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Le village aérien - 06
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«Mon cher Max, demanda-t-il alors, avez-vous fait à notre brave
Khamis toutes vos excuses pour avoir douté de l'existence de ce
rio, dont il n'a jamais douté, lui?...
-- Il a eu raison contre moi, John, et je suis heureux d'avoir eu
tort, puisque le courant va nous véhiculer sans fatigue aux rives
de l'Oubanghi...
-- Sans fatigue... je ne l'affirme pas, repartit le foreloper.
Peut-être des chutes... des rapides...
-- Ne voyons que le bon côté des choses, déclara John Cort. Nous
cherchions une rivière, la voici... Nous songions à construire un
radeau, construisons-le...
-- Dès ce matin, je vais me mettre à la besogne, dit Khamis, et,
si vous voulez m'aider, monsieur John...
-- Certainement, Khamis. Pendant notre travail, Max voudra bien
s'occuper de nous ravitailler...
-- C'est d'autant plus urgent, insista Max Huber, qu'il ne reste
plus rien à manger... Ce gourmand de Llanga a tout dévoré hier
soir...
-- Moi... mon ami Max!... se défendit Llanga, qui, le prenant au
sérieux, parut sensible à ce reproche.
-- Eh, gamin, tu vois bien que je plaisante!... Allons, viens avec
moi... Nous suivrons la berge jusqu'au tournant de la rivière.
Avec le marécage d'un côté, l'eau courante de l'autre, le gibier
aquatique ne manquera ni à droite ni à gauche, et, qui sait?...
quelque beau poisson pour varier le menu...
-- Défiez-vous des crocodiles... et même des hippopotames,
monsieur Max, conseilla le foreloper.
-- Eh! Khamis, un gigot d'hippopotame rôti à point n'est pas à
dédaigner, je pense!... Comment un animal d'un caractère si
heureux... un cochon d'eau douce après tout... n'aurait-il pas une
chair savoureuse?...
-- D'un caractère heureux, c'est possible, monsieur Max, mais,
quand on l'irrite, sa fureur est terrible!
-- On ne peut pourtant pas lui découper quelques kilogrammes de
lui-même sans s'exposer à le fâcher un peu...
-- Enfin, ajouta John Cort, si vous aperceviez le moindre danger,
revenez au plus vite. Soyez prudent...
-- Et vous, soyez tranquille, John. -- Viens, Llanga...
-- Va, mon garçon, dit John Cort, et n'oublie pas que nous te
confions ton ami Max!»
Après une telle recommandation, on pouvait tenir pour certain
qu'il n'arriverait rien de fâcheux à Max Huber, puisque Llanga
veillerait sur sa personne.
Max Huber prit sa carabine et vérifia sa cartouchière.
«Ménagez vos munitions, monsieur Max... dit le foreloper.
-- Le plus possible, Khamis. Mais il est vraiment regrettable que
la nature n'ait pas créé le cartouchier comme elle a créé l'arbre
à pain et l'arbre à beurre des forêts africaines!... En passant,
on cueillerait ses cartouches comme on cueille des figues ou des
dattes!»
Sur cette observation d'une incontestable justesse, Max Huber et
Llanga s'éloignèrent en suivant une sorte de sentier en contre-bas
de la berge, -- et ils furent bientôt hors de vue.
John Cort et Khamis s'occupèrent alors de chercher des bois
propres à la construction d'un radeau. Si ce ne pouvait être qu'un
très rudimentaire appareil, encore fallait-il en rassembler les
matériaux.
Le foreloper et son compagnon ne possédaient qu'une hachette et
leurs couteaux de poche. Avec de tels outils, comment s'attaquer
aux géants de la forêt ou même à leurs congénères de stature plus
réduite?... Aussi Khamis comptait-il employer les branches
tombées, qu'il relierait par des lianes et sur lesquelles serait
établi une sorte de plancher doublé de terre et d'herbes. Avec
douze pieds de long, huit de large, ce radeau suffirait au
transport de trois hommes et d'un enfant, qui, d'ailleurs,
débarqueraient aux heures des repas et des haltes de nuit.
De ces bois, dont la vieillesse, le vent, quelque coup de foudre
avaient provoqué la chute, il se trouvait quantité sur le marécage
où certains arbres d'essence résineuse se dressaient encore. La
veille, Khamis s'était promis de ramasser à cette place les
diverses pièces nécessaires à la construction du radeau. Il fit
part à John Cort de son intention et celui-ci se déclara prêt à
l'accompagner.
