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Le village aérien - 05
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d'êtres inconnus, appropriés aux conditions de cet habitat? À
l'époque druidique, est-ce que la Gaule transalpine n'abritait pas
des peuplades à demi sauvages, des Celtes, des Germains, des
Ligures, des centaines de tribus, des centaines de villes et de
villages, ayant leurs coutumes particulières, leurs moeurs
personnelles, leur originalité native, à l'intérieur de ces forêts
dont la toute-puissance romaine ne parvint pas sans grands efforts
à forcer les limites?...»
Ainsi songeait Max Huber.
Or, précisément, en ces régions de l'Afrique équatoriale, est-ce
que la légende n'avait pas signalé des êtres à un degré inférieur
de l'humanité, des êtres quasi fabuleux?... Est-ce que cette forêt
de l'Oubanghi n'avoisinait pas, à l'est, les territoires reconnus
par Schweinfurth et Junker, le pays des Niam-Niam, ces hommes à
queue, qui, il est vrai, ne possédaient aucun appendice caudal?...
Est-ce que Henry Stanley, dans les contrées au nord de l'Itouri,
n'avait pas rencontré des pygmées hauts de moins d'un mètre,
parfaitement constitués, à peau luisante et fine, aux grands yeux
de gazelle, et dont le missionnaire anglais Albert Lhyd a constaté
l'existence entre l'Ouganda et la Cabinda, plus de dix mille,
abrités sous la ramure ou perchés sur les grands arbres, ces
Bambustis, ayant un chef auquel ils obéissaient?... Est-ce que
dans les bois de Ndouqourbocha, après avoir quitté Ipoto, il
n'avait pas traversé cinq villages, abandonnés de la veille par
leur population lilliputienne? Est-ce qu'il ne s'était pas trouvé
en présence de ces Ouambouttis, Batinas, Akkas, Bazoungous, dont
la stature ne dépassait pas cent trente centimètres, réduite même,
pour certains d'entre eux, à quatre-vingt-douze, et d'un poids
inférieur à quarante kilogrammes? Et, cependant, ces tribus n'en
étaient pas moins intelligentes, industrieuses, guerrières,
redoutables, avec leurs petites armes, aux animaux comme aux
hommes, et très craintes des peuplades agricoles des régions du
haut Nil?...
Aussi, emporté par son imagination, son appétit des choses
extraordinaires, Max Huber s'obstinait-il à croire que la forêt de
l'Oubanghi devait renfermer des types étranges, dont les
ethnographes ne soupçonnaient pas l'existence... Pourquoi pas des
humains qui n'auraient qu'un oeil comme les Cyclopes de la Fable,
ou dont le nez, allongé en forme de trompe, permettrait de les
classer, sinon dans l'ordre des pachydermes, du moins dans la
famille des proboscidiens?...
Max Huber, sous l'influence de ces rêveries scientifico-
fantaisistes, oubliait tant soit peu son rôle de sentinelle.
L'ennemi se fût approché sans avoir été signalé à temps pour que
Khamis et John Cort pussent se mettre sur la défensive...
Une main se posa sur son épaule.
«Eh!... quoi? fit-il en sursautant.
-- C'est moi, lui dit son compagnon, et ne me prenez pas pour un
sauvage de l'Oubanghi! -- Rien de suspect?...
-- Rien...
-- Il est l'heure à laquelle il est convenu que vous iriez
reposer, mon cher Max...
-- Soit, mais je serai bien étonné si les rêves que je vais faire
en dormant valent ceux que j'ai faits sans dormir!»
La première partie de cette nuit n'avait point été troublée, et le
reste ne le fut pas davantage, lorsque John Cort eut remplacé Max
Huber, et lorsque Khamis eut relevé John Cort de sa faction.
CHAPITRE VI
_Après une longue étape_
Le lendemain, à la date du 11 mars, parfaitement remis des
fatigues de la veille, John Cort, Max Huber, Khamis, Llanga se
disposèrent à braver celles de cette seconde journée de marche.
Quittant l'abri du cotonnier, ils firent le tour de la clairière,
salués par des myriades d'oiseaux qui remplissaient l'espace de
trilles assourdissants et de points d'orgue à rendre jaloux les
Patti et autres virtuoses de la musique italienne.
Avant de se mettre en route, la sagesse commandait de faire un
premier repas. Il se composa uniquement de la viande froide
d'antilope, de l'eau d'un ruisseau qui serpentait sur la gauche,
et auquel fut remplie la gourde du foreloper.
Le début de l'étape se fit à droite, sous les ramures que
perçaient déjà les premiers rayons du soleil, dont la position fut
relevée avec soin.
Évidemment ce quartier de la forêt devait être fréquenté par de
puissants quadrupèdes. Les passées s'y multipliaient dans tous les
sens. Et de fait, au cours de la matinée, on aperçut un certain
nombre de buffles, et même deux rhinocéros qui se tenaient à
distance. Comme ils n'étaient point d'humeur batailleuse, sans
doute, il n'y eut pas lieu de dépenser les cartouches à repousser
une attaque.
La petite troupe ne s'arrêta que vers midi, ayant franchi une
bonne douzaine de kilomètres.
En cet endroit, John Cort put abattre un couple d'outardes de
l'espèce des korans qui vivent dans les bois, volatiles au plumage
d'un noir de jais sous le ventre. Leur chair, très estimée des
indigènes, inspira cette fois la même estime à un Américain et à
un Français au repas de midi.
«Je demande, avait toutefois dit Max Huber, que l'on substitue le
rôti aux grillades...
-- Rien de plus facile», s'était hâté de répondre le foreloper.
Et une des outardes, plumée, vidée, embrochée d'une baguette,
rôtie à point devant une flamme vive, pétillante, fut dévorée à
belles dents.
Khamis et ses compagnons se remirent en route dans des conditions
plus pénibles que la veille.
À descendre au sud-ouest, les passées se présentaient moins
fréquemment. Il fallait se frayer un chemin entre les
broussailles, aussi drues que les lianes dont les cordons durent
être tranchés au couteau. La pluie vint à tomber pendant plusieurs
heures, -- une pluie assez abondante. Mais telle était l'épaisseur
des frondaisons que c'est à peine si le sol en recevait quelques
gouttes. Toutefois, au milieu d'une clairière, Khamis put remplir
la gourde presque vidée déjà, et il y eut lieu de s'en féliciter.
En vain le foreloper avait-il cherché quelque filet liquide sous
les herbes. De là, probablement, la rareté des animaux et des
sentiers praticables.
