L'éducation sentimentale, v. 2 - 08

gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours au-dessous d'elle, si
médiocre qu'elle puisse être.
Alors la propriété monta dans les respects au niveau de la religion
et se confondit avec Dieu. Les attaques qu'on lui portait parurent du
sacrilège, presque de l'anthropophagie. Malgré la législation la plus
humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut, et le couperet de la
guillotine vibra dans toutes les syllabes du mot république;--ce qui
n'empêchait pas qu'on la méprisait pour sa faiblesse. La France, ne
sentant plus de maître, se mit à crier d'effarement comme un aveugle
sans bâton, comme un marmot qui a perdu sa bonne.
De tous les Français, celui qui tremblait le plus fort était M.
Dambreuse. L'état nouveau des choses menaçait sa fortune, mais surtout
dupait son expérience. Un système si bon, un roi si sage! était-ce
possible! La terre allait crouler! Dès le lendemain, il congédia trois
domestiques, vendit ses chevaux, s'acheta, pour sortir dans les rues,
un chapeau mou, pensa même à laisser croître sa barbe; et il restait
chez lui, prostré, se repaissant amèrement des journaux les plus
hostiles à ses idées, et devenu tellement sombre, que les plaisanteries
sur la pipe de Flocon n'avaient pas même la force de le faire sourire.
Comme soutien du dernier règne, il redoutait les vengeances du peuple
sur ses propriétés de la Champagne, quand l'élucubration de Frédéric
lui tomba dans les mains. Alors il s'imagina que son jeune ami était un
personnage très influent et qu'il pourrait sinon le servir, du moins
le défendre; de sorte qu'un matin, M. Dambreuse se présenta chez lui,
accompagné de Martinon.
Cette visite n'avait pour but, dit-il, que de le voir un peu et de
causer. Somme toute, il se réjouissait des événements, et il adoptait
de grand cœur «notre sublime devise: _Liberté, Égalité, Fraternité_,
ayant toujours été républicain au fond». S'il votait, sous l'autre
régime, avec le ministère, c'était simplement pour accélérer une chute
inévitable. Il s'emporta même contre M. Guizot, «qui nous a mis dans
un joli pétrin, convenons-en»! En revanche, il admirait beaucoup
Lamartine, lequel s'était montré «magnifique, ma parole d'honneur,
quand, à propos du drapeau rouge...»
«Oui! je sais», dit Frédéric.
Après quoi, il déclara sa sympathie pour les ouvriers.
«Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers!» Et il poussait
l'impartialité jusqu'à reconnaître que Proudhon avait de la logique.
«Oh! beaucoup de logique! diable!» Puis, avec le détachement d'une
intelligence supérieure, il causa de l'exposition de peinture, où il
avait vu le tableau de Pellerin. Il trouvait cela original, bien touché.
Martinon appuyait tous ses mots par des remarques approbatives; lui
aussi pensait qu'il fallait «se rallier franchement à la République»,
et il parla de son père laboureur, faisait le paysan, l'homme du
peuple. On arriva bientôt aux élections pour l'Assemblée nationale,
et aux candidats dans l'arrondissement de la Fortelle. Celui de
l'opposition n'avait pas de chances.
«Vous devriez prendre sa place!» dit M. Dambreuse.
Frédéric se récria.
«Eh! pourquoi donc? car il obtiendrait les suffrages des ultras, vu ses
opinions personnelles, celui des conservateurs, à cause de sa famille.
Et peut-être aussi, ajouta le banquier en souriant, grâce un peu à mon
influence.»
Frédéric objecta qu'il ne saurait comment s'y prendre. Rien de plus
facile en se faisant recommander aux patriotes de l'Aube par un club de
la capitale. Il s'agissait de lire, non une profession de foi, comme
on en voyait quotidiennement, mais une exposition de principes sérieuse.
«Apportez-moi cela; je sais ce qui convient dans la localité! Et vous
pourriez, je vous le répète, rendre de grands services au pays, à nous
tous, à moi-même.»
Par des temps pareils, on devait s'entr'aider, et, si Frédéric avait
besoin de quelque chose, lui, ou ses amis...
«Oh! mille grâces, cher monsieur!»
--A charge de revanche, bien entendu!»
Le banquier était un brave homme décidément.
Frédéric ne put s'empêcher de réfléchir à son conseil, et bientôt une
sorte de vertige l'éblouit.
Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux. Il lui
sembla qu'une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin,
étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise; toute
l'Europe s'agitait. C'était l'heure de se précipiter dans le mouvement,
de l'accélérer peut-être; et puis il était séduit par le costume que
les députés, disait-on, porteraient. Déjà il se voyait en gilet à
revers avec une ceinture tricolore; et ce prurit, cette hallucination
devint si forte, qu'il s'en ouvrit à Dussardier.
L'enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
«Certainement, bien sûr! Présentez-vous!»
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. L'opposition idiote
qui entravait le commissaire dans sa province avait augmenté son
libéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortations violentes.
Cependant Frédéric avait besoin d'être approuvé par un plus grand
nombre, et il confia la chose à Rosanette, un jour que Mlle Vatnaz se
trouvait là.
Elle était une de ces célibataires parisiennes qui, chaque soir, quand
elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petits dessins, de
placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la crotte
à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les
pieds sur une chaufferette, à la lueur d'une lampe malpropre, rêvent
un amour, une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur manque.
Aussi, comme beaucoup d'autres, avait-elle salué dans la Révolution
l'avènement de la vengeance;--et elle se livrait à une propagande
socialiste effrénée.
L'affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n'était possible
que par l'affranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité
à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code,
l'abolition, ou tout au moins «une réglementation du mariage plus
intelligente». Alors, chaque Française serait tenue d'épouser un
Français ou d'adopter un vieillard. Il fallait que les nourrices et
les accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par l'État;
qu'il y eût un jury pour examiner les œuvres de femmes, des éditeurs
spéciaux pour les femmes, une école polytechnique pour les femmes, une
garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes! Et, puisque
le gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre
la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils,
pouvaient faire trembler l'Hôtel de Ville!
La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle
l'encouragea, en lui montrant la gloire à l'horizon. Rosanette se
réjouit d'avoir un homme qui parlerait à la Chambre.
«Et puis, on te donnera peut-être une bonne place.»
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence
universelle. Il écrivit un discours et alla le faire voir à M.
Dambreuse.
Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideau s'entr'ouvrit
derrière une croisée; une femme y parut. Il n'eut pas le temps de la
reconnaître; mais, dans l'antichambre, un tableau l'arrêta, le tableau
de Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.
Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation,
sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle
traversait une forêt vierge. Frédéric, après une minute de
contemplation, s'écria:
«Quelle turpitude!
--N'est-ce pas, hein? dit M. Dambreuse, survenu sur cette parole et
s'imaginant qu'elle concernait non la peinture, mais la doctrine
glorifiée par le tableau. Martinon arriva au même moment. Ils passèrent
dans le cabinet, et Frédéric tirait un papier de sa poche, quand Mlle
Cécile, entrant tout à coup, articula d'un air ingénu:
--Ma tante est-elle ici?
--Tu sais bien que non, répliqua le banquier.--N'importe! faites comme
chez vous, mademoiselle.
--Oh! merci! je m'en vais.»
A peine sortie, Martinon eut l'air de chercher son mouchoir.
«Je l'ai oublié dans mon paletot, excusez-moi!
--Bien!» dit M. Dambreuse.
Évidemment, il n'était pas dupe de cette manœuvre et même semblait la
favoriser. Pourquoi? Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama
son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la
prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace.
Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.
«Comment...! mais permettez!»
L'autre n'entendait pas et continua. Il réclamait l'impôt sur la rente,
l'impôt progressif, une fédération européenne, et l'instruction du
peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.
«Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent
mille francs de rente, où serait le mal?»
Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.
«N'épargnez rien, ô riches! donnez! donnez!»
Il s'arrêta et resta debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas;
Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin
dissimulant son émotion sous un aigre sourire:
«C'est parfait, votre discours!» Et il en vanta beaucoup la forme, pour
n'avoir pas à s'exprimer sur le fond.
Cette virulence de la part d'un jeune homme inoffensif l'effrayait,
surtout comme symptôme. Martinon tâcha de le rassurer. Le parti
conservateur, d'ici peu, prendrait sa revanche certainement; dans
plusieurs villes on avait chassé les commissaires du gouvernement
provisoire; les élections n'étaient fixées qu'au 23 avril, on avait du
temps; bref, il fallait que M. Dambreuse lui-même se présentât dans
l'Aube; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus, devint son secrétaire
et l'entoura de soins filiaux.
