L'éducation sentimentale, v. 2 - 05
Mlle Vatnaz, sans s'expliquer davantage, ajouta qu'elle l'adorait plus
que jamais. Le comédien, à l'en croire, se classait définitivement
parmi «les sommités de l'époque». Et ce n'était pas tel ou tel
personnage qu'il représentait, mais le génie même de la France, le
peuple! Il avait «l'âme humanitaire; il comprenait le sacerdoce de
l'art»! Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna l'argent
des trois places.
«Inutile que vous en parliez là-bas!--Comme il est tard, mon Dieu!
Il faut que je vous quitte. Ah! j'oubliais l'adresse; c'est rue
Grange-Batelière, 14.»
Et, sur le seuil:
«Adieu, homme aimé!
--Aimé de qui? se demanda Frédéric. Quelle singulière personne!»
Et il se ressouvint que Dussardier lui avait dit un jour, à propos
d'elle: «Oh! ce n'est pas grand'chose!» comme faisant allusion à des
histoires peu honorables.
Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale. Elle habitait une maison
neuve, dont les stores avançaient sur la rue. Il y avait à chaque
palier une glace contre le mur, une jardinière rustique devant les
fenêtres, tout le long des marches un tapis de toile; et, quand on
arrivait du dehors, la fraîcheur de l'escalier délassait.
Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir, un valet en gilet rouge.
Dans l'antichambre, sur la banquette, une femme et deux hommes, des
fournisseurs sans doute, attendaient, comme dans un vestibule de
ministre. A gauche, la porte de la salle à manger, entrebâillée,
laissait apercevoir des bouteilles vides sur les buffets, des
serviettes au dos des chaises; et parallèlement s'étendait une galerie,
où des bâtons couleur d'or soutenaient un espalier de roses. En bas,
dans la cour, deux garçons, les bras nus, frottaient un landau. Leur
voix montait jusque-là, avec le bruit intermittent d'une étrille que
l'on heurtait contre une pierre.
Le domestique revint. «Madame allait recevoir monsieur»; et il lui
fit traverser une deuxième antichambre, puis un grand salon, tendu de
brocatelle jaune, avec des torsades dans les coins qui se rejoignaient
sur le plafond et semblaient continuées par les rinceaux du lustre
ayant la forme de câbles. On avait sans doute festoyé la nuit dernière.
De la cendre de cigare était restée sur les consoles.
Enfin, il entra dans une espèce de boudoir qu'éclairaient confusément
des vitraux de couleur. Des trèfles en bois découpé ornaient le
dessus des portes; derrière une balustrade, trois matelas de pourpre
formaient divan, et le tuyau d'un narghilé de platine traînait dessus.
La cheminée, au lieu de miroir, avait une étagère pyramidale, offrant
sur ses gradins toute une collection de curiosités: de vieilles montres
d'argent, des cornets de Bohême, des agrafes en pierreries, des
boutons de jade, des émaux, des magots, une petite vierge byzantine
à chape de vermeil; et tout cela se fondait dans un crépuscule doré,
avec la couleur bleuâtre du tapis, le reflet de nacre des tabourets,
le ton fauve des murs couverts de cuir marron. Aux angles, sur des
piédouches, des vases de bronze contenaient des touffes de fleurs qui
alourdissaient l'atmosphère.
Rosanette parut, habillée d'une veste de satin rose, avec un pantalon
de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte rouge
entourée d'une branche de jasmin.
Frédéric fit un mouvement de surprise, puis dit qu'il apportait «la
chose en question», en lui présentant le billet de banque.
Elle le regarda fort ébahie; et, comme il avait toujours le billet à la
main, sans savoir où le poser:
«Prenez-le donc!»
Elle le saisit; puis, l'ayant jeté sur le divan:
«Vous êtes bien aimable.»
C'était pour solder un terrain à Bellevue, qu'elle payait ainsi par
annuités. Un tel sans-façon blessa Frédéric. Du reste, tant mieux! cela
le vengeait du passé.