«Cela n'annonce guère la proximité d'un cours d'eau», déclara John
Cort, lorsque l'on s'installa pour la halte du soir.
D'où cette conséquence s'imposait: c'est que le rio qui coulait
non loin du tertre aux tamarins ne faisait que contourner la
forêt.
Néanmoins, la direction prise jusqu'alors ne devrait pas être
modifiée, et avec d'autant plus de raison qu'elle aboutirait au
bassin de l'Oubanghi.
«D'ailleurs, observa Khamis, à défaut du cours d'eau que nous
avons aperçu avant-hier au campement, ne peut-il s'en rencontrer
un autre dans cette direction?»
La nuit du 11 au 12 mars ne s'écoula pas entre les racines d'un
cotonnier. Ce fut au pied d'un arbre non moins gigantesque, un
bombax, dont le tronc symétrique s'élevait tout d'un jet à la
hauteur d'une centaine de pieds au-dessus de l'épais tapis du sol.
La surveillance établie comme d'habitude, le sommeil n'allait être
troublé que par quelques lointains beuglements de buffles et de
rhinocéros. Il n'était pas à craindre que le rugissement du lion
se mêlât à ce concert nocturne. Ces redoutables fauves n'habitent
guère les forêts de l'Afrique centrale. Ils sont les hôtes des
régions plus élevées en latitude, soit au delà du Congo vers le
sud, soit sur la limite du Soudan vers le nord, dans le voisinage
du Sahara. Les épais fourrés ne conviennent pas au caractère
capricieux, à l'allure indépendante du roi des animaux, -- roi
d'autorité et non roi constitutionnel. Il lui faut de plus grands
espaces, des plaines inondées de soleil où il puisse bondir en
toute liberté.
Si les rugissements ne se firent pas entendre, il en fut de même
des grognements de l'hippopotame, -- ce qui était regrettable,
convient-il de noter, car la présence de ces mammifères amphibies
eût indiqué la proximité d'un cours d'eau.
Le lendemain, départ dès l'aube par temps sombre, et coup de
carabine de Max Huber, qui abattit une antilope de la taille d'un
âne, ou plus exactement d'un zèbre, type placé entre l'âne et le
cheval. C'était un oryx, à robe de couleur vineuse, présentant
quelques zébrures régulièrement dessinées. L'oryx est rayé d'une
bande noire depuis la nuque jusqu'à l'arrière-train, orné de
taches noires aux jambes, dont le poil est blanchâtre, agrémenté
d'une queue noire qui balaye largement le sol, échantillonné d'un
bouquet de fourrure noire à sa gorge. Bel animal, aux cornes
longues d'un mètre, garnies d'une trentaine d'anneaux à leur base,
s'incurvant avec élégance, et présentant une symétrie de forme
dont la nature donne peu d'exemples.
Chez l'oryx, la corne est une arme défensive qui, dans les
contrées du nord et du midi de l'Afrique, lui permet de résister
même à l'attaque du lion. Mais, ce jour-là, l'animal visé par le
chasseur ne put échapper à la balle qui lui fut joliment envoyée,
et, le coeur traversé, tomba du premier coup.
C'était l'alimentation assurée pour plusieurs jours. Khamis
s'occupa de dépecer l'oryx, travail qui prit une heure. Puis, se
partageant cette charge, dont Llanga réclama sa part, ils
commencèrent une nouvelle étape.
«Eh! ma foi! dit John Cort, on se procure par ici de la viande à
bon marché, puisqu'elle ne coûte qu'une cartouche...
-- À la condition d'être adroit..., répliqua le foreloper.
-- Et heureux surtout», ajouta Max Huber, plus modeste que ne le
sont d'habitude ses confrères en haute vénerie.
Mais jusqu'alors, si Khamis et ses compagnons avaient pu épargner
leur poudre et économiser leur plomb, s'ils ne les avaient
employés qu'à tuer le gibier, la journée ne devait pas finir sans
que les carabines eussent à servir pour la défensive.
Pendant un bon kilomètre, le foreloper crut même qu'il aurait à
repousser l'attaque d'une troupe de singes. Cette troupe se
démenait à droite et à gauche d'une longue passée, les uns sautant
entre les branches d'arbre en arbre, les autres gambadant et
franchissant les fourrés par des bonds prodigieux à faire envie
aux plus agiles gymnastes.
Là se montraient plusieurs espèces de quadrumanes de haute
stature, des cynocéphales de trois couleurs, jaunes comme des
Arabes, rouges comme des Indiens du Far-West, noirs comme des
indigènes de la Cafrerie, et qui sont redoutables à certains
fauves. Là grimaçaient divers types de ces colobes, les véritables
dandys, les petits-maîtres les plus élégants de la race simienne,
sans cesse occupés à brosser, à lisser de la main cette pèlerine
blanche qui leur a valu le nom de colobes à camail.
Cependant cette escorte, qui s'était rassemblée après le repas de
midi, disparut vers deux heures, alors que Max Huber, John Cort,
Khamis et Llanga arpentaient un assez large sentier qui se
poursuivait à perte de vue.
S'ils avaient lieu de se féliciter des avantages de cette route
aisément praticable, ils eurent à regretter la rencontre des
animaux qui la fréquentaient.
C'étaient deux rhinocéros, dont le ronflement prolongé retentit un
peu avant quatre heures à courte distance. Khamis ne s'y trompa
point et ordonna à ses compagnons de s'arrêter:
«Mauvaises bêtes, ces rhinocéros!... dit-il en ramenant la
carabine qu'il portait en bandoulière.
-- Très mauvaise, répliqua Max Huber, et, pourtant, ce ne sont que
des herbivores...
-- Qui ont la vie dure! ajouta Khamis.
-- Que devons-nous faire?... demanda John Cort.
-- Essayer de passer sans être vus, conseilla Khamis, ou tout au
moins nous cacher sur le passage de ces malfaisantes bêtes...
Peut-être ne nous apercevront-elles pas?... Néanmoins, soyons
prêts à tirer, si nous sommes découverts, car elles fonceront sur
nous!»
Les carabines furent visitées, les cartouches disposées de manière
à être renouvelées rapidement. Puis, s'élançant hors du sentier,
tous quatre disparurent derrière les épaisses broussailles qui le
bordaient a droite.
Cinq minutes après, les mugissements s'étant accrus, apparurent
les monstrueux pachydermes, de l'espèce ketloa, presque dépourvus
de poils. Ils filaient grand trot, la tête haute, la queue
enroulée sur leur croupe.
