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Le village aérien - 12
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«Vater... vater!...»
Ce mot de «père», il le prononçait en allemand, fort mal.
D'ailleurs, quoi de plus extraordinaire qu'un mot de cette langue
dans la bouche de ces Wagddis?...
À peine entré, Llanga était allé près de la mère et celle-ci lui
ouvrait ses bras, le pressait contre elle, le caressait de la
main, témoignant toute sa reconnaissance pour le sauveur de son
enfant.
Voici ce qu'observa plus particulièrement John Cort:
Le père était de haute taille, bien proportionné, d'apparence
vigoureuse, les bras un peu plus longs que n'eussent été des bras
humains, les mains larges et fortes, les jambes légèrement
arquées, la plante des pieds entièrement appliquée sur le sol.
Il avait le teint presque clair de ces tribus d'indigènes qui sont
plus carnivores qu'herbivores, une barbe floconneuse et courte,
une chevelure noire et crépue, une sorte de toison qui lui
recouvrait tout le corps. Sa tête était de moyenne grosseur, ses
mâchoires peu proéminentes; ses yeux, à la pupille ardente,
brillaient d'un vif éclat.
Assez gracieuse, la mère, avec sa physionomie avenante et douce,
son regard qui dénotait une grande affectuosité, ses dents bien
rangées et d'une remarquable blancheur, et -- chez quels individus
du sexe faible la coquetterie ne se manifeste-t-elle pas? -- des
fleurs dans sa chevelure, et aussi -- détail en somme inexplicable
-- des grains de verre et des perles d'ivoire. Cette jeune
Wagddienne rappelait le type des Cafres du Sud, avec ses bras
ronds et modelés, ses poignets délicats, ses extrémités fines, des
mains potelées, des pieds à faire envie à plus d'une Européenne.
Sur son pelage laineux était jetée une étoffe d'écorce qui la
serrait à la ceinture. À son cou pendait la médaille du docteur
Johausen, semblable à celle que portait l'enfant.
Converser avec Lo-Maï et La-Maï n'était pas possible, au vif
déplaisir de John Cort. Mais il fut visible que ces deux primitifs
cherchèrent à remplir tous les devoirs de l'hospitalité
wagddienne. Le père offrit quelques fruits qu'il prit sur une
tablette, des matofés de pénétrante saveur et qui proviennent
d'une liane.
Les hôtes acceptèrent les matofés et en mangèrent quelques-uns, à
l'extrême satisfaction de la famille.
Et alors il y eut lieu de reconnaître la justesse de ces remarques
faites depuis longtemps déjà: c'est que la langue wagddienne, à
l'exemple des langues polynésiennes, offrait des parallélismes
frappants avec le babil enfantin, -- ce qui a autorisé les
philologues à prétendre qu'il y eut pour tout le genre humain une
longue période de voyelles antérieurement à la formation des
consonnes. Ces voyelles, en se combinant à l'infini, expriment des
sens très variés, tels _ori oriori, oro oroora, orurna_, etc...
Les consonnes sont le _k_, le _t, _le _p_, les nasales sont _ng_
et _m_. Rien qu'avec les voyelles _ha_, _ra_, on forme une séné de
vocables, lesquels, sans consonances réelles, rendent toutes les
nuances d'expression et jouent le rôle des noms, prénoms, verbes,
etc.
Dans la conversation de ces Wagddis, les demandes et les réponses
étaient brèves, deux ou trois mots, qui commençaient presque tous
par les lettres _ng_, _mgou_, ms, comme chez les Congolais. La
mère paraissait moins loquace que le père et probablement sa
langue n'avait pas, ainsi que les langues féminines des deux
continents, la faculté de faire douze mille tours à la minute.
À noter aussi -- ce dont John Cort fut le plus surpris -- que ces
primitifs employaient certains termes congolais et allemands,
presque défigurés d'ailleurs par la prononciation.
Au total, il est vraisemblable que ces êtres n'avaient d'idées que
ce qu'il leur en fallait pour les besoins de l'existence et, de
mots, que ce qu'il en fallait pour exprimer ces idées. Mais, à
défaut de la religiosité, qui se rencontre chez les sauvages les
plus arriérés et qu'ils ne possédaient pas, sans doute, on pouvait
tenir pour sûr qu'ils étaient doués de qualités affectives. Non
seulement ils avaient pour leurs enfants ces sentiments dont les
animaux ne sont pas dépourvus tant que leurs soins sont
nécessaires à la conservation de l'espèce, mais ces sentiments se
continuaient au-delà, ainsi que le père et la mère le montraient
pour Li-Maï. Puis la réciprocité existait. Échange entre eux de
caresses paternelles et filiales... La famille existait.
Après un quart d'heure passé à l'intérieur de cette paillote,
Khamis, John Cort et Max Huber en sortirent sous la conduite de
Lo-Maï et de son enfant. Ils regagnèrent la case où ils avaient
été enfermés et qu'ils allaient occuper pendant... Toujours cette
question, et peut-être ne s'en rapporterait-on pas à eux seuls
pour la résoudre.
Là, on prit congé les uns des autres. Lo-Maï embrassa une dernière
fois le jeune indigène et tendit, non point sa patte comme l'eût
pu faire un chien, ou sa main comme l'eût pu faire un quadrumane,
mais ses deux mains que John Cort et Max Huber serrèrent avec plus
de cordialité que Khamis.
«Mon cher Max, dit alors John Cort, un de vos grands écrivains a
prétendu que dans tout homme il y avait moi et l'autre... Eh bien,
il est probable que l'un des deux manque à ces primitifs...
-- Et lequel, John?...
-- L'autre, assurément... En tout cas, pour les étudier à fond, il
faudrait vivre des années parmi eux!... Or, dans quelques jours,
j'espère bien que nous pourrons repartir...
-- Cela, répondit Max Huber, dépendra de Sa Majesté, et qui sait
si le roi Msélo-Tala-Tala ne veut pas faire de nous des
chambellans de la cour wagddienne?»
CHAPITRE XV
_Trois semaines d'études_
Et, maintenant, combien de temps John Cort, Max Huber, Khamis et
Llanga resteraient-ils dans ce village?... Un incident viendrait-
il modifier une situation qui ne laissait pas d'être
inquiétante?... Ils se sentaient très surveillés, ils n'auraient
pu s'enfuir. Et, d'ailleurs, à supposer qu'ils parvinssent à
s'évader, au milieu de cette impénétrable région de la grande
forêt, comment en rejoindre la lisière, comment retrouver le cours
du rio Johausen?...
Après avoir tant désiré l'extraordinaire, Max Huber estimait que
la situation perdrait singulièrement de son charme à se prolonger.
Aussi allait-il se montrer le plus impatient, le plus désireux de
revenir vers le bassin de l'Oubanghi, de regagner la factorerie de
Libreville, d'où John Cort et lui ne devaient attendre aucun
secours.
Pour son compte, le foreloper enrageait de cette malchance qui les
avait fait tomber entre les pattes -- dans son opinion, c'étaient
des pattes -- de ces types inférieurs. Il ne dissimulait pas le
parfait mépris qu'ils lui inspiraient, parce qu'ils ne se
différenciaient pas sensiblement des tribus de l'Afrique centrale.
Khamis en éprouvait une sorte de jalousie instinctive,
inconsciente, que les deux amis apercevaient très bien. À vrai
dire, il était non moins pressé que Max Huber de quitter Ngala,
et, tout ce qu'il serait possible de faire à ce propos, il le
ferait.