«Asseyez-vous! dit-elle, là, plus près. Et, d'un ton grave: D'abord,
j'ai à vous remercier, mon cher, d'avoir risqué votre vie.
--Oh! ce n'est rien!
--Comment, mais c'est très beau!»
Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante; car elle
devait penser qu'il s'était battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci,
qui se l'imaginait, ayant dû céder au besoin de le dire.
«Elle se moque de moi, peut-être», songeait Frédéric.
Il n'avait plus rien à faire, et, alléguant un rendez-vous, il se leva.
«Eh non! Restez!»
Il se rassit et la complimenta sur son costume.
Elle répondit, avec un air d'accablement:
«C'est le prince qui m'aime comme ça! Et il faut fumer des machines
pareilles, ajouta Rosanette, en montrant le narghilé. Si nous en
goûtions? voulez-vous?»
On apporta du feu; le tombac s'allumant difficilement, elle se mit à
trépigner d'impatience. Puis une langueur la saisit; et elle restait
immobile sur le divan, un coussin sous l'aisselle, le corps un peu
tordu, un genou plié, l'autre jambe toute droite. Le long serpent de
maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, s'enroulait à son
bras. Elle en appuyait le bec d'ambre sur ses lèvres et regardait
Frédéric, en clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes
l'enveloppaient. L'aspiration de sa poitrine faisait gargouiller l'eau,
et elle murmurait de temps à autre:
«Ce pauvre mignon! ce pauvre chéri!»
Il tâchait de trouver un sujet de conversation agréable; l'idée de la
Vatnaz lui revint.
Il dit qu'elle lui avait semblé fort élégante.
«Parbleu! reprit la Maréchale. Elle est bien heureuse de m'avoir,
celle-là!» sans ajouter un mot de plus, tant il y avait de restriction
dans leurs propos.
Tous les deux sentaient une contrainte, un obstacle. En effet, le
duel dont Rosanette se croyait la cause avait flatté son amour-propre.
Puis elle s'était fort étonnée qu'il n'accourût pas se prévaloir de
son action; et, pour le contraindre à revenir, elle avait imaginé ce
besoin de cinq cents francs. Comment se faisait-il que Frédéric ne
demandait pas en retour un peu de tendresse! C'était un raffinement qui
l'émerveillait, et, dans un élan de cœur, elle lui dit:
«Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer?
--Qui cela, _nous_?
--Moi et mon oiseau, je vous ferai passer pour mon cousin, comme dans
les vieilles comédies.
--Mille grâces!
--Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du nôtre.»
L'idée de se cacher d'un homme riche l'humiliait.
«Non! cela est impossible.
--A votre aise!»
Rosanette se détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéric
l'aperçut; et pour lui marquer de l'intérêt, il se dit heureux de la
voir enfin dans une excellente position.
Elle fit un haussement d'épaules. Qui donc l'affligeait? Était-ce, par
hasard, qu'on ne l'aimait pas?
«Oh! moi, on m'aime toujours!»
Elle ajouta:
«Reste à savoir de quelle manière.»
Se plaignant «d'étouffer de chaleur», la Maréchale défit sa veste;
et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle
inclinait la tête sur son épaule, avec un air d'esclave plein de
provocations.
Un homme d'un égoïsme moins réfléchi n'eût pas songé que le vicomte,
M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été
trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une
humiliation nouvelle.
Elle voulut connaître ses relations, ses amusements; elle arriva même à
s'informer de ses affaires et à offrir de lui prêter de l'argent, s'il
en avait besoin. Frédéric, n'y tenant plus, prit son chapeau.
«Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas; au revoir!»
Elle écarquilla les yeux; puis, d'un ton sec:
«Au revoir!»
Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. Il y avait
sur la table, entre un vase plein de cartes de visite et une écritoire,
un coffret d'argent ciselé. C'était celui de Mme Arnoux! Alors, il
éprouva un attendrissement et en même temps comme le scandale d'une
profanation. Il avait envie d'y porter les mains, de l'ouvrir. Il eut
peur d'être aperçu et s'en alla.