C'étaient des animaux longs de près de quatre mètres, oreilles
droites, jambes courtes et torses, museau tronqué armé d'une seule
corne, capable de formidables coups. Et telle est la dureté de
leurs mâchoires qu'ils broyent impunément des cactus aux rudes
piquants comme les ânes mangent des chardons.
Le couple fit brusquement halte. Khamis et les autres ne doutaient
pas qu'ils ne fussent dépistés.
L'un des rhinocéros -- un monstre à peau rugueuse et sèche --
s'approcha des broussailles.
Max Huber le mit en joue.
«Ne tirez pas à la culotte... à la tête...», lui cria le
foreloper.
Une détonation, puis deux, puis trois, retentirent. Les balles
pénétraient à peine ces épaisses carapaces et ce furent autant de
coups en pure perte.
Les détonations ne les intimidèrent ni ne les arrêtèrent et ils se
disposèrent à franchir le fourré.
Il était évident que cet amas de ronces et de broussailles ne
pourrait opposer un obstacle à de si puissantes bêtes. En un
instant, tout serait ravagé, saccagé, écrasé. Après avoir échappé
aux éléphants de la plaine, Khamis et ses compagnons
échapperaient-ils aux rhinocéros de la grande forêt?... Que les
pachydermes aient le nez en trompe ou le nez en corne, ils
s'égalent en vigueur... Et, ici, il n'y aurait pas cette lisière
d'arbres qui avait arrêté les éléphants lancés à fond de train. Si
le foreloper, John Cort, Max Huber, Llanga, tentaient de s'enfuir,
ils seraient poursuivis, ils seraient atteints. Les réseaux de
lianes retarderaient leur course, alors que les rhinocéros
passeraient comme une avalanche.
Cependant, parmi les arbres de ce fourré, un baobab énorme pouvait
offrir un refuge si l'on parvenait à se hisser jusqu'à ses
premières branches. Ce serait renouveler la manoeuvre exécutée au
tertre des tamarins, dont l'issue avait été funeste, d'ailleurs.
Et y avait-il lieu de croire qu'elle aurait plus de succès?...
Peut-être, car le baobab était de taille et de grosseur à résister
aux efforts des rhinocéros.
Il est vrai, sa fourche ne s'ouvrait qu'à une cinquantaine de
pieds au-dessus du sol, et le tronc, renflé en forme de courge, ne
présentait aucune saillie à laquelle la main pût s'accrocher ni le
pied trouver un point d'appui.
Le foreloper avait compris qu'il n'y avait pas à essayer
d'atteindre cette fourche. Aussi Max Huber et John Cort
attendaient-ils qu'il prît un parti.
En ce moment, le fouillis des broussailles en bordure du sentier
remua, et une grosse tête apparut.
Un quatrième coup de carabine éclata.
John Cort ne fut pas plus heureux que Max Huber. La balle,
pénétrant au défaut de l'épaule, ne provoqua qu'un hurlement plus
terrible de l'animal, dont l'irritation s'accrut avec la douleur.
Il ne recula pas, au contraire, et d'un élan prodigieux se
précipita contre le fourré, tandis que l'autre rhinocéros, à peine
effleuré d'une balle de Khamis, se préparait à le suivre.
Ni Max Huber, ni John Cort, ni le foreloper n'eurent le temps de
recharger leurs armes. Fuir en directions diverses, s'échapper
sous le massif; il était trop tard. L'instinct de la conservation
les poussa tous trois, avec Llanga, à se réfugier derrière le
tronc du baobab, qui ne mesurait pas moins de six mètres
périphériques à la base.
Mais lorsque le premier animal contournerait l'arbre, lorsque le
second se joindrait à lui, comment éviter leur double attaque?...
«Diable!... fit Max Huber.
-- Dieu plutôt!» s'écria John Cort.
Et assurément il fallait renoncer à tout espoir de salut, si la
Providence ne s'en mêlait pas.
Sous un choc d'une effroyable violence, le baobab trembla jusque
dans ses racines à faire croire qu'il allait être arraché du sol.
Le rhinocéros, emporté dans son élan formidable, venait d'être
arrêté soudain. À un endroit où s'entr'ouvrait l'écorce du baobab,
sa corne, entrée comme le coin d'un bûcheron, s'y était enfoncée
d'un pied. En vain fit-il les plus violents efforts pour la
retirer. Même en s'arc-boutant sur ses courtes pattes, il ne put y
réussir.
L'autre, qui saccageait le fourré furieusement, s'arrêta, et ce
qu'était leur fureur à tous deux, on ne saurait se l'imaginer!
Khamis, se glissant alors autour de l'arbre, après avoir rampé au
ras des racines, essaya de voir ce qui se passait:
«En fuite... en fuite!» cria-t-il presque aussitôt.
On le comprit plus qu'on ne l'entendit.
Sans demander d'explication, Max Huber et John Cort, entraînant
Llanga, détalèrent entre les hautes herbes. À leur extrême
surprise, ils n'étaient pas poursuivis par les rhinocéros, et ce
ne fut qu'après cinq minutes d'une course essoufflante que, sur un
signe du foreloper, ils firent halte.
«Qu'est-il donc arrivé?... questionna John Cort, dès qu'il eut
repris haleine.
-- Le rhinocéros n'a pu retirer sa corne du tronc de l'arbre...,
dit Khamis.
-- Tudieu! s'écria Max Huber, c'est le Milon de Crotone des
rhinocéros...
-- Et il finira comme ce héros des jeux olympiques!» ajouta John
Cort.
Khamis, se souciant peu de savoir ce qu'était ce célèbre athlète
de l'antiquité, se contenta de murmurer:
«Enfin... sains et saufs... mais au prix de quatre ou cinq
cartouches brûlées en pure perte!
-- C'est d'autant plus regrettable que cette bête-là, ... ça se
mange, si je suis bien informé, dit Max Huber.
-- En effet, affirma Khamis, quoique sa chair ait un fort goût de
musc... Nous laisserons l'animal où il est...
-- Se décorner tout à son aise!» acheva Max Huber.
Il n'eût pas été prudent de retourner au baobab. Les mugissements
des deux rhinocéros retentissaient toujours sous la futaie. Après
un détour qui les ramena au sentier, tous quatre reprirent leur
marche. Vers six heures, la halte fut organisée au pied d'une
énorme roche.
Le jour qui suivit n'amena aucun incident. Les difficultés de
route ne s'accrurent pas, et une trentaine de kilomètres furent
franchis dans la direction du sud-ouest. Quant au cours d'eau si
impatiemment réclamé par Max Huber, si affirmativement annoncé par
Khamis, il ne se montrait pas.
