L'éducation sentimentale, v. 2 - 04
Dans la même semaine, il lui montra une lettre de sa mère.
Mme Moreau s'accusait d'avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de
sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa
fortune et de la possibilité, pour plus tard, d'un mariage avec Louise.
«Ce ne serait peut-être pas bête!» dit Deslauriers.
Frédéric s'en rejeta loin; le père Roque, d'ailleurs, était un vieux
filou. Cela n'y faisait rien, selon l'avocat.
A la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du
Nord. Frédéric n'avait pas vendu les siennes; il perdit d'un seul coup
soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués.
Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un
beau mariage.
Alors, Deslauriers lui reparla de Mlle Roque. Rien ne l'empêchait
d'aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu
fatigué; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il
partit.
L'aspect des rues de Nogent, qu'il monta sous le clair de la lune, le
reporta dans de vieux souvenirs; et il éprouvait une sorte d'angoisse,
comme ceux qui reviennent après de longs voyages.
Il y avait chez sa mère tous les habitués d'autrefois: MM. Gamblin,
Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, «ces demoiselles Auger»; de
plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant une table de
jeu, Mlle Louise. C'était une femme à présent. Elle se leva en poussant
un cri. Tous s'agitèrent. Elle était restée immobile, debout; et les
quatre flambeaux d'argent posés sur la table augmentaient sa pâleur.
Quand elle se remit à jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta
démesurément Frédéric, dont l'orgueil était malade; il se dit: «Tu
m'aimeras, toi!» et, prenant sa revanche des déboires qu'il avait
essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion, donna des
nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées dans
les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes.
Le lendemain, Mme Moreau s'étendit sur les qualités de Louise; puis
elle énuméra les bois, les fermes qu'elle posséderait. La fortune de
M. Roque était considérable.
Il l'avait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse;
car il prêtait à des personnes pouvant offrir de bonnes garanties
hypothécaires, ce qui lui permettait de demander des suppléments
d'intérêts ou des commissions. Le capital, grâce à une surveillance
active, ne risquait rien. D'ailleurs, le père Roque n'hésitait jamais
devant une saisie; puis il rachetait à bas prix les biens hypothéqués,
et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses affaires
très bien faites. Mais cette manipulation extra-légale le compromettait
vis-à-vis de son régisseur. Il n'avait rien à lui refuser. C'était sur
ses instances qu'il avait si bien accueilli Frédéric.
En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition. Il
voulait que sa fille fût comtesse; et, pour y parvenir, sans mettre en
jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas d'autre jeune homme
que celui-là.
Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son
aïeul, Mme Moreau étant la fille d'un comte de Fouvens, apparentée,
d'ailleurs, aux plus vieilles familles champenoises, les Lavernade, les
d'Étrigny. Quant aux Moreau, une inscription gothique près des moulins
de Villeneuve-l'Archevêque parlait d'un Jacob Moreau qui les avait
réédifiés en 1596; et la tombe de son fils, Pierre Moreau, premier
écuyer du roi sous Louis XIV, se voyait dans la chapelle Saint-Nicolas.
Tant d'honorabilité fascinait M. Roque, fils d'un ancien domestique.
Si la couronne comtale ne venait pas, il s'en consolerait sur autre
chose; car Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M. Dambreuse
serait élevé à la pairie, et alors l'aider dans ses affaires, lui
obtenir des fournitures, des concessions. Le jeune homme lui plaisait
personnellement. Enfin il le voulait pour gendre, parce que depuis
longtemps il s'était féru de cette idée, qui ne faisait que s'accroître.
Maintenant, il fréquentait l'église;--et il avait séduit Mme Moreau par
l'espoir du titre surtout. Elle s'était gardée cependant de faire une
réponse décisive.
Donc, huit jours après sans qu'aucun engagement eût été pris, Frédéric
passait pour «le futur» de Mlle Louise; et le père Roque, peu
scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.
V
Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l'acte de
subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant de
pleins pouvoirs; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et qu'il
fut seul, au milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane,
la vue du papier timbré l'écœura.
Il était las de ces choses, et des restaurants à trente-deux sous,
des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Il reprit les
paperasses; d'autres se trouvaient à côté; c'étaient les prospectus de
la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur
contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son
opinion.
Une idée lui vint: celle de se présenter chez M. Dambreuse et de
demander la place de secrétaire. Cette place, bien sûr, n'allait pas
sans l'achat d'un certain nombre d'actions. Il reconnut la folie de son
projet et se dit:
«Oh non! ce serait mal.»
Alors, il chercha comment s'y prendre pour recouvrer les quinze mille
francs. Une pareille somme n'était rien pour Frédéric! Mais, s'il
l'avait eue, lui, quel levier! Et l'ancien clerc s'indigna que la
fortune de l'autre fût grande.
«Il en fait un usage pitoyable. C'est un égoïste. Eh! je me moque bien
de ses quinze mille francs!»
Pourquoi les avait-il prêtés? Pour les beaux yeux de Mme Arnoux. Elle
était sa maîtresse! Deslauriers n'en doutait pas. «Voilà une chose de
plus à quoi sert l'argent!» Des pensées haineuses l'envahirent.
Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours
exercé sur lui un charme presque féminin, et il arriva bientôt à
l'admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.
Cependant est-ce que la volonté n'était pas l'élément capital des
entreprises? et, puisque avec elle on triomphe de tout...
«Ah! ce serait drôle!»
Mais il eut honte de cette perfidie, et, une minute après:
«Bah! est-ce que j'ai peur?»
Mme Arnoux (à force d'en entendre parler) avait fini par se peindre
dans son imagination extraordinairement. La persistance de cet amour
l'irritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale l'ennuyait
maintenant. D'ailleurs, la femme du monde (ou ce qu'il jugeait telle)
éblouissait l'avocat comme le symbole et le résumé de mille plaisirs
inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous la forme la plus claire.
«Après tout, quand il se fâcherait, tant pis! Il s'est trop mal
comporté envers moi, pour que je me gêne! Rien ne m'assure qu'elle est
sa maîtresse! Il me l'a nié. Donc, je suis libre!»
