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Le village aérien - 06

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  «Mon cher Max, demanda-t-il alors, avez-vous fait à notre brave
  Khamis toutes vos excuses pour avoir douté de l'existence de ce
  rio, dont il n'a jamais douté, lui?...
  -- Il a eu raison contre moi, John, et je suis heureux d'avoir eu
  tort, puisque le courant va nous véhiculer sans fatigue aux rives
  de l'Oubanghi...
  -- Sans fatigue... je ne l'affirme pas, repartit le foreloper.
  Peut-être des chutes... des rapides...
  -- Ne voyons que le bon côté des choses, déclara John Cort. Nous
  cherchions une rivière, la voici... Nous songions à construire un
  radeau, construisons-le...
  -- Dès ce matin, je vais me mettre à la besogne, dit Khamis, et,
  si vous voulez m'aider, monsieur John...
  -- Certainement, Khamis. Pendant notre travail, Max voudra bien
  s'occuper de nous ravitailler...
  -- C'est d'autant plus urgent, insista Max Huber, qu'il ne reste
  plus rien à manger... Ce gourmand de Llanga a tout dévoré hier
  soir...
  -- Moi... mon ami Max!... se défendit Llanga, qui, le prenant au
  sérieux, parut sensible à ce reproche.
  -- Eh, gamin, tu vois bien que je plaisante!... Allons, viens avec
  moi... Nous suivrons la berge jusqu'au tournant de la rivière.
  Avec le marécage d'un côté, l'eau courante de l'autre, le gibier
  aquatique ne manquera ni à droite ni à gauche, et, qui sait?...
  quelque beau poisson pour varier le menu...
  -- Défiez-vous des crocodiles... et même des hippopotames,
  monsieur Max, conseilla le foreloper.
  -- Eh! Khamis, un gigot d'hippopotame rôti à point n'est pas à
  dédaigner, je pense!... Comment un animal d'un caractère si
  heureux... un cochon d'eau douce après tout... n'aurait-il pas une
  chair savoureuse?...
  -- D'un caractère heureux, c'est possible, monsieur Max, mais,
  quand on l'irrite, sa fureur est terrible!
  -- On ne peut pourtant pas lui découper quelques kilogrammes de
  lui-même sans s'exposer à le fâcher un peu...
  -- Enfin, ajouta John Cort, si vous aperceviez le moindre danger,
  revenez au plus vite. Soyez prudent...
  -- Et vous, soyez tranquille, John. -- Viens, Llanga...
  -- Va, mon garçon, dit John Cort, et n'oublie pas que nous te
  confions ton ami Max!»
  Après une telle recommandation, on pouvait tenir pour certain
  qu'il n'arriverait rien de fâcheux à Max Huber, puisque Llanga
  veillerait sur sa personne.
  Max Huber prit sa carabine et vérifia sa cartouchière.
  «Ménagez vos munitions, monsieur Max... dit le foreloper.
  -- Le plus possible, Khamis. Mais il est vraiment regrettable que
  la nature n'ait pas créé le cartouchier comme elle a créé l'arbre
  à pain et l'arbre à beurre des forêts africaines!... En passant,
  on cueillerait ses cartouches comme on cueille des figues ou des
  dattes!»
  Sur cette observation d'une incontestable justesse, Max Huber et
  Llanga s'éloignèrent en suivant une sorte de sentier en contre-bas
  de la berge, -- et ils furent bientôt hors de vue.
  John Cort et Khamis s'occupèrent alors de chercher des bois
  propres à la construction d'un radeau. Si ce ne pouvait être qu'un
  très rudimentaire appareil, encore fallait-il en rassembler les
  matériaux.