Frédéric fut vertueux. Il ne retourna point chez Arnoux.
Il envoya son domestique acheter les deux nègres, lui ayant fait toutes
les recommandations indispensables; et la caisse partit, le soir même,
pour Nogent. Le lendemain, comme il se rendait chez Deslauriers, au
détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux se montra devant
lui face à face.
Leur premier mouvement fut de reculer; puis, le même sourire leur vint
aux lèvres, et ils s'abordèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne
parla.
Le soleil l'entourait;--et sa figure ovale, ses longs sourcils, son
châle de dentelle noire, moulant la forme de ses épaules, sa robe de
soie gorge de pigeon, le bouquet de violette au coin de sa capote,
tout lui parut d'une splendeur extraordinaire. Une suavité infinie
s'épanchait de ses beaux yeux; et, balbutiant, au hasard, les premières
paroles venues:
«Comment se porte Arnoux? dit Frédéric.
--Je vous remercie!
--Et vos enfants?
--Ils vont très bien!
--Ah!... ah!--Quel beau temps nous avons, n'est-ce pas?
--Magnifique, c'est vrai!
--Vous faites des courses?
--Oui.»
Et avec une lente inclination de tête:
«Adieu!»
Elle ne lui avait pas tendu la main, n'avait pas dit un seul mot
affectueux, ne l'avait pas même invité à venir chez elle, n'importe! il
n'eût point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures; et
il en ruminait la douceur tout en continuant sa route.
Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit,--car il
conservait par obstination quelque espérance encore du côté de Mme
Arnoux, et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus
libre dans ses manœuvres.
Il dit cependant qu'il s'était présenté chez elle, afin de savoir si
leur contrat stipulait la communauté; alors on aurait pu recourir
contre la femme; «et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai
appris ton mariage».
«Tiens! quelle invention!
--Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux! Une
personne indifférente n'aurait pas eu l'espèce de syncope qui l'a prise.
--Vraiment? s'écria Frédéric.
--Ah! mon gaillard, tu te trahis! Sois franc, voyons!»
Une lâcheté immense envahit l'amoureux de Mme Arnoux.
«Mais non!... je t'assure!... ma parole d'honneur!»
Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Il lui fit
des compliments. Il lui demanda «des détails». Frédéric n'en donna pas
et même résista à l'envie d'en inventer.
Quant à l'hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d'attendre.
Deslauriers trouva qu'il avait tort, et même fut brutal dans ses
remontrances.
Il était d'ailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais.
Dans un an, si la fortune ne changeait pas, il s'embarquerait pour
l'Amérique ou se ferait sauter la cervelle. Enfin il paraissait si
furieux contre tout et d'un radicalisme tellement absolu que Frédéric
ne put s'empêcher de lui dire:
«Te voilà comme Sénécal.»
Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu'il était sorti de
Sainte-Pélagie, l'instruction n'ayant point fourni assez de preuves,
sans doute, pour le mettre en jugement.
Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut «offrir un punch»
et pria Frédéric «d'en être», en l'avertissant toutefois qu'il se
trouverait avec Hussonnet, lequel s'était montré excellent pour Sénécal.
En effet, _le Flambard_ venait de s'adjoindre un cabinet d'affaires,
portant sur ses prospectus: «Comptoir des vignobles.--Office de
publicité.--Bureau de recouvrements et renseignements, etc.» Mais le
bohème craignait que son industrie ne fît du tort à sa considération
littéraire, et il avait pris le mathématicien pour tenir les comptes.
Bien que la place fût médiocre, Sénécal, sans elle, serait mort de
faim. Frédéric, ne voulant point affliger le brave commis, accepta son
invitation.
