L'éducation sentimentale, v. 1 - 12
Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu'il fût deux
heures, la Maréchale était encore couchée; et, à son chevet, Delmar,
installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle
cria de loin: «Je l'ai, je l'ai;» puis, le prenant par les oreilles,
elle l'embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même
le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa
bouche humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui
n'avait pas de manches; et, de temps à autre, il sentait, à travers la
batiste, les fermes contours de son corps. Delmar, pendant ce temps-là,
roulait ses prunelles.
«Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie!...»
Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle
montait debout sur un coussin, pour qu'il l'embrassât mieux, l'appelait
un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait
sa cravate; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se
trouvait là.
Étaient-ce des avances? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami,
Arnoux, à sa place, ne s'en gênerait guère! et il avait bien le droit
de n'être pas vertueux avec sa maîtresse, l'ayant toujours été avec
sa femme; car il croyait l'avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le
faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise.
Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s'y prendre avec la
Maréchale carrément.
Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il
s'approcha d'elle et eut un geste d'une éloquence si peu ambiguë,
qu'elle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite; alors
elle fondit en larmes, disant qu'elle était bien malheureuse et que ce
n'était pas une raison pour qu'on la méprisât.
Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire
toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l'exagérant.
Mais il se montrait trop gai pour qu'elle le crût sincère; et leur
camaraderie faisait obstacle à l'épanchement de toute émotion sérieuse.
Enfin, un jour elle répondit qu'elle n'acceptait pas les restes d'une
autre.
«Quelle autre?
--Eh oui! va retrouver madame Arnoux!»
Car Frédéric en parlait souvent; Arnoux, de son côté, avait la même
manie; elle s'impatientait, à la fin, d'entendre toujours vanter cette
femme; et son imputation était une espèce de vengeance.
Frédéric lui en garda rancune.
Elle commençait, du reste, à l'agacer fortement. Quelquefois, se
posant comme expérimentée, elle disait du mal de l'amour avec un rire
sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart d'heure
après, c'était la seule chose qu'il y eût au monde, et, croisant ses
bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelqu'un, elle murmurait:
«Oh! oui, c'est bon! c'est si bon!» les paupières entre-closes et à
demi pâmée d'ivresse. Il était impossible de la connaître, de savoir,
par exemple, si elle aimait Arnoux, car elle se moquait de lui et
en paraissait jalouse. De même pour la Vatnaz, qu'elle appelait une
misérable, d'autres fois sa meilleure amie. Elle avait enfin, sur toute
sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque
chose d'inexprimable qui ressemblait à un défi;--et il la désirait,
pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer.
Comment faire? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie,
apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter: «Je suis
occupée; à ce soir!» ou bien il la trouvait au milieu de douze
personnes; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une gageure, tant
les empêchements se succédaient. Il l'invitait à dîner, elle refusait
toujours; une fois, elle accepta, mais ne vint pas.
Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son
compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un
portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances; il n'en
manquerait pas une seule; l'inexactitude habituelle de l'artiste
faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire
peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car
elle se voyait au milieu du Grand Salon, à la place d'honneur, avec
une foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui «la
lancerait» tout à coup.
Quant à Pellerin, il saisit la proposition avidement. Ce portrait
devait le poser en grand homme, être un chef-d'œuvre.
Il passa en revue dans sa mémoire tous les portraits de maître qu'il
connaissait, et se décida finalement pour un Titien, lequel serait
rehaussé d'ornements à la Véronèse. Donc il exécuterait son projet sans
ombres factices, dans une lumière franche éclairant les chairs d'un
seul ton, et faisant étinceler les accessoires.
«Si je lui mettais, pensa-t-il, une robe de soie rose avec un burnous
oriental? oh non! canaille le burnous! ou plutôt si je l'habillais de
velours bleu, sur un fond gris, très coloré? On pourrait lui donner
également une collerette de guipure blanche, avec un éventail noir et
un rideau d'écarlate par derrière?»
Et, cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa conception et s'en
émerveillait.
Il eut un battement de cœur quand Rosanette, accompagnée de Frédéric,
arriva chez lui pour la première séance. Il la plaça debout, sur une
manière d'estrade, au milieu de l'appartement; et, en se plaignant du
jour et regrettant son ancien atelier, il la fit d'abord s'accouder
contre un piédestal, puis asseoir dans un fauteuil, et tour à tour,
s'éloignant d'elle et s'en rapprochant pour corriger d'une chiquenaude
les plis de sa robe, il la regardait les paupières entre-closes, et
consultait d'un mot Frédéric.
«Eh bien, non! s'écria-t-il. J'en reviens à mon idée! Je vous flanque
en Vénitienne!»
Elle aurait une robe de velours ponceau avec une ceinture d'orfèvrerie,
et sa large manche doublée d'hermine laisserait voir son bras nu qui
toucherait à la balustrade d'un escalier montant derrière elle. A sa
gauche, une grande colonne irait jusqu'au haut de la toile rejoindre
des architectures, décrivant un arc. On apercevrait en dessous,
vaguement, des massifs d'orangers presque noirs, où se découperait un
ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert d'un tapis,
il y aurait, dans un plat d'argent, un bouquet de fleurs, un chapelet
d'ambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune
dégorgeant des sequins d'or; quelques-uns même, tombés par terre çà
et là, formeraient une suite d'éclaboussures brillantes, de manière à
conduire l'œil vers la pointe de son pied, car elle serait posée sur
l'avant-dernière marche, dans un mouvement naturel et en pleine lumière.
Il alla chercher une caisse à tableaux, qu'il mit sur l'estrade pour
figurer la marche; puis il disposa comme accessoires sur un tabouret,
en guise de balustrade, sa vareuse, un bouclier, une boîte de sardines,
un paquet de plumes, un couteau, et, quand il eut jeté devant Rosanette
une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose.
«Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses, des présents
splendides. La tête un peu à droite! Parfait! et ne bougez plus! Cette
attitude majestueuse va bien à votre genre de beauté!»
Elle avait une robe écossaise avec un gros manchon et se retenait pour
ne pas rire.
«Quant à la coiffure, nous la mêlerons à un tortis de perles: cela fait
toujours bon effet dans les cheveux rouges.»
La Maréchale se récria, disant qu'elle n'avait pas les cheveux rouges.