Ce soir-là, aussitôt achevé un repas dont une antilope, dite
_antilope des brousses_, fournit le menu peu varié, on s'abandonna
au repos. Par malheur, cette dizaine d'heures de sommeil fut
troublée par le vol de milliers de chauves-souris de petite et de
grande taille, dont le campement ne fut débarrassé qu'au lever du
jour.
«Trop de ces harpies, beaucoup trop!... s'écria Max Huber,
lorsqu'il se remit sur pied, tout bâillant encore après une si
mauvaise nuit.
-- Il ne faut pas se plaindre... dit le foreloper.
-- Et pourquoi?...
-- Parce que mieux vaut avoir affaire aux chauves-souris qu'aux
moustiques, et ceux-ci nous ont épargnés jusqu'ici.
-- Ce qui serait le mieux, Khamis, ce serait d'éviter les uns
comme les autres...
-- Les moustiques... nous ne les éviterons pas, monsieur Max...
-- Et quand devons-nous être dévorés par ces abominables
insectes?...
-- Aux approches d'un rio...
-- Un rio!... s'écria Max Huber. Mais, après avoir cru au rio,
Khamis, il ne m'est plus possible d'y croire!
-- Vous avez tort, monsieur Max, et peut-être n'est-il guère
éloigné!...»
Le foreloper, en effet, avait déjà remarqué quelques modifications
dans la nature du sol, et, dès trois heures de l'après-midi, son
observation tendit à se confirmer. Ce quartier de la forêt
devenait sensiblement marécageux.
Çà et là se creusaient des flaques hérissées d'herbes aquatiques.
On put même abattre des gaugas, sortes de canards sauvages dont la
présence indiquait la proximité d'un cours d'eau. Également, à
mesure que le soleil déclinait à l'horizon, le coassement des
grenouilles se faisait entendre.
«Ou je me trompe fort... ou le pays des moustiques n'est pas
loin...», dit le foreloper.
Pendant le reste de l'étape, la marche s'effectua sur un terrain
difficile, embarrassé de ces phanérogames innombrables dont un
climat humide et chaud favorise le développement. Les arbres, plus
espacés, étaient moins tendus de lianes.
Max Huber et John Cort ne pouvaient méconnaître les changements
que présentait cette partie de la forêt en s'étendant vers le sud-
ouest.
Mais, en dépit des pronostics de Khamis, le regard, en cette
direction, ne saisissait encore aucun miroitement d'eau courante.
Toutefois, en même temps que s'accusait la pente du sol, les
fondrières devenaient plus nombreuses. Il fallait une extrême
attention pour ne point s'y enliser. Et puis, à s'en retirer, on
ne le ferait pas sans piqûres.
Des milliers de sangsues fourmillaient dans les trous et, à leur
surface, couraient des myriapodes gigantesques, répugnants
articulés de couleur noirâtre, aux pattes rouges, bien faits pour
provoquer un insurmontable dégoût.
En revanche, quel régal pour les yeux, ces innombrables papillons
aux teintes chatoyantes, ces gracieuses libellules dont tant
d'écureuils, de civettes, de bengalis, de veuves, de genettes, de
martins-pêcheurs, qui se montraient sur le bord des flaques,
devaient faire une consommation prodigieuse!
Le foreloper remarqua en outre que non seulement les guêpes, mais
encore les mouches tsé-tsé abondaient sur les buissons.
Heureusement, s'il faut se préserver de l'aiguillon des premières,
il n'y a pas à se préoccuper de la morsure des secondes. Leur
venin n'est mortel qu'aux chevaux, aux chameaux, aux chiens, non à
l'homme, pas plus qu'aux bêtes sauvages.
La petite troupe descendit ainsi vers le sud-ouest jusqu'à six
heures et demie du soir, étape à la fois longue et fatigante. Déjà
Khamis s'occupait de choisir un bon emplacement de halte pour la
nuit, lorsque Max Huber et John Cort furent distraits par les cris
de Llanga.
Selon son habitude, le jeune garçon s'était porté en avant,
furetant de côté et d'autre, quand on l'entendit appeler à toute
voix. Était-il aux prises avec quelque fauve?...
John Cort et Max Huber coururent dans sa direction, prêts à faire
feu... Ils furent bientôt rassurés.
Monté sur un énorme tronc abattu, tendant sa main vers une large
clairière, Llanga répétait de sa voix aiguë:
«Le rio... le rio!»
Khamis venait de les rejoindre, et John Cort de lui dire
simplement:
«Le cours d'eau demandé.»
À un demi-kilomètre, sur un large espace déboisé, serpentait une
limpide rivière où se reflétaient les derniers rayons du soleil.
«C'est là qu'il faut camper, à mon avis..., proposa John Cort.
-- Oui... là..., approuva le foreloper, et soyez sûrs que ce rio
nous conduira jusqu'à l'Oubanghi.»
En effet, il ne serait pas difficile d'établir un radeau et de
s'abandonner au courant de cette rivière.
Il y eut, avant d'atteindre sa rive, à franchir un terrain très
marécageux.
Le crépuscule n'ayant qu'une très courte durée en ces contrées
équatoriales, l'obscurité était déjà profonde lorsque le foreloper
et ses compagnons s'arrêtèrent sur une berge assez élevée.
En cet endroit, les arbres étaient rares et présentaient des
masses plus épaisses en amont et en aval.
Quant à la largeur de la rivière, John Cort crut pouvoir l'évaluer
à une quarantaine de mètres. Ce n'était donc pas un simple
ruisseau, mais un affluent d'une certaine importance dont le
courant ne semblait pas très rapide.
Attendre au lendemain pour se rendre compte de la situation, c'est
ce que la raison indiquait. Le plus pressé étant de trouver un
abri sec afin d'y passer la nuit, Khamis découvrit à propos une
anfractuosité rocheuse, sorte de grotte évidée dans le calcaire de
la berge, qui suffirait à les contenir tous quatre.
On décida d'abord de souper des restes du gibier grillé. De cette
façon, il ne serait pas nécessaire d'allumer un feu dont l'éclat
aurait pu provoquer l'approche des animaux. Crocodiles et
hippopotames abondent dans les cours d'eau de l'Afrique. S'ils
fréquentaient cette rivière, -- ce qui était probable, -- autant
ne pas avoir à se défendre contre une attaque nocturne.
Il est vrai, un foyer entretenu à l'ouverture de la grotte,
donnant force fumée, aurait dissipé la nuée des moustiques qui
pullulaient au pied de la berge. Mais, entre deux inconvénients,
mieux valait choisir le moindre et braver plutôt l'aiguillon des
maringouins et autres incommodes insectes que l'énorme mâchoire
des alligators.
