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Le village aérien - 10

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  sèches, et bientôt une flamme pétillante jeta ses lueurs sur le
  campement.
  «À présent, dit John Cort, avisons à sortir de là, mais
  comment?...»
  Le pétillement du foyer ne tarda pas à réveiller Max Huber et
  Khamis. Ils se relevèrent presque au même instant. Le sentiment de
  la situation leur revint, et ils firent ce qu'il y avait à faire:
  ils tinrent conseil.
  «Où sommes-nous?... demanda Max Huber.
  -- Où l'on nous a transportés, répondit John Cort, et j'entends
  par là que nous ne savons rien de ce qui s'est passé depuis...
  -- Depuis une nuit et un jour peut-être..., ajouta Max Huber. Est-
  ce hier que notre radeau s'est brisé contre le barrage?... Khamis,
  avez-vous quelque idée à ce sujet?...»
  Pour toute réponse, le foreloper se contenta de secouer la tête.
  Impossible de déterminer le compte du temps écoulé, ni de dire
  dans quelles conditions s'était effectué le sauvetage.
  «Et Llanga?... demanda John Cort. Il a certainement péri puisqu'il
  n'est pas avec nous!... Ceux qui nous ont sauvés n'ont pu le
  retirer du rapide...
  -- Pauvre enfant! soupira Max Huber, il avait pour nous une si
  vive affection!... Nous l'aimions... nous lui aurions fait une
  existence si heureuse!... L'avoir arraché aux mains de ces Denkas,
  et maintenant... Pauvre enfant!»
  Les deux amis n'eussent pas hésité à risquer leur vie pour
  Llanga... Mais, eux aussi, ils avaient été bien près de périr dans
  le tourbillon, et ils ignoraient à qui était dû leur salut...
  Inutile d'ajouter qu'ils ne songeaient plus à la singulière
  créature recueillie par le jeune indigène, et qui s'était noyée
  avec lui, sans doute. Bien d'autres questions les préoccupaient à
  cette heure, -- questions autrement graves que ce problème
  d'anthropologie relatif à un type moitié homme et moitié singe.
  John Cort reprit:
  «Lorsque je fais appel à ma mémoire, je ne me rappelle plus rien
  des faits qui ont suivi la collision contre le barrage... Un peu
  avant, il m'a semblé voir Khamis debout, lançant les armes et les
  ustensiles sur les roches...
  -- Oui, dit Khamis, et assez heureusement pour que ces objets ne
  soient pas tombés dans le rio... Ensuite...
  -- Ensuite, déclara Max Huber, au moment où nous avons été
  engloutis, j'ai cru... oui... j'ai cru apercevoir des hommes...
  -- Des hommes... en effet..., répondit vivement John Cort, des
  indigènes qui en gesticulant, en criant, se précipitèrent vers le
  barrage...
  -- Vous avez vu des indigènes?... demanda le foreloper, très
  surpris.
  -- Une douzaine environ, affirma Max Huber, et ce sont eux,
  suivant toute probabilité, qui nous ont retirés du rio...
  -- Puis, ajouta John Cort, sans que nous eussions repris
  connaissance, ils nous ont transportés en cet endroit... avec ce
  reste de provisions... Enfin, après avoir allumé ce feu, ils se
  sont hâtés de disparaître...
  -- Et ont même si bien disparu, ajouta Max Huber, que nous n'en
  retrouvons pas trace!... C'est montrer qu'ils tenaient peu à notre
  gratitude...
  -- Patience, mon cher Max, répliqua John Cort, il est possible
  qu'ils soient autour de ce campement... Comment admettre qu'ils
  nous y eussent conduits pour nous abandonner ensuite?...
  -- Et en quel lieu!... s'écria Max Huber. Qu'il y ait dans cette
  forêt de l'Oubanghi des fourrés si épais, cela passe
  l'imagination!... Nous sommes en pleine obscurité...
  -- D'accord... mais fait-il jour?...» observa John Cort.