Le désir de cette démarche ne le quitta plus. C'était une épreuve de
ses forces qu'il voulait faire;--si bien qu'un jour, tout à coup, il
vernit lui-même ses bottes, acheta des gants blancs, et se mit en
route, se substituant à Frédéric et s'imaginant presque être lui, par
une singulière évolution intellectuelle, où il y avait à la fois de la
vengeance et de la sympathie, de l'imitation et de l'audace.
Il fit annoncer «le docteur Deslauriers».
Mme Arnoux fut surprise, n'ayant réclamé aucun médecin.
«Ah! mille excuses! c'est docteur en droit. Je viens pour les intérêts
de M. Moreau».
Ce nom parut la troubler.
«Tant mieux! pensa l'ancien clerc; puisqu'elle a bien voulu de lui,
elle voudra de moi!» s'encourageant par l'idée reçue qu'il est plus
facile de supplanter un amant qu'un mari.
Il avait eu le plaisir de la rencontrer une fois au Palais; il cita
même la date. Tant de mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit d'un ton
doucereux:
«Vous aviez déjà... quelques embarras... dans vos affaires!»
Elle ne répondit rien; donc, c'était vrai.
Il se mit à causer de choses et d'autres, de son logement, de la
fabrique; puis, apercevant, aux bords de la glace, des médaillons:
«Ah! des portraits de famille, sans doute?»
Il remarqua celui d'une vieille femme, la mère de Mme Arnoux.
«Elle a l'air d'une excellente personne, un type méridional.»
Et, sur l'objection qu'elle était de Chartres:
«Chartres! jolie ville.»
Il en vanta la cathédrale et les pâtés; puis, revenant au portrait, y
trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lança des flatteries
indirectement. Elle n'en fut pas choquée. Il prit confiance et dit
qu'il connaissait Arnoux depuis longtemps.
«C'est un brave garçon! mais qui se compromet! Pour cette hypothèque,
par exemple, on n'imagine pas une étourderie...
--Oui! je sais», dit-elle, en haussant les épaules.
Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers à poursuivre.
«Son histoire de kaolin, vous l'ignorez peut-être, a failli tourner
très mal, et même sa réputation...»
Un froncement de sourcils l'arrêta.
Alors, se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvres femmes
dont les époux gaspillent la fortune...
«Mais elle est à lui, monsieur; moi, je n'ai rien!»
N'importe! on ne savait pas... Une personne d'expérience pouvait
servir. Il fit des offres de dévouement, exalta ses propres mérites; et
il la regardait en face, à travers ses lunettes qui miroitaient.
Une torpeur vague la prenait; mais, tout à coup:
«Voyons l'affaire, je vous prie!»
Il exhiba le dossier.
«Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil aux mains
d'un huissier qui fera un commandement, rien n'est plus simple: dans
les vingt-quatre heures... (Elle restait impassible, il changea de
manœuvre.) Moi, du reste, je ne comprends pas ce qui le pousse à
réclamer cette somme; car enfin il n'en a aucun besoin!
--Comment! M. Moreau s'est montré assez bon...
--Oh! d'accord!»
Et Deslauriers entama son éloge, puis vint à le dénigrer, tout
doucement, le donnant pour oublieux, personnel, avare.
«Je le croyais votre ami, monsieur?
--Cela ne m'empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaît bien
peu... comment dirai-je? la sympathie...»
Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier.
Elle l'interrompit pour avoir l'explication d'un mot.
Il se pencha sur son épaule, et si près d'elle, qu'il effleura sa joue.
Elle rougit; cette rougeur enflamma Deslauriers; il lui baisa la main
voracement.
«Que faites-vous, monsieur!»
Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sous ses
grands yeux noirs irrités.
«Écoutez-moi! Je vous aime!»
Elle partit d'un éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce.
Deslauriers sentit une colère à l'étrangler. Il se contint; et, avec
la mine d'un vaincu, demandant grâce:
«Ah! vous avez tort! Moi, je n'irai pas comme lui...
--De qui donc parlez-vous?
--De Frédéric!
--Eh! M. Moreau m'inquiète peu, je vous l'ai dit!
--Oh! pardon!... pardon!»
Puis, d'une voix mordante, et faisant traîner ses phrases:
«Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne,
pour apprendre avec plaisir...»
Elle devint toute pâle. L'ancien clerc ajouta:
«Il va se marier.
--Lui!
--Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de
M. Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien que pour cela.»
Elle porta la main sur son cœur, comme au choc d'un grand coup; mais
tout de suite elle tira la sonnette. Deslauriers n'attendit pas qu'on
le mît dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu.
Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s'approcha de la fenêtre pour
respirer.
De l'autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches
de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la
croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant
le soleil, un jour froid tombait dans l'appartement. Ses enfants
étaient sortis, rien ne bougeait autour d'elle. C'était comme une
désertion immense.
«Il va se marier! est-ce possible!»
Et un tremblement nerveux la saisit.
«Pourquoi cela? est-ce que je l'aime?»
Puis, tout à coup:
«Mais oui, je l'aime!... je l'aime!...»
Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui n'en
finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les
vibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil,
les prunelles fixes, et souriant toujours.
Le même après-midi, au même moment, Frédéric et Mlle Louise se
promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de l'île. La
vieille Catherine les surveillait de loin; ils marchaient côte à côte,
et Frédéric disait:
«Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans la campagne?
--Comme vous étiez bon pour moi! répondit-elle. Vous m'aidiez à faire
des gâteaux avec du sable, à remplir mon arrosoir, à me balancer sur
l'escarpolette!
--Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou de marquises,
que sont-elles devenues?
--Ma foi, je n'en sais rien!
--Et votre roquet Moricaud?
--Il s'est noyé, le pauvre chéri!
--Et le _Don Quichotte_, dont nous colorions ensemble les gravures?
--Je l'ai encore!»
Il lui rappela le jour de sa première communion et comme elle était
gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge, pendant
qu'elles défilaient toutes autour du chœur et que la cloche tintait.
Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque; elle
ne trouva rien à répondre, et une minute après:
«Méchant! qui ne m'a pas donné une seule fois de ses nouvelles!»
Frédéric objecta ses nombreux travaux.
«Qu'est-ce donc que vous faites?»
Il fut embarrassé de la question, puis dit qu'il étudiait la politique.
«Ah!»
Et, sans en demander davantage:
«Cela vous occupe, mais moi!...»