«Laissez donc! Le Rouge des peintres n'est pas celui des bourgeois!»
Il commença à esquisser la position des masses; et il était si
préoccupé des grands artistes de la Renaissance, qu'il en parlait.
Pendant une heure, il rêva tout haut à ces existences magnifiques,
pleines de génie, de gloire et de somptuosité avec des entrées
triomphales dans les villes, et des galas à la lueur des flambeaux,
entre des femmes à moitié nues, belles comme des déesses.
«Vous étiez faite pour vivre dans ce temps-là. Une créature de votre
calibre aurait mérité un monseigneur!»
Rosanette trouvait ses compliments fort gentils. On fixa le jour de la
séance prochaine; Frédéric se chargeait d'apporter les accessoires.
Comme la chaleur du poêle l'avait étourdie quelque peu, ils s'en
retournèrent à pied par la rue du Bac et arrivèrent sur le pont Royal.
Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le soleil s'abaissait;
quelques vitres de maison, dans la Cité, brillaient au loin comme
des plaques d'or, tandis que, par derrière, à droite, les tours de
Notre-Dame se profilaient en noir sur le ciel bleu, mollement baigné à
l'horizon dans des vapeurs grises. Le vent souffla; et Rosanette, ayant
déclaré qu'elle avait faim, ils entrèrent à la Pâtisserie anglaise.
Des jeunes femmes, avec leurs enfants, mangeaient debout contre le
buffet de marbre, où se pressaient, sous des cloches de verre, les
assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes à la crème. Le
sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sa bouche. De temps à
autre, pour l'essuyer, elle tirait son mouchoir de son manchon; et sa
figure ressemblait, sous sa capote de soie verte, à une rose épanouie
entre ses feuilles.
Ils se remirent en marche; dans la rue de la Paix, elle s'arrêta,
devant la boutique d'un orfèvre, à considérer un bracelet; Frédéric
voulut lui en faire cadeau.
«Non, dit-elle, garde ton argent.»
Il fut blessé de cette parole.
«Qu'a donc le mimi? On est triste?»
Et, la conversation s'étant renouée, il en vint, comme d'habitude, à
des protestations d'amour.
«Tu sais bien que c'est impossible!
--Pourquoi?
--Ah! parce que...»
Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et les volants
de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors, il se rappela un
crépuscule d'hiver, où, sur le même trottoir, Mme Arnoux marchait ainsi
à son côté; et ce souvenir l'absorba tellement, qu'il ne s'apercevait
plus de Rosanette et n'y songeait pas.
Elle regardait, au hasard, devant elle, tout en se laissant un peu
traîner, comme un enfant paresseux. C'était l'heure où l'on rentrait
de la promenade, et des équipages défilaient au grand trot sur le pavé
sec. Les flatteries de Pellerin lui revenant sans doute à la mémoire,
elle poussa un soupir.
«Ah! il y en a qui sont heureuses! Je suis faite pour un homme riche,
décidément.»
Il répliqua d'un ton brutal:
«Vous en avez un, cependant!» car M. Oudry passait pour trois fois
millionnaire.
Elle ne demandait pas mieux que de s'en débarrasser.
«Qui vous en empêche?»
Et il exhala d'amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à perruque,
lui montrant qu'une pareille liaison était indigne, et qu'elle devait
la rompre!
«Oui, répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même. C'est ce que
je finirai par faire, sans doute!»
Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle se ralentissait, il la
crut fatiguée. Elle s'obstina à ne pas vouloir de voiture et elle le
congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des doigts.
«Ah! quel dommage! et songer que des imbéciles me trouvent riche!»
Il était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers l'attendaient.
Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de Turcs, et
l'avocat, en bottes crottées, sommeillait sur le divan.
«Ah! enfin, s'écria-t-il. Mais quel air farouche! Peux-tu m'écouter?»
Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves de
théories défavorables pour leurs examens. Il avait plaidé deux ou
trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus
fortement vers son vieux rêve: un journal où il pourrait s'étaler,
se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation,
d'ailleurs, s'ensuivraient. C'était dans cet espoir qu'il avait
circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille.
A présent, il la tirait sur papier rose; il inventait des canards,
composait des rébus, tâchait d'engager des polémiques, et même (en
dépit du local) voulait monter des concerts! L'abonnement d'un an
«donnait droit à une place d'orchestre dans un des principaux théâtres
de Paris; de plus, l'administration se chargeait de fournir à MM.
les étrangers tous les renseignements désirables, artistiques, et
autres.» Mais l'imprimeur faisait des menaces, on devait trois termes
au propriétaire, toutes sortes d'embarras surgissaient; et Hussonnet
aurait laissé périr l'_Art_, sans les exhortations de l'avocat, qui lui
chauffait le moral quotidiennement. Il l'avait pris, afin de donner
plus de poids à sa démarche.
«Nous venons pour le Journal, dit-il.
--Tiens, tu y penses encore! répondit Frédéric, d'un ton distrait.
--Certainement j'y pense!»
Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes rendus de la Bourse,
ils se mettraient en relations avec des financiers et obtiendraient
ainsi les cent mille francs de cautionnement indispensables. Mais, pour
que la feuille pût être transformée en journal politique, il fallait
auparavant avoir une large clientèle, et, pour cela, se résoudre à
quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, d'imprimerie, de
bureau, bref une somme de quinze mille francs.
«Je n'ai pas de fonds, dit Frédéric.
--Et nous donc!» fit Deslauriers en croisant ses deux bras.
Frédéric, blessé du geste, répliqua:
«Est-ce ma faute?...
--Ah! très bien! ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur
leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les
douceurs! Mais qu'un autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt
sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère! est-ce leur
faute?»
Et il répétait «Est-ce leur faute?» avec une ironie cicéronienne qui
sentait le Palais. Frédéric voulait parler.
«Du reste, je comprends, on a des besoins... aristocratiques; car sans
doute... quelque femme...
--Eh bien, quand cela serait? Ne suis-je pas libre?...
--Oh! très libre!»
Et, après une minute de silence:
«C'est si commode, les promesses!
--Mon Dieu! je ne les nie pas!» dit Frédéric.
L'avocat continuait:
«Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on
imitera _les Treize_ de Balzac! Puis, quand on se retrouve: Bonsoir,
mon vieux, va te promener! Car celui qui pourrait servir l'autre
retient précieusement tout, pour lui seul.