  Cette question ne tarda pas à se résoudre affirmativement. Si
  opaque que fût le feuillage, on percevait au-dessus de la cime des
  arbres, hauts de cent à cent cinquante pieds, les vagues lueurs de
  l'espace. Il ne paraissait pas douteux que le soleil, en ce
  moment, éclairât l'horizon. Les montres de John Cort et de Max
  Huber, trempées des eaux du rio, ne pouvaient plus indiquer
  l'heure. Il faudrait donc s'en rapporter à la position du disque
  solaire, et encore ne serait-ce possible que si ses rayons
  pénétraient à travers les ramures.
  Tandis que les deux amis échangeaient ces diverses questions
  auxquelles ils ne savaient comment répondre, Khamis les écoutait
  sans prononcer une parole. Il s'était relevé, il parcourait
  l'étroite place que ces énormes arbres laissaient libre, entourée
  d'une barrière de lianes et de sizyphus épineux. En même temps, il
  cherchait à découvrir un coin de ciel dans l'intervalle des
  branches; il tentait de retrouver en lui ce sens de l'orientation
  qui n'aurait jamais occasion pareille de s'exercer utilement. S'il
  avait déjà traversé les bois du Congo ou du Cameroun, il ne
  s'était pas engagé à travers des régions si impénétrables. Cette
  partie de la grande forêt ne pouvait être comparée à celle que ses
  compagnons et lui avaient franchie depuis la lisière jusqu'au rio
  Johausen. À partir de ce point, ils étaient généralement dirigés
  vers le sud-ouest. Mais de quel côté était maintenant le sud-
  ouest, et l'instinct de Khamis le fixerait-il à cet égard?...
  Au moment où John Cort, devinant son hésitation, allait
  l'interroger, ce fut lui qui demanda:
  «Monsieur Max, vous êtes certain d'avoir aperçu des indigènes près
  du barrage?...
  -- Très certain, Khamis, au moment où le radeau se fracassait
  contre les roches.
  -- Et sur quelle rive?...
  -- Sur la rive gauche.
  -- Vous dites bien la rive gauche?...
  -- Oui... la rive gauche.
  -- Nous serions donc à l'est du rio?...
  -- Sans doute, et, par conséquent, ajouta John Cort, dans la
  partie la plus profonde de la forêt... Mais à quelle distance du
  rio Johausen?...
  -- Cette distance ne peut être considérable, déclara Max Huber.
  L'estimer à quelques kilomètres, ce serait exagérer. Il est
  inadmissible que nos sauveteurs, quels qu'ils soient, nous aient
  transportés loin...
  -- Je suis de cet avis, affirma Khamis, le rio ne peut pas être
  éloigné... aussi avons-nous intérêt à le rejoindre, puis à
  reprendre notre navigation au-dessous du barrage, dès que nous
  aurons construit un radeau...
  -- Et comment vivre jusque-là, puis pendant la descente vers
  l'Oubanghi?... objecta Max Huber. Nous n'avons plus les ressources
  de la chasse...
  -- En outre, fit remarquer John Cort, de quel côté chercher le rio
  Johausen?... Que nous ayons débarqué sur la rive gauche, je
  l'accorde... Mais, avec l'impossibilité de s'orienter, peut-on
  affirmer que le rio soit dans une direction plutôt que dans une
  autre?...
  -- Et d'abord, demanda Max Huber, par où, s'il vous plaît, sortir
  de ce fourré?...
  -- Par là», répondit le foreloper.
  Et il montrait une déchirure du rideau de lianes à travers
  laquelle ses compagnons et lui avaient dû être introduits en cet
  endroit. Au-delà se dessinait une sente obscure et sinueuse qui
  semblait praticable.
  Où cette sente conduisait-elle?... Était-ce au rio?... Rien de
  moins certain... Ne se croisait-elle pas avec d'autres?... Ne
  risquait-on pas de s'égarer dans ce labyrinthe?... D'ailleurs,
  avant quarante-huit heures, ce qui restait du buffle serait
  dévoré... Et après?... Quant à étancher sa soif, les pluies
  étaient assez fréquentes pour écarter toute crainte à cet égard.