Alors, elle lui conta l'aridité de son existence, n'ayant personne à
voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction! Elle désirait
monter à cheval.
«Le vicaire prétend que c'est inconvenant pour une jeune fille; est-ce
bête, les convenances! Autrefois, on me laissait faire tout ce que je
voulais; à présent, rien!
--Votre père vous aime pourtant!
--Oui, mais...»
Et elle poussa un soupir qui signifiait: «Cela ne suffit pas à mon
bonheur.»
Puis, il y eut un silence. Ils n'entendaient que le craquement du sable
sous leurs pieds avec le murmure de la chute d'eau; car la Seine,
au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner
les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes,
pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve; et, lorsqu'on
vient des ponts, on aperçoit, à droite sur l'autre berge, un talus
de gazon que domine une maison blanche. A gauche, dans la prairie,
des peupliers s'étendent, et l'horizon, en face, est borné par une
courbe de la rivière; elle était plate comme un miroir; de grands
insectes patinaient sur l'eau tranquille. Des touffes de roseaux et
des joncs la bordent inégalement; toutes sortes de plantes venues là
s'épanouissaient en boutons d'or, laissaient pendre des grappes jaunes,
dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des
fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s'étalaient; et
un rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de
l'île, toute la défense du jardin.
En deçà, dans l'intérieur, quatre murs à chaperon d'ardoises
enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés nouvellement,
formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à
la file sur leur couche étroite; les artichauts, les haricots, les
épinards, les carottes et les tomates alternaient jusqu'à un plan
d'asperges, qui semblait un petit bois de plumes.
Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu'on appelait _une
folie_. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De la
clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes
de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue
émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans
quelques débris d'ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon
que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu.
Devant la façade s'allongeait une treille à l'italienne, où, sur des
piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne.
Ils vinrent là-dessus tous les deux, et, comme la lumière tombait par
les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de côté,
observait l'ombre des feuilles sur son visage.
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille
terminée par une boule de verre imitant l'émeraude; et elle portait,
malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en
paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute
dans quelque foire.
Il s'en aperçut et l'en complimenta ironiquement.
«Ne vous moquez pas de moi!» reprit-elle.
Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutre gris
jusqu'à ses chaussettes de soie:
«Comme vous êtes coquet!»
Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages à lire. Il en nomma
plusieurs, et elle dit:
«Oh! comme vous êtes savant!»
Toute petite, elle s'était prise d'un de ces amours d'enfant qui
ont à la fois la pureté d'une religion et la violence d'un besoin.
Il avait été son camarade, son frère, son maître, avait amusé son
esprit, fait battre son cœur et versé involontairement jusqu'au fond
d'elle-même une ivresse latente et continue. Puis il l'avait quittée en
pleine crise tragique, sa mère à peine morte, les deux désespoirs se
confondant. L'absence l'avait idéalisé dans son souvenir; il revenait
avec une sorte d'auréole, et elle se livrait ingénument au bonheur de
le voir.
Pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé; et ce
plaisir nouveau, qui n'excédait pas l'ordre des sentiments agréables,
lui causait comme un gonflement intime; si bien qu'il écarta les deux
bras, en se renversant la tête.
Un gros nuage passait alors sur le ciel.
«Il va du côté de Paris, dit Louise; vous voudriez le suivre, n'est-ce
pas?
--Moi! pourquoi?
--Qui sait?»
Et, le fouillant d'un regard aigu:
«Peut-être que vous avez là-bas... (elle chercha le mot) quelque
affection.
--Eh! je n'ai pas d'affection!
--Bien sûr?
--Mais oui, mademoiselle, bien sûr!»
En moins d'un an, il s'était fait dans la jeune fille une
transformation extraordinaire qui étonnait Frédéric. Après une minute
de silence, il ajouta:
«Nous devrions nous tutoyer comme autrefois; voulez-vous?
--Non.
--Pourquoi?
--Parce que!»
Il insistait.
Elle répondit en baissant la tête:
«Je n'ose pas!»
Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon. Frédéric,
par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec un caillou. Elle lui
ordonna de s'asseoir. Il obéit; puis, en regardant la chute d'eau:
«C'est comme le Niagara!»
Il vint à parler des contrées lointaines et de grands voyages. L'idée
d'en faire la charmait. Elle n'aurait eu peur de rien, ni des tempêtes,
ni des lions.
Assis, l'un près de l'autre, ils ramassaient devant eux des poignées de
sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout en causant;--et
le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par bouffées des
senteurs de lavande, avec le parfum du goudron s'échappant d'une barque
derrière l'écluse. Le soleil frappait la cascade; les blocs verdâtres
du petit mur où l'eau coulait apparaissaient comme sous une gaze
d'argent se déroulant toujours. Une longue barre d'écume rejaillissait
au pied en cadence. Cela formait ensuite des bouillonnements, des
tourbillons, mille courants opposés, et qui finissaient par se
confondre en une seule nappe limpide.
Louise murmura qu'elle enviait l'existence des poissons.
«Ce doit être si doux de se rouler là dedans, à son aise, de se sentir
caressé partout.»
Et elle frémissait, avec des mouvements d'une câlinerie sensuelle.
Mais une voix cria:
«Où es-tu?
--Votre bonne vous appelle, dit Frédéric.
--Bien! bien!»
Louise ne se dérangeait pas.
«Elle va se fâcher, reprit-il.
--Cela m'est égal! et d'ailleurs..., Mlle Roque faisant comprendre, par
un geste, qu'elle la tenait à sa discrétion.
Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de tête. Et, comme ils
passaient devant un vaste hangar qui contenait des bourrées:
«Si nous nous mettions dessous, à _l'égaud_?»
Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois et même la taquina
sur son accent. Peu à peu, les coins de sa bouche se pincèrent, elle
mordait ses lèvres; elle s'écarta pour bouder.
Frédéric la rejoignit, jura qu'il n'avait pas voulu lui faire de mal et
qu'il l'aimait beaucoup.
«Est-ce vrai?» s'écria-t-elle, en le regardant avec un sourire qui
éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.
Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheur de sa
jeunesse, et il reprit:
«Pourquoi te mentirais-je?..., tu en doutes... hein?» en lui passant le
bras gauche autour de la taille.
Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge; sa tête
se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa
probité furent inutiles; devant cette vierge qui s'offrait, une peur
l'avait saisi. Il l'aida ensuite à faire quelques pas doucement. Ses
caresses de langage avaient cessé, et, ne voulant plus dire que des
choses insignifiantes, il lui parlait des personnes de la société
nogentaise.
Tout à coup elle le repoussa, et, d'un ton amer:
«Tu n'aurais pas le courage de m'emmener!»
Il resta immobile avec un grand air d'ébahissement. Elle éclata en
sanglots, et s'enfonçant la tête dans sa poitrine:
«Est-ce que je peux vivre sans toi!»
Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules
pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses
prunelles vertes, d'une humidité presque féroce:
«Veux-tu être mon mari?
--Mais..., répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse. Sans doute...
Je ne demande pas mieux.»
A ce moment la casquette de M. Roque apparut derrière un lilas.
Il emmena son «jeune ami» pendant deux jours faire un petit voyage aux
environs, dans ses propriétés; et Frédéric, lorsqu'il revint, trouva
chez sa mère trois lettres.
La première était un billet de M. Dambreuse l'invitant à dîner pour le
mardi précédent. A propos de quoi cette politesse? On lui avait donc
pardonné son incartade?
La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait d'avoir risqué sa vie
pour elle; Frédéric ne comprit pas d'abord ce qu'elle voulait dire;
enfin, après beaucoup d'ambages, elle implorait de lui, en invoquant
son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle, vu
la nécessité pressante et comme on demande du pain, un petit secours de
cinq cents francs. Il se décida tout de suite à les fournir.
La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation
et était longue, obscure. L'avocat n'avait pris encore aucun parti. Il
l'engageait à ne pas se déranger: «C'est inutile que tu reviennes!»
appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.
Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie
de s'en retourner là-bas; cette prétention au gouvernement de sa
conduite le révoltait.
D'ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à le prendre; et puis
sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de lui
et Mlle Louise l'aimait si fort, qu'il ne pouvait rester plus longtemps
sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir et jugerait mieux les
choses dans l'éloignement.
Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire, et il partit en
disant à tout le monde et croyant lui-même qu'il reviendrait bientôt.
VI
Son retour à Paris ne lui causa point de plaisir; c'était le soir,
à la fin du mois d'août, le boulevard semblait vide, les passants
se succédaient avec des mines refrognées, çà et là une chaudière
d'asphalte fumait, beaucoup de maisons avaient leurs persiennes
entièrement closes; il arriva chez lui; de la poussière couvrait les
tentures; et, en dînant tout seul, Frédéric fut pris par un étrange
sentiment d'abandon; alors il songea à Mlle Roque.
L'idée de se marier ne lui paraissait plus exorbitante. Ils
voyageraient, ils iraient en Italie, en Orient! Et il l'apercevait
debout sur un monticule, contemplant un paysage, ou bien appuyée à
son bras dans une galerie florentine, s'arrêtant devant les tableaux.
Quelle joie ce serait que de voir ce bon petit être s'épanouir aux
splendeurs de l'art et de la nature! Sortie de son milieu, en peu de
temps, elle ferait une compagne charmante. La fortune de M. Roque le
tentait d'ailleurs. Cependant une pareille détermination lui répugnait
comme une faiblesse, un avilissement.
Mais il était bien résolu (quoi qu'il dût faire) à changer
d'existence, c'est-à-dire à ne plus perdre son cœur dans des passions
infructueuses, et même il hésitait à remplir la commission dont Louise
l'avait chargé. C'était d'acheter pour elle, chez Jacques Arnoux, deux
grandes statuettes polychromes représentant des nègres, comme ceux
qui étaient à la préfecture de Troyes. Elle connaissait le chiffre
du fabricant, n'en voulait pas d'un autre. Frédéric avait peur, s'il
retournait _chez eux_, de tomber encore une fois dans son vieil amour.
Ces réflexions l'occupèrent toute la soirée, et il allait se coucher
quand une femme entra.
«C'est moi, dit en riant Mlle Vatnaz. Je viens de la part de Rosanette.»
Elles s'étaient donc réconciliées?
«Mon Dieu, oui! je ne suis pas méchante, vous savez bien. Au surplus,
la pauvre fille... Ce serait trop long à vous conter.»
Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse, sa
lettre s'étant promenée de Paris à Nogent; Mlle Vatnaz ne savait point
ce qu'elle contenait. Alors, Frédéric s'informa de la Maréchale.
Elle était maintenant _avec_ un homme très riche, un Russe, le prince
Tzernoukoff, qui l'avait vue aux courses du Champ de Mars l'été dernier.
«On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic
anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses
encore. Voilà, mon cher.»
Et la Vatnaz, comme si elle eût profité de ce changement de fortune,
paraissait plus gaie, tout heureuse. Elle retira ses gants et examina
dans la chambre les meubles et les bibelots. Elle les cotait à leur
prix juste, comme un brocanteur. Il aurait dû la consulter pour les
obtenir à meilleur compte, et elle le félicitait de son bon goût:
«Ah! c'est mignon, extrêmement bien! Il n'y a que vous pour ces idées.»
Puis, apercevant au chevet de l'alcôve une porte:
«C'est par là qu'on fait sortir les petites femmes, hein?»
Et, amicalement, elle lui prit le menton. Il tressaillit au contact de
ses longues mains, tout à la fois maigres et douces. Elle avait autour
des poignets une bordure de dentelle et sur le corsage de sa robe
verte des passementeries comme un hussard. Son chapeau de tulle noir,
à bords descendants, lui cachait un peu le front; ses yeux brillaient
là-dessous; une odeur de patchouli s'échappait de ses bandeaux; la
carcel posée sur un guéridon, en l'éclairant d'en bas comme une rampe
de théâtre, faisait saillir sa mâchoire;--et tout à coup, devant cette
femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère,
Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.
Elle lui dit d'une voix onctueuse, en tirant de son porte-monnaie trois
carrés de papier:
«Vous allez me prendre ça!»
C'étaient trois places pour une représentation au bénéfice de Delmar.
«Comment! lui?
--Certainement!»
Mme Moreau s'accusait d'avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de
sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa
fortune et de la possibilité, pour plus tard, d'un mariage avec Louise.