--Comment?
--Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les Dambreuse!»
Frédéric le regarda; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies
et sa figure blême, l'avocat lui parut un tel cuistre, qu'il ne put
empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l'aperçut,
et rougit.
Il avait déjà son chapeau pour s'en aller. Hussonnet, plein
d'inquiétude, tâchait de l'adoucir par des regards suppliants, et,
comme Frédéric lui tournait le dos:
«Voyons, mon petit! Soyez mon Mécène! Protégez les arts!»
Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de
papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le
visage du bohème s'illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers:
«Faites des excuses, Seigneur!»
Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite quinze mille
francs.
«Ah! je te reconnais là! dit Deslauriers.
--Foi de gentilhomme! ajouta le bohème, vous êtes un brave, on vous
mettra dans la galerie des hommes utiles!»
L'avocat reprit:
«Tu n'y perdras rien, la spéculation est excellente.
--Parbleu! s'écria Hussonnet, j'en fourrerais ma tête sur l'échafaud.»
Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles
il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si c'était pour se
moquer des autres ou de lui-même.
Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère.
Elle s'étonnait de ne pas le voir encore ministre, tout en le
plaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui
apprenait que M. Roque venait maintenant chez elle. «Depuis qu'il
est veuf, j'ai cru sans inconvénient de le recevoir. Louise est très
changée à son avantage.» Et en post-scriptum: «Tu ne me dis rien de ta
belle connaissance, M. Dambreuse; à ta place, je l'utiliserais.»
Pourquoi pas? Ses ambitions intellectuelles l'avaient quitté, et sa
fortune (il s'en apercevait) était insuffisante; car, ses dettes payées
et la somme convenue remise aux autres, son revenu serait diminué de
quatre mille francs, pour le moins! D'ailleurs, il sentait le besoin de
sortir de cette existence, de se raccrocher à quelque chose. Aussi, le
lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait
pour qu'il embrassât une profession.
«Mais je croyais, reprit-elle, que M. Dambreuse devait vous faire
entrer au Conseil d'État? Cela vous irait très bien.»
Elle le voulait donc. Il obéit.
Le banquier, comme la première fois, était assis à son bureau, et d'un
geste le pria d'attendre quelques minutes, car un monsieur tournant
le dos à la porte l'entretenait de matières graves. Il s'agissait de
charbons de terre et d'une fusion à opérer entre diverses compagnies.
Les portraits du général Foy et de Louis-Philippe se faisaient pendant
de chaque côté de la glace; des cartonniers montaient contre le lambris
jusqu'au plafond, et il y avait six chaises de paille, M. Dambreuse
n'ayant pas besoin pour ses affaires d'un appartement plus beau;
c'était comme ces sombres cuisines où s'élaborent de grands festins.
Frédéric observa surtout deux coffres-forts monstrueux, dressés dans
les encoignures. Il se demandait combien de millions y pouvaient tenir.
Le banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant voir
à l'intérieur que des cahiers de papier bleu.
Enfin l'individu passa devant Frédéric. C'était le père Oudry. Tous
deux se saluèrent en rougissant, ce qui parut étonner M. Dambreuse.
Du reste, il se montra fort aimable. Rien n'était plus facile que de
recommander son jeune ami au garde des sceaux. On serait trop heureux
de l'avoir; et il termina ses politesses en l'invitant à une soirée
qu'il donnait dans quelques jours.
Frédéric montait en coupé pour s'y rendre quand arriva un billet de la
Maréchale. A la lueur des lanternes, il lut:
«Cher, j'ai suivi vos conseils. Je viens d'expulser mon Osage. A partir
de demain soir, liberté! Dites que je ne suis pas brave.»
Rien de plus! Mais c'était le convier à la place vacante. Il poussa une
exclamation, serra le billet dans sa poche et partit.
Deux municipaux à cheval stationnaient dans la rue. Une file de
lampions brûlaient sur les deux portes cochères; et des domestiques,
dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jusqu'au bas du
perron sous la marquise. Puis, tout à coup, le bruit cessait dans le
vestibule.
De grands arbustes emplissaient la cage de l'escalier; les globes
de porcelaine versaient une lumière qui ondulait comme des moires de
satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marches allègrement.
Un huissier lança son nom: M. Dambreuse lui tendit la main; presque
aussitôt, Mme Dambreuse parut.
Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sa
coiffure plus abondantes qu'à l'ordinaire, et pas un seul bijou.
Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen de dire quelque
chose. Les invités arrivaient; en manière de salut, ils jetaient leur
torse de côté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la figure
seulement; puis un couple conjugal, une famille passait, et tous se
dispersaient dans le salon déjà plein.
Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait une jardinière,
dont les fleurs, s'inclinant comme des panaches, surplombaient la tête
des femmes assises en rond, tout autour, tandis que d'autres occupaient
les bergères formant deux lignes droites interrompues symétriquement
par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat et les hautes
baies des portes à linteau doré.
La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec leur
chapeau à la main, faisait de loin une seule masse noire, où les rubans
des boutonnières mettaient des points rouges çà et là, et que rendait
plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes
gens à barbe naissante, tous paraissaient s'ennuyer; quelques dandies,
d'un air maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises,
les perruques étaient nombreuses; de place en place, un crâne chauve
luisait; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir
dans leur flétrissure la trace d'immenses fatigues,--les gens qu'il y
avait là appartenant à la politique ou aux affaires. M. Dambreuse avait
aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins
illustres, et il repoussait avec d'humbles attitudes les éloges qu'on
lui faisait sur sa soirée et les allusions à sa richesse.
Partout, une valetaille à larges galons d'or circulait. Les grandes
torchères, comme des bouquets de feu, s'épanouissaient sur les
tentures; elles se répétaient dans les glaces; et, au fond de la salle
à manger, que tapissait un treillage de jasmin, le buffet ressemblait à
un maître-autel de cathédrale ou à une exposition d'orfèvrerie,--tant
il y avait de plats, de cloches, de couverts et de cuillers en argent
et en vermeil, au milieu des cristaux à facettes qui entre-croisaient,
par-dessus les viandes, des lueurs irisées. Les trois autres salons
regorgeaient d'objets d'art: paysages de maîtres contre les murs,
ivoires et porcelaines au bord des tables, chinoiseries sur les
consoles; des paravents de laque se développaient devant les fenêtres,
des touffes de camélias montaient dans les cheminées; et une musique
légère vibrait, au loin, comme un bourdonnement d'abeilles.