Pour les premières heures, John Cort se tint en surveillance à
l'orifice de l'anfractuosité, tandis que ses compagnons dormaient
d'un gros sommeil en dépit du bourdonnement des moustiques.
Pendant sa faction, s'il ne vit rien de suspect, du moins à
plusieurs reprises crut-il entendre un mot qui semblait articulé
par des lèvres humaines sur un ton plaintif...
Et ce mot, c'était celui de «ngora», lequel signifie «mère» en
langue indigène.
CHAPITRE VII
_La cage vide_
Comment ne pas se féliciter de ce que le foreloper eût si à propos
découvert une grotte, due à une disposition naturelle de la berge?
Sur le sol, un sable fin, très sec. Aucune trace d'humidité, ni
aux parois latérales ni à la paroi supérieure. Grâce à cet abri,
ses hôtes n'avaient pas eu à souffrir d'une pluie intense qui ne
cessa de tomber jusqu'à minuit. Donc refuge assuré audit endroit
pour tout le temps qu'exigerait la construction d'un radeau.
Du reste, un vent assez vif soufflait du nord. Le ciel s'était
nettoyé aux premiers rayons du soleil. Une journée chaude
s'annonçait. Peut-être Khamis et ses compagnons en viendraient-ils
à regretter l'ombrage des arbres sous lesquels ils cheminaient
depuis cinq jours.
John Cort et Max Huber ne cachèrent point leur bonne humeur. Cette
rivière allait les transporter sans fatigue, sur un parcours de
quatre cents kilomètres environ, jusqu'à son embouchure sur
l'Oubanghi, dont elle devait être tributaire. Ainsi seraient
franchis les trois derniers quarts du trajet dans des conditions
plus favorables.
Ce calcul fut établi avec une suffisante exactitude par John Cort,
d'après les relèvements que lui fournit le foreloper.
Leur regard se porta alors vers la droite et vers la gauche,
c'est-à-dire au nord et au sud.
En amont, le cours d'eau, qui s'étendait presque en ligne directe,
disparaissait, à un kilomètre, sous le fouillis des arbres.
En aval, la verdure se massait à une distance plus rapprochée de
cinq cents mètres, où la rivière faisait un coude brusque au sud-
est. C'est à partir de ce coude que la forêt reprenait son
épaisseur normale.
À vrai dire, c'était une large clairière marécageuse qui occupait
cette portion de la rive droite. Sur la berge opposée, les arbres
se pressaient en rangs serrés. Une futaie très dense s'étageait à
la surface d'un terrain assez mouvementé, et ses cimes, éclairées
par le soleil levant, se découpaient en un lointain horizon.
Quant au lit de la rivière, une eau transparente, au courant
tranquille, l'emplissait à pleins bords, charriant de vieux
troncs, des paquets de broussailles, des tas d'herbes arrachées
aux deux berges rongées par le courant.
Tout d'abord, sa mémoire rappela à John Cort qu'il avait entendu
le mot «ngora» prononcé à proximité de la grotte pendant la nuit.
Il chercha donc à voir si quelque créature humaine rôdait aux
environs.
Que des nomades s'aventurassent parfois à descendre cette rivière
pour rejoindre l'Oubanghi, c'était chose admissible, et sans en
tirer cette conclusion que l'immense aire de la forêt développée
vers l'est jusqu'aux sources du Nil fût fréquentée par les tribus
errantes ou habitée par des tribus sédentaires.
John Cort n'aperçut aucun être humain aux abords du marécage, ni
sur les rives du cours d'eau.
«J'ai été dupe d'une illusion, pensait-il. Il est possible que je
me sois endormi un instant, et c'est dans un rêve que j'ai cru
entendre ce mot.»
Aussi ne dit-il rien de l'incident à ses compagnons.
l'époque druidique, est-ce que la Gaule transalpine n'abritait pas
des peuplades à demi sauvages, des Celtes, des Germains, des
Ligures, des centaines de tribus, des centaines de villes et de
villages, ayant leurs coutumes particulières, leurs moeurs
personnelles, leur originalité native, à l'intérieur de ces forêts
dont la toute-puissance romaine ne parvint pas sans grands efforts
à forcer les limites?...»
Ainsi songeait Max Huber.
Or, précisément, en ces régions de l'Afrique équatoriale, est-ce
que la légende n'avait pas signalé des êtres à un degré inférieur
de l'humanité, des êtres quasi fabuleux?... Est-ce que cette forêt
de l'Oubanghi n'avoisinait pas, à l'est, les territoires reconnus
par Schweinfurth et Junker, le pays des Niam-Niam, ces hommes à
queue, qui, il est vrai, ne possédaient aucun appendice caudal?...
Est-ce que Henry Stanley, dans les contrées au nord de l'Itouri,
n'avait pas rencontré des pygmées hauts de moins d'un mètre,
parfaitement constitués, à peau luisante et fine, aux grands yeux
de gazelle, et dont le missionnaire anglais Albert Lhyd a constaté
l'existence entre l'Ouganda et la Cabinda, plus de dix mille,
abrités sous la ramure ou perchés sur les grands arbres, ces
Bambustis, ayant un chef auquel ils obéissaient?... Est-ce que
dans les bois de Ndouqourbocha, après avoir quitté Ipoto, il
n'avait pas traversé cinq villages, abandonnés de la veille par
leur population lilliputienne? Est-ce qu'il ne s'était pas trouvé
en présence de ces Ouambouttis, Batinas, Akkas, Bazoungous, dont
la stature ne dépassait pas cent trente centimètres, réduite même,
pour certains d'entre eux, à quatre-vingt-douze, et d'un poids
inférieur à quarante kilogrammes? Et, cependant, ces tribus n'en
étaient pas moins intelligentes, industrieuses, guerrières,
redoutables, avec leurs petites armes, aux animaux comme aux
hommes, et très craintes des peuplades agricoles des régions du
haut Nil?...
Aussi, emporté par son imagination, son appétit des choses
extraordinaires, Max Huber s'obstinait-il à croire que la forêt de
l'Oubanghi devait renfermer des types étranges, dont les
ethnographes ne soupçonnaient pas l'existence... Pourquoi pas des
humains qui n'auraient qu'un oeil comme les Cyclopes de la Fable,
ou dont le nez, allongé en forme de trompe, permettrait de les
classer, sinon dans l'ordre des pachydermes, du moins dans la
famille des proboscidiens?...