«Ce ne serait peut-être pas bête!» dit Deslauriers.
Frédéric s'en rejeta loin; le père Roque, d'ailleurs, était un vieux
filou. Cela n'y faisait rien, selon l'avocat.
A la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du
Nord. Frédéric n'avait pas vendu les siennes; il perdit d'un seul coup
soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués.
Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un
beau mariage.
Alors, Deslauriers lui reparla de Mlle Roque. Rien ne l'empêchait
d'aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu
fatigué; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il
partit.
L'aspect des rues de Nogent, qu'il monta sous le clair de la lune, le
reporta dans de vieux souvenirs; et il éprouvait une sorte d'angoisse,
comme ceux qui reviennent après de longs voyages.
Il y avait chez sa mère tous les habitués d'autrefois: MM. Gamblin,
Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, «ces demoiselles Auger»; de
plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant une table de
jeu, Mlle Louise. C'était une femme à présent. Elle se leva en poussant
un cri. Tous s'agitèrent. Elle était restée immobile, debout; et les
quatre flambeaux d'argent posés sur la table augmentaient sa pâleur.
Quand elle se remit à jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta
démesurément Frédéric, dont l'orgueil était malade; il se dit: «Tu
m'aimeras, toi!» et, prenant sa revanche des déboires qu'il avait
essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion, donna des
nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées dans
les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes.
Le lendemain, Mme Moreau s'étendit sur les qualités de Louise; puis
elle énuméra les bois, les fermes qu'elle posséderait. La fortune de
M. Roque était considérable.
Il l'avait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse;
car il prêtait à des personnes pouvant offrir de bonnes garanties
hypothécaires, ce qui lui permettait de demander des suppléments
d'intérêts ou des commissions. Le capital, grâce à une surveillance
active, ne risquait rien. D'ailleurs, le père Roque n'hésitait jamais
devant une saisie; puis il rachetait à bas prix les biens hypothéqués,
et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses affaires
très bien faites. Mais cette manipulation extra-légale le compromettait
vis-à-vis de son régisseur. Il n'avait rien à lui refuser. C'était sur
ses instances qu'il avait si bien accueilli Frédéric.
En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition. Il
voulait que sa fille fût comtesse; et, pour y parvenir, sans mettre en
jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas d'autre jeune homme
que celui-là.
Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son
aïeul, Mme Moreau étant la fille d'un comte de Fouvens, apparentée,
d'ailleurs, aux plus vieilles familles champenoises, les Lavernade, les
d'Étrigny. Quant aux Moreau, une inscription gothique près des moulins
de Villeneuve-l'Archevêque parlait d'un Jacob Moreau qui les avait
réédifiés en 1596; et la tombe de son fils, Pierre Moreau, premier
écuyer du roi sous Louis XIV, se voyait dans la chapelle Saint-Nicolas.
Tant d'honorabilité fascinait M. Roque, fils d'un ancien domestique.
Si la couronne comtale ne venait pas, il s'en consolerait sur autre
chose; car Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M. Dambreuse
serait élevé à la pairie, et alors l'aider dans ses affaires, lui
obtenir des fournitures, des concessions. Le jeune homme lui plaisait
personnellement. Enfin il le voulait pour gendre, parce que depuis
longtemps il s'était féru de cette idée, qui ne faisait que s'accroître.
Maintenant, il fréquentait l'église;--et il avait séduit Mme Moreau par
l'espoir du titre surtout. Elle s'était gardée cependant de faire une
réponse décisive.
Donc, huit jours après sans qu'aucun engagement eût été pris, Frédéric
passait pour «le futur» de Mlle Louise; et le père Roque, peu
scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.
V
Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l'acte de
subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant de
pleins pouvoirs; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et qu'il
fut seul, au milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane,
la vue du papier timbré l'écœura.
Il était las de ces choses, et des restaurants à trente-deux sous,
des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Il reprit les
paperasses; d'autres se trouvaient à côté; c'étaient les prospectus de
la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur
contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son
opinion.
Une idée lui vint: celle de se présenter chez M. Dambreuse et de
demander la place de secrétaire. Cette place, bien sûr, n'allait pas
sans l'achat d'un certain nombre d'actions. Il reconnut la folie de son
projet et se dit:
«Oh non! ce serait mal.»
Alors, il chercha comment s'y prendre pour recouvrer les quinze mille
francs. Une pareille somme n'était rien pour Frédéric! Mais, s'il
l'avait eue, lui, quel levier! Et l'ancien clerc s'indigna que la
fortune de l'autre fût grande.
«Il en fait un usage pitoyable. C'est un égoïste. Eh! je me moque bien
de ses quinze mille francs!»
Pourquoi les avait-il prêtés? Pour les beaux yeux de Mme Arnoux. Elle
était sa maîtresse! Deslauriers n'en doutait pas. «Voilà une chose de
plus à quoi sert l'argent!» Des pensées haineuses l'envahirent.
Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours
exercé sur lui un charme presque féminin, et il arriva bientôt à
l'admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.
Cependant est-ce que la volonté n'était pas l'élément capital des
entreprises? et, puisque avec elle on triomphe de tout...
«Ah! ce serait drôle!»
Mais il eut honte de cette perfidie, et, une minute après:
«Bah! est-ce que j'ai peur?»
Mme Arnoux (à force d'en entendre parler) avait fini par se peindre
dans son imagination extraordinairement. La persistance de cet amour
l'irritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale l'ennuyait
maintenant. D'ailleurs, la femme du monde (ou ce qu'il jugeait telle)
éblouissait l'avocat comme le symbole et le résumé de mille plaisirs
inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous la forme la plus claire.
«Après tout, quand il se fâcherait, tant pis! Il s'est trop mal
comporté envers moi, pour que je me gêne! Rien ne m'assure qu'elle est
sa maîtresse! Il me l'a nié. Donc, je suis libre!»
Le désir de cette démarche ne le quitta plus. C'était une épreuve de
ses forces qu'il voulait faire;--si bien qu'un jour, tout à coup, il
vernit lui-même ses bottes, acheta des gants blancs, et se mit en
route, se substituant à Frédéric et s'imaginant presque être lui, par
une singulière évolution intellectuelle, où il y avait à la fois de la
vengeance et de la sympathie, de l'imitation et de l'audace.