Les quadrilles n'étaient pas nombreux, et les danseurs, à la manière
nonchalante dont ils traînaient leurs escarpins, semblaient s'acquitter
d'un devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci:
«Avez-vous été à la dernière fête de charité de l'hôtel Lambert,
Mademoiselle?
--Non, Monsieur!
--Il va faire, tout à l'heure, une chaleur!
--Oh! c'est vrai, étouffante!
--De qui donc cette polka?
--Mon Dieu! je ne sais pas, Madame!»
Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans une embrasure,
chuchotaient des remarques obscènes; d'autres causaient chemins de
fer, libre-échange; un sportsman contait une histoire de chasse; un
légitimiste et un orléaniste discutaient.
En errant de groupe en groupe, il arriva dans le salon des joueurs,
où, dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon, «attaché
maintenant au parquet de la Capitale».
Sa grosse face couleur de cire emplissait convenablement son collier,
lequel était une merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien
égalisés; et, gardant un juste milieu entre l'élégance voulue par son
âge et la dignité que réclamait sa profession, il accrochait son pouce
dans son aisselle suivant l'usage des beaux, puis mettait son bras
dans son gilet à la façon des doctrinaires. Bien qu'il eût des bottes
extra-vernies, il portait les tempes rasées, pour se faire un front de
penseur.
Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son
conciliabule. Un propriétaire disait:
«C'est une classe d'hommes qui rêvent le bouleversement de la société!
--Ils demandent l'organisation du travail! reprit un autre. Conçoit-on
cela?
--Que voulez-vous! fit un troisième, quand on voit M. de Genoude donner
la main au _Siècle_!
--Et des conservateurs, eux-mêmes, s'intituler progressifs! Pour nous
amener, quoi? La République! comme si elle était possible en France!»
Tous déclarèrent que la République était impossible en France.
«N'importe, remarqua tout haut un monsieur. On s'occupe trop de la
Révolution; on publie là-dessus un tas d'histoires, de livres!...
--Sans compter, dit Martinon, qu'il y a, peut-être, des sujets d'étude
plus sérieux!»
Un ministériel s'en prit aux scandales du théâtre:
«Ainsi, par exemple, ce nouveau drame _la Reine Margot_ dépasse
véritablement les bornes! Où était le besoin qu'on nous parlât des
Valois? Tout cela montre la royauté sous un jour défavorable! C'est
comme votre presse! Les lois de septembre, on a beau dire, sont
infiniment trop douces! Moi, je voudrais des cours martiales pour
bâillonner les journalistes! A la moindre insolence, traînés devant un
conseil de guerre! et allez donc!
--Oh! prenez garde, Monsieur, prenez garde! dit un professeur,
n'attaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830! respectons nos
libertés.» Il fallait décentraliser plutôt, répartir l'excédent des
villes dans les campagnes.
--Mais elles sont gangrenées! s'écria un catholique. Faites qu'on
raffermisse la religion!»
Martinon s'empressa de dire:
«Effectivement, c'est un frein!»
Tout le mal gisait dans cette envie moderne de s'élever au-dessus de sa
classe, d'avoir du luxe.
«Cependant, objecta un industriel, le luxe favorise le commerce. Aussi
j'approuve le duc de Nemours d'exiger la culotte courte à ses soirées.
--M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez son mot?
--Oui, charmant! Mais il tourne au démagogue, et son discours dans la
question des incompatibilités n'a pas été sans influence sur l'attentat
du 12 mai.
--Ah! bah!
--Eh! eh!
Le cercle fut contraint de s'entr'ouvrir pour livrer passage à un
domestique portant un plateau, et qui tâchait d'entrer dans le salon
des joueurs.
Sous l'abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces
d'or couvraient la table. Frédéric s'arrêta devant une d'elles, perdit
les quinze napoléons qu'il avait dans sa poche, fit une pirouette, et
se trouva au seuil du boudoir où était alors Mme Dambreuse.
Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur des sièges
sans dossiers. Leurs longues jupes, bouffant autour d'elles, semblaient
des flots d'où leur taille émergeait, et les seins s'offraient aux
regards dans l'échancrure des corsages. Presque toutes portaient un
bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants faisait
ressortir la blancheur humaine de leurs bras; des effilés, des herbes,
leur pendaient sur les épaules, et on croyait quelquefois, à certains
frissonnements, que la robe allait tomber. Mais la décence des figures
tempérait les provocations du costume; plusieurs même avaient une
placidité presque bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues
faisait songer à un intérieur de harem; il vint à l'esprit du jeune
homme une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes de
beautés se trouvaient là: des Anglaises à profil de keepsake, une
Italienne dont les yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, trois
sœurs habillées de bleu, trois Normandes, fraîches comme des pommiers
d'avril, une grande rousse avec une parure d'améthystes;--et les
blanches scintillations des diamants qui tremblaient en aigrettes
dans les chevelures, les taches lumineuses des pierreries étalées sur
les poitrines, et l'éclat doux des perles accompagnant les visages se
mêlaient au miroitement des anneaux d'or, aux dentelles, à la poudre,
aux plumes, au vermillon des petites bouches, à la nacre des dents.
Le plafond, arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme d'une
corbeille; et un courant d'air parfumé circulait sous le battement des
éventails.
Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans l'œil, ne jugeait
pas toutes les épaules irréprochables; il songeait à la Maréchale, ce
qui refoulait ses tentations, ou l'en consolait.
Il regardait cependant Mme Dambreuse, et il la trouvait charmante,
malgré sa bouche un peu longue et ses narines trop ouvertes. Mais sa
grâce était particulière. Les boucles de sa chevelure avaient comme une
langueur passionnée, et son front couleur d'agate semblait contenir
beaucoup de choses et dénotait un maître.