  Le foreloper et son compagnon ne possédaient qu'une hachette et
  leurs couteaux de poche. Avec de tels outils, comment s'attaquer
  aux géants de la forêt ou même à leurs congénères de stature plus
  réduite?... Aussi Khamis comptait-il employer les branches
  tombées, qu'il relierait par des lianes et sur lesquelles serait
  établi une sorte de plancher doublé de terre et d'herbes. Avec
  douze pieds de long, huit de large, ce radeau suffirait au
  transport de trois hommes et d'un enfant, qui, d'ailleurs,
  débarqueraient aux heures des repas et des haltes de nuit.
  De ces bois, dont la vieillesse, le vent, quelque coup de foudre
  avaient provoqué la chute, il se trouvait quantité sur le marécage
  où certains arbres d'essence résineuse se dressaient encore. La
  veille, Khamis s'était promis de ramasser à cette place les
  diverses pièces nécessaires à la construction du radeau. Il fit
  part à John Cort de son intention et celui-ci se déclara prêt à
  l'accompagner.
  Un dernier regard jeté sur la rivière, en amont et en aval, tout
  paraissant tranquille aux environs du marécage, John Cort et
  Khamis se mirent en route.
  Ils n'eurent qu'une centaine de pas à faire pour rencontrer un
  amas de pièces flottables. La plus sérieuse difficulté serait,
  sans doute, de les traîner jusqu'au pied de la berge. En cas
  qu'elles fussent trop lourdes à manier pour deux personnes, on ne
  l'essayerait qu'après le retour des chasseurs.
  En attendant, tout portait à croire que Max Huber faisait bonne
  chasse. Une détonation venait de retentir, et l'adresse du
  Français permettait d'affirmer que ce coup de fusil ne devait pas
  avoir été perdu. Très certainement, avec des munitions en quantité
  suffisante, l'alimentation de la petite troupe eût été assurée
  pendant ces quatre cents kilomètres qui la séparaient de
  l'Oubanghi et même pour un plus long parcours.
  Or, Khamis et John Cort s'occupaient à choisir les meilleurs bois,
  lorsque leur attention fut attirée par des cris venant de la
  direction prise par Max Huber.
  «C'est la voix de Max... dit John Cort.
  -- Oui, répondit Khamis, et aussi celle de Llanga.»
  En effet, un fausset aigu se mêlait à une voix mâle.
  «Sont-ils donc en danger?...» demanda John Cort.
  Tous deux retraversèrent le marécage et atteignirent la légère
  tumescence sous laquelle s'évidait la grotte. De cette place, en
  portant les yeux vers l'aval, ils aperçurent Max Huber et le petit
  indigène arrêtés sur la berge. Ni êtres humains ni animaux aux
  alentours. Du reste, leurs gestes n'étaient qu'une invitation à
  les rejoindre et ils ne manifestaient aucune inquiétude.
  Khamis et John Cort, après être descendus, franchirent rapidement
  trois à quatre cents mètres, et, lorsqu'ils furent réunis, Max
  Huber se contenta de dire:
  «Peut-être n'aurez-vous pas la peine de construire un radeau,
  Khamis...
  -- Et pourquoi?... demanda le foreloper.
  -- En voici un tout fait... en mauvais état, il est vrai, mais les
  morceaux en sont bons.»
  Et Max Huber montrait dans un enfoncement de la rive une sorte de
  plate-forme, un assemblage de madriers et de planches, retenu par
  une corde à demi pourrie dont le bout s'enroulait à un piquet de
  la berge.
  «Un radeau!... s'écria John Cort.
  -- C'est bien un radeau!...» constata Khamis.
  En effet, sur la destination de ces madriers et de ces planches,
  aucun doute n'était admissible.
  «Des indigènes ont-ils donc déjà descendu la rivière jusqu'à cet
  endroit?... observa Khamis.
  -- Des indigènes ou des explorateurs, répondit John Cort. Et
  pourtant, si cette partie de la forêt d'Oubanghi eût été visitée,
  on l'aurait su au Congo ou au Cameroun.
  -- Au total, déclara Max Huber, peu importe, la question est de
  savoir si ce radeau ou ce qui en reste peut nous servir...