C'était John Cort qui marquait le moins de hâte. Étudier ces
primitifs l'intéressait de façon toute spéciale. Approfondir leurs
moeurs, leur existence dans tous ses détails, leur caractère
ethnologique, leur valeur morale, savoir jusqu'à quel point ils
redescendaient vers l'animalité, quelques semaines y eussent
suffi. Mais pouvait-on affirmer que le séjour chez les Wagddis ne
durerait pas au-delà -- des mois, des années peut-être?... Et
quelle serait l'issue d'une si étonnante aventure?...
En tout cas, il ne semblait pas que John Cort, Max Huber et Khamis
fussent menacés de mauvais traitements. À n'en pas douter, ces
sylvestres reconnaissaient leur supériorité intellectuelle. En
outre, inexplicable singularité, ils n'avaient jamais paru surpris
en voyant des représentants de la race humaine. Toutefois, si
ceux-ci voulaient employer la force pour s'enfuir, ils
s'exposeraient à des violences que mieux valait éviter.
«Ce qu'il faut, dit Max Huber, c'est entrer en pourparlers avec le
père Miroir, le souverain à lunettes, et obtenir de lui qu'il nous
rende la liberté.»
En somme, il ne devait pas être impossible d'avoir une entrevue
avec S. M. Msélo-Tala-Tala, à moins qu'il ne fût interdit à des
étrangers de contempler son auguste personne. Mais, si l'on
arrivait en sa présence, comment échanger demandes et réponses?...
Même en langue congolaise, on ne se comprendrait pas!... Et puis
qu'en résulterait-il?... L'intérêt des Wagddis n'était-il pas, en
retenant ces étrangers, de s'assurer le secret de cette existence
d'une race inconnue dans les profondeurs de la forêt oubanghienne?
Et pourtant, à en croire John Cort, cet emprisonnement au village
aérien avait des circonstances atténuantes, puisque la science de
l'anthropologie comparée en retirerait profit, que le monde savant
serait ému par cette découverte d'une race nouvelle. Quant à
savoir comment cela finirait...
«Du diable, si je le sais!» répétait Max Huber, qui n'avait pas en
lui l'étoffe d'un Garner ou d'un Johausen.
Lorsque tous trois, suivis de Llanga, furent rentrés dans leur
case, ils remarquèrent plusieurs modifications de nature à les
satisfaire.
Et, d'abord, un Wagddi était occupé à «faire la chambre», si l'on
peut employer cette locution trop française. Au surplus, John Cort
avait déjà noté que ces primitifs avaient des instincts de
propreté dont la plupart des animaux sont dépourvus. S'ils
faisaient leur chambre, ils faisaient aussi leur toilette. Des
brassées d'herbes sèches avaient été déposées au fond de la case.
Or, comme Khamis et ses compagnons n'avaient jamais eu d'autre
literie depuis la destruction de la caravane, cela ne changerait
rien à leurs habitudes.
En outre, divers objets étaient placés à terre, le mobilier ne
comprenant ni tables ni chaises, -- seulement quelques ustensiles
grossiers, pots et jarres de fabrication wagddienne. Ici des
fruits de plusieurs sortes, là un quartier d'oryx qui était cuit.
La chair crue ne convient qu'aux animaux carnivores, et il est
rare de trouver au plus bas degré de l'échelle des êtres dont ce
soit invariablement la nourriture.
«Or, quiconque est capable de faire du feu, déclara John Cort,
s'en sert pour la cuisson de ses aliments. Je ne m'étonne donc pas
que les Wagddis se nourrissent de viande cuite.»
Aussi la case possédait-elle un âtre, composé d'une pierre plate,
et la fumée se perdait à travers le branchage du cail-cédrat qui
l'abritait.
Au moment où tous quatre arrivèrent devant la porte, le Wagddi
suspendit son travail.
C'était un jeune garçon d'une vingtaine d'années, aux mouvements
agiles, à la physionomie intelligente. De la main, il désigna les
objets qui venaient d'être apportés. Parmi ces objets, Max Huber,
John Cort et Khamis -- non sans une extrême satisfaction --
aperçurent leurs carabines, un peu rouillées, qu'il serait aisé de
remettre en état.
«Parbleu, s'écria Max Huber, elles sont les bienvenues... et à
l'occasion...
-- Nous en ferions usage, ajouté John Cort, si nous avions notre
caisse à cartouches...
-- La voici», répondit le foreloper.
Et il montra la caisse métallique disposée à gauche près de la
porte.
Cette caisse, ces armes, on se le rappelle, Khamis avait eu la
présence d'esprit de les lancer sur les roches du barrage, au
moment où le radeau venait s'y heurter, et hors de l'atteinte des
eaux. C'est là que les Wagddis les trouvèrent pour les rapporter
au village de Ngala.
«S'ils nous ont rendu nos carabines, fit observer Max Huber, est-
ce qu'ils savent à quoi servent les armes à feu?...
-- Je l'ignore, répondit John Cort, mais ce qu'ils savent, c'est
qu'il ne faut pas garder ce qui n'est pas à soi, et cela prouve
déjà en faveur de leur moralité.»
N'importe, la question de Max Huber ne laissait pas d'être
importante.
«Kollo... Kollo!...»
Ce mot, prononcé clairement, retentit à plusieurs reprises, et, en
le prononçant, le jeune Wagddi levait la main à la hauteur de son
front, puis se touchait la poitrine, semblant dire:
«Kollo... c'est moi!»
John Cort présuma que ce devait être le nom de leur nouveau
domestique, et, lorsqu'il l'eut répété cinq ou six fois, Kollo
témoigna sa joie par un rire prolongé.
Car ils riaient, ces primitifs, et il y avait lieu d'en tenir
compte au point de vue anthropologique. En effet, aucun être ne
possède cette faculté, si ce n'est l'homme. Parmi les plus
intelligents, -- chez le chien par exemple, -- si l'on surprend
quelques indices du rire ou du sourire, c'est seulement dans les
yeux, et peut-être aux commissures des lèvres. En outre, ces
Wagddis ne se laissaient point aller à cet instinct, commun à
presque tous les quadrupèdes, de flairer leur nourriture avant d'y
goûter, de commencer par manger ce qui leur plaît le plus.
Voici donc en quelles conditions allaient vivre les deux amis,
Llanga et le foreloper. Cette case n'était pas une prison. Ils en
pourraient sortir à leur gré. Quant à quitter Ngala, nul doute
qu'ils en seraient empêchés -- à moins qu'ils n'eussent obtenu
cette autorisation de S. M. Msélo-Tala-Tala.
Donc, nécessité, provisoirement peut-être, de ronger son frein, de
se résigner à vivre au milieu de ce singulier monde sylvestre dans
le village aérien.
Ces Wagddis semblaient d'ailleurs doux par nature, peu
querelleurs, et -- il y a lieu d'y insister -- moins curieux,
moins surpris de la présence de ces étrangers que ne l'eussent été
les plus arriérés des sauvages de l'Afrique et de l'Australie. La
vue de deux blancs et de deux indigènes congolais ne les étonnait
pas autant qu'elle eût étonné un indigène de l'Afrique. Elle les
laissait indifférents, et ils ne se montraient point indiscrets.
Chez eux aucun symptôme de badaudisme ni de snobisme. Par exemple,
en fait d'acrobatie, pour grimper dans les arbres, voltiger de
branche en branche, dégringoler l'escalier de Ngala, ils en
eussent remontré aux Billy Hayden, aux Joe Bib, aux Foottit, qui
détenaient à cette époque le record de la gymnastique
circenséenne.