Elle avait mis près d'elle la nièce de son mari, jeune personne assez
laide. De temps à autre, elle se dérangeait pour recevoir celles qui
entraient; et le murmure des voix féminines, augmentant, faisait comme
heures, la Maréchale était encore couchée; et, à son chevet, Delmar,
installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle
cria de loin: «Je l'ai, je l'ai;» puis, le prenant par les oreilles,
elle l'embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même
le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa
bouche humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui
n'avait pas de manches; et, de temps à autre, il sentait, à travers la
batiste, les fermes contours de son corps. Delmar, pendant ce temps-là,
roulait ses prunelles.
«Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie!...»
Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle
montait debout sur un coussin, pour qu'il l'embrassât mieux, l'appelait
un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait
sa cravate; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se
trouvait là.
Étaient-ce des avances? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami,
Arnoux, à sa place, ne s'en gênerait guère! et il avait bien le droit
de n'être pas vertueux avec sa maîtresse, l'ayant toujours été avec
sa femme; car il croyait l'avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le
faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise.
Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s'y prendre avec la
Maréchale carrément.
Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il
s'approcha d'elle et eut un geste d'une éloquence si peu ambiguë,
qu'elle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite; alors
elle fondit en larmes, disant qu'elle était bien malheureuse et que ce
n'était pas une raison pour qu'on la méprisât.
Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire
toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l'exagérant.
Mais il se montrait trop gai pour qu'elle le crût sincère; et leur
camaraderie faisait obstacle à l'épanchement de toute émotion sérieuse.
Enfin, un jour elle répondit qu'elle n'acceptait pas les restes d'une
autre.
«Quelle autre?
--Eh oui! va retrouver madame Arnoux!»
Car Frédéric en parlait souvent; Arnoux, de son côté, avait la même
manie; elle s'impatientait, à la fin, d'entendre toujours vanter cette
femme; et son imputation était une espèce de vengeance.
Frédéric lui en garda rancune.
Elle commençait, du reste, à l'agacer fortement. Quelquefois, se
posant comme expérimentée, elle disait du mal de l'amour avec un rire
sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart d'heure
après, c'était la seule chose qu'il y eût au monde, et, croisant ses
bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelqu'un, elle murmurait:
«Oh! oui, c'est bon! c'est si bon!» les paupières entre-closes et à
demi pâmée d'ivresse. Il était impossible de la connaître, de savoir,
par exemple, si elle aimait Arnoux, car elle se moquait de lui et
en paraissait jalouse. De même pour la Vatnaz, qu'elle appelait une
misérable, d'autres fois sa meilleure amie. Elle avait enfin, sur toute
sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque
chose d'inexprimable qui ressemblait à un défi;--et il la désirait,
pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer.
Comment faire? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie,
apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter: «Je suis
occupée; à ce soir!» ou bien il la trouvait au milieu de douze
personnes; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une gageure, tant
les empêchements se succédaient. Il l'invitait à dîner, elle refusait
toujours; une fois, elle accepta, mais ne vint pas.
Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son
compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un
portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances; il n'en
manquerait pas une seule; l'inexactitude habituelle de l'artiste
faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire
peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car
elle se voyait au milieu du Grand Salon, à la place d'honneur, avec
une foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui «la
lancerait» tout à coup.
Quant à Pellerin, il saisit la proposition avidement. Ce portrait
devait le poser en grand homme, être un chef-d'œuvre.
Il passa en revue dans sa mémoire tous les portraits de maître qu'il
connaissait, et se décida finalement pour un Titien, lequel serait
rehaussé d'ornements à la Véronèse. Donc il exécuterait son projet sans
ombres factices, dans une lumière franche éclairant les chairs d'un
seul ton, et faisant étinceler les accessoires.
«Si je lui mettais, pensa-t-il, une robe de soie rose avec un burnous
oriental? oh non! canaille le burnous! ou plutôt si je l'habillais de
velours bleu, sur un fond gris, très coloré? On pourrait lui donner
également une collerette de guipure blanche, avec un éventail noir et
un rideau d'écarlate par derrière?»
Et, cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa conception et s'en
émerveillait.
Il eut un battement de cœur quand Rosanette, accompagnée de Frédéric,
arriva chez lui pour la première séance. Il la plaça debout, sur une
manière d'estrade, au milieu de l'appartement; et, en se plaignant du
jour et regrettant son ancien atelier, il la fit d'abord s'accouder
contre un piédestal, puis asseoir dans un fauteuil, et tour à tour,
s'éloignant d'elle et s'en rapprochant pour corriger d'une chiquenaude
les plis de sa robe, il la regardait les paupières entre-closes, et
consultait d'un mot Frédéric.
«Eh bien, non! s'écria-t-il. J'en reviens à mon idée! Je vous flanque
en Vénitienne!»
Elle aurait une robe de velours ponceau avec une ceinture d'orfèvrerie,
et sa large manche doublée d'hermine laisserait voir son bras nu qui
toucherait à la balustrade d'un escalier montant derrière elle. A sa
gauche, une grande colonne irait jusqu'au haut de la toile rejoindre
des architectures, décrivant un arc. On apercevrait en dessous,
vaguement, des massifs d'orangers presque noirs, où se découperait un
ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert d'un tapis,
il y aurait, dans un plat d'argent, un bouquet de fleurs, un chapelet
d'ambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune
dégorgeant des sequins d'or; quelques-uns même, tombés par terre çà
et là, formeraient une suite d'éclaboussures brillantes, de manière à
conduire l'œil vers la pointe de son pied, car elle serait posée sur
l'avant-dernière marche, dans un mouvement naturel et en pleine lumière.
Il alla chercher une caisse à tableaux, qu'il mit sur l'estrade pour
figurer la marche; puis il disposa comme accessoires sur un tabouret,
en guise de balustrade, sa vareuse, un bouclier, une boîte de sardines,
un paquet de plumes, un couteau, et, quand il eut jeté devant Rosanette
une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose.
«Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses, des présents
splendides. La tête un peu à droite! Parfait! et ne bougez plus! Cette
attitude majestueuse va bien à votre genre de beauté!»
Elle avait une robe écossaise avec un gros manchon et se retenait pour
ne pas rire.
«Quant à la coiffure, nous la mêlerons à un tortis de perles: cela fait
toujours bon effet dans les cheveux rouges.»
La Maréchale se récria, disant qu'elle n'avait pas les cheveux rouges.
«Laissez donc! Le Rouge des peintres n'est pas celui des bourgeois!»