Max Huber, sous l'influence de ces rêveries scientifico-
fantaisistes, oubliait tant soit peu son rôle de sentinelle.
L'ennemi se fût approché sans avoir été signalé à temps pour que
Khamis et John Cort pussent se mettre sur la défensive...
Une main se posa sur son épaule.
«Eh!... quoi? fit-il en sursautant.
-- C'est moi, lui dit son compagnon, et ne me prenez pas pour un
sauvage de l'Oubanghi! -- Rien de suspect?...
-- Rien...
-- Il est l'heure à laquelle il est convenu que vous iriez
reposer, mon cher Max...
-- Soit, mais je serai bien étonné si les rêves que je vais faire
en dormant valent ceux que j'ai faits sans dormir!»
La première partie de cette nuit n'avait point été troublée, et le
reste ne le fut pas davantage, lorsque John Cort eut remplacé Max
Huber, et lorsque Khamis eut relevé John Cort de sa faction.
CHAPITRE VI
_Après une longue étape_
Le lendemain, à la date du 11 mars, parfaitement remis des
fatigues de la veille, John Cort, Max Huber, Khamis, Llanga se
disposèrent à braver celles de cette seconde journée de marche.
Quittant l'abri du cotonnier, ils firent le tour de la clairière,
salués par des myriades d'oiseaux qui remplissaient l'espace de
trilles assourdissants et de points d'orgue à rendre jaloux les
Patti et autres virtuoses de la musique italienne.
Avant de se mettre en route, la sagesse commandait de faire un
premier repas. Il se composa uniquement de la viande froide
d'antilope, de l'eau d'un ruisseau qui serpentait sur la gauche,
et auquel fut remplie la gourde du foreloper.
Le début de l'étape se fit à droite, sous les ramures que
perçaient déjà les premiers rayons du soleil, dont la position fut
relevée avec soin.
Évidemment ce quartier de la forêt devait être fréquenté par de
puissants quadrupèdes. Les passées s'y multipliaient dans tous les
sens. Et de fait, au cours de la matinée, on aperçut un certain
nombre de buffles, et même deux rhinocéros qui se tenaient à
distance. Comme ils n'étaient point d'humeur batailleuse, sans
doute, il n'y eut pas lieu de dépenser les cartouches à repousser
une attaque.
La petite troupe ne s'arrêta que vers midi, ayant franchi une
bonne douzaine de kilomètres.
En cet endroit, John Cort put abattre un couple d'outardes de
l'espèce des korans qui vivent dans les bois, volatiles au plumage
d'un noir de jais sous le ventre. Leur chair, très estimée des
indigènes, inspira cette fois la même estime à un Américain et à
un Français au repas de midi.
«Je demande, avait toutefois dit Max Huber, que l'on substitue le
rôti aux grillades...
-- Rien de plus facile», s'était hâté de répondre le foreloper.
Et une des outardes, plumée, vidée, embrochée d'une baguette,
rôtie à point devant une flamme vive, pétillante, fut dévorée à
belles dents.
Khamis et ses compagnons se remirent en route dans des conditions
plus pénibles que la veille.
À descendre au sud-ouest, les passées se présentaient moins
fréquemment. Il fallait se frayer un chemin entre les
broussailles, aussi drues que les lianes dont les cordons durent
être tranchés au couteau. La pluie vint à tomber pendant plusieurs
heures, -- une pluie assez abondante. Mais telle était l'épaisseur
des frondaisons que c'est à peine si le sol en recevait quelques
gouttes. Toutefois, au milieu d'une clairière, Khamis put remplir
la gourde presque vidée déjà, et il y eut lieu de s'en féliciter.
En vain le foreloper avait-il cherché quelque filet liquide sous
les herbes. De là, probablement, la rareté des animaux et des
sentiers praticables.
«Cela n'annonce guère la proximité d'un cours d'eau», déclara John
Cort, lorsque l'on s'installa pour la halte du soir.
D'où cette conséquence s'imposait: c'est que le rio qui coulait
non loin du tertre aux tamarins ne faisait que contourner la
forêt.
Néanmoins, la direction prise jusqu'alors ne devrait pas être
modifiée, et avec d'autant plus de raison qu'elle aboutirait au
bassin de l'Oubanghi.
«D'ailleurs, observa Khamis, à défaut du cours d'eau que nous
avons aperçu avant-hier au campement, ne peut-il s'en rencontrer
un autre dans cette direction?»
La nuit du 11 au 12 mars ne s'écoula pas entre les racines d'un
cotonnier. Ce fut au pied d'un arbre non moins gigantesque, un
bombax, dont le tronc symétrique s'élevait tout d'un jet à la
hauteur d'une centaine de pieds au-dessus de l'épais tapis du sol.
La surveillance établie comme d'habitude, le sommeil n'allait être
troublé que par quelques lointains beuglements de buffles et de
rhinocéros. Il n'était pas à craindre que le rugissement du lion
se mêlât à ce concert nocturne. Ces redoutables fauves n'habitent
guère les forêts de l'Afrique centrale. Ils sont les hôtes des
régions plus élevées en latitude, soit au delà du Congo vers le
sud, soit sur la limite du Soudan vers le nord, dans le voisinage
du Sahara. Les épais fourrés ne conviennent pas au caractère
capricieux, à l'allure indépendante du roi des animaux, -- roi
d'autorité et non roi constitutionnel. Il lui faut de plus grands
espaces, des plaines inondées de soleil où il puisse bondir en
toute liberté.
Si les rugissements ne se firent pas entendre, il en fut de même
des grognements de l'hippopotame, -- ce qui était regrettable,
convient-il de noter, car la présence de ces mammifères amphibies
eût indiqué la proximité d'un cours d'eau.
Le lendemain, départ dès l'aube par temps sombre, et coup de
carabine de Max Huber, qui abattit une antilope de la taille d'un
âne, ou plus exactement d'un zèbre, type placé entre l'âne et le
cheval. C'était un oryx, à robe de couleur vineuse, présentant
quelques zébrures régulièrement dessinées. L'oryx est rayé d'une
bande noire depuis la nuque jusqu'à l'arrière-train, orné de
taches noires aux jambes, dont le poil est blanchâtre, agrémenté
d'une queue noire qui balaye largement le sol, échantillonné d'un
bouquet de fourrure noire à sa gorge. Bel animal, aux cornes
longues d'un mètre, garnies d'une trentaine d'anneaux à leur base,
s'incurvant avec élégance, et présentant une symétrie de forme
dont la nature donne peu d'exemples.