En même temps qu'ils déployaient ces qualités physiques, les
Wagddis montraient une extraordinaire justesse de coup d'oeil.
Lorsqu'ils se livraient à la chasse des oiseaux, ils les
abattaient avec de petites flèches. Leurs coups ne devaient pas
être moins assurés quand ils poursuivaient les daims, les élans,
les antilopes, et aussi les buffles et les rhinocéros dans les
futaies voisines. C'est alors que Max Huber eût voulu les
accompagner -- autant pour admirer leurs prouesses cynégétiques
que pour tenter de leur fausser compagnie.
Oui! s'enfuir, c'est à cela que les prisonniers songent sans
cesse. Or, la fuite n'était praticable que par l'unique escalier,
et, sur le palier supérieur, se tenaient en faction des guerriers
dont il eût été difficile de tromper la surveillance.
Plusieurs fois, Max Huber eut le désir de tirer les volatiles qui
abondaient dans les arbres, sou-mangas, tête-chèvres, pintades,
huppes, griots, et nombre d'autres, dont ces sylvestres faisaient
grande consommation. Mais ses compagnons et lui étaient
quotidiennement fournis de gibier, particulièrement de la chair de
diverses antilopes, oryx, inyalas, sassabys, waterbucks, si
nombreux dans la forêt de l'Oubanghi. Leur serviteur Kollo ne les
laissait manquer de rien; il renouvelait chaque jour la provision
d'eau fraîche pour les besoins du ménage, et la provision de bois
sec pour l'entretien du foyer.
Et puis, à faire usage des carabines comme armes de chasse, il y
aurait eu l'inconvénient d'en révéler la puissance. Mieux valait
garder ce secret et, le cas échéant, les utiliser comme armes
offensives ou défensives.
Si leurs hôtes étaient pourvus de viande, c'est que les Wagddis
s'en nourrissaient aussi, tantôt grillée sur des charbons, tantôt
bouillie dans les vases de terre fabriqués par eux. C'était même
ce que Kollo faisait pour leur compte, acceptant d'être aidé par
Llanga, sinon par Khamis, qui s'y fût refusé dans sa fierté
indigène.
Il convient de noter -- et cela au vif contentement de Max Huber -
- que le sel ne faisait plus défaut. Ce n'était pas ce chlorure de
sodium qui est tenu en dissolution dans les eaux de la mer, mais
ce sel gemme fort répandu en Afrique, en Asie, en Amérique et dont
les efflorescences devaient couvrir le sol aux environs de Ngala.
Ce minéral, -- le seul qui entre dans l'alimentation, -- rien que
l'instinct eût suffi à en apprendre l'utilité aux Wagddis comme à
n'importe quel animal.
Une question qui intéressa John Cort, ce fut la question du feu.
Comment ces primitifs l'obtenaient-ils? Était-ce par le frottement
d'un morceau de bois dur sur un morceau de bois mou d'après la
méthode des sauvages?... Non, ils ne procédaient pas de la sorte,
et employaient le silex, dont ils tiraient des étincelles par le
choc. Ces étincelles suffisaient à allumer le duvet du fruit du
rentenier, très commun dans les forêts africaines, qui jouit de
toutes les propriétés de l'amadou.
En outre, la nourriture azotée se complétait, chez les familles
wagddiennes, par une nourriture végétale dont la nature faisait
seule les frais. C'étaient, d'une part, des racines comestibles de
deux ou trois sortes, de l'autre, une grande variété de fruits,
tels que ceux que donne l'acacia andansonia, qui porte
indifféremment le nom justifié de _pain d'homme_ ou de _pain de
singe_ -- tel le karita, dont la châtaigne s'emplit d'une matière
grasse susceptible de remplacer le beurre, -- tel le kijelia, avec
ses baies d'une saveur un peu fade, que compense leur qualité
nourrissante et aussi leur volume, car elles ne mesurent pas moins
de deux pieds de longueur, -- tels enfin d'autres fruits, bananes,
figues, mangues, à l'état sauvage, et aussi ce tso qui fournit des
fruits assez bons, le tout relevé de gousses de tamarin en guise
de condiment. Enfin, les Wagddis faisaient également usage du
miel, dont ils découvraient les ruches en suivant le coucou
indicateur. Et, soit avec ce produit si précieux, soit avec le suc
de diverses plantes -- entre autres le lutex distillé par une
certaine liane -- mêlé à l'eau de la rivière, ils composaient des
boissons fermentées à haut degré alcoolique. Qu'on ne s'en étonne
point; n'a-t-on pas reconnu que les mandrilles d'Afrique, qui ne
sont que des singes cependant, ont un faible prononcé pour
l'alcool?...
Il faut ajouter qu'un cours d'eau, très poissonneux, qui passait
sous Ngala, contenait les mêmes espèces que celles trouvées par
Khamis et ses compagnons dans le rio Johausen. Mais était-il
navigable, et les Wagddis se servaient-ils d'embarcations?...
c'est ce qu'il eût été important de savoir en cas de fuite.
Or, ce cours d'eau était visible de l'extrémité du village opposée
à la case royale. En se postant près des derniers arbres, on
apercevait son lit, large de trente à quarante pieds. À partir de
ce point, il se perdait entre des rangées d'arbres superbes,
bombax à cinq tiges, magnifiques mparamousis à tresses noueuses,
admirables msoukoulios, dont le tronc s'enrobait de lianes
gigantesques, ces épiphytes qui l'étreignaient dans leurs replis
de serpents.
Eh bien, oui, les Wagddis savaient construire des embarcations, --
un art qui n'est pas ignoré même des derniers naturels de
l'Océanie. Leur appareil flottant, c'était plus que le radeau,
moins que la pirogue, un simple tronc d'arbre creusé au feu et à
la hache. Il se dirigeait avec une pelle plate, et, lorsque la
brise soufflait du bon côté, avec une voile tendue sur deux espars
et faite d'une écorce assouplie par un battage régulier au moyen
de maillets d'un bois de fer extrêmement dur.
Ce que John Cort put constater, toutefois, c'est que ces primitifs
ne faisaient point usage des légumes ni des céréales dans leur
alimentation. Ils ne savaient cultiver ni sorgho, ni millet, ni
riz, ni manioc, -- ce qui est de travail ordinaire chez les
peuplades de l'Afrique centrale. Mais il ne fallait pas demander à
ces types ce qui se rencontrait dans l'industrie agricole des
Denkas, des Founds, des Monbouttous, qu'on peut à juste titre
classer dans la race humaine.
Enfin, toutes ces observations faites, John Cort s'inquiéta de
reconnaître si ces Wagddis avaient en eux le sentiment de la
moralité et de la religiosité.
Un jour, Max Huber lui demanda quel était le résultat de ses
remarques à ce sujet.
«Une certaine moralité, une certaine probité, ils l'ont, répondit-
il. Ils distinguent assurément ce qui est bien de ce qui est mal.
Ils possèdent aussi le sentiment de la propriété. Je le sais,
nombre d'animaux en sont pourvus, et les chiens, entre autres, ne
se laissent pas volontiers prendre ce qu'ils sont en train de
manger. Dans mon opinion, les Wagddis ont la notion du tien et du
mien. Je l'ai remarqué à propos de l'un d'eux qui avait dérobé
quelques fruits dans une case où il venait de s'introduire.
-- L'a-t-on cité en simple police ou en police correctionnelle?...
demanda Max Huber.