Il fit annoncer «le docteur Deslauriers».
Mme Arnoux fut surprise, n'ayant réclamé aucun médecin.
«Ah! mille excuses! c'est docteur en droit. Je viens pour les intérêts
de M. Moreau».
Ce nom parut la troubler.
«Tant mieux! pensa l'ancien clerc; puisqu'elle a bien voulu de lui,
elle voudra de moi!» s'encourageant par l'idée reçue qu'il est plus
facile de supplanter un amant qu'un mari.
Il avait eu le plaisir de la rencontrer une fois au Palais; il cita
même la date. Tant de mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit d'un ton
doucereux:
«Vous aviez déjà... quelques embarras... dans vos affaires!»
Elle ne répondit rien; donc, c'était vrai.
Il se mit à causer de choses et d'autres, de son logement, de la
fabrique; puis, apercevant, aux bords de la glace, des médaillons:
«Ah! des portraits de famille, sans doute?»
Il remarqua celui d'une vieille femme, la mère de Mme Arnoux.
«Elle a l'air d'une excellente personne, un type méridional.»
Et, sur l'objection qu'elle était de Chartres:
«Chartres! jolie ville.»
Il en vanta la cathédrale et les pâtés; puis, revenant au portrait, y
trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lança des flatteries
indirectement. Elle n'en fut pas choquée. Il prit confiance et dit
qu'il connaissait Arnoux depuis longtemps.
«C'est un brave garçon! mais qui se compromet! Pour cette hypothèque,
par exemple, on n'imagine pas une étourderie...
--Oui! je sais», dit-elle, en haussant les épaules.
Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers à poursuivre.
«Son histoire de kaolin, vous l'ignorez peut-être, a failli tourner
très mal, et même sa réputation...»
Un froncement de sourcils l'arrêta.
Alors, se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvres femmes
dont les époux gaspillent la fortune...
«Mais elle est à lui, monsieur; moi, je n'ai rien!»
N'importe! on ne savait pas... Une personne d'expérience pouvait
servir. Il fit des offres de dévouement, exalta ses propres mérites; et
il la regardait en face, à travers ses lunettes qui miroitaient.
Une torpeur vague la prenait; mais, tout à coup:
«Voyons l'affaire, je vous prie!»
Il exhiba le dossier.
«Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil aux mains
d'un huissier qui fera un commandement, rien n'est plus simple: dans
les vingt-quatre heures... (Elle restait impassible, il changea de
manœuvre.) Moi, du reste, je ne comprends pas ce qui le pousse à
réclamer cette somme; car enfin il n'en a aucun besoin!
--Comment! M. Moreau s'est montré assez bon...
--Oh! d'accord!»
Et Deslauriers entama son éloge, puis vint à le dénigrer, tout
doucement, le donnant pour oublieux, personnel, avare.
«Je le croyais votre ami, monsieur?
--Cela ne m'empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaît bien
peu... comment dirai-je? la sympathie...»
Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier.
Elle l'interrompit pour avoir l'explication d'un mot.
Il se pencha sur son épaule, et si près d'elle, qu'il effleura sa joue.
Elle rougit; cette rougeur enflamma Deslauriers; il lui baisa la main
voracement.
«Que faites-vous, monsieur!»
Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sous ses
grands yeux noirs irrités.
«Écoutez-moi! Je vous aime!»
Elle partit d'un éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce.
Deslauriers sentit une colère à l'étrangler. Il se contint; et, avec
la mine d'un vaincu, demandant grâce:
«Ah! vous avez tort! Moi, je n'irai pas comme lui...
--De qui donc parlez-vous?
--De Frédéric!
--Eh! M. Moreau m'inquiète peu, je vous l'ai dit!
--Oh! pardon!... pardon!»
Puis, d'une voix mordante, et faisant traîner ses phrases:
«Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne,
pour apprendre avec plaisir...»
Elle devint toute pâle. L'ancien clerc ajouta:
«Il va se marier.
--Lui!
--Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de
M. Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien que pour cela.»
Elle porta la main sur son cœur, comme au choc d'un grand coup; mais
tout de suite elle tira la sonnette. Deslauriers n'attendit pas qu'on
le mît dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu.
Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s'approcha de la fenêtre pour
respirer.
De l'autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches
de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la
croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant
le soleil, un jour froid tombait dans l'appartement. Ses enfants
étaient sortis, rien ne bougeait autour d'elle. C'était comme une
désertion immense.
«Il va se marier! est-ce possible!»
Et un tremblement nerveux la saisit.
«Pourquoi cela? est-ce que je l'aime?»
Puis, tout à coup:
«Mais oui, je l'aime!... je l'aime!...»
Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui n'en
finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les
vibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil,
les prunelles fixes, et souriant toujours.
Le même après-midi, au même moment, Frédéric et Mlle Louise se
promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de l'île. La
vieille Catherine les surveillait de loin; ils marchaient côte à côte,
et Frédéric disait:
«Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans la campagne?
--Comme vous étiez bon pour moi! répondit-elle. Vous m'aidiez à faire
des gâteaux avec du sable, à remplir mon arrosoir, à me balancer sur
l'escarpolette!
--Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou de marquises,
que sont-elles devenues?
--Ma foi, je n'en sais rien!
--Et votre roquet Moricaud?
--Il s'est noyé, le pauvre chéri!
--Et le _Don Quichotte_, dont nous colorions ensemble les gravures?
--Je l'ai encore!»
Il lui rappela le jour de sa première communion et comme elle était
gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge, pendant
qu'elles défilaient toutes autour du chœur et que la cloche tintait.
Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque; elle
ne trouva rien à répondre, et une minute après:
«Méchant! qui ne m'a pas donné une seule fois de ses nouvelles!»
Frédéric objecta ses nombreux travaux.
«Qu'est-ce donc que vous faites?»
Il fut embarrassé de la question, puis dit qu'il étudiait la politique.
«Ah!»
Et, sans en demander davantage:
«Cela vous occupe, mais moi!...»
Alors, elle lui conta l'aridité de son existence, n'ayant personne à
voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction! Elle désirait
monter à cheval.