Un dernier regard jeté sur la rivière, en amont et en aval, tout
paraissant tranquille aux environs du marécage, John Cort et
Khamis se mirent en route.
Ils n'eurent qu'une centaine de pas à faire pour rencontrer un
amas de pièces flottables. La plus sérieuse difficulté serait,
sans doute, de les traîner jusqu'au pied de la berge. En cas
qu'elles fussent trop lourdes à manier pour deux personnes, on ne
l'essayerait qu'après le retour des chasseurs.
En attendant, tout portait à croire que Max Huber faisait bonne
chasse. Une détonation venait de retentir, et l'adresse du
Français permettait d'affirmer que ce coup de fusil ne devait pas
avoir été perdu. Très certainement, avec des munitions en quantité
suffisante, l'alimentation de la petite troupe eût été assurée
pendant ces quatre cents kilomètres qui la séparaient de
l'Oubanghi et même pour un plus long parcours.
Or, Khamis et John Cort s'occupaient à choisir les meilleurs bois,
lorsque leur attention fut attirée par des cris venant de la
direction prise par Max Huber.
«C'est la voix de Max... dit John Cort.
-- Oui, répondit Khamis, et aussi celle de Llanga.»
En effet, un fausset aigu se mêlait à une voix mâle.
«Sont-ils donc en danger?...» demanda John Cort.
Tous deux retraversèrent le marécage et atteignirent la légère
tumescence sous laquelle s'évidait la grotte. De cette place, en
portant les yeux vers l'aval, ils aperçurent Max Huber et le petit
indigène arrêtés sur la berge. Ni êtres humains ni animaux aux
alentours. Du reste, leurs gestes n'étaient qu'une invitation à
les rejoindre et ils ne manifestaient aucune inquiétude.
Khamis et John Cort, après être descendus, franchirent rapidement
trois à quatre cents mètres, et, lorsqu'ils furent réunis, Max
Huber se contenta de dire:
«Peut-être n'aurez-vous pas la peine de construire un radeau,
Khamis...
-- Et pourquoi?... demanda le foreloper.
-- En voici un tout fait... en mauvais état, il est vrai, mais les
morceaux en sont bons.»
Et Max Huber montrait dans un enfoncement de la rive une sorte de
plate-forme, un assemblage de madriers et de planches, retenu par
une corde à demi pourrie dont le bout s'enroulait à un piquet de
la berge.
«Un radeau!... s'écria John Cort.
-- C'est bien un radeau!...» constata Khamis.
En effet, sur la destination de ces madriers et de ces planches,
aucun doute n'était admissible.
«Des indigènes ont-ils donc déjà descendu la rivière jusqu'à cet
endroit?... observa Khamis.
-- Des indigènes ou des explorateurs, répondit John Cort. Et
pourtant, si cette partie de la forêt d'Oubanghi eût été visitée,
on l'aurait su au Congo ou au Cameroun.
-- Au total, déclara Max Huber, peu importe, la question est de
savoir si ce radeau ou ce qui en reste peut nous servir...
-- Assurément.»
Et le foreloper allait se glisser au niveau de la crique,
lorsqu'il fut arrêté par un cri de Llanga.
L'enfant, qui s'était éloigné d'une cinquantaine de pas en aval,
accourait, agitant un objet qu'il tenait à la main.
Un instant après il remettait à John Cort ledit objet. C'était un
cadenas de fer, rongé par la rouille, dépourvu de sa clef, et dont
le mécanisme, d'ailleurs, eût été hors d'état de fonctionner.
«Décidément, dit Max Huber, il ne s'agit pas des nomades congolais
ou autres, auxquels les mystères de la serrurerie moderne sont
inconnus!... Ce sont des blancs que ce radeau a transportés
jusqu'à ce coude de la rivière...
-- Et qui, s'en étant éloignés, n'y sont jamais revenus!» ajouta
John Cort.
Juste conséquence à tirer de l'incident. L'état d'oxydation du
cadenas, le délabrement du radeau, démontraient que plusieurs
années s'étaient écoulées depuis que l'un avait été perdu et
l'autre abandonné au bord de cette crique.