Il commença à esquisser la position des masses; et il était si
préoccupé des grands artistes de la Renaissance, qu'il en parlait.
Pendant une heure, il rêva tout haut à ces existences magnifiques,
pleines de génie, de gloire et de somptuosité avec des entrées
triomphales dans les villes, et des galas à la lueur des flambeaux,
entre des femmes à moitié nues, belles comme des déesses.
«Vous étiez faite pour vivre dans ce temps-là. Une créature de votre
calibre aurait mérité un monseigneur!»
Rosanette trouvait ses compliments fort gentils. On fixa le jour de la
séance prochaine; Frédéric se chargeait d'apporter les accessoires.
Comme la chaleur du poêle l'avait étourdie quelque peu, ils s'en
retournèrent à pied par la rue du Bac et arrivèrent sur le pont Royal.
Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le soleil s'abaissait;
quelques vitres de maison, dans la Cité, brillaient au loin comme
des plaques d'or, tandis que, par derrière, à droite, les tours de
Notre-Dame se profilaient en noir sur le ciel bleu, mollement baigné à
l'horizon dans des vapeurs grises. Le vent souffla; et Rosanette, ayant
déclaré qu'elle avait faim, ils entrèrent à la Pâtisserie anglaise.
Des jeunes femmes, avec leurs enfants, mangeaient debout contre le
buffet de marbre, où se pressaient, sous des cloches de verre, les
assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes à la crème. Le
sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sa bouche. De temps à
autre, pour l'essuyer, elle tirait son mouchoir de son manchon; et sa
figure ressemblait, sous sa capote de soie verte, à une rose épanouie
entre ses feuilles.
Ils se remirent en marche; dans la rue de la Paix, elle s'arrêta,
devant la boutique d'un orfèvre, à considérer un bracelet; Frédéric
voulut lui en faire cadeau.
«Non, dit-elle, garde ton argent.»
Il fut blessé de cette parole.
«Qu'a donc le mimi? On est triste?»
Et, la conversation s'étant renouée, il en vint, comme d'habitude, à
des protestations d'amour.
«Tu sais bien que c'est impossible!
--Pourquoi?
--Ah! parce que...»
Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et les volants
de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors, il se rappela un
crépuscule d'hiver, où, sur le même trottoir, Mme Arnoux marchait ainsi
à son côté; et ce souvenir l'absorba tellement, qu'il ne s'apercevait
plus de Rosanette et n'y songeait pas.
Elle regardait, au hasard, devant elle, tout en se laissant un peu
traîner, comme un enfant paresseux. C'était l'heure où l'on rentrait
de la promenade, et des équipages défilaient au grand trot sur le pavé
sec. Les flatteries de Pellerin lui revenant sans doute à la mémoire,
elle poussa un soupir.
«Ah! il y en a qui sont heureuses! Je suis faite pour un homme riche,
décidément.»
Il répliqua d'un ton brutal:
«Vous en avez un, cependant!» car M. Oudry passait pour trois fois
millionnaire.
Elle ne demandait pas mieux que de s'en débarrasser.
«Qui vous en empêche?»
Et il exhala d'amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à perruque,
lui montrant qu'une pareille liaison était indigne, et qu'elle devait
la rompre!
«Oui, répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même. C'est ce que
je finirai par faire, sans doute!»
Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle se ralentissait, il la
crut fatiguée. Elle s'obstina à ne pas vouloir de voiture et elle le
congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des doigts.
«Ah! quel dommage! et songer que des imbéciles me trouvent riche!»
Il était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers l'attendaient.
Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de Turcs, et
l'avocat, en bottes crottées, sommeillait sur le divan.
«Ah! enfin, s'écria-t-il. Mais quel air farouche! Peux-tu m'écouter?»
Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves de
théories défavorables pour leurs examens. Il avait plaidé deux ou
trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus
fortement vers son vieux rêve: un journal où il pourrait s'étaler,
se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation,
d'ailleurs, s'ensuivraient. C'était dans cet espoir qu'il avait
circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille.
A présent, il la tirait sur papier rose; il inventait des canards,
composait des rébus, tâchait d'engager des polémiques, et même (en
dépit du local) voulait monter des concerts! L'abonnement d'un an
«donnait droit à une place d'orchestre dans un des principaux théâtres
de Paris; de plus, l'administration se chargeait de fournir à MM.
les étrangers tous les renseignements désirables, artistiques, et
autres.» Mais l'imprimeur faisait des menaces, on devait trois termes
au propriétaire, toutes sortes d'embarras surgissaient; et Hussonnet
aurait laissé périr l'_Art_, sans les exhortations de l'avocat, qui lui
chauffait le moral quotidiennement. Il l'avait pris, afin de donner
plus de poids à sa démarche.
«Nous venons pour le Journal, dit-il.
--Tiens, tu y penses encore! répondit Frédéric, d'un ton distrait.
--Certainement j'y pense!»
Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes rendus de la Bourse,
ils se mettraient en relations avec des financiers et obtiendraient
ainsi les cent mille francs de cautionnement indispensables. Mais, pour
que la feuille pût être transformée en journal politique, il fallait
auparavant avoir une large clientèle, et, pour cela, se résoudre à
quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, d'imprimerie, de
bureau, bref une somme de quinze mille francs.
«Je n'ai pas de fonds, dit Frédéric.
--Et nous donc!» fit Deslauriers en croisant ses deux bras.
Frédéric, blessé du geste, répliqua:
«Est-ce ma faute?...
--Ah! très bien! ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur
leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les
douceurs! Mais qu'un autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt
sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère! est-ce leur
faute?»
Et il répétait «Est-ce leur faute?» avec une ironie cicéronienne qui
sentait le Palais. Frédéric voulait parler.
«Du reste, je comprends, on a des besoins... aristocratiques; car sans
doute... quelque femme...
--Eh bien, quand cela serait? Ne suis-je pas libre?...
--Oh! très libre!»
Et, après une minute de silence:
«C'est si commode, les promesses!
--Mon Dieu! je ne les nie pas!» dit Frédéric.
L'avocat continuait:
«Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on
imitera _les Treize_ de Balzac! Puis, quand on se retrouve: Bonsoir,
mon vieux, va te promener! Car celui qui pourrait servir l'autre
retient précieusement tout, pour lui seul.
--Comment?
--Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les Dambreuse!»