  «Dans tous les cas, observa John Cort, ce n'est pas en prenant
  racine ici que l'on se tirera d'embarras, et il faut au plus tôt
  quitter la place...
  -- Mangeons d'abord», dit Max Huber.
  Environ un kilogramme de viande fut partagé en trois parts, et
  chacun dut se contenter de ce mince repas!...
  «Et dire, reprit Max Huber, que nous ne savons même pas si c'est
  un déjeuner ou un dîner...
  -- Qu'importe! répliqua John Cort, l'estomac n'a que faire de ces
  distinctions...
  -- Soit, mais il a besoin de boire, l'estomac, et quelques gouttes
  du rio Johausen, je les accueillerais comme le meilleur cru des
  vins de France!...»
  Tandis qu'ils mangeaient, ils étaient redevenus silencieux. De
  cette obscurité se dégageait une vague impression d'inquiétude et
  de malaise. L'atmosphère, imprégnée des senteurs humides du sol,
  s'alourdissait sous ce dôme de feuillage. En ce milieu qui
  semblait même impropre au vol des oiseaux, pas un cri, pas un
  chant, pas un battement d'aile. Parfois le bruit sec d'une branche
  morte dont la chute s'amortissait au contact du tapis de mousses
  spongieuses étendu d'un tronc à l'autre. Par instants, aussi, un
  sifflement aigu, puis le froufrou entre les feuilles sèches d'un
  de ces serpenteaux des brousses, longs de cinquante à soixante
  centimètres, heureusement inoffensifs. Quant aux insectes, ils
  bourdonnaient comme d'habitude et n'avaient point épargné leurs
  piqûres.
  Le repas achevé, tous trois se levèrent.
  Après avoir ramassé le morceau de buffle, Khamis se dirigea vers
  le passage que laissaient entre elles les lianes.
  En cet instant, à plusieurs reprises et d'une voix forte, Max
  Huber jeta cet appel:
  «Llanga!... Llanga!... Llanga!...»
  Ce fut en vain, et aucun écho ne renvoya le nom du jeune indigène.
  «Partons», dit le foreloper.
  Et il prit les devants.
  À peine avait-il mis le pied sur la sente qu'il s'écria:
  «Une lumière!...»
  Max Huber et John Cort s'avancèrent vivement.
  «Les indigènes?... dit l'un.
  -- Attendons!» répondit l'autre.
  La lumière -- très probablement une torche enflammée --
  apparaissait en direction de la sente à quelques centaines de pas.
  Elle n'éclairait la profondeur du bois que dans un faible rayon,
  piquant de vives lueurs le dessous des hautes ramures.
  Où se dirigeait celui qui portait cette torche?... Était-il
  seul?... Y avait-il lieu de craindre une attaque, ou était-ce un
  secours qui arrivait?...
  Khamis et les deux amis hésitaient à s'engager plus avant dans la
  forêt.
  Deux ou trois minutes s'écoulèrent.
  La torche ne s'était pas déplacée.
  Quant à supposer que cette lueur fût celle d'un feu follet, non
  assurément, étant donnée sa fixité.
  «Que faire?... demanda John Cort.
  -- Marcher vers cette lumière, puisqu'elle ne vient pas à nous,
  répondit Max Huber.
  -- Allons», dit Khamis.
  Le foreloper remonta la sente de quelques pas. Aussitôt la torche
  de s'éloigner. Le porteur s'était-il donc aperçu que ces trois
  étrangers venaient de se mettre en mouvement?... Voulait-on
  éclairer leur marche sous ces obscurs massifs de la forêt, les
  ramener vers le rio Johausen ou tout autre cours d'eau tributaire
  de l'Oubanghi?...