-- Riez, cher ami, mais ce que je dis a son importance, et le
voleur a été bel et bien battu par le volé, auquel ses voisins ont
prêté main-forte. J'ajoute que ces primitifs se recommandent par
une institution qui les rapproche de l'humanité...
-- Laquelle?...
-- La famille, qui est constituée régulièrement chez eux, la vie
en commun du père et de la mère, les soins donnés aux enfants, la
continuité de l'affection paternelle et filiale. Ne l'avons-nous
pas observé chez Lo-Maï?... Ces Wagddis ont même des impressions
qui sont d'ordre humain. Voyez notre Kollo... Est-ce qu'il ne
rougit pas sous l'action d'une influence morale?... Que ce soit
par pudeur, par timidité, par modestie ou par confusion, les
quatre éventualités qui amènent la rougeur sur le front de
l'homme, il est incontestable que cet effet se produit chez lui.
Donc un sentiment..., donc une âme!
-- Alors, demanda Max Huber, puisque ces Wagddis possèdent tant de
qualités humaines, pourquoi ne pas les admettre dans les rangs de
l'humanité!...
-- Parce qu'ils semblent manquer d'une conception qui est propre à
tous les hommes, mon cher Max.
-- Et vous entendez par là?...
-- La conception d'un être suprême, en un mot, la religiosité, qui
se retrouve chez les plus sauvages tribus. Je n'ai pas constaté
qu'ils adorassent des divinités... Ni idoles ni prêtres...
-- À moins, répondit Max Huber, que leur divinité ne soit
précisément ce roi Msélo-Tala-Tala dont ils ne nous laissent pas
voir le bout du nez!...»
C'eût été le cas, sans doute, de tenter une expérience concluante:
Ces primitifs résistaient-ils à l'action toxique de l'atropine, à
laquelle l'homme succombe alors que les animaux la supportent
impunément?... Si oui, c'étaient des bêtes, sinon, c'étaient des
humains. Mais l'expérience ne pouvait être faite, faute de ladite
substance. Il faut ajouter, en outre, que, durant le séjour de
John Cort et de Max Huber à Ngala, il n'y eut aucun décès. La
question est donc indécise de savoir si les Wagddis brûlaient ou
enterraient les cadavres, et s'ils avaient le culte des morts.
Toutefois, si des prêtres, ou même des sorciers ne se
rencontraient pas, au milieu de cette peuplade wagddienne, on y
voyait un certain nombre de guerriers, armés d'arcs, de sagaies,
d'épieux, de hachettes, -- une centaine environ, choisis parmi les
plus vigoureux et les mieux bâtis. Étaient-ils uniquement préposés
à la garde du roi, ou s'employaient-ils soit à la défensive, soit
à l'offensive?... Il se pouvait que la grande forêt renfermât
d'autres villages de même nature, de même origine, et, si ces
habitants s'y comptaient par milliers, pourquoi n'eussent-ils pas
fait la guerre à leurs semblables comme la font les tribus de
l'Afrique?
Quant à l'hypothèse que les Wagddis eussent déjà pris contact avec
les indigènes de l'Oubanghi, du Baghirmi, du Soudan, ou les
Congolais, elle était peu admissible, ni même avec ces tribus de
nains, les Bambustis, que le missionnaire anglais Albert Lhyd
rencontra dans les forêts de l'Afrique centrale, industrieux
cultivateurs dont Stanley a parlé dans le récit de son dernier
voyage. Si le contact avait eu lieu, l'existence de ces sylvestres
se fût révélée depuis longtemps, et il n'aurait pas été réservé à
John Cort et à Max Huber de la découvrir.
«Mais, reprit ce dernier, pour peu que les Wagddis s'entre-tuent,
mon cher John, voilà qui permettrait sans conteste de les classer
parmi l'espèce humaine.»
Du reste, il était assez probable que les guerriers wagddiens ne
s'abandonnaient pas à l'oisiveté et qu'ils organisaient des
razzias dans le voisinage. Après des absences qui duraient deux ou
trois jours, ils revenaient, quelques-uns blessés, rapportant des
objets divers, ustensiles ou armes de fabrication wagddienne.
À plusieurs reprises, des tentatives furent faites par le
foreloper pour sortir du village: tentatives infructueuses. Les
guerriers qui gardaient l'escalier intervinrent avec une certaine
violence. Une fois surtout, Khamis aurait été fort maltraité si
LoMaï, que la scène attira, ne fût accouru à son secours.
Il y eut, d'ailleurs, forte discussion entre ce dernier et un
solide gaillard qu'on nommait Raggi. Au costume de peau qu'il
portait, aux armes qui pendaient à sa ceinture, aux plumes qui
ornaient sa tête, il y avait lieu de croire que ce Raggi devait
être le chef des guerriers. Rien qu'à son air farouche, à ses
gestes impérieux, à sa brutalité naturelle, on le sentait fait
pour le commandement.
À la suite de ces tentatives, les deux amis avaient espéré qu'ils
seraient envoyés devant Sa Majesté, et qu'ils verraient enfin ce
roi que ses sujets cachaient avec un soin jaloux au fond de la
demeure royale... Ils en furent pour leur espoir. Probablement,
Raggi avait toute autorité, et mieux valait ne point s'exposer à
sa colère en recommençant. Les chances d'évasion étaient donc bien
réduites, à moins que les Wagddis, s'ils attaquaient quelque
village voisin, ne fussent attaqués à leur tour, et, à la faveur
d'une agression, que l'occasion ne s'offrît de quitter Ngala...
Mais après, que devenir?
Au surplus, le village ne fut point menacé pendant ces premières
semaines, si ce n'est par certains animaux que Khamis et ses
compagnons n'avaient pas encore rencontrés dans la grande forêt.
Si les Wagddis passaient leur existence à Ngala, s'ils y
rentraient la nuit venue, ils possédaient cependant quelques
huttes sur les bords du rio. On eût dit d'un petit port fluvial où
se réunissaient les embarcations de pêche, qu'ils avaient à
défendre contre les hippopotames, les lamantins, les crocodiles,
en assez grand nombre dans les eaux africaines.
Un jour, à la date du 9 avril, un violent tumulte se produisit.
Des cris retentissaient dans la direction du rio. Était-ce une
attaque dirigée contre les Wagddis par des êtres semblables à
eux!... Sans doute, grâce à sa situation, le village était à
l'abri d'une invasion. Mais, à supposer que le feu fût mis aux
arbres qui le soutenaient, sa destruction eût été l'affaire de
quelques heures. Or, les moyens que ces primitifs avaient peut-
être employés contre leurs voisins, il n'était pas impossible que
ceux-ci essayassent de les employer contre eux.
Dès les premières clameurs, Raggi et une trentaine de guerriers,
se portant vers l'escalier, descendirent avec une rapidité
simiesque. John Cort, Max Huber et Khamis, guidés par Lo-Maï,
gagnèrent le côté du village d'où l'on apercevait le cours d'eau.
C'était une invasion contre les huttes établies en cet endroit.
Une bande, non pas d'hippopotames, mais de chéropotames ou plutôt
de potamochères, qui sont plus particulièrement les cochons de
fleuve, venaient de s'élancer hors de la futaie et brisaient tout
sur leur passage.
Ces potamochères, que les Boers appellent «bosch-wark», et les
Anglais «bush-pigs», se rencontrent dans la région du cap de
Bonne-Espérance, en Guinée, au Congo, au Cameroun, et y causent de
grands dommages. De moindre taille que le sanglier européen, ils
Ce mot de «père», il le prononçait en allemand, fort mal.