Deux déductions ressortaient donc de ce double fait logique et
indiscutable. Aussi, lorsqu'elles furent présentées par John Cort,
Max Huber et Khamis n'hésitèrent pas à les accepter:
1° Des explorateurs ou des voyageurs non indigènes avaient atteint
cette clairière, après s'être embarqués soit au-dessus, soit au-
dessous de la lisière de la grande forêt;
2° Lesdits explorateurs ou voyageurs, pour une raison ou pour une
autre, avaient laissé là leur radeau, afin d'aller reconnaître
cette portion de la forêt située sur la rive droite.
Dans tous les cas, aucun d'eux n'avait jamais reparu. Ni John Cort
ni Max Huber ne se souvenaient qu'il eût été question, depuis
qu'ils habitaient le Congo, d'une exploration de ce genre.
Si ce n'était pas là de l'extraordinaire, c'était tout au moins de
l'inattendu, et Max Huber devrait renoncer à l'honneur d'avoir été
le premier visiteur de la grande forêt, considérée à tort comme
impénétrable.
Cependant, très indifférent à cette question de priorité, Khamis
examinait avec soin les madriers et les planches du radeau. Ceux-
là se trouvaient en assez bon état, celles-ci avaient souffert
davantage des intempéries et trois ou quatre seraient à remplacer.
Mais, enfin, construire de toutes pièces un nouvel appareil, cela
devenait inutile. Quelques réparations suffiraient. Le foreloper
et ses compagnons, non moins satisfaits que surpris, possédaient
le véhicule flottant qui leur permettrait de gagner le confluent
du rio.
Tandis que Khamis s'occupait de la sorte, les deux amis
échangeaient leurs idées au sujet de cet incident:
«Il n'y a pas d'erreur, répétait John Cort, des blancs ont déjà
reconnu la partie supérieure de ce cours d'eau, -- des blancs, ce
n'est pas douteux... Que ce radeau, fait de pièces grossières, eût
pu être l'oeuvre des indigènes, soit!... Mais il y a le cadenas...
-- Le cadenas révélateur... sans compter d'autres objets que nous
ramasserons peut-être..., observa Max Huber.
-- Encore... Max?...
-- Eh! John, il est possible que nous retrouvions les vestiges
d'un campement, dont il n'y a pas trace en cet endroit, car il ne
faut pas regarder comme tel la grotte où nous avons passé la nuit.
Elle ne paraît point avoir déjà servi de lieu de halte, et je ne
doute pas que nous n'ayons été les seuls jusqu'ici à y chercher
refuge...
-- C'est l'évidence, mon cher Max. Allons jusqu'au coude du rio...
-- Cela est d'autant plus indiqué, John, que là finit la
clairière, et je ne serais pas étonné qu'un peu plus loin...
-- Khamis?» cria John Cort.
Le foreloper rejoignit les deux amis.
«Eh bien, ce radeau?... demanda John Cort.
-- Nous le réparerons sans trop de peine... Je vais rapporter les
bois nécessaires.
-- Avant de nous mettre à la besogne, proposa Max Huber,
descendons le long de la rive. Qui sait si nous ne recueillerons
pas quelques ustensiles, ayant une marque de fabrication qui
indiquerait leur origine?... Cela viendrait à propos pour
compléter notre batterie de cuisine par trop insuffisante!... Une
gourde et pas même une tasse ni une bouilloire...
-- Vous n'espérez pas, mon cher Max, découvrir office et table où
le couvert serait mis pour des hôtes de passage?...
-- Je n'espère rien, mon cher John, mais nous sommes en présence
d'un fait inexplicable... Tâchons de lui imaginer une explication
plausible.
-- Soit, Max. -- Il n'y a pas d'inconvénient, Khamis, à s'éloigner
d'un kilomètre?...
-- À la condition de ne pas dépasser le tournant, répondit le
foreloper. Puisque nous avons la facilité de naviguer, épargnons
les marches inutiles...
-- Entendu, Khamis, répliqua John Cort. Et, tandis que le courant
entraînera notre radeau, nous aurons tout le loisir d'observer
s'il existe des traces de campement sur l'une ou l'autre rive.»
Les trois hommes et Llanga suivirent la berge, une sorte de digue
naturelle entre le marécage et la rivière.