  Ce n'était pas le cas de temporiser. Il fallait d'abord suivre
  cette lumière, puis tenter de reprendre la route vers le sud-
  ouest.
  Et les voici suivant l'étroit sentier, sur un sol dont les herbes
  étaient refoulées depuis longtemps, les lianes rompues, les
  broussailles écartées par le passage des hommes ou des animaux.
  Sans parler des arbres que Khamis et ses compagnons avaient déjà
  rencontrés, il en était d'autres d'espèce plus rare, tel le gura
  crepitans à fruits explosibles, qui ne s'était encore trouvé qu'en
  Amérique dans la famille des euphorbiacées, dont l'écorce tendre
  renferme une substance laiteuse, et dont la noix éclate à grand
  bruit en lançant au loin sa semence; tel le tsofar, l'arbre
  siffleur, entre les branches duquel le vent sifflait comme à
  travers une fente, et qui n'avait été signalé que dans les forêts
  nubiennes.
  John Cort, Max Huber et Khamis marchèrent ainsi pendant trois
  heures environ, et, lorsqu'ils firent halte après cette première
  étape, la lumière s'arrêta au même instant...
  «Décidément, c'est un guide, déclara Max Huber, un guide d'une
  parfaite complaisance!... Si nous savions seulement où il nous
  mène...
  -- Qu'il nous sorte de ce labyrinthe, répondit John Cort, et je ne
  lui en demande pas davantage!... Eh bien, Max, tout cela, est-ce
  assez extraordinaire?...
  -- Assez... en effet!...
  -- Pourvu que cela ne le devienne pas trop, cher ami!» ajouta John
  Cort.
  Pendant l'après-midi, le sinueux sentier ne cessa de courir sous
  les frondaisons de plus en plus opaques. Khamis se tenait en tête,
  ses compagnons derrière lui, en file indienne, car il n'y avait
  passage que pour une seule personne. S'ils pressaient parfois le
  pas, afin de se rapprocher de leur guide, celui-ci, pressant
  également le sien, maintenait invariablement sa distance.
  Vers six heures du soir, d'après l'estime, quatre à cinq lieues
  avaient dû être franchies depuis le départ. Cependant, l'intention
  de Khamis, en dépit de la fatigue, était de suivre la lumière,
  tant qu'elle se montrerait, et il allait se remettre en marche,
  lorsqu'elle s'éteignit soudain.
  «Faisons halte, dit John Cort. C'est évidemment une indication qui
  nous est donnée...
  -- Ou plutôt un ordre, observa Max Huber.
  -- Obéissons donc, répliqua le foreloper, et passons la nuit en
  cet endroit.
  -- Mais demain, ajouta John Cort, la lumière va-t-elle
  reparaître?...»
  C'était la question.
  Tous trois s'étendirent au pied d'un arbre. On se partagea un
  morceau de buffle, et, heureusement, il fut possible de se
  désaltérer à un petit filet liquide qui serpentait sous les
  herbes. Bien que les pluies fussent fréquentes dans cette région
  forestière, il n'était pas tombé une seule goutte d'eau depuis
  quarante-huit heures.
  «Qui sait même, remarqua John Cort, si notre guide n'a pas
  précisément choisi cet endroit parce que nous y trouverions à nous
  désaltérer?...
  -- Délicate attention», avoua Max Huber, en puisant un peu de
  cette eau fraîche au moyen d'une feuille roulée en cornet.
  Quelque inquiétante que fût la situation, la lassitude l'emporta,
  le sommeil ne se fit pas attendre. Mais John Cort et Max Huber ne
  s'endormirent pas sans avoir parlé de Llanga... Le pauvre enfant!
  S'était-il noyé dans le rapide?... S'il avait été sauvé, pourquoi
  ne l'avait-on pas revu?... Pourquoi n'avait-il pas rejoint ses
  deux amis, John et Max?...