Frédéric le regarda; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies
et sa figure blême, l'avocat lui parut un tel cuistre, qu'il ne put
empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l'aperçut,
et rougit.
Il avait déjà son chapeau pour s'en aller. Hussonnet, plein
d'inquiétude, tâchait de l'adoucir par des regards suppliants, et,
comme Frédéric lui tournait le dos:
«Voyons, mon petit! Soyez mon Mécène! Protégez les arts!»
Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de
papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le
visage du bohème s'illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers:
«Faites des excuses, Seigneur!»
Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite quinze mille
francs.
«Ah! je te reconnais là! dit Deslauriers.
--Foi de gentilhomme! ajouta le bohème, vous êtes un brave, on vous
mettra dans la galerie des hommes utiles!»
L'avocat reprit:
«Tu n'y perdras rien, la spéculation est excellente.
--Parbleu! s'écria Hussonnet, j'en fourrerais ma tête sur l'échafaud.»
Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles
il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si c'était pour se
moquer des autres ou de lui-même.
Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère.
Elle s'étonnait de ne pas le voir encore ministre, tout en le
plaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui
apprenait que M. Roque venait maintenant chez elle. «Depuis qu'il
est veuf, j'ai cru sans inconvénient de le recevoir. Louise est très
changée à son avantage.» Et en post-scriptum: «Tu ne me dis rien de ta
belle connaissance, M. Dambreuse; à ta place, je l'utiliserais.»
Pourquoi pas? Ses ambitions intellectuelles l'avaient quitté, et sa
fortune (il s'en apercevait) était insuffisante; car, ses dettes payées
et la somme convenue remise aux autres, son revenu serait diminué de
quatre mille francs, pour le moins! D'ailleurs, il sentait le besoin de
sortir de cette existence, de se raccrocher à quelque chose. Aussi, le
lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait
pour qu'il embrassât une profession.
«Mais je croyais, reprit-elle, que M. Dambreuse devait vous faire
entrer au Conseil d'État? Cela vous irait très bien.»
Elle le voulait donc. Il obéit.
Le banquier, comme la première fois, était assis à son bureau, et d'un
geste le pria d'attendre quelques minutes, car un monsieur tournant
le dos à la porte l'entretenait de matières graves. Il s'agissait de
charbons de terre et d'une fusion à opérer entre diverses compagnies.
Les portraits du général Foy et de Louis-Philippe se faisaient pendant
de chaque côté de la glace; des cartonniers montaient contre le lambris
jusqu'au plafond, et il y avait six chaises de paille, M. Dambreuse
n'ayant pas besoin pour ses affaires d'un appartement plus beau;
c'était comme ces sombres cuisines où s'élaborent de grands festins.
Frédéric observa surtout deux coffres-forts monstrueux, dressés dans
les encoignures. Il se demandait combien de millions y pouvaient tenir.
Le banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant voir
à l'intérieur que des cahiers de papier bleu.
Enfin l'individu passa devant Frédéric. C'était le père Oudry. Tous
deux se saluèrent en rougissant, ce qui parut étonner M. Dambreuse.
Du reste, il se montra fort aimable. Rien n'était plus facile que de
recommander son jeune ami au garde des sceaux. On serait trop heureux
de l'avoir; et il termina ses politesses en l'invitant à une soirée
qu'il donnait dans quelques jours.
Frédéric montait en coupé pour s'y rendre quand arriva un billet de la
Maréchale. A la lueur des lanternes, il lut:
«Cher, j'ai suivi vos conseils. Je viens d'expulser mon Osage. A partir
de demain soir, liberté! Dites que je ne suis pas brave.»
Rien de plus! Mais c'était le convier à la place vacante. Il poussa une
exclamation, serra le billet dans sa poche et partit.
Deux municipaux à cheval stationnaient dans la rue. Une file de
lampions brûlaient sur les deux portes cochères; et des domestiques,
dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jusqu'au bas du
perron sous la marquise. Puis, tout à coup, le bruit cessait dans le
vestibule.
De grands arbustes emplissaient la cage de l'escalier; les globes
de porcelaine versaient une lumière qui ondulait comme des moires de
satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marches allègrement.
Un huissier lança son nom: M. Dambreuse lui tendit la main; presque
aussitôt, Mme Dambreuse parut.
Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sa
coiffure plus abondantes qu'à l'ordinaire, et pas un seul bijou.
Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen de dire quelque
chose. Les invités arrivaient; en manière de salut, ils jetaient leur
torse de côté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la figure
seulement; puis un couple conjugal, une famille passait, et tous se
dispersaient dans le salon déjà plein.
Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait une jardinière,
dont les fleurs, s'inclinant comme des panaches, surplombaient la tête
des femmes assises en rond, tout autour, tandis que d'autres occupaient
les bergères formant deux lignes droites interrompues symétriquement
par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat et les hautes
baies des portes à linteau doré.
La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec leur
chapeau à la main, faisait de loin une seule masse noire, où les rubans
des boutonnières mettaient des points rouges çà et là, et que rendait
plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes
gens à barbe naissante, tous paraissaient s'ennuyer; quelques dandies,
d'un air maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises,
les perruques étaient nombreuses; de place en place, un crâne chauve
luisait; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir
dans leur flétrissure la trace d'immenses fatigues,--les gens qu'il y
avait là appartenant à la politique ou aux affaires. M. Dambreuse avait
aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins
illustres, et il repoussait avec d'humbles attitudes les éloges qu'on
lui faisait sur sa soirée et les allusions à sa richesse.
Partout, une valetaille à larges galons d'or circulait. Les grandes
torchères, comme des bouquets de feu, s'épanouissaient sur les
tentures; elles se répétaient dans les glaces; et, au fond de la salle
à manger, que tapissait un treillage de jasmin, le buffet ressemblait à
un maître-autel de cathédrale ou à une exposition d'orfèvrerie,--tant
il y avait de plats, de cloches, de couverts et de cuillers en argent
et en vermeil, au milieu des cristaux à facettes qui entre-croisaient,
par-dessus les viandes, des lueurs irisées. Les trois autres salons
regorgeaient d'objets d'art: paysages de maîtres contre les murs,
ivoires et porcelaines au bord des tables, chinoiseries sur les
consoles; des paravents de laque se développaient devant les fenêtres,
des touffes de camélias montaient dans les cheminées; et une musique
légère vibrait, au loin, comme un bourdonnement d'abeilles.