  -- Assurément.»
  Et le foreloper allait se glisser au niveau de la crique,
  lorsqu'il fut arrêté par un cri de Llanga.
  L'enfant, qui s'était éloigné d'une cinquantaine de pas en aval,
  accourait, agitant un objet qu'il tenait à la main.
  Un instant après il remettait à John Cort ledit objet. C'était un
  cadenas de fer, rongé par la rouille, dépourvu de sa clef, et dont
  le mécanisme, d'ailleurs, eût été hors d'état de fonctionner.
  «Décidément, dit Max Huber, il ne s'agit pas des nomades congolais
  ou autres, auxquels les mystères de la serrurerie moderne sont
  inconnus!... Ce sont des blancs que ce radeau a transportés
  jusqu'à ce coude de la rivière...
  -- Et qui, s'en étant éloignés, n'y sont jamais revenus!» ajouta
  John Cort.
  Juste conséquence à tirer de l'incident. L'état d'oxydation du
  cadenas, le délabrement du radeau, démontraient que plusieurs
  années s'étaient écoulées depuis que l'un avait été perdu et
  l'autre abandonné au bord de cette crique.
  Deux déductions ressortaient donc de ce double fait logique et
  indiscutable. Aussi, lorsqu'elles furent présentées par John Cort,
  Max Huber et Khamis n'hésitèrent pas à les accepter:
  1° Des explorateurs ou des voyageurs non indigènes avaient atteint
  cette clairière, après s'être embarqués soit au-dessus, soit au-
  dessous de la lisière de la grande forêt;
  2° Lesdits explorateurs ou voyageurs, pour une raison ou pour une
  autre, avaient laissé là leur radeau, afin d'aller reconnaître
  cette portion de la forêt située sur la rive droite.
  Dans tous les cas, aucun d'eux n'avait jamais reparu. Ni John Cort
  ni Max Huber ne se souvenaient qu'il eût été question, depuis
  qu'ils habitaient le Congo, d'une exploration de ce genre.
  Si ce n'était pas là de l'extraordinaire, c'était tout au moins de
  l'inattendu, et Max Huber devrait renoncer à l'honneur d'avoir été
  le premier visiteur de la grande forêt, considérée à tort comme
  impénétrable.
  Cependant, très indifférent à cette question de priorité, Khamis
  examinait avec soin les madriers et les planches du radeau. Ceux-
  là se trouvaient en assez bon état, celles-ci avaient souffert
  davantage des intempéries et trois ou quatre seraient à remplacer.
  Mais, enfin, construire de toutes pièces un nouvel appareil, cela
  devenait inutile. Quelques réparations suffiraient. Le foreloper
  et ses compagnons, non moins satisfaits que surpris, possédaient
  le véhicule flottant qui leur permettrait de gagner le confluent
  du rio.
  Tandis que Khamis s'occupait de la sorte, les deux amis
  échangeaient leurs idées au sujet de cet incident:
  «Il n'y a pas d'erreur, répétait John Cort, des blancs ont déjà
  reconnu la partie supérieure de ce cours d'eau, -- des blancs, ce
  n'est pas douteux... Que ce radeau, fait de pièces grossières, eût
  pu être l'oeuvre des indigènes, soit!... Mais il y a le cadenas...
  -- Le cadenas révélateur... sans compter d'autres objets que nous
  ramasserons peut-être..., observa Max Huber.
  -- Encore... Max?...
  -- Eh! John, il est possible que nous retrouvions les vestiges
  d'un campement, dont il n'y a pas trace en cet endroit, car il ne
  faut pas regarder comme tel la grotte où nous avons passé la nuit.
  Elle ne paraît point avoir déjà servi de lieu de halte, et je ne
  doute pas que nous n'ayons été les seuls jusqu'ici à y chercher
  refuge...
  -- C'est l'évidence, mon cher Max. Allons jusqu'au coude du rio...