  Lorsque les dormeurs se réveillèrent, une faible lueur, perçant
  les branchages, indiqua qu'il faisait jour. Khamis crut pouvoir
  conclure qu'ils avaient suivi la direction de l'est. Par malheur,
  c'était aller du mauvais côté... En tout cas, il n'y avait qu'à
  reprendre la route.
  «Et la lumière?... dit John Cort.
  -- La voici qui reparaît, répondit Khamis.
  -- Ma foi, s'écria Max Huber, c'est l'étoile des rois Mages...
  Toutefois elle ne nous conduit pas vers l'occident, et quand
  arriverons-nous à Bethléem?...»
  Aucune aventure ne marqua cette journée du 22 mars. La torche
  lumineuse ne cessa de guider la petite troupe toujours en
  direction de l'est.
  De chaque côté de la sente, la futaie paraissait impénétrable, des
  troncs serrés les uns contre les autres, un inextricable
  entrelacement de broussailles. Il semblait que le foreloper et ses
  compagnons fussent engagés à travers un interminable boyau de
  verdure. Sur plusieurs points cependant, quelques sentiers, non
  moins étroits, coupaient celui que choisissait le guide, et, sans
  lui, Khamis n'aurait su lequel prendre.
  Pas un seul ruminant ne fut aperçu, et comment des animaux de
  grande taille se seraient-ils aventurés jusque-là? Plus de ces
  passées dont le foreloper avait profité avant d'atteindre les
  rives du rio Johausen.
  Aussi, lors même que les deux chasseurs auraient eu leurs fusils,
  combien inutiles, puisqu'il ne se présentait pas une seule pièce
  de gibier!
  C'était donc avec une appréhension très justifiée que John Cort,
  Max Huber et le foreloper voyaient leur nourriture presque
  entièrement épuisée. Encore un repas, et il ne resterait plus
  rien. Et si, le lendemain, ils n'étaient pas arrivés à
  destination, c'est-à-dire au terme de cet extraordinaire
  cheminement à la suite de cette mystérieuse lumière, que
  deviendraient-ils?...
  Comme la veille, la torche s'éteignit vers le soir, et, comme la
  précédente, cette nuit se passa sans trouble.
  Lorsque John Cort se releva le premier, il réveilla ses compagnons
  en s'écriant:
  «On est venu ici pendant que nous dormions!»
  En effet, un feu était allumé, quelques charbons ardents formaient
  braise, et un morceau d'antilope pendait à la basse branche d'un
  acacia au-dessus d'un petit ruisseau.
  Cette fois, Max Huber ne fit pas même entendre une exclamation de
  surprise.
  Ni ses compagnons ni lui ne voulaient discuter les étrangetés de
  cette situation, ce guide inconnu qui les conduisait vers un but
  non moins inconnu, ce génie de la grande forêt dont ils suivaient
  les traces depuis l'avant-veille...
  La faim se faisant vivement sentir, Khamis fit griller le morceau
  d'antilope, qui suffirait pour les deux repas de midi et du soir.
  À ce moment, la torche redonna le signal du départ.
  Marche reprise et dans les mêmes conditions. Toutefois, l'après-
  midi, on put constater que l'épaisseur de la futaie diminuait peu
  à peu. Le jour y pénétrait davantage, tout au moins à travers la
  cime des arbres. Pourtant, il fut encore impossible de distinguer
  l'être quelconque qui cheminait en avant.
  Ainsi que la veille, de cinq à six lieues, toujours à l'estime,
  furent franchies pendant cette journée. Depuis le rio Johausen, le
  parcours pouvait être d'une soixantaine de kilomètres.
  Ce soir-là, à l'instant où s'éteignit la torche, Khamis, John Cort
  et Max Huber s'arrêtèrent. Il faisait nuit, sans doute, car une
  obscurité profonde enveloppait ce massif. Très fatigués de ces
  longues étapes, après avoir achevé le morceau d'antilope, après
  s'être désaltérés d'eau fraîche, tous trois s'étendirent au pied
  d'un arbre et s'endormirent...