D'ailleurs, quoi de plus extraordinaire qu'un mot de cette langue
dans la bouche de ces Wagddis?...
À peine entré, Llanga était allé près de la mère et celle-ci lui
ouvrait ses bras, le pressait contre elle, le caressait de la
main, témoignant toute sa reconnaissance pour le sauveur de son
enfant.
Voici ce qu'observa plus particulièrement John Cort:
Le père était de haute taille, bien proportionné, d'apparence
vigoureuse, les bras un peu plus longs que n'eussent été des bras
humains, les mains larges et fortes, les jambes légèrement
arquées, la plante des pieds entièrement appliquée sur le sol.
Il avait le teint presque clair de ces tribus d'indigènes qui sont
plus carnivores qu'herbivores, une barbe floconneuse et courte,
une chevelure noire et crépue, une sorte de toison qui lui
recouvrait tout le corps. Sa tête était de moyenne grosseur, ses
mâchoires peu proéminentes; ses yeux, à la pupille ardente,
brillaient d'un vif éclat.
Assez gracieuse, la mère, avec sa physionomie avenante et douce,
son regard qui dénotait une grande affectuosité, ses dents bien
rangées et d'une remarquable blancheur, et -- chez quels individus
du sexe faible la coquetterie ne se manifeste-t-elle pas? -- des
fleurs dans sa chevelure, et aussi -- détail en somme inexplicable
-- des grains de verre et des perles d'ivoire. Cette jeune
Wagddienne rappelait le type des Cafres du Sud, avec ses bras
ronds et modelés, ses poignets délicats, ses extrémités fines, des
mains potelées, des pieds à faire envie à plus d'une Européenne.
Sur son pelage laineux était jetée une étoffe d'écorce qui la
serrait à la ceinture. À son cou pendait la médaille du docteur
Johausen, semblable à celle que portait l'enfant.
Converser avec Lo-Maï et La-Maï n'était pas possible, au vif
déplaisir de John Cort. Mais il fut visible que ces deux primitifs
cherchèrent à remplir tous les devoirs de l'hospitalité
wagddienne. Le père offrit quelques fruits qu'il prit sur une
tablette, des matofés de pénétrante saveur et qui proviennent
d'une liane.
Les hôtes acceptèrent les matofés et en mangèrent quelques-uns, à
l'extrême satisfaction de la famille.
Et alors il y eut lieu de reconnaître la justesse de ces remarques
faites depuis longtemps déjà: c'est que la langue wagddienne, à
l'exemple des langues polynésiennes, offrait des parallélismes
frappants avec le babil enfantin, -- ce qui a autorisé les
philologues à prétendre qu'il y eut pour tout le genre humain une
longue période de voyelles antérieurement à la formation des
consonnes. Ces voyelles, en se combinant à l'infini, expriment des
sens très variés, tels _ori oriori, oro oroora, orurna_, etc...
Les consonnes sont le _k_, le _t, _le _p_, les nasales sont _ng_
et _m_. Rien qu'avec les voyelles _ha_, _ra_, on forme une séné de
vocables, lesquels, sans consonances réelles, rendent toutes les
nuances d'expression et jouent le rôle des noms, prénoms, verbes,
etc.
Dans la conversation de ces Wagddis, les demandes et les réponses
étaient brèves, deux ou trois mots, qui commençaient presque tous
par les lettres _ng_, _mgou_, ms, comme chez les Congolais. La
mère paraissait moins loquace que le père et probablement sa
langue n'avait pas, ainsi que les langues féminines des deux
continents, la faculté de faire douze mille tours à la minute.
À noter aussi -- ce dont John Cort fut le plus surpris -- que ces
primitifs employaient certains termes congolais et allemands,
presque défigurés d'ailleurs par la prononciation.
Au total, il est vraisemblable que ces êtres n'avaient d'idées que
ce qu'il leur en fallait pour les besoins de l'existence et, de
mots, que ce qu'il en fallait pour exprimer ces idées. Mais, à
défaut de la religiosité, qui se rencontre chez les sauvages les
plus arriérés et qu'ils ne possédaient pas, sans doute, on pouvait
tenir pour sûr qu'ils étaient doués de qualités affectives. Non
seulement ils avaient pour leurs enfants ces sentiments dont les
animaux ne sont pas dépourvus tant que leurs soins sont
nécessaires à la conservation de l'espèce, mais ces sentiments se
continuaient au-delà, ainsi que le père et la mère le montraient
pour Li-Maï. Puis la réciprocité existait. Échange entre eux de
caresses paternelles et filiales... La famille existait.
Après un quart d'heure passé à l'intérieur de cette paillote,
Khamis, John Cort et Max Huber en sortirent sous la conduite de
Lo-Maï et de son enfant. Ils regagnèrent la case où ils avaient
été enfermés et qu'ils allaient occuper pendant... Toujours cette
question, et peut-être ne s'en rapporterait-on pas à eux seuls
pour la résoudre.
Là, on prit congé les uns des autres. Lo-Maï embrassa une dernière
fois le jeune indigène et tendit, non point sa patte comme l'eût
pu faire un chien, ou sa main comme l'eût pu faire un quadrumane,
mais ses deux mains que John Cort et Max Huber serrèrent avec plus
de cordialité que Khamis.
«Mon cher Max, dit alors John Cort, un de vos grands écrivains a
prétendu que dans tout homme il y avait moi et l'autre... Eh bien,
il est probable que l'un des deux manque à ces primitifs...
-- Et lequel, John?...
-- L'autre, assurément... En tout cas, pour les étudier à fond, il
faudrait vivre des années parmi eux!... Or, dans quelques jours,
j'espère bien que nous pourrons repartir...
-- Cela, répondit Max Huber, dépendra de Sa Majesté, et qui sait
si le roi Msélo-Tala-Tala ne veut pas faire de nous des
chambellans de la cour wagddienne?»
CHAPITRE XV
_Trois semaines d'études_
Et, maintenant, combien de temps John Cort, Max Huber, Khamis et
Llanga resteraient-ils dans ce village?... Un incident viendrait-
il modifier une situation qui ne laissait pas d'être
inquiétante?... Ils se sentaient très surveillés, ils n'auraient
pu s'enfuir. Et, d'ailleurs, à supposer qu'ils parvinssent à
s'évader, au milieu de cette impénétrable région de la grande
forêt, comment en rejoindre la lisière, comment retrouver le cours
du rio Johausen?...
Après avoir tant désiré l'extraordinaire, Max Huber estimait que
la situation perdrait singulièrement de son charme à se prolonger.
Aussi allait-il se montrer le plus impatient, le plus désireux de
revenir vers le bassin de l'Oubanghi, de regagner la factorerie de
Libreville, d'où John Cort et lui ne devaient attendre aucun
secours.
Pour son compte, le foreloper enrageait de cette malchance qui les
avait fait tomber entre les pattes -- dans son opinion, c'étaient
des pattes -- de ces types inférieurs. Il ne dissimulait pas le
parfait mépris qu'ils lui inspiraient, parce qu'ils ne se
différenciaient pas sensiblement des tribus de l'Afrique centrale.
Khamis en éprouvait une sorte de jalousie instinctive,
inconsciente, que les deux amis apercevaient très bien. À vrai
dire, il était non moins pressé que Max Huber de quitter Ngala,
et, tout ce qu'il serait possible de faire à ce propos, il le
ferait.