«Le vicaire prétend que c'est inconvenant pour une jeune fille; est-ce
bête, les convenances! Autrefois, on me laissait faire tout ce que je
voulais; à présent, rien!
--Votre père vous aime pourtant!
--Oui, mais...»
Et elle poussa un soupir qui signifiait: «Cela ne suffit pas à mon
bonheur.»
Puis, il y eut un silence. Ils n'entendaient que le craquement du sable
sous leurs pieds avec le murmure de la chute d'eau; car la Seine,
au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner
les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes,
pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve; et, lorsqu'on
vient des ponts, on aperçoit, à droite sur l'autre berge, un talus
de gazon que domine une maison blanche. A gauche, dans la prairie,
des peupliers s'étendent, et l'horizon, en face, est borné par une
courbe de la rivière; elle était plate comme un miroir; de grands
insectes patinaient sur l'eau tranquille. Des touffes de roseaux et
des joncs la bordent inégalement; toutes sortes de plantes venues là
s'épanouissaient en boutons d'or, laissaient pendre des grappes jaunes,
dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des
fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s'étalaient; et
un rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de
l'île, toute la défense du jardin.
En deçà, dans l'intérieur, quatre murs à chaperon d'ardoises
enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés nouvellement,
formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à
la file sur leur couche étroite; les artichauts, les haricots, les
épinards, les carottes et les tomates alternaient jusqu'à un plan
d'asperges, qui semblait un petit bois de plumes.
Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu'on appelait _une
folie_. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De la
clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes
de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue
émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans
quelques débris d'ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon
que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu.
Devant la façade s'allongeait une treille à l'italienne, où, sur des
piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne.
Ils vinrent là-dessus tous les deux, et, comme la lumière tombait par
les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de côté,
observait l'ombre des feuilles sur son visage.
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille
terminée par une boule de verre imitant l'émeraude; et elle portait,
malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en
paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute
dans quelque foire.
Il s'en aperçut et l'en complimenta ironiquement.
«Ne vous moquez pas de moi!» reprit-elle.
Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutre gris
jusqu'à ses chaussettes de soie:
«Comme vous êtes coquet!»
Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages à lire. Il en nomma
plusieurs, et elle dit:
«Oh! comme vous êtes savant!»
Toute petite, elle s'était prise d'un de ces amours d'enfant qui
ont à la fois la pureté d'une religion et la violence d'un besoin.
Il avait été son camarade, son frère, son maître, avait amusé son
esprit, fait battre son cœur et versé involontairement jusqu'au fond
d'elle-même une ivresse latente et continue. Puis il l'avait quittée en
pleine crise tragique, sa mère à peine morte, les deux désespoirs se
confondant. L'absence l'avait idéalisé dans son souvenir; il revenait
avec une sorte d'auréole, et elle se livrait ingénument au bonheur de
le voir.
Pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé; et ce
plaisir nouveau, qui n'excédait pas l'ordre des sentiments agréables,
lui causait comme un gonflement intime; si bien qu'il écarta les deux
bras, en se renversant la tête.
Un gros nuage passait alors sur le ciel.
«Il va du côté de Paris, dit Louise; vous voudriez le suivre, n'est-ce
pas?
--Moi! pourquoi?
--Qui sait?»
Et, le fouillant d'un regard aigu:
«Peut-être que vous avez là-bas... (elle chercha le mot) quelque
affection.
--Eh! je n'ai pas d'affection!
--Bien sûr?
--Mais oui, mademoiselle, bien sûr!»
En moins d'un an, il s'était fait dans la jeune fille une
transformation extraordinaire qui étonnait Frédéric. Après une minute
de silence, il ajouta:
«Nous devrions nous tutoyer comme autrefois; voulez-vous?
--Non.
--Pourquoi?
--Parce que!»
Il insistait.
Elle répondit en baissant la tête:
«Je n'ose pas!»
Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon. Frédéric,
par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec un caillou. Elle lui
ordonna de s'asseoir. Il obéit; puis, en regardant la chute d'eau:
«C'est comme le Niagara!»
Il vint à parler des contrées lointaines et de grands voyages. L'idée
d'en faire la charmait. Elle n'aurait eu peur de rien, ni des tempêtes,
ni des lions.
Assis, l'un près de l'autre, ils ramassaient devant eux des poignées de
sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout en causant;--et
le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par bouffées des
senteurs de lavande, avec le parfum du goudron s'échappant d'une barque
derrière l'écluse. Le soleil frappait la cascade; les blocs verdâtres
du petit mur où l'eau coulait apparaissaient comme sous une gaze
d'argent se déroulant toujours. Une longue barre d'écume rejaillissait
au pied en cadence. Cela formait ensuite des bouillonnements, des
tourbillons, mille courants opposés, et qui finissaient par se
confondre en une seule nappe limpide.
Louise murmura qu'elle enviait l'existence des poissons.
«Ce doit être si doux de se rouler là dedans, à son aise, de se sentir
caressé partout.»
Et elle frémissait, avec des mouvements d'une câlinerie sensuelle.
Mais une voix cria:
«Où es-tu?
--Votre bonne vous appelle, dit Frédéric.
--Bien! bien!»
Louise ne se dérangeait pas.
«Elle va se fâcher, reprit-il.
--Cela m'est égal! et d'ailleurs..., Mlle Roque faisant comprendre, par
un geste, qu'elle la tenait à sa discrétion.
Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de tête. Et, comme ils
passaient devant un vaste hangar qui contenait des bourrées:
«Si nous nous mettions dessous, à _l'égaud_?»
Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois et même la taquina
sur son accent. Peu à peu, les coins de sa bouche se pincèrent, elle
mordait ses lèvres; elle s'écarta pour bouder.
Frédéric la rejoignit, jura qu'il n'avait pas voulu lui faire de mal et
qu'il l'aimait beaucoup.
«Est-ce vrai?» s'écria-t-elle, en le regardant avec un sourire qui
éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.
Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheur de sa
jeunesse, et il reprit:
«Pourquoi te mentirais-je?..., tu en doutes... hein?» en lui passant le
bras gauche autour de la taille.
Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge; sa tête
se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa
probité furent inutiles; devant cette vierge qui s'offrait, une peur
l'avait saisi. Il l'aida ensuite à faire quelques pas doucement. Ses
caresses de langage avaient cessé, et, ne voulant plus dire que des
choses insignifiantes, il lui parlait des personnes de la société
nogentaise.