Tout en cheminant, ils ne cessaient de regarder à leurs pieds,
cherchant quelque empreinte, un pas d'homme, ou quelque objet qui
eût été laissé sur le sol.
Malgré un minutieux examen, autant sur le haut qu'au bas de la
berge, on ne trouva rien. Nulle part ne furent relevés des indices
de passage ou de halte. Lorsque Khamis et ses compagnons eurent
atteint la première rangée d'arbres, ils furent salués par les
cris d'une bande de singes. Ces quadrumanes ne parurent pas trop
surpris de l'apparition d'êtres humains. Ils s'enfuirent
cependant. Qu'il y eût des représentants de la gent simienne à
s'ébattre entre les branches, on ne pouvait s'en étonner.
C'étaient des babouins, des mandrills, qui se rapprochent
physiquement des gorilles, des chimpanzés et des orangs. Comme
toutes les espèces de l'Afrique, ils n'avaient qu'un rudiment de
queue, cet ornement étant réservé aux espèces américaines et
asiatiques.
«Après tout, fit observer John Cort, ce ne sont pas eux qui ont
construit le radeau, et, si intelligents qu'ils soient, ils n'en
sont pas encore à faire usage de cadenas...
-- Pas plus que de cage, que je sache... dit alors Max Huber.
-- De cage?... s'écria John Cort. À quel propos, Max, parlez-vous
de cage?...
-- C'est qu'il me semble distinguer... entre les fourrés... à une
vingtaine de pas de la rive... une sorte de construction...
-- Quelque fourmilière en forme de ruche, comme en élèvent les
fourmis d'Afrique... répondit John Cort.
-- Non, M. Max ne s'est pas trompé, affirma Khamis. Il y a là...
oui... on dirait même une cabane construite au pied de deux
mimosas, et dont la façade serait en treillis...
-- Cage ou cabane, répliqua Max Huber, voyons ce qu'il y a
dedans...
-- Soyons prudents, dit le foreloper, et défilons-nous à l'abri
des arbres...
-- Que pouvons-nous craindre?...» reprit Max Huber, qu'un double
sentiment d'impatience et de curiosité éperonnait, suivant son
habitude.
Du reste, les environs paraissaient être déserts. On n'entendait
que le chant des oiseaux et les cris des singes en fuite. Aucune
trace ancienne ou récente d'un campement n'apparaissait à la
limite de la clairière. Rien non plus à la surface du cours d'eau,
qui charriait de grosses touffes d'herbes. De l'autre côté, même
apparence de solitude et d'abandon. Les cent derniers pas furent
rapidement franchis le long de la berge qui s'infléchissait alors
pour suivre le tournant de la rivière. Le marécage finissait en
cet endroit, et le sol s'asséchait à mesure qu'il se surélevait
sous la futaie plus dense.
L'étrange construction se montrait alors de trois quarts, appuyée
aux mimosas, recouverte d'une toiture inclinée qui disparaissait
sous un chaume d'herbes jaunies. Elle ne présentait aucune
ouverture latérale, et les lianes retombantes cachaient ses parois
jusqu'à leur base.
Ce qui lui donnait bien l'aspect d'une cage, c'était la grille, ou
plutôt le grillage de sa façade, semblable à celui qui, dans les
ménageries, sépare les fauves du public.
Cette grille avait une porte -- une porte ouverte en ce moment.
Quant à la cage, elle était vide.
C'est ce que reconnut Max Huber qui, le premier, s'était précipité
à l'intérieur.
Des ustensiles, il en restait quelques-uns, une marmite en assez
bon état, un coquemar, une tasse, trois ou quatre bouteilles
brisées, une couverture de laine rongée, des lambeaux d'étoffe,
une hache rouillée, un étui à lunettes à demi pourri sur lequel ne
se laissait plus lire un nom de fabricant.
Dans un coin gisait une boite en cuivre dont le couvercle, bien
ajusté, avait dû préserver son contenu, si tant est qu'elle
contint quelque chose.
Max Huber la ramassa, essaya de l'ouvrir, n'y parvint pas.
L'oxydation faisait adhérer les deux parties de la boîte. Il
fallut passer un couteau dans la fente du couvercle qui céda.