  Et -- en rêve assurément -- est-ce que Max Huber ne crut pas
  entendre le son d'un instrument qui jouait au-dessus de sa tête la
  valse si connue du _Freyschutz_ de Weber!...
  CHAPITRE XIII
  _Le village aérien_
  Le lendemain, à leur réveil, le foreloper et ses compagnons
  observaient, non sans grande surprise, que l'obscurité était plus
  profonde encore en cette partie de la forêt. Faisait-il jour?...
  ils n'auraient pu l'affirmer. Quoi qu'il en soit, la lumière qui
  les guidait depuis soixante heures ne reparaissait pas. Donc
  nécessité d'attendre qu'elle se montrât pour reprendre la marche.
  Toutefois, une remarque fut faite par John Cort -- remarque dont
  ses compagnons et lui déduisirent aussitôt certaines conséquences:
  «Ce qui est à noter, dit-il, c'est que nous n'avons point eu de
  feu ce matin et personne n'est venu pendant notre sommeil nous
  apporter notre ordinaire...
  -- C'est d'autant plus regrettable, ajouta Max Huber, qu'il ne
  reste plus rien...
  -- Peut-être, reprit le foreloper, cela indique-t-il que nous
  sommes arrivés...
  -- Où?... demanda John Cort.
  -- Où l'on nous conduisait, mon cher John!»
  C'était une réponse qui ne répondait pas; mais le moyen d'être
  plus explicite?...
  Autre remarque: si la forêt était plus obscure, il ne semblait pas
  qu'elle fût plus silencieuse. On entendait comme une sorte de
  bourdonnement aérien, une rumeur désordonnée, qui venait des
  ramures supérieures. En regardant, Khamis, Max Huber et John Cort
  distinguaient vaguement comme un large plafond étendu à une
  centaine de pieds au-dessus du sol.
  Nul doute, il existait à cette hauteur un prodigieux
  enchevêtrement de branches, sans aucun interstice par lequel se
  fût glissée la clarté du jour. Une toiture de chaume n'aurait pas
  été plus impénétrable à la lumière. Cette disposition expliquait
  l'obscurité qui régnait sous les arbres.
  À l'endroit où tous les trois avaient campé cette nuit-là, la
  nature du sol était très modifiée. Plus de ces ronces entremêlées,
  de ces sizyphus épineux qui l'obstruaient en dehors de la sente.
  Une herbe presque rase, et aucun ruminant n'eût pu «y tondre la
  largeur de sa langue». Que l'on se figure une prairie dont ni les
  pluies ni les sources n'arroseraient jamais la surface.
  Les arbres, laissant entre eux des intervalles de vingt à trente
  pieds, ressemblaient aux bas piliers d'une substruction colossale
  et leurs ramures devaient couvrir une aire de plusieurs milliers
  de mètres superficiels.
  Là, en effet, s'aggloméraient ces sycomores africains dont le
  tronc se compose d'une quantité de tiges soudées entre elles; des
  bombax au fût symétrique, aux racines gigantesques et d'une taille
  supérieure à celle de leurs congénères; des baobabs,
  reconnaissables à la forme de courge qu'ils prennent à leur base,
  d'une circonférence de vingt à trente mètres, et que surmonte un
  énorme faisceau de branches pendantes; des palmiers doum à tronc
  bifurqué; des palmiers deleb à tronc gibbeux; des fromagers à
  tronc évidé en une série de cavités assez grandes pour qu'un homme
  puisse s'y blottir; des acajous donnant des billes d'un mètre
  cinquante de diamètre et que l'on peut creuser en embarcations de
  quinze à dix-huit mètres, d'une capacité de trois à quatre tonnes;
  des dragonniers aux gigantesques dimensions; des bauhinias,
  simples arbrisseaux sous d'autres latitudes, ici les géants de
  cette famille de légumineuses. On imagine ce que devait être
  l'épanouissement des cimes, de ces arbres à quelques centaines de
  pieds dans les airs.