Dussardier, trois jours d'avance, avait ciré lui-même les pavés rouges
de sa mansarde, battu le fauteuil et épousseté la cheminée, où l'on
voyait sous un globe une pendule d'albâtre entre une stalactite et
un coco. Comme ses deux chandeliers et son bougeoir n'étaient pas
suffisants, il avait emprunté au concierge deux flambeaux; et ces
cinq luminaires brillaient sur la commode, que recouvraient trois
serviettes, afin de supporter plus décemment des macarons, des
biscuits, une brioche et douze bouteilles de bière. En face, contre la
muraille tendue d'un papier jaune, une petite bibliothèque en acajou
contenait les _Fables de Lachambeaudie_, les _Mystères de Paris_, le
_Napoléon_, de Norvins,--et, au milieu de l'alcôve, souriait, dans un
cadre de palissandre, le visage de Béranger!
Les convives étaient (outre Deslauriers et Sénécal) un pharmacien
nouvellement reçu, mais qui n'avait pas les fonds nécessaires pour
s'établir; un jeune homme de _sa_ maison, un placeur de vins, un
architecte et un monsieur employé dans les assurances. Regimbart
n'avait pu venir. On le regretta.
Ils accueillirent Frédéric avec de grandes marques de sympathie, tous
connaissant par Dussardier son langage chez M. Dambreuse. Sénécal se
contenta de lui offrir la main d'un air digne.
Il se tenait debout contre la cheminée. Les autres, assis et la pipe
aux lèvres, l'écoutaient discourir sur le suffrage universel, d'où
devait résulter le triomphe de la démocratie, l'application des
principes de l'Évangile. Du reste, le moment approchait; les banquets
réformistes se multipliaient dans les provinces; le Piémont, Naples, la
Toscane...
«C'est vrai, dit Deslauriers, lui coupant net la parole, ça ne peut pas
durer plus longtemps!»
Et il se mit à faire un tableau de la situation.
Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de l'Angleterre la
reconnaissance de Louis-Philippe; et cette fameuse alliance anglaise,
elle était perdue, grâce aux mariages espagnols! En Suisse, M. Guizot,
à la remorque de l'Autrichien, soutenait les traités de 1815. La Prusse
avec son Zollverein nous préparait des embarras. La question d'Orient
restait pendante.
«Ce n'est pas une raison parce que le grand-duc Constantin envoie des
présents à M. d'Aumale pour se fier à la Russie. Quant à l'intérieur,
jamais on n'a vu tant d'aveuglement, de bêtise! Leur majorité même ne
se tient plus! Partout, enfin, c'est, selon le mot connu, rien! rien!
rien! Et, devant tant de hontes», poursuivit l'avocat en mettant ses
poings sur ses hanches, «ils se déclarent satisfaits»!
Cette allusion à un vote célèbre provoqua des applaudissements.
Dussardier déboucha une bouteille de bière; la mousse éclaboussa les
rideaux, il n'y prit garde; il chargeait les pipes, coupait la brioche,
en offrait, était descendu plusieurs fois pour voir si le punch allait
venir; et on ne tarda pas à s'exalter, tous ayant contre le Pouvoir la
même exaspération. Elle était violente, sans autre cause que la haine
de l'injustice; et ils mêlaient aux griefs légitimes les reproches les
plus bêtes.
Le pharmacien gémit sur l'état pitoyable de notre flotte. Le courtier
d'assurances ne tolérait pas les deux sentinelles du maréchal Soult.
Deslauriers dénonça les jésuites qui venaient de s'installer à Lille
publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin; car l'éclectisme,
enseignant à tirer la certitude de la raison, développait l'égoïsme,
détruisait la solidarité; le placeur de vins, comprenant peu ces
matières, remarqua tout haut qu'il oubliait bien des infamies:
«Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre-vingt mille
francs! Qui le payera?
--Oui, qui le payera?» reprit l'employé de commerce, furieux comme si
on eût puisé cet argent dans sa poche.
Il s'ensuivit des récriminations contre les loups-cerviers de la Bourse
et la corruption des fonctionnaires. On devait remonter plus haut,
selon Sénécal, et accuser tout d'abord les princes, qui ressuscitaient
les mœurs de la Régence.