Frédéric arriva fort content de sa personne chez Rosanette. Delmar y
était et lui apprit que «définitivement» il se portait comme candidat
aux élections de la Seine. Dans une affiche adressée «au peuple» et
où il le tutoyait, l'acteur se vantait de le comprendre, «lui», et de
s'être fait, pour son salut, «crucifier par l'art», si bien qu'il était
son incarnation, son idéal;--croyant effectivement avoir sur les masses
une influence énorme, jusqu'à proposer plus tard dans un bureau de
ministère de réduire une émeute à lui seul; et, quant aux moyens qu'il
emploierait, il fit cette réponse:
«N'ayez pas peur! Je leur montrerai ma tête!»
Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le
cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se
déclara son serviteur et offrit de le piloter dans les clubs.
Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les rouges et les bleus,
les furibonds et les tranquilles, les puritains, les débraillés, les
mystiques et les pochards, ceux où l'on décrétait la mort des rois,
ceux où l'on dénonçait les fraudes de l'épicerie; et, partout, les
locataires maudissaient les propriétaires, la blouse s'en prenait à
l'habit, et les riches conspiraient contre les pauvres. Plusieurs
voulaient des indemnités comme anciens martyrs de la police, d'autres
imploraient de l'argent pour mettre en jeu des inventions, ou bien
c'étaient des plans de phalanstères, des projets de bazars cantonaux,
des systèmes de félicité publique;--puis, çà et là, un éclair d'esprit
dans ces nuages de sottise, des apostrophes, soudaines comme des
éclaboussures, le droit formulé par un juron, et des fleurs d'éloquence
aux lèvres d'un goujat, portant à cru le baudrier d'un sabre sur
sa poitrine sans chemise. Quelquefois aussi, figurait un monsieur,
aristocrate humble d'allures, disant des choses plébéiennes, et qui
ne s'était pas lavé les mains pour les faire paraître calleuses. Un
patriote le reconnaissait, les plus vertueux le houspillaient, et il
sortait la rage dans l'âme. On devait, par affectation de bon sens,
dénigrer toujours les avocats, et servir le plus souvent possible ces
locutions: «apporter sa pierre à l'édifice,--problème social,--atelier».
Delmar ne ratait pas les occasions d'empoigner la parole; et, quand
il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de se camper le
poing sur la hanche, l'autre bras dans le gilet, en se tournant de
profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors, des
applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz au fond de la salle.
Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n'osait se risquer. Tous
ces gens lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.
Mais Dussardier se mit en recherche et lui annonça qu'il existait, rue
Saint-Jacques, un club intitulé _le Club de l'Intelligence_. Un nom
pareil donnait bon espoir. D'ailleurs, il amènerait des amis.
Il amena ceux qu'il avait invités à son punch; le teneur de livres,
le placeur de vins, l'architecte; Pellerin même était venu, peut-être
qu'Hussonnet allait venir; et sur le trottoir, devant la porte,
stationnait Regimbart avec deux individus, dont le premier était son
fidèle Compain, homme un peu courtaud, marqué de petite vérole, les
yeux rouges; et le second, une espèce de singe nègre, extrêmement
chevelu, et qu'il connaissait seulement pour être «un patriote de
Barcelone».
Ils passèrent par une allée, puis furent introduits dans une grande
pièce, à usage de menuisier sans doute, et dont les murs encore
neufs sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement
y faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade, au fond, il
y avait un bureau avec une sonnette, en dessous une table figurant
la tribune, et de chaque côté deux autres plus basses, pour les
secrétaires. L'auditoire qui garnissait les bancs était composé de
vieux rapins, de pions, d'hommes de lettres inédits. Sur ces lignes de
paletots à collets gras, on voyait de place en place le bonnet d'une
femme ou le bourgeron d'un ouvrier. Le fond de la salle était même
plein d'ouvriers, venus là sans doute par désœuvrement, ou qu'avaient
introduits des orateurs pour se faire applaudir.
Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et Regimbart, qui,
à peine assis, posa ses deux mains sur sa canne, son menton sur ses
deux mains et ferma les paupières, tandis qu'à l'autre extrémité de la
salle, Delmar, debout, dominait l'assemblée.
Au bureau du président, Sénécal parut.
Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric. Elle le
contraria.