  -- Cela est d'autant plus indiqué, John, que là finit la
  clairière, et je ne serais pas étonné qu'un peu plus loin...
  -- Khamis?» cria John Cort.
  Le foreloper rejoignit les deux amis.
  «Eh bien, ce radeau?... demanda John Cort.
  -- Nous le réparerons sans trop de peine... Je vais rapporter les
  bois nécessaires.
  -- Avant de nous mettre à la besogne, proposa Max Huber,
  descendons le long de la rive. Qui sait si nous ne recueillerons
  pas quelques ustensiles, ayant une marque de fabrication qui
  indiquerait leur origine?... Cela viendrait à propos pour
  compléter notre batterie de cuisine par trop insuffisante!... Une
  gourde et pas même une tasse ni une bouilloire...
  -- Vous n'espérez pas, mon cher Max, découvrir office et table où
  le couvert serait mis pour des hôtes de passage?...
  -- Je n'espère rien, mon cher John, mais nous sommes en présence
  d'un fait inexplicable... Tâchons de lui imaginer une explication
  plausible.
  -- Soit, Max. -- Il n'y a pas d'inconvénient, Khamis, à s'éloigner
  d'un kilomètre?...
  -- À la condition de ne pas dépasser le tournant, répondit le
  foreloper. Puisque nous avons la facilité de naviguer, épargnons
  les marches inutiles...
  -- Entendu, Khamis, répliqua John Cort. Et, tandis que le courant
  entraînera notre radeau, nous aurons tout le loisir d'observer
  s'il existe des traces de campement sur l'une ou l'autre rive.»
  Les trois hommes et Llanga suivirent la berge, une sorte de digue
  naturelle entre le marécage et la rivière.
  Tout en cheminant, ils ne cessaient de regarder à leurs pieds,
  cherchant quelque empreinte, un pas d'homme, ou quelque objet qui
  eût été laissé sur le sol.
  Malgré un minutieux examen, autant sur le haut qu'au bas de la
  berge, on ne trouva rien. Nulle part ne furent relevés des indices
  de passage ou de halte. Lorsque Khamis et ses compagnons eurent
  atteint la première rangée d'arbres, ils furent salués par les
  cris d'une bande de singes. Ces quadrumanes ne parurent pas trop
  surpris de l'apparition d'êtres humains. Ils s'enfuirent
  cependant. Qu'il y eût des représentants de la gent simienne à
  s'ébattre entre les branches, on ne pouvait s'en étonner.
  C'étaient des babouins, des mandrills, qui se rapprochent
  physiquement des gorilles, des chimpanzés et des orangs. Comme
  toutes les espèces de l'Afrique, ils n'avaient qu'un rudiment de
  queue, cet ornement étant réservé aux espèces américaines et
  asiatiques.
  «Après tout, fit observer John Cort, ce ne sont pas eux qui ont
  construit le radeau, et, si intelligents qu'ils soient, ils n'en
  sont pas encore à faire usage de cadenas...
  -- Pas plus que de cage, que je sache... dit alors Max Huber.
  -- De cage?... s'écria John Cort. À quel propos, Max, parlez-vous
  de cage?...
  -- C'est qu'il me semble distinguer... entre les fourrés... à une
  vingtaine de pas de la rive... une sorte de construction...
  -- Quelque fourmilière en forme de ruche, comme en élèvent les
  fourmis d'Afrique... répondit John Cort.
  -- Non, M. Max ne s'est pas trompé, affirma Khamis. Il y a là...
  oui... on dirait même une cabane construite au pied de deux
  mimosas, et dont la façade serait en treillis...
  -- Cage ou cabane, répliqua Max Huber, voyons ce qu'il y a
  dedans...
  -- Soyons prudents, dit le foreloper, et défilons-nous à l'abri
  des arbres...
  -- Que pouvons-nous craindre?...» reprit Max Huber, qu'un double
  sentiment d'impatience et de curiosité éperonnait, suivant son
  habitude.