Les quadrilles n'étaient pas nombreux, et les danseurs, à la manière
nonchalante dont ils traînaient leurs escarpins, semblaient s'acquitter
d'un devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci:
«Avez-vous été à la dernière fête de charité de l'hôtel Lambert,
Mademoiselle?
--Non, Monsieur!
--Il va faire, tout à l'heure, une chaleur!
--Oh! c'est vrai, étouffante!
--De qui donc cette polka?
--Mon Dieu! je ne sais pas, Madame!»
Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans une embrasure,
chuchotaient des remarques obscènes; d'autres causaient chemins de
fer, libre-échange; un sportsman contait une histoire de chasse; un
légitimiste et un orléaniste discutaient.
En errant de groupe en groupe, il arriva dans le salon des joueurs,
où, dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon, «attaché
maintenant au parquet de la Capitale».
Sa grosse face couleur de cire emplissait convenablement son collier,
lequel était une merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien
égalisés; et, gardant un juste milieu entre l'élégance voulue par son
âge et la dignité que réclamait sa profession, il accrochait son pouce
dans son aisselle suivant l'usage des beaux, puis mettait son bras
dans son gilet à la façon des doctrinaires. Bien qu'il eût des bottes
extra-vernies, il portait les tempes rasées, pour se faire un front de
penseur.
Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son
conciliabule. Un propriétaire disait:
«C'est une classe d'hommes qui rêvent le bouleversement de la société!
--Ils demandent l'organisation du travail! reprit un autre. Conçoit-on
cela?
--Que voulez-vous! fit un troisième, quand on voit M. de Genoude donner
la main au _Siècle_!
--Et des conservateurs, eux-mêmes, s'intituler progressifs! Pour nous
amener, quoi? La République! comme si elle était possible en France!»
Tous déclarèrent que la République était impossible en France.
«N'importe, remarqua tout haut un monsieur. On s'occupe trop de la
Révolution; on publie là-dessus un tas d'histoires, de livres!...
--Sans compter, dit Martinon, qu'il y a, peut-être, des sujets d'étude
plus sérieux!»
Un ministériel s'en prit aux scandales du théâtre:
«Ainsi, par exemple, ce nouveau drame _la Reine Margot_ dépasse
véritablement les bornes! Où était le besoin qu'on nous parlât des
Valois? Tout cela montre la royauté sous un jour défavorable! C'est
comme votre presse! Les lois de septembre, on a beau dire, sont
infiniment trop douces! Moi, je voudrais des cours martiales pour
bâillonner les journalistes! A la moindre insolence, traînés devant un
conseil de guerre! et allez donc!
--Oh! prenez garde, Monsieur, prenez garde! dit un professeur,
n'attaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830! respectons nos
libertés.» Il fallait décentraliser plutôt, répartir l'excédent des
villes dans les campagnes.
--Mais elles sont gangrenées! s'écria un catholique. Faites qu'on
raffermisse la religion!»
Martinon s'empressa de dire:
«Effectivement, c'est un frein!»
Tout le mal gisait dans cette envie moderne de s'élever au-dessus de sa
classe, d'avoir du luxe.
«Cependant, objecta un industriel, le luxe favorise le commerce. Aussi
j'approuve le duc de Nemours d'exiger la culotte courte à ses soirées.
--M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez son mot?
--Oui, charmant! Mais il tourne au démagogue, et son discours dans la
question des incompatibilités n'a pas été sans influence sur l'attentat
du 12 mai.
--Ah! bah!
--Eh! eh!
Le cercle fut contraint de s'entr'ouvrir pour livrer passage à un
domestique portant un plateau, et qui tâchait d'entrer dans le salon
des joueurs.
Sous l'abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces
d'or couvraient la table. Frédéric s'arrêta devant une d'elles, perdit
les quinze napoléons qu'il avait dans sa poche, fit une pirouette, et
se trouva au seuil du boudoir où était alors Mme Dambreuse.
Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur des sièges
sans dossiers. Leurs longues jupes, bouffant autour d'elles, semblaient
des flots d'où leur taille émergeait, et les seins s'offraient aux
regards dans l'échancrure des corsages. Presque toutes portaient un
bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants faisait
ressortir la blancheur humaine de leurs bras; des effilés, des herbes,
leur pendaient sur les épaules, et on croyait quelquefois, à certains
frissonnements, que la robe allait tomber. Mais la décence des figures
tempérait les provocations du costume; plusieurs même avaient une
placidité presque bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues
faisait songer à un intérieur de harem; il vint à l'esprit du jeune
homme une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes de
beautés se trouvaient là: des Anglaises à profil de keepsake, une
Italienne dont les yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, trois
sœurs habillées de bleu, trois Normandes, fraîches comme des pommiers
d'avril, une grande rousse avec une parure d'améthystes;--et les
blanches scintillations des diamants qui tremblaient en aigrettes
dans les chevelures, les taches lumineuses des pierreries étalées sur
les poitrines, et l'éclat doux des perles accompagnant les visages se
mêlaient au miroitement des anneaux d'or, aux dentelles, à la poudre,
aux plumes, au vermillon des petites bouches, à la nacre des dents.
Le plafond, arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme d'une
corbeille; et un courant d'air parfumé circulait sous le battement des
éventails.
Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans l'œil, ne jugeait
pas toutes les épaules irréprochables; il songeait à la Maréchale, ce
qui refoulait ses tentations, ou l'en consolait.
Il regardait cependant Mme Dambreuse, et il la trouvait charmante,
malgré sa bouche un peu longue et ses narines trop ouvertes. Mais sa
grâce était particulière. Les boucles de sa chevelure avaient comme une
langueur passionnée, et son front couleur d'agate semblait contenir
beaucoup de choses et dénotait un maître.
Elle avait mis près d'elle la nièce de son mari, jeune personne assez
laide. De temps à autre, elle se dérangeait pour recevoir celles qui
entraient; et le murmure des voix féminines, augmentant, faisait comme
- Parts
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 01
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 02
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 03
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 04
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 05
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 06
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 07
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 08
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 09
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 10
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 11
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 12
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 13
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 14
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 15
- L'éducation sentimentale, v. 1 - 16