C'était John Cort qui marquait le moins de hâte. Étudier ces
primitifs l'intéressait de façon toute spéciale. Approfondir leurs
moeurs, leur existence dans tous ses détails, leur caractère
ethnologique, leur valeur morale, savoir jusqu'à quel point ils
redescendaient vers l'animalité, quelques semaines y eussent
suffi. Mais pouvait-on affirmer que le séjour chez les Wagddis ne
durerait pas au-delà -- des mois, des années peut-être?... Et
quelle serait l'issue d'une si étonnante aventure?...
En tout cas, il ne semblait pas que John Cort, Max Huber et Khamis
fussent menacés de mauvais traitements. À n'en pas douter, ces
sylvestres reconnaissaient leur supériorité intellectuelle. En
outre, inexplicable singularité, ils n'avaient jamais paru surpris
en voyant des représentants de la race humaine. Toutefois, si
ceux-ci voulaient employer la force pour s'enfuir, ils
s'exposeraient à des violences que mieux valait éviter.
«Ce qu'il faut, dit Max Huber, c'est entrer en pourparlers avec le
père Miroir, le souverain à lunettes, et obtenir de lui qu'il nous
rende la liberté.»
En somme, il ne devait pas être impossible d'avoir une entrevue
avec S. M. Msélo-Tala-Tala, à moins qu'il ne fût interdit à des
étrangers de contempler son auguste personne. Mais, si l'on
arrivait en sa présence, comment échanger demandes et réponses?...
Même en langue congolaise, on ne se comprendrait pas!... Et puis
qu'en résulterait-il?... L'intérêt des Wagddis n'était-il pas, en
retenant ces étrangers, de s'assurer le secret de cette existence
d'une race inconnue dans les profondeurs de la forêt oubanghienne?
Et pourtant, à en croire John Cort, cet emprisonnement au village
aérien avait des circonstances atténuantes, puisque la science de
l'anthropologie comparée en retirerait profit, que le monde savant
serait ému par cette découverte d'une race nouvelle. Quant à
savoir comment cela finirait...
«Du diable, si je le sais!» répétait Max Huber, qui n'avait pas en
lui l'étoffe d'un Garner ou d'un Johausen.
Lorsque tous trois, suivis de Llanga, furent rentrés dans leur
case, ils remarquèrent plusieurs modifications de nature à les
satisfaire.
Et, d'abord, un Wagddi était occupé à «faire la chambre», si l'on
peut employer cette locution trop française. Au surplus, John Cort
avait déjà noté que ces primitifs avaient des instincts de
propreté dont la plupart des animaux sont dépourvus. S'ils
faisaient leur chambre, ils faisaient aussi leur toilette. Des
brassées d'herbes sèches avaient été déposées au fond de la case.
Or, comme Khamis et ses compagnons n'avaient jamais eu d'autre
literie depuis la destruction de la caravane, cela ne changerait
rien à leurs habitudes.
En outre, divers objets étaient placés à terre, le mobilier ne
comprenant ni tables ni chaises, -- seulement quelques ustensiles
grossiers, pots et jarres de fabrication wagddienne. Ici des
fruits de plusieurs sortes, là un quartier d'oryx qui était cuit.
La chair crue ne convient qu'aux animaux carnivores, et il est
rare de trouver au plus bas degré de l'échelle des êtres dont ce
soit invariablement la nourriture.
«Or, quiconque est capable de faire du feu, déclara John Cort,
s'en sert pour la cuisson de ses aliments. Je ne m'étonne donc pas
que les Wagddis se nourrissent de viande cuite.»
Aussi la case possédait-elle un âtre, composé d'une pierre plate,
et la fumée se perdait à travers le branchage du cail-cédrat qui
l'abritait.
Au moment où tous quatre arrivèrent devant la porte, le Wagddi
suspendit son travail.
C'était un jeune garçon d'une vingtaine d'années, aux mouvements
agiles, à la physionomie intelligente. De la main, il désigna les
objets qui venaient d'être apportés. Parmi ces objets, Max Huber,
John Cort et Khamis -- non sans une extrême satisfaction --
aperçurent leurs carabines, un peu rouillées, qu'il serait aisé de
remettre en état.
«Parbleu, s'écria Max Huber, elles sont les bienvenues... et à
l'occasion...
-- Nous en ferions usage, ajouté John Cort, si nous avions notre
caisse à cartouches...
-- La voici», répondit le foreloper.
Et il montra la caisse métallique disposée à gauche près de la
porte.
Cette caisse, ces armes, on se le rappelle, Khamis avait eu la
présence d'esprit de les lancer sur les roches du barrage, au
moment où le radeau venait s'y heurter, et hors de l'atteinte des
eaux. C'est là que les Wagddis les trouvèrent pour les rapporter
au village de Ngala.
«S'ils nous ont rendu nos carabines, fit observer Max Huber, est-
ce qu'ils savent à quoi servent les armes à feu?...
-- Je l'ignore, répondit John Cort, mais ce qu'ils savent, c'est
qu'il ne faut pas garder ce qui n'est pas à soi, et cela prouve
déjà en faveur de leur moralité.»
N'importe, la question de Max Huber ne laissait pas d'être
importante.
«Kollo... Kollo!...»
Ce mot, prononcé clairement, retentit à plusieurs reprises, et, en
le prononçant, le jeune Wagddi levait la main à la hauteur de son
front, puis se touchait la poitrine, semblant dire:
«Kollo... c'est moi!»
John Cort présuma que ce devait être le nom de leur nouveau
domestique, et, lorsqu'il l'eut répété cinq ou six fois, Kollo
témoigna sa joie par un rire prolongé.
Car ils riaient, ces primitifs, et il y avait lieu d'en tenir
compte au point de vue anthropologique. En effet, aucun être ne
possède cette faculté, si ce n'est l'homme. Parmi les plus
intelligents, -- chez le chien par exemple, -- si l'on surprend
quelques indices du rire ou du sourire, c'est seulement dans les
yeux, et peut-être aux commissures des lèvres. En outre, ces
Wagddis ne se laissaient point aller à cet instinct, commun à
presque tous les quadrupèdes, de flairer leur nourriture avant d'y
goûter, de commencer par manger ce qui leur plaît le plus.
Voici donc en quelles conditions allaient vivre les deux amis,
Llanga et le foreloper. Cette case n'était pas une prison. Ils en
pourraient sortir à leur gré. Quant à quitter Ngala, nul doute
qu'ils en seraient empêchés -- à moins qu'ils n'eussent obtenu
cette autorisation de S. M. Msélo-Tala-Tala.
Donc, nécessité, provisoirement peut-être, de ronger son frein, de
se résigner à vivre au milieu de ce singulier monde sylvestre dans
le village aérien.
Ces Wagddis semblaient d'ailleurs doux par nature, peu
querelleurs, et -- il y a lieu d'y insister -- moins curieux,
moins surpris de la présence de ces étrangers que ne l'eussent été
les plus arriérés des sauvages de l'Afrique et de l'Australie. La
vue de deux blancs et de deux indigènes congolais ne les étonnait
pas autant qu'elle eût étonné un indigène de l'Afrique. Elle les
laissait indifférents, et ils ne se montraient point indiscrets.
Chez eux aucun symptôme de badaudisme ni de snobisme. Par exemple,
en fait d'acrobatie, pour grimper dans les arbres, voltiger de
branche en branche, dégringoler l'escalier de Ngala, ils en
eussent remontré aux Billy Hayden, aux Joe Bib, aux Foottit, qui
détenaient à cette époque le record de la gymnastique
circenséenne.