La foule témoignait à son président une grande déférence. Il était
de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l'organisation immédiate
du travail; le lendemain, au Prado, il s'était prononcé pour qu'on
attaquât l'Hôtel de Ville; et, comme chaque personnage se réglait alors
sur un modèle, l'un copiant Saint-Just, l'autre Danton, l'autre Marat,
lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre.
Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect
rigide, extrêmement convenable.
Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de l'homme et du
citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonna _les
Souvenirs du peuple_ de Béranger.
D'autres voix s'élevèrent. «Non! non! pas ça!
--_La Casquette!_» se mirent à hurler, au fond, les patriotes.
Et ils chantèrent en chœur la poésie du jour:
Chapeau bas devant ma casquette,
A genoux devant l'ouvrier!
Sur un mot du président, l'auditoire se tut. Un des secrétaires procéda
au dépouillement des lettres.
«Des jeunes gens annoncent qu'ils brûlent chaque soir devant le
Panthéon un numéro de l'_Assemblée nationale_, et ils engagent tous les
patriotes à suivre leur exemple.
--Bravo! adopté! répondit la foule.
--Le citoyen Jean-Jacques Langreneux, typographe, rue Dauphine,
voudrait qu'on élevât un monument à la mémoire des martyrs de thermidor.
Des applaudissements éclatèrent; quelques-uns cependant se penchaient
vers leurs voisins pour savoir ce qu'étaient les martyrs de thermidor.
«Michel-Évariste-Népomucène Vincent, ex-professeur, émet le vœu que la
démocratie européenne adopte l'unité de langage. On pourrait se servir
d'une langue morte, comme par exemple du latin perfectionné.
--Non! pas de latin! s'écria l'architecte.
--Pourquoi? reprit un maître d'études.»
Et ces deux messieurs engagèrent une discussion, où d'autres se
mêlèrent, chacun jetant son mot pour éblouir, et qui ne tarda pas à
devenir tellement fastidieuse, que beaucoup s'en allaient.
Mais un petit vieillard, portant au bas de son front prodigieusement
haut des lunettes vertes, réclama la parole pour une communication
urgente.
C'était un mémoire sur la répartition des impôts. Les chiffres
découlaient, cela n'en finissait plus! L'impatience éclata d'abord en
murmures, en conversations; rien ne le troublait. Puis on se mit à
siffler, on appelait «Azor»; Sénécal gourmanda le public; l'orateur
continuait comme une machine. Il fallut, pour l'arrêter, le prendre
par le coude. Le bonhomme eut l'air de sortir d'un songe, et, levant
tranquillement ses lunettes:
«Pardon! citoyens! pardon! Je me retire! mille excuses!»
L'insuccès de cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son discours
dans sa poche, mais une improvisation eût mieux valu.
Enfin, le président annonça qu'ils allaient passer à l'affaire
importante, la question électorale. On ne discuterait pas les grandes
listes républicaines. Cependant _le Club de l'Intelligence_ avait bien
le droit, comme un autre, d'en former une, «n'en déplaise à MM. les
pachas de l'Hôtel de Ville», et les citoyens qui briguaient le mandat
populaire pouvaient exposer leurs titres.
«Allez-y donc!» dit Dussardier.
Un homme en soutane, crépu, et de physionomie pétulante, avait déjà
levé la main. Il déclara, en bredouillant, s'appeler Ducretot, prêtre
et agronome, auteur d'un ouvrage intitulé _Des engrais_. On le renvoya
vers un cercle horticole.
Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était un
plébéien, large d'épaules, une grosse figure très douce et de longs
cheveux noirs. Il parcourut l'assemblée d'un regard presque voluptueux,
se renversa la tête, et enfin, écartant les bras:
«Vous avez repoussé Ducretot, ô mes frères! et vous avez bien fait,
mais ce n'est pas par irréligion, car nous sommes tous religieux.»
Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des airs de catéchumènes,
des poses extatiques.
«Ce n'est pas non plus parce qu'il est prêtre, car, nous aussi, nous
sommes prêtres! L'ouvrier est prêtre, comme l'était le fondateur du
socialisme, notre Maître à tous, Jésus-Christ!»
Le moment était venu d'inaugurer le règne de Dieu! L'Évangile
conduisait tout droit à 89! Après l'abolition de l'esclavage,
l'abolition du prolétariat. On avait eu l'âge de haine, allait
commencer l'âge d'amour.
«Le christianisme est la clef de voûte et le fondement de l'édifice
nouveau...
--Vous fichez-vous de nous? s'écria le placeur d'alcools. Qu'est-ce qui
m'a donné un calotin pareil!»
Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrent
sur les bancs, et, le poing tendu, vociféraient: «Athée! aristocrate!
canaille!» pendant que la sonnette du président tintait sans
discontinuer et que les cris: «A l'ordre! à l'ordre!» redoublaient.
Mais, intrépide, et soutenu d'ailleurs par «trois cafés» pris avant de
venir, il se débattait au milieu des autres.
«Comment, moi! un aristocrate? allons donc!»
Admis enfin à s'expliquer, il déclara qu'on ne serait jamais tranquille
avec les prêtres, et, puisqu'on avait parlé tout à l'heure d'économies,
c'en serait une fameuse que de supprimer les églises, les saints
ciboires, et finalement tous les cultes.
Quelqu'un lui objecta qu'il allait trop loin.
«Oui! je vais loin! Mais, quand un vaisseau est surpris par la
tempête...»
Sans attendre la fin de la comparaison, un autre lui répondit:
«D'accord! mais c'est démolir d'un seul coup, comme un maçon sans
discernement...
--Vous insultez les maçons!» hurla un citoyen couvert de plâtre. Et,
s'obstinant à croire qu'on l'avait provoqué, il vomit des injures,
voulait se battre, se cramponnait à son banc. Trois hommes ne furent
pas de trop pour le mettre dehors.
Cependant l'ouvrier se tenait toujours à la tribune. Les deux
secrétaires l'avertirent d'en descendre. Il protesta contre le
passe-droit qu'on lui faisait.
«Vous ne m'empêcherez pas de crier: amour éternel à notre chère France!
amour éternel aussi à la République!
--Citoyens! dit alors Compain, citoyens!»
Et, à force de répéter: «Citoyens», ayant obtenu un peu de silence, il
appuya sur la tribune ses deux mains rouges, pareilles à des moignons,
se porta le corps en avant, et, clignant des yeux:
«Je crois qu'il faudrait donner une plus large extension à la tête de
veau.»
Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.
«Oui! la tête de veau!»
Trois cents rires éclatèrent d'un seul coup. Le plafond trembla. Devant
toutes ces faces bouleversées par la joie, Compain se reculait. Il
reprit d'un ton furieux:
«Comment! vous ne connaissez pas la tête de veau!»
Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les côtes. Quelques-uns
même tombaient par terre, sous les bancs. Compain, n'y tenant plus, se
réfugia près de Regimbart et il voulait l'entraîner.
«Non! je reste jusqu'au bout!» dit le citoyen.
Cette réponse détermina Frédéric; et, comme il cherchait de droite et
de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut, devant lui, Pellerin à
la tribune. L'artiste le prit de haut avec la foule.
«Je voudrais savoir un peu où est le candidat de l'art dans tout cela?
Moi, j'ai fait un tableau...
--Nous n'avons que faire des tableaux!» dit brutalement un homme
maigre, ayant des plaques rouges aux pommettes.
Pellerin se récria qu'on l'interrompait.
Mais l'autre, d'un ton tragique:
«Est-ce que le gouvernement n'aurait pas dû déjà abolir par un décret
la prostitution et la misère?»
Et, cette parole lui ayant livré tout de suite la faveur du peuple, il
tonna contre la corruption des grandes villes.
«Honte et infamie! On devrait happer les bourgeois au sortir de la
Maison d'or et leur cracher à la figure! Au moins, si le gouvernement
ne favorisait pas la débauche! Mais les employés de l'octroi sont
envers nos filles et nos sœurs d'une indécence...»
Une voix proféra de loin:
«C'est rigolo!
--A la porte!
--On tire de nous des contributions pour solder le libertinage! Ainsi
les forts appointements d'acteur...
--A moi!» s'écria Delmar.
Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sa pose; et,
déclarant qu'il méprisait d'aussi plates accusations, s'étendit sur la
mission civilisatrice du comédien. Puisque le théâtre était le foyer
de l'instruction nationale, il votait pour la réforme du théâtre; et,
d'abord, plus de directions, plus de privilèges!
«Oui! d'aucune sorte!»
Le jeu de l'acteur échauffait la multitude, et des motions subversives
se croisaient.
--Plus d'académies! plus d'Institut!
--Plus de missions!
--Plus de baccalauréat!
--A bas les grades universitaires!
--Conservons-les, dit Sénécal, mais qu'ils soient conférés par le
suffrage universel, par le peuple, seul vrai juge!»