  Du reste, les environs paraissaient être déserts. On n'entendait
  que le chant des oiseaux et les cris des singes en fuite. Aucune
  trace ancienne ou récente d'un campement n'apparaissait à la
  limite de la clairière. Rien non plus à la surface du cours d'eau,
  qui charriait de grosses touffes d'herbes. De l'autre côté, même
  apparence de solitude et d'abandon. Les cent derniers pas furent
  rapidement franchis le long de la berge qui s'infléchissait alors
  pour suivre le tournant de la rivière. Le marécage finissait en
  cet endroit, et le sol s'asséchait à mesure qu'il se surélevait
  sous la futaie plus dense.
  L'étrange construction se montrait alors de trois quarts, appuyée
  aux mimosas, recouverte d'une toiture inclinée qui disparaissait
  sous un chaume d'herbes jaunies. Elle ne présentait aucune
  ouverture latérale, et les lianes retombantes cachaient ses parois
  jusqu'à leur base.
  Ce qui lui donnait bien l'aspect d'une cage, c'était la grille, ou
  plutôt le grillage de sa façade, semblable à celui qui, dans les
  ménageries, sépare les fauves du public.
  Cette grille avait une porte -- une porte ouverte en ce moment.
  Quant à la cage, elle était vide.
  C'est ce que reconnut Max Huber qui, le premier, s'était précipité
  à l'intérieur.
  Des ustensiles, il en restait quelques-uns, une marmite en assez
  bon état, un coquemar, une tasse, trois ou quatre bouteilles
  brisées, une couverture de laine rongée, des lambeaux d'étoffe,
  une hache rouillée, un étui à lunettes à demi pourri sur lequel ne
  se laissait plus lire un nom de fabricant.
  Dans un coin gisait une boite en cuivre dont le couvercle, bien
  ajusté, avait dû préserver son contenu, si tant est qu'elle
  contint quelque chose.
  Max Huber la ramassa, essaya de l'ouvrir, n'y parvint pas.
  L'oxydation faisait adhérer les deux parties de la boîte. Il
  fallut passer un couteau dans la fente du couvercle qui céda.
  La boite renfermait un carnet en bon état de conservation, et, sur
  le plat de ce carnet, étaient imprimés ces deux mots que Max Huber
  lut à haute voix:
  _Docteur JOHAUSEN_
  CHAPITRE VIII
  _Le docteur Johausen_
  Si John Cort, Max Huber et même Khamis ne s'exclamèrent pas à
  entendre prononcer ce nom, c'est que la stupéfaction leur avait
  coupé la parole.
  Ce nom de Johausen fut une révélation. Il dévoilait une partie du
  mystère qui recouvrait la plus fantasque des tentatives
  scientifiques modernes, où le comique se mêlait au sérieux, -- le
  tragique aussi, car on devait croire qu'elle avait eu un
  dénouement des plus déplorables.
  Peut-être a-t-on souvenir de l'expérience à laquelle voulut se
  livrer l'Américain Garner dans le but d'étudier le langage des
  singes, et de donner à ses théories une démonstration
  expérimentale. Le nom du professeur, les articles répandus dans le
  _Hayser's Weekly_, de New York, le livre publié et lancé en
  Angleterre, en Allemagne, en France, en Amérique, ne pouvaient
  être oubliés des habitants du Congo et du Cameroun, --
  particulièrement de John Cort et de Max Huber.
  «Lui, enfin, s'écria l'un, lui, dont on n'avait plus aucune
  nouvelle...
  -- Et dont on n'en aura jamais, puisqu'il n'est pas là pour nous
  en donner!...» s'écria l'autre.
  Lui, pour le Français et l'Américain, c'était le docteur Johausen.
  Mais, devançant le docteur, voici ce qu'avait fait M. Garner. Ce
  n'est pas ce Yankee qui aurait pu dire ce que Jean-Jacques
  Rousseau dit de lui-même au début des _Confessions:_ «Je forme une
  entreprise qui n'eut jamais d'exemple et qui n'aura point
  d'imitateurs.» M. Garner devait en avoir un.