La boite renfermait un carnet en bon état de conservation, et, sur
le plat de ce carnet, étaient imprimés ces deux mots que Max Huber
lut à haute voix:
_Docteur JOHAUSEN_
CHAPITRE VIII
_Le docteur Johausen_
Si John Cort, Max Huber et même Khamis ne s'exclamèrent pas à
entendre prononcer ce nom, c'est que la stupéfaction leur avait
coupé la parole.
Ce nom de Johausen fut une révélation. Il dévoilait une partie du
mystère qui recouvrait la plus fantasque des tentatives
scientifiques modernes, où le comique se mêlait au sérieux, -- le
tragique aussi, car on devait croire qu'elle avait eu un
dénouement des plus déplorables.
Peut-être a-t-on souvenir de l'expérience à laquelle voulut se
livrer l'Américain Garner dans le but d'étudier le langage des
singes, et de donner à ses théories une démonstration
expérimentale. Le nom du professeur, les articles répandus dans le
_Hayser's Weekly_, de New York, le livre publié et lancé en
Angleterre, en Allemagne, en France, en Amérique, ne pouvaient
être oubliés des habitants du Congo et du Cameroun, --
particulièrement de John Cort et de Max Huber.
«Lui, enfin, s'écria l'un, lui, dont on n'avait plus aucune
nouvelle...
-- Et dont on n'en aura jamais, puisqu'il n'est pas là pour nous
en donner!...» s'écria l'autre.
Lui, pour le Français et l'Américain, c'était le docteur Johausen.
Mais, devançant le docteur, voici ce qu'avait fait M. Garner. Ce
n'est pas ce Yankee qui aurait pu dire ce que Jean-Jacques
Rousseau dit de lui-même au début des _Confessions:_ «Je forme une
entreprise qui n'eut jamais d'exemple et qui n'aura point
d'imitateurs.» M. Garner devait en avoir un.
Avant de partir pour le continent noir, le professeur Garner
s'était déjà mis en rapport avec le monde des singes, -- le monde
apprivoisé, s'entend. De ses longues et minutieuses remarques il
retira la conviction que ces quadrumanes parlaient, qu'ils se
comprenaient, qu'ils employaient le langage articulé, qu'ils se
servaient de certain mot pour exprimer le besoin de manger, de
certain autre pour exprimer le besoin de boire. À l'intérieur du
Jardin zoologique de Washington, M. Garner avait fait disposer des
phonographes destinés à recueillir les mots de ce vocabulaire. Il
observa même que les singes -- ce qui les distingue
essentiellement des hommes -- ne parlaient jamais sans nécessité.
Et il fut conduit à formuler son opinion en ces termes:
«La connaissance que j'ai du monde animal m'a donné la ferme
croyance que tous les mammifères possèdent la faculté du langage à
un degré qui est en rapport avec leur expérience et leurs
besoins.»
Antérieurement aux études de M. Garner, on savait déjà que les
mammifères, chiens, singes et autres, ont l'appareil laryngo-
buccal disposé comme l'est celui de l'homme et la glotte organisée
pour l'émission de sons articulés. Mais on savait aussi, -- n'en
déplaise à l'école des simiologues, -- que la pensée a précédé la
parole. Pour parler, il faut penser, et penser exige la faculté de
généraliser, -- faculté dont les animaux sont dépourvus. Le
perroquet parle, mais il ne comprend pas un mot de ce qu'il dit.
La vérité, enfin, est que, si les bêtes ne parlent pas, c'est que
la nature ne les a pas dotées d'une intelligence suffisante, car
rien ne les en empêcherait. Au vrai, ainsi que cela est acquis,
«pour qu'il y ait langage, a dit un savant critique, il faut qu'il
y ait jugement et raisonnement basés, au moins implicitement, sur
un concept abstrait et universel». Toutefois, ces règles,
conformes au bon sens, le professeur Garner n'en voulait tenir
aucun compte.
Il va de soi que sa doctrine fut très discutée. Aussi prit-il la
résolution d'aller se mettre en contact avec les sujets dont il
rencontrerait grand nombre et grande variété dans les forêts de
l'Afrique tropicale. Lorsqu'il aurait appris le gorille et le
chimpanzé, il reviendrait en Amérique et publierait, avec la
grammaire, le dictionnaire de la langue simienne. Force serait
alors de lui donner raison et de se rendre à l'évidence.