Le plus utile, d'ailleurs, n'était pas cela. Il fallait d'abord passer
le niveau sur la tête des riches! Et il les représenta se gorgeant
de crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se
tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes les vertus.
Les applaudissements devinrent si forts, qu'il s'interrompit. Pendant
quelques minutes, il resta les paupières closes, la tête renversée et
comme se berçant sur cette colère qu'il soulevait.
Puis, il se remit à parler d'une façon dogmatique, en phrases
impérieuses comme des lois. L'État devait s'emparer de la Banque et
des assurances. Les héritages seraient abolis. On établirait un fonds
social pour les travailleurs. Bien d'autres mesures étaient bonnes dans
l'avenir. Celles-là, pour le moment, suffisaient; et, revenant aux
élections:
«Il nous faut des citoyens purs, des hommes entièrement neufs!
Quelqu'un se présente-t-il?»
Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement d'approbation causé par ses
amis. Mais Sénécal, prenant une figure à la Fouquier-Tinville, se mit à
l'interroger sur ses noms, prénoms, antécédents, vie et mœurs.
Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres. Sénécal
demanda si quelqu'un voyait un empêchement à cette candidature.
«Non! non!»
Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et tendirent les oreilles.
Le citoyen postulant n'avait pas livré une certaine somme promise pour
une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22 février, bien
que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du
Panthéon.
«Je jure qu'il était aux Tuileries! s'écria Dussardier.
--Pouvez-vous jurer l'avoir vu au Panthéon?»
Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait; ses amis scandalisés le
regardaient avec inquiétude.
«Au moins, reprit Sénécal, connaissez-vous un patriote qui nous réponde
de vos principes?»
--Moi! dit Dussardier.
--Oh! cela ne suffit pas! un autre!»
Frédéric se tourna vers Pellerin. L'artiste lui répondit par une
abondance de gestes qui signifiait:
«Ah! mon cher, ils m'ont repoussé! Diable! que voulez-vous!»
Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.
«Oui! c'est vrai! il est temps! j'y vais!»
Et Regimbart enjamba l'estrade; puis, montrant l'Espagnol qui l'avait
suivi:
«Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un patriote de Barcelone!»
Le patriote fit un grand salut, roula comme un automate ses yeux
d'argent, et la main sur le cœur:
«Ciudadanos! mucho aprecio el honor que me dispensais, y si grande es
vuestra bondad mayor es vuestro atencion.
--Je réclame la parole! cria Frédéric.
--Desde que se proclamo la constitucion de Cadiz, ese pacto fundamental
de las libertades españolas, hasta la ultima revolucion, nuestra patria
cuenta numerosos y heroicos martires.»
Frédéric encore une fois voulut se faire entendre:
«Mais, citoyens!...»
L'Espagnol continuait:
«El martes proximo tendra lugar en la iglesia de la Magdelena un
servicio funebre.
--C'est absurde à la fin! personne ne comprend!»
Cette observation exaspéra la foule.
«A la porte! à la porte!
--Qui? moi? demanda Frédéric.
--Vous-même! dit majestueusement Sénécal. Sortez.»
Il se leva pour sortir, et la voix de l'Ibérien le poursuivait:
«Y todos los españoles descarian ver alli reunidas las deputaciones de
los clubs y de la milica nacional. Una oracion funebre en honor de la
libertad española y del mundo entero, sera prononciado por un miembro
del clero de Paris en la sala Bonne-Nouvelle. Honor al pueblo frances,
que llamaria yo el primero pueblo del mundo, sino fuese ciudadano de
otra nacion!»
«Aristo!» glapit un voyou, en montrant le poing à Frédéric, qui
s'élançait dans la cour, indigné.
Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que les accusations
portées contre lui étaient justes, après tout. Quelle fatale idée que
cette candidature! Mais quels ânes, quels crétins! Il se comparait à
ces hommes et soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil.
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs
et d'emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait
qu'il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant,
lorsqu'il entra, elle ne lui fit pas même une question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d'une robe. Un pareil
ouvrage le surprit.
«Tiens? qu'est-ce que tu fais?
--Tu le vois, dit-elle sèchement. Je raccommode mes hardes. C'est ta
République.
--Pourquoi ma République?
--C'est la mienne peut-être?»
Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France depuis
deux mois, l'accusant d'avoir fait la révolution, d'être cause qu'on
était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et qu'elle