«N'avez-vous pas vu, dernièrement, les amis du duc de Montpensier
revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler par leurs chansons
les ouvriers du faubourg Saint-Antoine?
--On a même crié: A bas les voleurs! dit le pharmacien. J'y étais, j'ai
crié!
--Tant mieux! le peuple enfin se réveille depuis le procès
Teste-Cubières.
--Moi, ce procès-là m'a fait de la peine, dit Dussardier, parce que ça
déshonore un vieux soldat!
--Savez-vous, continua Sénécal, qu'on a découvert chez la duchesse de
Praslin...?»
Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.
«Salut, messeigneurs!» dit-il en s'asseyant sur le lit.
Aucune allusion ne fut faite à son article, qu'il regrettait, du reste,
la Maréchale l'en ayant tancé vertement.
Il venait de voir, au théâtre de Dumas, _le Chevalier de Maison-Bouge_,
et «trouvait ça embêtant».
Un jugement pareil étonna les démocrates,--ce drame, par ses
tendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ils
protestèrent, Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la
démocratie.
«Oui..., peut-être; mais c'est d'un style...
--Eh bien, elle est bonne, alors; qu'est-ce que le style? c'est l'idée!»
Et, sans permettre à Frédéric de parler:
«J'avançais donc que, dans l'affaire Praslin...» Hussonnet
l'interrompit.
«Ah! voilà encore une rengaine, celle-là! M'embête-t-elle!
--Et d'autres que vous! répliqua Deslauriers. Elle a fait saisir rien
que cinq journaux! Écoutez-moi cette note.»
Et, ayant tiré son calepin, il lut:
«Nous avons subi, depuis l'établissement de la meilleure des
républiques, douze cent vingt-neuf procès de presse, d'où il est
résulté pour les écrivains: trois mille cent quarante et un ans de
prison, avec la légère somme de sept millions cent dix mille cinq cents
francs d'amende.--C'est coquet, hein?
Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres, reprit:
«_La Démocratie pacifique_ a un procès pour son feuilleton, un roman
intitulé _la Part des Femmes_.
--Allons! bon! dit Hussonnet. Si on nous défend notre part des femmes!
--Mais qu'est-ce qui n'est pas défendu? s'écria Deslauriers. Il est
défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter l'hymne à Pie
IX!
--Et on interdit le banquet des typographes!» articula une voix sourde.
C'était celle de l'architecte, caché par l'ombre de l'alcôve, et
silencieux jusqu'à présent. Il ajouta que, la semaine dernière, on
avait condamné pour outrages au roi, un nommé Rouget.
«Rouget est frit!» dit Hussonnet.
Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à Sénécal, qu'il lui
reprocha de défendre «le jongleur de l'Hôtel de Ville, l'ami du traître
Dumouriez».
«Moi? au contraire!»
Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce qu'il y
avait de plus épicier et bonnet de coton! Et, mettant la main sur son
cœur, le bohème débita les phrases sacramentelles:--«C'est toujours
avec un nouveau plaisir...--La nationalité polonaise ne périra
pas...--Nos grands travaux seront poursuivis...--Donnez-moi de l'argent
pour ma petite famille...» Tous riaient beaucoup, le proclamant un
gaillard délicieux, plein d'esprit; la joie redoubla à la vue du bol de
punch qu'un limonadier apportait.
Les flammes de l'alcool et celles des bougies échauffèrent vite
l'appartement; et la lumière de la mansarde, traversant la cour,
éclairait en face le bord d'un toit, avec le tuyau d'une cheminée qui
se dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient très haut, tous à la
fois; ils avaient retiré leurs redingotes, ils heurtaient les meubles,
ils choquaient les verres.
Hussonnet s'écria:
«Faites monter des grandes dames, pour que ce soit plus Tour de Nesle,
couleur locale, et rembranesque, palsambleu!»
Et le pharmacien, qui tournait le punch indéfiniment, entonna à pleine
poitrine:
J'ai deux grands bœufs dans mon étable,
Deux grands bœufs blancs...