  Avant de partir pour le continent noir, le professeur Garner
  s'était déjà mis en rapport avec le monde des singes, -- le monde
  apprivoisé, s'entend. De ses longues et minutieuses remarques il
  retira la conviction que ces quadrumanes parlaient, qu'ils se
  comprenaient, qu'ils employaient le langage articulé, qu'ils se
  servaient de certain mot pour exprimer le besoin de manger, de
  certain autre pour exprimer le besoin de boire. À l'intérieur du
  Jardin zoologique de Washington, M. Garner avait fait disposer des
  phonographes destinés à recueillir les mots de ce vocabulaire. Il
  observa même que les singes -- ce qui les distingue
  essentiellement des hommes -- ne parlaient jamais sans nécessité.
  Et il fut conduit à formuler son opinion en ces termes:
  «La connaissance que j'ai du monde animal m'a donné la ferme
  croyance que tous les mammifères possèdent la faculté du langage à
  un degré qui est en rapport avec leur expérience et leurs
  besoins.»
  Antérieurement aux études de M. Garner, on savait déjà que les
  mammifères, chiens, singes et autres, ont l'appareil laryngo-
  buccal disposé comme l'est celui de l'homme et la glotte organisée
  pour l'émission de sons articulés. Mais on savait aussi, -- n'en
  déplaise à l'école des simiologues, -- que la pensée a précédé la
  parole. Pour parler, il faut penser, et penser exige la faculté de
  généraliser, -- faculté dont les animaux sont dépourvus. Le
  perroquet parle, mais il ne comprend pas un mot de ce qu'il dit.
  La vérité, enfin, est que, si les bêtes ne parlent pas, c'est que
  la nature ne les a pas dotées d'une intelligence suffisante, car
  rien ne les en empêcherait. Au vrai, ainsi que cela est acquis,
  «pour qu'il y ait langage, a dit un savant critique, il faut qu'il
  y ait jugement et raisonnement basés, au moins implicitement, sur
  un concept abstrait et universel». Toutefois, ces règles,
  conformes au bon sens, le professeur Garner n'en voulait tenir
  aucun compte.
  Il va de soi que sa doctrine fut très discutée. Aussi prit-il la
  résolution d'aller se mettre en contact avec les sujets dont il
  rencontrerait grand nombre et grande variété dans les forêts de
  l'Afrique tropicale. Lorsqu'il aurait appris le gorille et le
  chimpanzé, il reviendrait en Amérique et publierait, avec la
  grammaire, le dictionnaire de la langue simienne. Force serait
  alors de lui donner raison et de se rendre à l'évidence.
  M. Garner a-t-il tenu la promesse qu'il avait faite à lui-même et
  au monde savant?... C'était la question, et, nul doute à cet
  égard, le docteur Johausen ne le croyait pas, ainsi qu'on va
  pouvoir en juger.
  En l'année 1892, M. Garner quitta l'Amérique pour le Congo, arriva
  à Libreville le 12 octobre, et élut domicile dans la factorerie
  John Holtand and Co. jusqu'au mois de février 1894.
  Ce fut à cette époque seulement que le professeur se décida à
  commencer sa campagne d'études. Après avoir remonté l'Ogoué sur un
  petit bateau à vapeur, il débarqua à Lambarène, et, le 22 avril,
  atteignit la mission catholique du Fernand-Vaz.
  Les Pères du Saint-Esprit l'accueillirent hospitalièrement dans
  leur maison bâtie sur le bord de ce magnifique lac Fernand-Vaz. Le
  docteur n'eut qu'à se louer des soins du personnel de la mission,
  qui ne négligea rien pour lui faciliter son aventureuse tâche de
  zoologiste.