En même temps qu'ils déployaient ces qualités physiques, les
Wagddis montraient une extraordinaire justesse de coup d'oeil.
Lorsqu'ils se livraient à la chasse des oiseaux, ils les
abattaient avec de petites flèches. Leurs coups ne devaient pas
être moins assurés quand ils poursuivaient les daims, les élans,
les antilopes, et aussi les buffles et les rhinocéros dans les
futaies voisines. C'est alors que Max Huber eût voulu les
accompagner -- autant pour admirer leurs prouesses cynégétiques
que pour tenter de leur fausser compagnie.
Oui! s'enfuir, c'est à cela que les prisonniers songent sans
cesse. Or, la fuite n'était praticable que par l'unique escalier,
et, sur le palier supérieur, se tenaient en faction des guerriers
dont il eût été difficile de tromper la surveillance.
Plusieurs fois, Max Huber eut le désir de tirer les volatiles qui
abondaient dans les arbres, sou-mangas, tête-chèvres, pintades,
huppes, griots, et nombre d'autres, dont ces sylvestres faisaient
grande consommation. Mais ses compagnons et lui étaient
quotidiennement fournis de gibier, particulièrement de la chair de
diverses antilopes, oryx, inyalas, sassabys, waterbucks, si
nombreux dans la forêt de l'Oubanghi. Leur serviteur Kollo ne les
laissait manquer de rien; il renouvelait chaque jour la provision
d'eau fraîche pour les besoins du ménage, et la provision de bois
sec pour l'entretien du foyer.
Et puis, à faire usage des carabines comme armes de chasse, il y
aurait eu l'inconvénient d'en révéler la puissance. Mieux valait
garder ce secret et, le cas échéant, les utiliser comme armes
offensives ou défensives.
Si leurs hôtes étaient pourvus de viande, c'est que les Wagddis
s'en nourrissaient aussi, tantôt grillée sur des charbons, tantôt
bouillie dans les vases de terre fabriqués par eux. C'était même
ce que Kollo faisait pour leur compte, acceptant d'être aidé par
Llanga, sinon par Khamis, qui s'y fût refusé dans sa fierté
indigène.
Il convient de noter -- et cela au vif contentement de Max Huber -
- que le sel ne faisait plus défaut. Ce n'était pas ce chlorure de
sodium qui est tenu en dissolution dans les eaux de la mer, mais
ce sel gemme fort répandu en Afrique, en Asie, en Amérique et dont
les efflorescences devaient couvrir le sol aux environs de Ngala.
Ce minéral, -- le seul qui entre dans l'alimentation, -- rien que
l'instinct eût suffi à en apprendre l'utilité aux Wagddis comme à
n'importe quel animal.
Une question qui intéressa John Cort, ce fut la question du feu.
Comment ces primitifs l'obtenaient-ils? Était-ce par le frottement
d'un morceau de bois dur sur un morceau de bois mou d'après la
méthode des sauvages?... Non, ils ne procédaient pas de la sorte,
et employaient le silex, dont ils tiraient des étincelles par le
choc. Ces étincelles suffisaient à allumer le duvet du fruit du
rentenier, très commun dans les forêts africaines, qui jouit de
toutes les propriétés de l'amadou.
En outre, la nourriture azotée se complétait, chez les familles
wagddiennes, par une nourriture végétale dont la nature faisait
seule les frais. C'étaient, d'une part, des racines comestibles de
deux ou trois sortes, de l'autre, une grande variété de fruits,
tels que ceux que donne l'acacia andansonia, qui porte
indifféremment le nom justifié de _pain d'homme_ ou de _pain de
singe_ -- tel le karita, dont la châtaigne s'emplit d'une matière
grasse susceptible de remplacer le beurre, -- tel le kijelia, avec
ses baies d'une saveur un peu fade, que compense leur qualité
nourrissante et aussi leur volume, car elles ne mesurent pas moins
de deux pieds de longueur, -- tels enfin d'autres fruits, bananes,
figues, mangues, à l'état sauvage, et aussi ce tso qui fournit des
fruits assez bons, le tout relevé de gousses de tamarin en guise
de condiment. Enfin, les Wagddis faisaient également usage du
miel, dont ils découvraient les ruches en suivant le coucou
indicateur. Et, soit avec ce produit si précieux, soit avec le suc
de diverses plantes -- entre autres le lutex distillé par une
certaine liane -- mêlé à l'eau de la rivière, ils composaient des
boissons fermentées à haut degré alcoolique. Qu'on ne s'en étonne
point; n'a-t-on pas reconnu que les mandrilles d'Afrique, qui ne
sont que des singes cependant, ont un faible prononcé pour
l'alcool?...
Il faut ajouter qu'un cours d'eau, très poissonneux, qui passait
sous Ngala, contenait les mêmes espèces que celles trouvées par
Khamis et ses compagnons dans le rio Johausen. Mais était-il
navigable, et les Wagddis se servaient-ils d'embarcations?...
c'est ce qu'il eût été important de savoir en cas de fuite.
Or, ce cours d'eau était visible de l'extrémité du village opposée
à la case royale. En se postant près des derniers arbres, on
apercevait son lit, large de trente à quarante pieds. À partir de
ce point, il se perdait entre des rangées d'arbres superbes,
bombax à cinq tiges, magnifiques mparamousis à tresses noueuses,
admirables msoukoulios, dont le tronc s'enrobait de lianes
gigantesques, ces épiphytes qui l'étreignaient dans leurs replis
de serpents.
Eh bien, oui, les Wagddis savaient construire des embarcations, --
un art qui n'est pas ignoré même des derniers naturels de
l'Océanie. Leur appareil flottant, c'était plus que le radeau,
moins que la pirogue, un simple tronc d'arbre creusé au feu et à
la hache. Il se dirigeait avec une pelle plate, et, lorsque la
brise soufflait du bon côté, avec une voile tendue sur deux espars
et faite d'une écorce assouplie par un battage régulier au moyen
de maillets d'un bois de fer extrêmement dur.
Ce que John Cort put constater, toutefois, c'est que ces primitifs
ne faisaient point usage des légumes ni des céréales dans leur
alimentation. Ils ne savaient cultiver ni sorgho, ni millet, ni
riz, ni manioc, -- ce qui est de travail ordinaire chez les
peuplades de l'Afrique centrale. Mais il ne fallait pas demander à
ces types ce qui se rencontrait dans l'industrie agricole des
Denkas, des Founds, des Monbouttous, qu'on peut à juste titre
classer dans la race humaine.
Enfin, toutes ces observations faites, John Cort s'inquiéta de
reconnaître si ces Wagddis avaient en eux le sentiment de la
moralité et de la religiosité.
Un jour, Max Huber lui demanda quel était le résultat de ses
remarques à ce sujet.
«Une certaine moralité, une certaine probité, ils l'ont, répondit-
il. Ils distinguent assurément ce qui est bien de ce qui est mal.
Ils possèdent aussi le sentiment de la propriété. Je le sais,
nombre d'animaux en sont pourvus, et les chiens, entre autres, ne
se laissent pas volontiers prendre ce qu'ils sont en train de
manger. Dans mon opinion, les Wagddis ont la notion du tien et du
mien. Je l'ai remarqué à propos de l'un d'eux qui avait dérobé
quelques fruits dans une case où il venait de s'introduire.
-- L'a-t-on cité en simple police ou en police correctionnelle?...
demanda Max Huber.