Sénécal lui mit la main sur la bouche, il n'aimait pas le désordre;
et les locataires apparaissaient à leurs carreaux, surpris du tapage
insolite qui se faisait dans le logement de Dussardier.
Le brave garçon était heureux et dit que ça lui rappelait leurs petites
séances d'autrefois, au quai Napoléon; plusieurs manquaient cependant,
«ainsi Pellerin...»
«On peut s'en passer», reprit Frédéric.
Et Deslauriers s'informa de Martinon.
«Que devient-il, cet intéressant monsieur?»
Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais vouloir qu'il lui portait,
attaqua son esprit, son caractère, sa fausse élégance, l'homme tout
entier. C'était bien un spécimen de paysan parvenu! L'aristocratie
nouvelle, la bourgeoisie, ne valait pas l'ancienne, la noblesse. Il
soutenait cela; et les démocrates approuvaient,--comme s'il avait fait
partie de l'une et qu'ils eussent fréquenté l'autre. On fut enchanté
de lui. Le pharmacien le compara même à M. d'Alton-Shée, qui, bien que
pair de France, défendait la cause du peuple.
L'heure de s'en aller était venue. Tous se séparèrent avec de grandes
poignées de main; Dussardier, par tendresse, reconduisit Frédéric et
Deslauriers. Dès qu'ils furent dans la rue, l'avocat eut l'air de
réfléchir, et, après un moment de silence:
«Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin?»
Frédéric ne cacha pas sa rancune.
Le peintre, cependant, avait retiré de la montre le fameux tableau. On
ne devait pas se brouiller pour des vétilles! A quoi bon se faire un
ennemi?
«Il a cédé à un mouvement d'humeur, excusable dans un homme qui n'a pas
le sou. Tu ne peux pas comprendre ça, toi!»
Et Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha point Frédéric; il
l'engagea même à acheter le portrait. En effet, Pellerin, désespérant
de l'intimider, les avait circonvenus pour que, grâce à eux, il prît la
chose.
Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l'artiste étaient
raisonnables.
«Je suis sûr que moyennant peut-être cinq cents francs...
--Ah! donne-les! tiens, les voici», dit Frédéric.
Le soir même, le tableau fut apporté. Il lui parut plus abominable
encore que la première fois. Les demi-teintes et les ombres s'étaient
plombées sous des retouches trop nombreuses, et elles semblaient
obscurcies par rapport aux lumières, qui, demeurées brillantes çà et
là, détonnaient dans l'ensemble.
Frédéric se vengea de l'avoir payé en le dénigrant amèrement.
Deslauriers le crut sur parole et approuva sa conduite, car il
ambitionnait toujours de constituer une phalange dont il serait le
chef; certains hommes se réjouissent de faire faire à leurs amis des
choses qui leur sont désagréables.
Cependant Frédéric n'était pas retourné chez les Dambreuse. Les
capitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à n'en plus
finir; il balançait à se décider. Peut-être avait-il raison? Rien
n'était sûr maintenant, l'affaire des houilles pas plus qu'une autre;
il fallait abandonner un pareil monde; enfin, Deslauriers le détourna
de l'entreprise. A force de haine il devenait vertueux; et puis il
aimait mieux Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait
son égal et en communion plus intime avec lui.
La commission de Mlle Roque avait été fort mal exécutée. Son père
l'écrivit, en fournissant les explications les plus précises, et
terminait sa lettre par cette badinerie: «Au risque de vous donner un
mal de nègre.»
Frédéric ne pouvait faire autrement que de retourner chez Arnoux.
Il monta dans le magasin et ne vit personne. La maison de commerce
croulant, les employés imitaient l'incurie de leur patron.
Il côtoya la longue étagère, chargée de faïences, qui occupait d'un
bout à l'autre le milieu de l'appartement; puis, arrivé au fond, devant
le comptoir, il marcha plus fort pour se faire entendre.
La portière se relevant, Mme Arnoux parut.
«Comment, vous ici! vous!
--Oui, balbutia-t-elle, un peu troublée. Je cherchais...»