Chez l'oryx, la corne est une arme défensive qui, dans les
contrées du nord et du midi de l'Afrique, lui permet de résister
même à l'attaque du lion. Mais, ce jour-là, l'animal visé par le
chasseur ne put échapper à la balle qui lui fut joliment envoyée,
et, le coeur traversé, tomba du premier coup.
C'était l'alimentation assurée pour plusieurs jours. Khamis
s'occupa de dépecer l'oryx, travail qui prit une heure. Puis, se
partageant cette charge, dont Llanga réclama sa part, ils
commencèrent une nouvelle étape.
«Eh! ma foi! dit John Cort, on se procure par ici de la viande à
bon marché, puisqu'elle ne coûte qu'une cartouche...
-- À la condition d'être adroit..., répliqua le foreloper.
-- Et heureux surtout», ajouta Max Huber, plus modeste que ne le
sont d'habitude ses confrères en haute vénerie.
Mais jusqu'alors, si Khamis et ses compagnons avaient pu épargner
leur poudre et économiser leur plomb, s'ils ne les avaient
employés qu'à tuer le gibier, la journée ne devait pas finir sans
que les carabines eussent à servir pour la défensive.
Pendant un bon kilomètre, le foreloper crut même qu'il aurait à
repousser l'attaque d'une troupe de singes. Cette troupe se
démenait à droite et à gauche d'une longue passée, les uns sautant
entre les branches d'arbre en arbre, les autres gambadant et
franchissant les fourrés par des bonds prodigieux à faire envie
aux plus agiles gymnastes.
Là se montraient plusieurs espèces de quadrumanes de haute
stature, des cynocéphales de trois couleurs, jaunes comme des
Arabes, rouges comme des Indiens du Far-West, noirs comme des
indigènes de la Cafrerie, et qui sont redoutables à certains
fauves. Là grimaçaient divers types de ces colobes, les véritables
dandys, les petits-maîtres les plus élégants de la race simienne,
sans cesse occupés à brosser, à lisser de la main cette pèlerine
blanche qui leur a valu le nom de colobes à camail.
Cependant cette escorte, qui s'était rassemblée après le repas de
midi, disparut vers deux heures, alors que Max Huber, John Cort,
Khamis et Llanga arpentaient un assez large sentier qui se
poursuivait à perte de vue.
S'ils avaient lieu de se féliciter des avantages de cette route
aisément praticable, ils eurent à regretter la rencontre des
animaux qui la fréquentaient.
C'étaient deux rhinocéros, dont le ronflement prolongé retentit un
peu avant quatre heures à courte distance. Khamis ne s'y trompa
point et ordonna à ses compagnons de s'arrêter:
«Mauvaises bêtes, ces rhinocéros!... dit-il en ramenant la
carabine qu'il portait en bandoulière.
-- Très mauvaise, répliqua Max Huber, et, pourtant, ce ne sont que
des herbivores...
-- Qui ont la vie dure! ajouta Khamis.
-- Que devons-nous faire?... demanda John Cort.
-- Essayer de passer sans être vus, conseilla Khamis, ou tout au
moins nous cacher sur le passage de ces malfaisantes bêtes...
Peut-être ne nous apercevront-elles pas?... Néanmoins, soyons
prêts à tirer, si nous sommes découverts, car elles fonceront sur
nous!»
Les carabines furent visitées, les cartouches disposées de manière
à être renouvelées rapidement. Puis, s'élançant hors du sentier,
tous quatre disparurent derrière les épaisses broussailles qui le
bordaient a droite.
Cinq minutes après, les mugissements s'étant accrus, apparurent
les monstrueux pachydermes, de l'espèce ketloa, presque dépourvus
de poils. Ils filaient grand trot, la tête haute, la queue
enroulée sur leur croupe.
C'étaient des animaux longs de près de quatre mètres, oreilles
droites, jambes courtes et torses, museau tronqué armé d'une seule
corne, capable de formidables coups. Et telle est la dureté de
leurs mâchoires qu'ils broyent impunément des cactus aux rudes
piquants comme les ânes mangent des chardons.
Le couple fit brusquement halte. Khamis et les autres ne doutaient
pas qu'ils ne fussent dépistés.
L'un des rhinocéros -- un monstre à peau rugueuse et sèche --
s'approcha des broussailles.
Max Huber le mit en joue.
«Ne tirez pas à la culotte... à la tête...», lui cria le
foreloper.
Une détonation, puis deux, puis trois, retentirent. Les balles
pénétraient à peine ces épaisses carapaces et ce furent autant de
coups en pure perte.
Les détonations ne les intimidèrent ni ne les arrêtèrent et ils se
disposèrent à franchir le fourré.
Il était évident que cet amas de ronces et de broussailles ne
pourrait opposer un obstacle à de si puissantes bêtes. En un
instant, tout serait ravagé, saccagé, écrasé. Après avoir échappé
aux éléphants de la plaine, Khamis et ses compagnons
échapperaient-ils aux rhinocéros de la grande forêt?... Que les
pachydermes aient le nez en trompe ou le nez en corne, ils
s'égalent en vigueur... Et, ici, il n'y aurait pas cette lisière
d'arbres qui avait arrêté les éléphants lancés à fond de train. Si
le foreloper, John Cort, Max Huber, Llanga, tentaient de s'enfuir,
ils seraient poursuivis, ils seraient atteints. Les réseaux de
lianes retarderaient leur course, alors que les rhinocéros
passeraient comme une avalanche.
Cependant, parmi les arbres de ce fourré, un baobab énorme pouvait
offrir un refuge si l'on parvenait à se hisser jusqu'à ses
premières branches. Ce serait renouveler la manoeuvre exécutée au
tertre des tamarins, dont l'issue avait été funeste, d'ailleurs.
Et y avait-il lieu de croire qu'elle aurait plus de succès?...
Peut-être, car le baobab était de taille et de grosseur à résister
aux efforts des rhinocéros.
Il est vrai, sa fourche ne s'ouvrait qu'à une cinquantaine de
pieds au-dessus du sol, et le tronc, renflé en forme de courge, ne
présentait aucune saillie à laquelle la main pût s'accrocher ni le
pied trouver un point d'appui.
Le foreloper avait compris qu'il n'y avait pas à essayer
d'atteindre cette fourche. Aussi Max Huber et John Cort
attendaient-ils qu'il prît un parti.
En ce moment, le fouillis des broussailles en bordure du sentier
remua, et une grosse tête apparut.
Un quatrième coup de carabine éclata.
John Cort ne fut pas plus heureux que Max Huber. La balle,
pénétrant au défaut de l'épaule, ne provoqua qu'un hurlement plus
terrible de l'animal, dont l'irritation s'accrut avec la douleur.