Tout à coup elle le repoussa, et, d'un ton amer:
«Tu n'aurais pas le courage de m'emmener!»
Il resta immobile avec un grand air d'ébahissement. Elle éclata en
sanglots, et s'enfonçant la tête dans sa poitrine:
«Est-ce que je peux vivre sans toi!»
Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules
pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses
prunelles vertes, d'une humidité presque féroce:
«Veux-tu être mon mari?
--Mais..., répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse. Sans doute...
Je ne demande pas mieux.»
A ce moment la casquette de M. Roque apparut derrière un lilas.
Il emmena son «jeune ami» pendant deux jours faire un petit voyage aux
environs, dans ses propriétés; et Frédéric, lorsqu'il revint, trouva
chez sa mère trois lettres.
La première était un billet de M. Dambreuse l'invitant à dîner pour le
mardi précédent. A propos de quoi cette politesse? On lui avait donc
pardonné son incartade?
La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait d'avoir risqué sa vie
pour elle; Frédéric ne comprit pas d'abord ce qu'elle voulait dire;
enfin, après beaucoup d'ambages, elle implorait de lui, en invoquant
son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle, vu
la nécessité pressante et comme on demande du pain, un petit secours de
cinq cents francs. Il se décida tout de suite à les fournir.
La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation
et était longue, obscure. L'avocat n'avait pris encore aucun parti. Il
l'engageait à ne pas se déranger: «C'est inutile que tu reviennes!»
appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.
Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie
de s'en retourner là-bas; cette prétention au gouvernement de sa
conduite le révoltait.
D'ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à le prendre; et puis
sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de lui
et Mlle Louise l'aimait si fort, qu'il ne pouvait rester plus longtemps
sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir et jugerait mieux les
choses dans l'éloignement.
Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire, et il partit en
disant à tout le monde et croyant lui-même qu'il reviendrait bientôt.
VI
Son retour à Paris ne lui causa point de plaisir; c'était le soir,
à la fin du mois d'août, le boulevard semblait vide, les passants
se succédaient avec des mines refrognées, çà et là une chaudière
d'asphalte fumait, beaucoup de maisons avaient leurs persiennes
entièrement closes; il arriva chez lui; de la poussière couvrait les
tentures; et, en dînant tout seul, Frédéric fut pris par un étrange
sentiment d'abandon; alors il songea à Mlle Roque.
L'idée de se marier ne lui paraissait plus exorbitante. Ils
voyageraient, ils iraient en Italie, en Orient! Et il l'apercevait
debout sur un monticule, contemplant un paysage, ou bien appuyée à
son bras dans une galerie florentine, s'arrêtant devant les tableaux.
Quelle joie ce serait que de voir ce bon petit être s'épanouir aux
splendeurs de l'art et de la nature! Sortie de son milieu, en peu de
temps, elle ferait une compagne charmante. La fortune de M. Roque le
tentait d'ailleurs. Cependant une pareille détermination lui répugnait
comme une faiblesse, un avilissement.
Mais il était bien résolu (quoi qu'il dût faire) à changer
d'existence, c'est-à-dire à ne plus perdre son cœur dans des passions
infructueuses, et même il hésitait à remplir la commission dont Louise
l'avait chargé. C'était d'acheter pour elle, chez Jacques Arnoux, deux
grandes statuettes polychromes représentant des nègres, comme ceux
qui étaient à la préfecture de Troyes. Elle connaissait le chiffre
du fabricant, n'en voulait pas d'un autre. Frédéric avait peur, s'il
retournait _chez eux_, de tomber encore une fois dans son vieil amour.
Ces réflexions l'occupèrent toute la soirée, et il allait se coucher
quand une femme entra.
«C'est moi, dit en riant Mlle Vatnaz. Je viens de la part de Rosanette.»
Elles s'étaient donc réconciliées?
«Mon Dieu, oui! je ne suis pas méchante, vous savez bien. Au surplus,
la pauvre fille... Ce serait trop long à vous conter.»
Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse, sa
lettre s'étant promenée de Paris à Nogent; Mlle Vatnaz ne savait point
ce qu'elle contenait. Alors, Frédéric s'informa de la Maréchale.
Elle était maintenant _avec_ un homme très riche, un Russe, le prince
Tzernoukoff, qui l'avait vue aux courses du Champ de Mars l'été dernier.
«On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic
anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses
encore. Voilà, mon cher.»
Et la Vatnaz, comme si elle eût profité de ce changement de fortune,
paraissait plus gaie, tout heureuse. Elle retira ses gants et examina
dans la chambre les meubles et les bibelots. Elle les cotait à leur
prix juste, comme un brocanteur. Il aurait dû la consulter pour les
obtenir à meilleur compte, et elle le félicitait de son bon goût:
«Ah! c'est mignon, extrêmement bien! Il n'y a que vous pour ces idées.»
Puis, apercevant au chevet de l'alcôve une porte:
«C'est par là qu'on fait sortir les petites femmes, hein?»
Et, amicalement, elle lui prit le menton. Il tressaillit au contact de
ses longues mains, tout à la fois maigres et douces. Elle avait autour
des poignets une bordure de dentelle et sur le corsage de sa robe
verte des passementeries comme un hussard. Son chapeau de tulle noir,
à bords descendants, lui cachait un peu le front; ses yeux brillaient
là-dessous; une odeur de patchouli s'échappait de ses bandeaux; la
carcel posée sur un guéridon, en l'éclairant d'en bas comme une rampe
de théâtre, faisait saillir sa mâchoire;--et tout à coup, devant cette
femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère,
Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.
Elle lui dit d'une voix onctueuse, en tirant de son porte-monnaie trois
carrés de papier:
«Vous allez me prendre ça!»
C'étaient trois places pour une représentation au bénéfice de Delmar.
«Comment! lui?
--Certainement!»
- Parts
- L'éducation sentimentale, v. 2 - 01
- L'éducation sentimentale, v. 2 - 02
- L'éducation sentimentale, v. 2 - 03
- L'éducation sentimentale, v. 2 - 04
- L'éducation sentimentale, v. 2 - 05
- L'éducation sentimentale, v. 2 - 06
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