime»; Fumichon donnait la palme au militaire; et, au lieu de
déplorer simplement ces deux meurtres, on discuta pour savoir lequel
devait exciter la plus forte indignation. Un second parallèle vint
après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M. Dambreuse exaltant
Cavaignac et Nonancourt Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf
Arnoux n'avait pu les voir à l'œuvre. Tous n'en formulèrent pas
moins sur leurs opérations un jugement irrévocable. Frédéric s'était
récusé, confessant qu'il n'avait pas pris les armes. Le diplomate et
M. Dambreuse lui firent un signe de tête approbatif. En effet, avoir
combattu l'émeute, c'était avoir défendu la république. Le résultat,
bien que favorable, la consolidait; et, maintenant qu'on était
débarrassé des vaincus, on souhaitait l'être des vainqueurs.
A peine dans le jardin, Mme Dambreuse, prenant Cisy, l'avait gourmandé
de sa maladresse; à la vue de Martinon, elle le congédia, puis voulut
savoir de son futur neveu la cause de ses plaisanteries sur le vicomte.
«Il n'y en a pas.
--Et tout cela comme pour la gloire de M. Moreau! dans quel but?
--Dans aucun, Frédéric est un charmant garçon. Je l'aime beaucoup.
--Et moi aussi! Qu'il vienne! Allez le chercher!»
Après deux ou trois phrases banales, elle commença par déprécier
légèrement ses convives, ce qui était le mettre au-dessus d'eux. Il
ne manqua pas de dénigrer un peu les autres femmes, manière habile de
lui adresser des compliments. Mais elle le quittait de temps en temps,
c'était soir de réception, des dames arrivaient; puis elle revenait à
sa place, et la disposition toute fortuite des sièges leur permettait
de n'être pas entendus.
Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique et raisonnable. Les
préoccupations du jour l'intéressaient médiocrement; il y avait tout
un ordre de sentiments moins transitoires. Elle se plaignit des poètes
qui dénaturent la vérité, puis elle leva les yeux vers le ciel, en lui
demandant le nom d'une étoile.
On avait mis dans les arbres deux ou trois lanternes chinoises; le vent
les agitait, des rayons colorés tremblaient sur sa robe blanche. Elle
se tenait, comme d'habitude, un peu en arrière dans son fauteuil, avec
un tabouret devant elle; on apercevait la pointe d'un soulier de satin
noir; et Mme Dambreuse, par intervalles, lançait une parole plus haute,
quelquefois même un rire.
Ces coquetteries n'atteignaient pas Martinon, occupé de Cécile; mais
elles allaient frapper la petite Roque, qui causait avec Mme Arnoux.
C'était la seule, parmi ces femmes, dont les manières ne lui semblaient
pas dédaigneuses. Elle était venue s'asseoir à côté d'elle; puis,
cédant à un besoin d'épanchement:
«N'est-ce pas qu'il parle bien, Frédéric Moreau?
--Vous le connaissez?
--Oh! beaucoup! Nous sommes voisins. Il m'a fait jouer toute petite.»
Mme Arnoux lui jeta un long regard qui signifiait: «Vous ne l'aimez
pas, j'imagine?»
Celui de la jeune fille répliqua sans trouble: «Si!»
«Vous le voyez souvent, alors?
--Oh! non! seulement quand il vient chez sa mère. Voilà dix mois qu'il
n'est venu! Il avait promis cependant d'être plus exact.
--Il ne faut pas trop croire aux promesses des hommes, mon enfant.
--Mais il ne m'a pas trompée, moi!
--Comme d'autres.»
Louise frissonna: «Est-ce que, par hasard, il lui aurait aussi promis
quelque chose, à elle?» et sa figure était crispée de défiance et de
haine.
Mme Arnoux en eut presque peur; elle aurait voulu rattraper son mot.
Puis, toutes deux se turent.
Comme Frédéric se trouvait en face, sur un pliant, elles le
considéraient, l'une avec décence, du coin des paupières, l'autre
franchement, la bouche ouverte, si bien que Mme Dambreuse lui dit:
«Tournez-vous donc pour qu'elle vous voie!
--Qui cela?
--Mais la fille de M. Roque!»
Et elle le plaisanta sur l'amour de cette jeune provinciale. Il s'en
défendait en tâchant de rire.
«Est-ce croyable! je vous le demande! Une laideron pareille!»
Cependant il éprouvait un plaisir de vanité immense. Il se
rappelait l'autre soirée, celle dont il était sorti le cœur plein
d'humiliations, et il respirait largement, il se sentait dans son
vrai milieu, presque dans son domaine, comme si tout cela, y compris
l'hôtel Dambreuse, lui avait appartenu. Les dames formaient un
demi-cercle en l'écoutant; et, afin de briller, il se prononça pour le
rétablissement du divorce, qui devait être facile jusqu'à pouvoir se
quitter et se reprendre indéfiniment, tant qu'on voudrait. Elles se
récrièrent; d'autres chuchotaient; il y avait de petits éclats de voix
dans l'ombre, au pied du mur couvert d'aristoloches. C'était comme un
caquetage de poules en gaieté, et il développait sa théorie avec cet
aplomb que la conscience du succès procure. Un domestique apporta
dans la tonnelle un plateau chargé de glaces. Les messieurs s'en
rapprochèrent. Ils causaient des arrestations.
Alors, Frédéric se vengea du vicomte en lui faisant accroire qu'on
allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. L'autre objectait