M. Garner a-t-il tenu la promesse qu'il avait faite à lui-même et
au monde savant?... C'était la question, et, nul doute à cet
égard, le docteur Johausen ne le croyait pas, ainsi qu'on va
pouvoir en juger.
En l'année 1892, M. Garner quitta l'Amérique pour le Congo, arriva
à Libreville le 12 octobre, et élut domicile dans la factorerie
John Holtand and Co. jusqu'au mois de février 1894.
Ce fut à cette époque seulement que le professeur se décida à
commencer sa campagne d'études. Après avoir remonté l'Ogoué sur un
petit bateau à vapeur, il débarqua à Lambarène, et, le 22 avril,
atteignit la mission catholique du Fernand-Vaz.
Les Pères du Saint-Esprit l'accueillirent hospitalièrement dans
leur maison bâtie sur le bord de ce magnifique lac Fernand-Vaz. Le
docteur n'eut qu'à se louer des soins du personnel de la mission,
qui ne négligea rien pour lui faciliter son aventureuse tâche de
zoologiste.
Or, en arrière de l'établissement, se massaient les premiers
arbres d'une vaste forêt dans laquelle abondaient les singes. On
ne pouvait imaginer de circonstances plus favorables pour se
mettre en communication avec eux. Mais, ce qu'il fallait, c'était
vivre dans leur intimité et, en somme, partager leur existence.
C'est à ce propos que M. Garner avait fait fabriquer une cage de
fer démontable. Sa cage fut transportée dans la forêt. Si l'on
veut bien l'en croire, il y vécut trois mois, la plupart du temps
seul, et put étudier ainsi le quadrumane à l'état de nature.
La vérité est que le prudent Américain avait simplement installé
sa maison métallique à vingt minutes de la mission des Pères, près
de leur fontaine, en un endroit qu'il baptisa du nom de Fort-
Gorille, et auquel on accédait par une route ombreuse. Il y coucha
même trois nuits consécutives. Dévoré par des myriades de
moustiques, il ne put y tenir plus longtemps, démonta sa cage et
revint demander aux Pères du Saint-Esprit une hospitalité qui lui
fut accordée sans rétribution. Enfin, le 18 juin, abandonnant
définitivement la mission, il regagna l'Angleterre et revint en
Amérique, rapportant pour unique souvenir de son voyage deux
petits chimpanzés qui s'obstinèrent à ne point causer avec lui.
Voilà quel résultat avait obtenu M. Garner. Au total, ce qui ne
paraissait que trop certain, c'est que le patois des singes, s'il
existait, restait encore à découvrir, ainsi que les fonctions
respectives qui jouaient un rôle dans la formation de leur
langage.
Assurément, le professeur soutenait qu'il avait surpris divers
signes vocaux ayant une signification précise, tels: «whouw»,
nourriture; «cheny», boisson; «iegk», prends garde, et autres
relevés avec soin. Plus tard même, à la suite d'expériences faites
au Jardin zoologique de Washington, et grâce à l'emploi du
phonographe, il affirmait avoir noté un mot générique se
rapportant à tout ce qui se mange et à tout ce qui se boit; un
autre pour l'usage de la main; un autre pour la supputation du
temps. Bref, selon lui, cette langue se composait de huit ou neuf
sons principaux, modifiés par trente ou trente-cinq modulations,
dont il donnait même la tonalité musicale, l'articulation se
faisant presque toujours en _la_ dièse. Pour conclure, et d'après
son opinion, en conformité de la doctrine darwinienne sur l'unité
de l'espèce et la transmission par hérédité des qualités
physiques, non des défauts, on pouvait dire: «Si les races
humaines sont les dérivés d'une souche simiesque, pourquoi les
dialectes humains ne seraient-ils point les dérivés de la langue
primitive de ces anthropoïdes?» Seulement, l'homme a-t-il eu des
singes pour ancêtres?... Voilà ce qu'il aurait fallu démontrer, et
ce qui ne l'est pas.
En somme, le prétendu langage des singes, surpris par le
naturaliste Garner, n'était que la série des sons que ces
mammifères émettent pour communiquer avec leurs semblables, comme
tous les animaux: chiens, chevaux, moutons, oies, hirondelles,
fourmis, abeilles, etc. Et, suivant la remarque d'un observateur,
cette communication s'établit soit par des cris, soit par des
signes et des mouvements spéciaux, et, s'ils ne traduisent pas des
pensées proprement dites, du moins expriment-ils des impressions
vives, des émotions morales, -- telles la joie ou la terreur.