Il aperçut son mouchoir près du pupitre et devina qu'elle était
descendue chez son mari pour se rendre compte, éclaircir sans doute une
inquiétude.
«Mais... vous avez peut-être besoin de quelque chose? dit-elle.
--Un rien, madame.
--Ces commis sont intolérables! ils s'absentent toujours.»
On ne devait pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait de la
circonstance.
Elle le regarda ironiquement.
«Eh bien, et ce mariage?
--Quel mariage?
--Le vôtre?
--Moi? Jamais de la vie!»
Elle fit un geste de dénégation.
«Quand cela serait, après tout. On se réfugie dans le médiocre, par
désespoir du beau qu'on a rêvé!
--Tous vos rêves, pourtant, n'étaient pas si... candides!
--Que voulez-vous dire?
--Quand vous vous promenez aux courses avec... des personnes!»
Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint.
«Mais c'est vous-même, autrefois, qui m'avez prié de la voir, dans
l'intérêt d'Arnoux!»
Elle répliqua en hochant la tête:
«Et vous en profitez pour vous distraire.
--Mon Dieu! oublions toutes ces sottises!
--C'est juste, puisque vous allez vous marier!»
Et elle retenait son soupir, en mordant ses lèvres.
Alors, il s'écria:
«Mais je vous répète que non! Pouvez-vous croire que moi, avec mes
besoins d'intelligence, mes habitudes, j'aille m'enfuir en province
pour jouer aux cartes, surveiller des maçons et me promener en sabots!
Dans quel but, alors? On vous a conté qu'elle était riche, n'est-ce
pas? Ah! je me moque bien de l'argent! Est-ce qu'après avoir désiré
tout ce qu'il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une
sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l'ai trouvé enfin, cet
idéal, quand cette vision me cache toutes les autres...»
Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les
paupières, en répétant:
«Non! non! non! jamais je ne me marierai! jamais! jamais!»
Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le
ravissement.
La porte du magasin sur l'escalier retomba. Elle fit un bond et elle
restait la main étendue, comme pour lui commander le silence. Des pas
se rapprochèrent. Puis quelqu'un dit au dehors:
«Madame est-elle là?»
--Entrez!»
Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume entre
ses doigts tranquillement, quand le teneur de livres ouvrit la portière.
Frédéric se leva.
«Madame, j'ai bien l'honneur de vous saluer. Le service, n'est-ce pas,
sera prêt? je puis compter dessus?»
Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma son
visage de toutes les rougeurs de l'adultère.
Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut; et, afin de
poursuivre ses avantages immédiatement, sans préambule, Frédéric
commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le hasard
seul l'avait fait se trouver avec cette femme. En admettant qu'elle
fût jolie (ce qui n'était pas vrai), comment pourrait-elle arrêter sa
pensée, même une minute, puisqu'il en aimait une autre!
«Vous le savez bien, je vous l'ai dit.»
Mme Arnoux baissa la tête.
«Je suis fâchée que vous me l'ayez dit.
--Pourquoi?
--Les convenances les plus simples exigent maintenant que je ne vous
revoie plus!»
Il protesta de l'innocence de son amour. Le passé devait lui répondre
de l'avenir; il s'était promis à lui-même de ne pas troubler son
existence, de ne pas l'étourdir de ses plaintes.
«Mais, hier, mon cœur débordait.
--Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami!»
Cependant où serait le mal quand deux pauvres êtres confondraient leur
tristesse?
«Car vous n'êtes pas heureuse non plus! Oh! je vous connais, vous
n'avez personne qui réponde à vos besoins d'affection, de dévouement;
je ferai tout ce que vous voudrez! Je ne vous offenserai pas!... je
vous le jure.»
Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s'affaissant sous un
poids intérieur trop lourd.
«Levez-vous! dit-elle, je le veux!»
Et elle lui déclara impérieusement que, s'il n'obéissait pas, il ne la
reverrait jamais.
«Ah! je vous en défie bien! reprit Frédéric. Qu'est-ce que j'ai à faire
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