  Or, en arrière de l'établissement, se massaient les premiers
  arbres d'une vaste forêt dans laquelle abondaient les singes. On
  ne pouvait imaginer de circonstances plus favorables pour se
  mettre en communication avec eux. Mais, ce qu'il fallait, c'était
  vivre dans leur intimité et, en somme, partager leur existence.
  C'est à ce propos que M. Garner avait fait fabriquer une cage de
  fer démontable. Sa cage fut transportée dans la forêt. Si l'on
  veut bien l'en croire, il y vécut trois mois, la plupart du temps
  seul, et put étudier ainsi le quadrumane à l'état de nature.
  La vérité est que le prudent Américain avait simplement installé
  sa maison métallique à vingt minutes de la mission des Pères, près
  de leur fontaine, en un endroit qu'il baptisa du nom de Fort-
  Gorille, et auquel on accédait par une route ombreuse. Il y coucha
  même trois nuits consécutives. Dévoré par des myriades de
  moustiques, il ne put y tenir plus longtemps, démonta sa cage et
  revint demander aux Pères du Saint-Esprit une hospitalité qui lui
  fut accordée sans rétribution. Enfin, le 18 juin, abandonnant
  définitivement la mission, il regagna l'Angleterre et revint en
  Amérique, rapportant pour unique souvenir de son voyage deux
  petits chimpanzés qui s'obstinèrent à ne point causer avec lui.
  Voilà quel résultat avait obtenu M. Garner. Au total, ce qui ne
  paraissait que trop certain, c'est que le patois des singes, s'il
  existait, restait encore à découvrir, ainsi que les fonctions
  respectives qui jouaient un rôle dans la formation de leur
  langage.
  Assurément, le professeur soutenait qu'il avait surpris divers
  signes vocaux ayant une signification précise, tels: «whouw»,
  nourriture; «cheny», boisson; «iegk», prends garde, et autres
  relevés avec soin. Plus tard même, à la suite d'expériences faites
  au Jardin zoologique de Washington, et grâce à l'emploi du
  phonographe, il affirmait avoir noté un mot générique se
  rapportant à tout ce qui se mange et à tout ce qui se boit; un
  autre pour l'usage de la main; un autre pour la supputation du
  temps. Bref, selon lui, cette langue se composait de huit ou neuf
  sons principaux, modifiés par trente ou trente-cinq modulations,
  dont il donnait même la tonalité musicale, l'articulation se
  faisant presque toujours en _la_ dièse. Pour conclure, et d'après
  son opinion, en conformité de la doctrine darwinienne sur l'unité
  de l'espèce et la transmission par hérédité des qualités
  physiques, non des défauts, on pouvait dire: «Si les races
  humaines sont les dérivés d'une souche simiesque, pourquoi les
  dialectes humains ne seraient-ils point les dérivés de la langue
  primitive de ces anthropoïdes?» Seulement, l'homme a-t-il eu des
  singes pour ancêtres?... Voilà ce qu'il aurait fallu démontrer, et
  ce qui ne l'est pas.
  En somme, le prétendu langage des singes, surpris par le
  naturaliste Garner, n'était que la série des sons que ces
  mammifères émettent pour communiquer avec leurs semblables, comme
  tous les animaux: chiens, chevaux, moutons, oies, hirondelles,
  fourmis, abeilles, etc. Et, suivant la remarque d'un observateur,
  cette communication s'établit soit par des cris, soit par des
  signes et des mouvements spéciaux, et, s'ils ne traduisent pas des
  pensées proprement dites, du moins expriment-ils des impressions
  vives, des émotions morales, -- telles la joie ou la terreur.
  Il était donc de toute évidence que la question n'avait pu être
  résolue par les études incomplètes et peu expérimentales du
  professeur américain. Et c'est alors que, deux années après lui,
  il vint à l'esprit d'un docteur allemand de recommencer la
  tentative en se transportant, cette fois, en pleine forêt, au
  milieu du monde des quadrumanes, et non plus à vingt minutes d'un
  établissement de missionnaires, dût-il devenir la proie des
  moustiques, auxquels n'avait pu résister la passion simiologique
  de M. Garner.