Il était donc de toute évidence que la question n'avait pu être
résolue par les études incomplètes et peu expérimentales du
professeur américain. Et c'est alors que, deux années après lui,
il vint à l'esprit d'un docteur allemand de recommencer la
tentative en se transportant, cette fois, en pleine forêt, au
milieu du monde des quadrumanes, et non plus à vingt minutes d'un
établissement de missionnaires, dût-il devenir la proie des
moustiques, auxquels n'avait pu résister la passion simiologique
de M. Garner.
Il y avait alors au Cameroun, à Malinba, un certain savant du nom
de Johausen. Il y demeurait depuis quelques années. C'était un
médecin, plus amateur de zoologie et de botanique que de médecine.
Lorsqu'il fut informé de l'infructueuse expérience du professeur
Garner, la pensée lui vint de la reprendre, bien qu'il eût dépassé
la cinquantaine. John Cort avait eu l'occasion de s'entretenir
plusieurs fois avec lui à Libreville.
S'il n'était plus jeune, le docteur Johausen jouissait du moins
d'une excellente santé. Parlant l'anglais et le français comme sa
langue maternelle, il comprenait même le dialecte indigène, grâce
à l'exercice de sa profession. Sa fortune lui permettait
d'ailleurs de donner ses soins gratuitement, car il n'avait ni
parents directs, ni collatéraux au degré successible. Indépendant
dans toute l'acception du mot, sans compte à rendre à personne,
d'une confiance en lui-même que rien n'eût pu ébranler, pourquoi
n'aurait-il pas fait ce qu'il lui convenait de faire? Il est bon
d'ajouter que, bizarre et maniaque, il semblait bien qu'il y eût
ce qu'on appelle en France «une fêlure» dans son intellectualité.
Il y avait au service du docteur un indigène dont il était assez
satisfait. Lorsqu'il connut le projet d'aller vivre en forêt au
milieu des singes, cet indigène n'hésita point à accepter l'offre
de son maître, ne sachant trop à quoi il s'engageait.
Il suit de là que le docteur Johausen et son serviteur se mirent à
la besogne. Une cage démontable, genre Garner, mieux conditionnée,
plus confortable, commandée en Allemagne, fut apportée à bord d'un
paquebot qui faisait l'escale de Malinba. D'autre part, en cette
ville, on trouva sans peine à rassembler des provisions, conserves
et autres, des munitions, de manière à n'exiger aucun
ravitaillement pendant une longue période. Quant au mobilier, très
rudimentaire, literie, linge, vêtements, ustensiles de toilette et
de cuisine, ces objets furent empruntés à la maison du docteur, et
aussi un vieil orgue de Barbarie dans la pensée que les singes ne
devaient pas être insensibles au charme de la musique. En même
temps, il fit frapper un certain nombre de médailles en nickel,
avec son nom et son portrait, destinées aux autorités de cette
colonie simienne qu'il espérait fonder dans l'Afrique centrale.
Pour achever, le 13 février 1896, le docteur et l'indigène
s'embarquèrent à Malinba avec leur matériel sur une barque du
Nbarri et ils en remontèrent le cours afin d'aller...
D'aller où?... C'est ce que le docteur Johausen n'avait dit ni
voulu dire à personne. N'ayant pas besoin d'être ravitaillé de
longtemps, il serait de la sorte à l'abri de toutes les
importunités. L'indigène et lui se suffiraient à eux-mêmes. Il n'y
aurait aucun sujet de trouble ou de distraction pour les
quadrumanes dont il voulait faire son unique société, et il
saurait se contenter des délices de leur conversation, ne doutant
pas de surprendre les secrets de la langue macaque.
Ce que l'on sut plus tard, c'est que la barque, ayant remonté le
Nbarri pendant une centaine de lieues, mouilla au village de
Nghila; qu'une vingtaine de noirs furent engagés comme porteurs,
que le matériel s'achemina dans la direction de l'est. Mais, à
dater de ce moment, on n'entendit plus parler du docteur Johausen.
Les porteurs, revenus à Nghila, étaient incapables d'indiquer avec
précision l'endroit où ils avaient pris congé de lui.
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