-- Riez, cher ami, mais ce que je dis a son importance, et le
voleur a été bel et bien battu par le volé, auquel ses voisins ont
prêté main-forte. J'ajoute que ces primitifs se recommandent par
une institution qui les rapproche de l'humanité...
-- Laquelle?...
-- La famille, qui est constituée régulièrement chez eux, la vie
en commun du père et de la mère, les soins donnés aux enfants, la
continuité de l'affection paternelle et filiale. Ne l'avons-nous
pas observé chez Lo-Maï?... Ces Wagddis ont même des impressions
qui sont d'ordre humain. Voyez notre Kollo... Est-ce qu'il ne
rougit pas sous l'action d'une influence morale?... Que ce soit
par pudeur, par timidité, par modestie ou par confusion, les
quatre éventualités qui amènent la rougeur sur le front de
l'homme, il est incontestable que cet effet se produit chez lui.
Donc un sentiment..., donc une âme!
-- Alors, demanda Max Huber, puisque ces Wagddis possèdent tant de
qualités humaines, pourquoi ne pas les admettre dans les rangs de
l'humanité!...
-- Parce qu'ils semblent manquer d'une conception qui est propre à
tous les hommes, mon cher Max.
-- Et vous entendez par là?...
-- La conception d'un être suprême, en un mot, la religiosité, qui
se retrouve chez les plus sauvages tribus. Je n'ai pas constaté
qu'ils adorassent des divinités... Ni idoles ni prêtres...
-- À moins, répondit Max Huber, que leur divinité ne soit
précisément ce roi Msélo-Tala-Tala dont ils ne nous laissent pas
voir le bout du nez!...»
C'eût été le cas, sans doute, de tenter une expérience concluante:
Ces primitifs résistaient-ils à l'action toxique de l'atropine, à
laquelle l'homme succombe alors que les animaux la supportent
impunément?... Si oui, c'étaient des bêtes, sinon, c'étaient des
humains. Mais l'expérience ne pouvait être faite, faute de ladite
substance. Il faut ajouter, en outre, que, durant le séjour de
John Cort et de Max Huber à Ngala, il n'y eut aucun décès. La
question est donc indécise de savoir si les Wagddis brûlaient ou
enterraient les cadavres, et s'ils avaient le culte des morts.
Toutefois, si des prêtres, ou même des sorciers ne se
rencontraient pas, au milieu de cette peuplade wagddienne, on y
voyait un certain nombre de guerriers, armés d'arcs, de sagaies,
d'épieux, de hachettes, -- une centaine environ, choisis parmi les
plus vigoureux et les mieux bâtis. Étaient-ils uniquement préposés
à la garde du roi, ou s'employaient-ils soit à la défensive, soit
à l'offensive?... Il se pouvait que la grande forêt renfermât
d'autres villages de même nature, de même origine, et, si ces
habitants s'y comptaient par milliers, pourquoi n'eussent-ils pas
fait la guerre à leurs semblables comme la font les tribus de
l'Afrique?
Quant à l'hypothèse que les Wagddis eussent déjà pris contact avec
les indigènes de l'Oubanghi, du Baghirmi, du Soudan, ou les
Congolais, elle était peu admissible, ni même avec ces tribus de
nains, les Bambustis, que le missionnaire anglais Albert Lhyd
rencontra dans les forêts de l'Afrique centrale, industrieux
cultivateurs dont Stanley a parlé dans le récit de son dernier
voyage. Si le contact avait eu lieu, l'existence de ces sylvestres
se fût révélée depuis longtemps, et il n'aurait pas été réservé à
John Cort et à Max Huber de la découvrir.
«Mais, reprit ce dernier, pour peu que les Wagddis s'entre-tuent,
mon cher John, voilà qui permettrait sans conteste de les classer
parmi l'espèce humaine.»
Du reste, il était assez probable que les guerriers wagddiens ne
s'abandonnaient pas à l'oisiveté et qu'ils organisaient des
razzias dans le voisinage. Après des absences qui duraient deux ou
trois jours, ils revenaient, quelques-uns blessés, rapportant des
objets divers, ustensiles ou armes de fabrication wagddienne.
À plusieurs reprises, des tentatives furent faites par le
foreloper pour sortir du village: tentatives infructueuses. Les
guerriers qui gardaient l'escalier intervinrent avec une certaine
violence. Une fois surtout, Khamis aurait été fort maltraité si
LoMaï, que la scène attira, ne fût accouru à son secours.
Il y eut, d'ailleurs, forte discussion entre ce dernier et un
solide gaillard qu'on nommait Raggi. Au costume de peau qu'il
portait, aux armes qui pendaient à sa ceinture, aux plumes qui
ornaient sa tête, il y avait lieu de croire que ce Raggi devait
être le chef des guerriers. Rien qu'à son air farouche, à ses
gestes impérieux, à sa brutalité naturelle, on le sentait fait
pour le commandement.
À la suite de ces tentatives, les deux amis avaient espéré qu'ils
seraient envoyés devant Sa Majesté, et qu'ils verraient enfin ce
roi que ses sujets cachaient avec un soin jaloux au fond de la
demeure royale... Ils en furent pour leur espoir. Probablement,
Raggi avait toute autorité, et mieux valait ne point s'exposer à
sa colère en recommençant. Les chances d'évasion étaient donc bien
réduites, à moins que les Wagddis, s'ils attaquaient quelque
village voisin, ne fussent attaqués à leur tour, et, à la faveur
d'une agression, que l'occasion ne s'offrît de quitter Ngala...
Mais après, que devenir?
Au surplus, le village ne fut point menacé pendant ces premières
semaines, si ce n'est par certains animaux que Khamis et ses
compagnons n'avaient pas encore rencontrés dans la grande forêt.
Si les Wagddis passaient leur existence à Ngala, s'ils y
rentraient la nuit venue, ils possédaient cependant quelques
huttes sur les bords du rio. On eût dit d'un petit port fluvial où
se réunissaient les embarcations de pêche, qu'ils avaient à
défendre contre les hippopotames, les lamantins, les crocodiles,
en assez grand nombre dans les eaux africaines.
Un jour, à la date du 9 avril, un violent tumulte se produisit.
Des cris retentissaient dans la direction du rio. Était-ce une
attaque dirigée contre les Wagddis par des êtres semblables à
eux!... Sans doute, grâce à sa situation, le village était à
l'abri d'une invasion. Mais, à supposer que le feu fût mis aux
arbres qui le soutenaient, sa destruction eût été l'affaire de
quelques heures. Or, les moyens que ces primitifs avaient peut-
être employés contre leurs voisins, il n'était pas impossible que
ceux-ci essayassent de les employer contre eux.
Dès les premières clameurs, Raggi et une trentaine de guerriers,
se portant vers l'escalier, descendirent avec une rapidité
simiesque. John Cort, Max Huber et Khamis, guidés par Lo-Maï,
gagnèrent le côté du village d'où l'on apercevait le cours d'eau.
C'était une invasion contre les huttes établies en cet endroit.
Une bande, non pas d'hippopotames, mais de chéropotames ou plutôt
de potamochères, qui sont plus particulièrement les cochons de
fleuve, venaient de s'élancer hors de la futaie et brisaient tout
sur leur passage.
Ces potamochères, que les Boers appellent «bosch-wark», et les
Anglais «bush-pigs», se rencontrent dans la région du cap de
Bonne-Espérance, en Guinée, au Congo, au Cameroun, et y causent de
grands dommages. De moindre taille que le sanglier européen, ils
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