  Une heure environ s'écoula. Khamis ne cessait de promener ses
  regards en tous sens, guettant la lueur conductrice... Et pourquoi
  eût-il renoncé à suivre le guide inconnu?... Il est vrai, son
  instinct, joint à de certaines observations, l'incitait à penser
  qu'il s'était toujours dirigé vers l'est. Or, ce n'était pas de ce
  côté que se dessinait le cours de l'Oubanghi, ce n'était pas le
  chemin du retour... Où donc les avait entraînés cette étrange
  lumière?...
  Puisqu'elle ne reparaissait pas, que faire?... Quitter cet
  endroit?... Pour aller où?... Y demeurer?... Et se nourrir en
  route?... On avait déjà faim et soif...
  «Cependant, dit John Cort, nous serons bien forcés de partir, et
  je me demande s'il ne vaudrait pas mieux se mettre tout de suite
  en marche...
  -- De quel côté?...» objecta Max Huber.
  C'était la question, et sur quel indice pouvait-on s'appuyer pour
  la résoudre?...
  «Enfin, reprit John Cort impatienté, nos pieds ne sont pas
  enracinés ici, que je sache!... La circulation est possible entre
  ces arbres, et l'obscurité n'est pas si profonde qu'on ne puisse
  se diriger...
  -- Venez!...» ordonna Khamis.
  Et tous trois allèrent en reconnaissance sur une étendue d'un
  demi-kilomètre. Ils foulaient invariablement le même sol
  débroussaillé, le même tapis nu et sec, tel qu'il eût été sous
  l'abri d'une toiture impénétrable à la pluie comme aux rayons du
  soleil. Partout les mêmes arbres, dont on ne voyait que les basses
  branches. Et toujours aussi cette rumeur confuse qui semblait
  tomber d'en haut et dont l'origine demeurait inexplicable.
  Ce dessous de forêt était-il absolument désert?... Non, et, à
  plusieurs reprises, Khamis crut apercevoir des ombres se glisser
  entre les arbres. Était-ce une illusion?... Il ne savait trop que
  penser. Enfin, après une demi-heure infructueusement employée, ses
  compagnons et lui vinrent s'asseoir près du tronc d'un bauhinia.
  Leurs yeux commençaient à se faire à cette obscurité, qui
  s'atténuait d'ailleurs. Grâce au soleil montant, un peu de clarté
  se propageait sous ce plafond tendu au-dessus du sol. Déjà on
  pouvait distinguer les objets à une vingtaine de pas.
  Et voici que ces mots furent prononcés à mi-voix par le foreloper:
  «Quelque chose remue là-bas...
  -- Un animal ou un homme?... demanda John Cort en regardant dans
  cette direction.
  -- Ce serait un enfant, en tout cas, fit observer Khamis, car il
  est de petite taille...
  -- Un singe, parbleu!» déclara Max Huber.
  Immobiles, ils gardaient le silence, afin de ne point effrayer
  ledit quadrumane. Si l'on parvenait à s'en emparer, eh bien malgré
  la répugnance manifestée pour la chair simienne par Max Huber et
  John Cort... Il est vrai, faute de feu, comment griller ou
  rôtir?... À mesure qu'il s'approchait, cet être ne témoignait
  aucun étonnement. Il marchait sur ses pattes de derrière, et
  s'arrêta à quelques pas.
  Quelle fut la stupéfaction de John Cort et de Max Huber,
  lorsqu'ils reconnurent cette singulière créature que Llanga avait
  sauvée, le protégé du jeune indigène!...
  Et ces mots de s'échanger:
  «Lui... c'est lui...
  -- Positivement...
  -- Mais alors, puisque ce petit est ici, pourquoi Llanga n'y
  serait-il pas?...
  -- Êtes-vous sûrs de ne pas vous tromper?... demanda le foreloper.
  -- Très sûrs, affirma John Cort, et, d'ailleurs, nous allons bien
  voir!»