  Il y avait alors au Cameroun, à Malinba, un certain savant du nom
  de Johausen. Il y demeurait depuis quelques années. C'était un
  médecin, plus amateur de zoologie et de botanique que de médecine.
  Lorsqu'il fut informé de l'infructueuse expérience du professeur
  Garner, la pensée lui vint de la reprendre, bien qu'il eût dépassé
  la cinquantaine. John Cort avait eu l'occasion de s'entretenir
  plusieurs fois avec lui à Libreville.
  S'il n'était plus jeune, le docteur Johausen jouissait du moins
  d'une excellente santé. Parlant l'anglais et le français comme sa
  langue maternelle, il comprenait même le dialecte indigène, grâce
  à l'exercice de sa profession. Sa fortune lui permettait
  d'ailleurs de donner ses soins gratuitement, car il n'avait ni
  parents directs, ni collatéraux au degré successible. Indépendant
  dans toute l'acception du mot, sans compte à rendre à personne,
  d'une confiance en lui-même que rien n'eût pu ébranler, pourquoi
  n'aurait-il pas fait ce qu'il lui convenait de faire? Il est bon
  d'ajouter que, bizarre et maniaque, il semblait bien qu'il y eût
  ce qu'on appelle en France «une fêlure» dans son intellectualité.
  Il y avait au service du docteur un indigène dont il était assez
  satisfait. Lorsqu'il connut le projet d'aller vivre en forêt au
  milieu des singes, cet indigène n'hésita point à accepter l'offre
  de son maître, ne sachant trop à quoi il s'engageait.
  Il suit de là que le docteur Johausen et son serviteur se mirent à
  la besogne. Une cage démontable, genre Garner, mieux conditionnée,
  plus confortable, commandée en Allemagne, fut apportée à bord d'un
  paquebot qui faisait l'escale de Malinba. D'autre part, en cette
  ville, on trouva sans peine à rassembler des provisions, conserves
  et autres, des munitions, de manière à n'exiger aucun
  ravitaillement pendant une longue période. Quant au mobilier, très
  rudimentaire, literie, linge, vêtements, ustensiles de toilette et
  de cuisine, ces objets furent empruntés à la maison du docteur, et
  aussi un vieil orgue de Barbarie dans la pensée que les singes ne
  devaient pas être insensibles au charme de la musique. En même
  temps, il fit frapper un certain nombre de médailles en nickel,
  avec son nom et son portrait, destinées aux autorités de cette
  colonie simienne qu'il espérait fonder dans l'Afrique centrale.
  Pour achever, le 13 février 1896, le docteur et l'indigène
  s'embarquèrent à Malinba avec leur matériel sur une barque du
  Nbarri et ils en remontèrent le cours afin d'aller...
  D'aller où?... C'est ce que le docteur Johausen n'avait dit ni
  voulu dire à personne. N'ayant pas besoin d'être ravitaillé de
  longtemps, il serait de la sorte à l'abri de toutes les
  importunités. L'indigène et lui se suffiraient à eux-mêmes. Il n'y
  aurait aucun sujet de trouble ou de distraction pour les
  quadrumanes dont il voulait faire son unique société, et il
  saurait se contenter des délices de leur conversation, ne doutant
  pas de surprendre les secrets de la langue macaque.
  Ce que l'on sut plus tard, c'est que la barque, ayant remonté le
  Nbarri pendant une centaine de lieues, mouilla au village de
  Nghila; qu'une vingtaine de noirs furent engagés comme porteurs,
  que le matériel s'achemina dans la direction de l'est. Mais, à
  dater de ce moment, on n'entendit plus parler du docteur Johausen.
  Les porteurs, revenus à Nghila, étaient incapables d'indiquer avec
  précision l'endroit où ils avaient pris congé de lui.
  
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