  Il tira de sa poche la médaille enlevée au cou du petit et, la
  tenant par le cordon, la balança comme un objet que l'on présente
  aux yeux d'un enfant pour l'attirer.
  À peine celui-ci eut-il aperçu la médaille, qu'il s'élança d'un
  bond. Il n'était plus malade, à présent!... Pendant ces trois
  jours d'absence, il avait recouvré la santé et, en même temps, sa
  souplesse naturelle. Aussi fonça-t-il sur John Cort avec
  l'évidente intention de reprendre son bien.
  Khamis le saisit au passage, et alors ce ne fut plus le mot
  «ngora» qui s'échappa de la bouche du petit, ce furent ces mots
  nettement articulés:
  «Li-Maï!... Ngala... Ngala!...»
  Ce que signifiaient ces mots d'une langue inconnue même à Khamis,
  ses compagnons et lui n'eurent pas le temps de se le demander.
  Brusquement apparurent d'autres types de la même espèce, hauts de
  taille ceux-là, n'ayant pas moins de cinq pieds et demi des talons
  à la nuque.
  Khamis, John Cort, Max Huber n'avaient pu reconnaître s'ils
  avaient affaire à des hommes ou à des quadrumanes. Résister à ces
  sylvestres de la grande forêt d'une douzaine eût été inutile. Le
  foreloper, Max Huber, John Cort, furent appréhendés par les bras,
  poussés en avant, contraints à s'acheminer entre les arbres, et,
  entourés de la bande, ils ne s'arrêtèrent qu'après un parcours de
  cinq à six cents mètres.
  À cet endroit, l'inclinaison de deux arbres, assez rapprochés l'un
  de l'autre, avait permis d'y fixer des branches transversales,
  disposées comme des marches. Si ce n'était pas un escalier,
  c'était mieux qu'une échelle. Cinq ou six individus de l'escorte y
  grimpèrent, tandis que les autres obligeaient leurs prisonniers à
  suivre le même chemin, sans les brutaliser toutefois.
  À mesure que l'on s'élevait, la lumière se laissait percevoir à
  travers les frondaisons. Entre les interstices filtraient quelques
  rayons de ce soleil dont Khamis et ses compagnons avaient été
  privés depuis qu'ils avaient quitté le cours du rio Johausen.
  Max Huber aurait été de mauvaise foi s'il se fût refusé à convenir
  que, décidément, cela rentrait dans la catégorie des choses
  extraordinaires.
  Lorsque l'ascension prit fin, à une centaine de pieds environ du
  sol, quelle fut leur surprise! Ils voyaient se développer devant
  eux une plate-forme largement éclairée par la lumière du ciel. Au-
  dessus s'arrondissaient les cimes verdoyantes des arbres. À sa
  surface étaient rangées dans un certain ordre des cases de pisé
  jaune et de feuillage, bordant des rues. Cet ensemble formait un
  village établi à cette hauteur sur une étendue telle qu'on ne
  pouvait en apercevoir les limites.
  Là allaient et venaient une foule d'indigènes de type semblable à
  celui du protégé de Llanga. Leur station, identique à celle de
  l'homme, indiquait qu'ils avaient l'habitude de marcher debout,
  ayant ainsi droit à ce qualificatif d'_erectus_ donné par le
  docteur Eugène Dubois aux pithécanthropus trouvés dans les forêts
  de Java, -- caractère anthropogénique que ce savant regarde comme
  l'un des plus importants de l'intermédiaire entre l'homme et les
  singes conformément aux prévisions de Darwin[1].
  Si les anthropologistes ont pu dire que les plus élevés des
  quadrumanes dans l'échelle simienne, ceux qui se rapprochent
  davantage de la conformation humaine, en diffèrent cependant par
  cette particularité qu'ils se servent de leurs quatre membres
  quand ils fuient, il semblait bien que cette remarque n'aurait pu
  s'appliquer aux habitants du village aérien.
  Mais Khamis, Max Huber, John Cort, durent remettre à plus tard
  
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