Il ne recula pas, au contraire, et d'un élan prodigieux se
précipita contre le fourré, tandis que l'autre rhinocéros, à peine
effleuré d'une balle de Khamis, se préparait à le suivre.
Ni Max Huber, ni John Cort, ni le foreloper n'eurent le temps de
recharger leurs armes. Fuir en directions diverses, s'échapper
sous le massif; il était trop tard. L'instinct de la conservation
les poussa tous trois, avec Llanga, à se réfugier derrière le
tronc du baobab, qui ne mesurait pas moins de six mètres
périphériques à la base.
Mais lorsque le premier animal contournerait l'arbre, lorsque le
second se joindrait à lui, comment éviter leur double attaque?...
«Diable!... fit Max Huber.
-- Dieu plutôt!» s'écria John Cort.
Et assurément il fallait renoncer à tout espoir de salut, si la
Providence ne s'en mêlait pas.
Sous un choc d'une effroyable violence, le baobab trembla jusque
dans ses racines à faire croire qu'il allait être arraché du sol.
Le rhinocéros, emporté dans son élan formidable, venait d'être
arrêté soudain. À un endroit où s'entr'ouvrait l'écorce du baobab,
sa corne, entrée comme le coin d'un bûcheron, s'y était enfoncée
d'un pied. En vain fit-il les plus violents efforts pour la
retirer. Même en s'arc-boutant sur ses courtes pattes, il ne put y
réussir.
L'autre, qui saccageait le fourré furieusement, s'arrêta, et ce
qu'était leur fureur à tous deux, on ne saurait se l'imaginer!
Khamis, se glissant alors autour de l'arbre, après avoir rampé au
ras des racines, essaya de voir ce qui se passait:
«En fuite... en fuite!» cria-t-il presque aussitôt.
On le comprit plus qu'on ne l'entendit.
Sans demander d'explication, Max Huber et John Cort, entraînant
Llanga, détalèrent entre les hautes herbes. À leur extrême
surprise, ils n'étaient pas poursuivis par les rhinocéros, et ce
ne fut qu'après cinq minutes d'une course essoufflante que, sur un
signe du foreloper, ils firent halte.
«Qu'est-il donc arrivé?... questionna John Cort, dès qu'il eut
repris haleine.
-- Le rhinocéros n'a pu retirer sa corne du tronc de l'arbre...,
dit Khamis.
-- Tudieu! s'écria Max Huber, c'est le Milon de Crotone des
rhinocéros...
-- Et il finira comme ce héros des jeux olympiques!» ajouta John
Cort.
Khamis, se souciant peu de savoir ce qu'était ce célèbre athlète
de l'antiquité, se contenta de murmurer:
«Enfin... sains et saufs... mais au prix de quatre ou cinq
cartouches brûlées en pure perte!
-- C'est d'autant plus regrettable que cette bête-là, ... ça se
mange, si je suis bien informé, dit Max Huber.
-- En effet, affirma Khamis, quoique sa chair ait un fort goût de
musc... Nous laisserons l'animal où il est...
-- Se décorner tout à son aise!» acheva Max Huber.
Il n'eût pas été prudent de retourner au baobab. Les mugissements
des deux rhinocéros retentissaient toujours sous la futaie. Après
un détour qui les ramena au sentier, tous quatre reprirent leur
marche. Vers six heures, la halte fut organisée au pied d'une
énorme roche.
Le jour qui suivit n'amena aucun incident. Les difficultés de
route ne s'accrurent pas, et une trentaine de kilomètres furent
franchis dans la direction du sud-ouest. Quant au cours d'eau si
impatiemment réclamé par Max Huber, si affirmativement annoncé par
Khamis, il ne se montrait pas.
Ce soir-là, aussitôt achevé un repas dont une antilope, dite
_antilope des brousses_, fournit le menu peu varié, on s'abandonna
au repos. Par malheur, cette dizaine d'heures de sommeil fut
troublée par le vol de milliers de chauves-souris de petite et de
grande taille, dont le campement ne fut débarrassé qu'au lever du
jour.
«Trop de ces harpies, beaucoup trop!... s'écria Max Huber,
lorsqu'il se remit sur pied, tout bâillant encore après une si
mauvaise nuit.
-- Il ne faut pas se plaindre... dit le foreloper.
-- Et pourquoi?...
-- Parce que mieux vaut avoir affaire aux chauves-souris qu'aux
moustiques, et ceux-ci nous ont épargnés jusqu'ici.
-- Ce qui serait le mieux, Khamis, ce serait d'éviter les uns
comme les autres...
-- Les moustiques... nous ne les éviterons pas, monsieur Max...
-- Et quand devons-nous être dévorés par ces abominables
insectes?...
-- Aux approches d'un rio...
-- Un rio!... s'écria Max Huber. Mais, après avoir cru au rio,
Khamis, il ne m'est plus possible d'y croire!
-- Vous avez tort, monsieur Max, et peut-être n'est-il guère
éloigné!...»
Le foreloper, en effet, avait déjà remarqué quelques modifications
dans la nature du sol, et, dès trois heures de l'après-midi, son
observation tendit à se confirmer. Ce quartier de la forêt
devenait sensiblement marécageux.
Çà et là se creusaient des flaques hérissées d'herbes aquatiques.
On put même abattre des gaugas, sortes de canards sauvages dont la
présence indiquait la proximité d'un cours d'eau. Également, à
mesure que le soleil déclinait à l'horizon, le coassement des
grenouilles se faisait entendre.
«Ou je me trompe fort... ou le pays des moustiques n'est pas
loin...», dit le foreloper.
Pendant le reste de l'étape, la marche s'effectua sur un terrain
difficile, embarrassé de ces phanérogames innombrables dont un
climat humide et chaud favorise le développement. Les arbres, plus
espacés, étaient moins tendus de lianes.
Max Huber et John Cort ne pouvaient méconnaître les changements
que présentait cette partie de la forêt en s'étendant vers le sud-
ouest.
Mais, en dépit des pronostics de Khamis, le regard, en cette
direction, ne saisissait encore aucun miroitement d'eau courante.
Toutefois, en même temps que s'accusait la pente du sol, les
fondrières devenaient plus nombreuses. Il fallait une extrême
attention pour ne point s'y enliser. Et puis, à s'en retirer, on
ne le ferait pas sans piqûres.
Des milliers de sangsues fourmillaient dans les trous et, à leur
surface, couraient des myriapodes gigantesques, répugnants
articulés de couleur noirâtre, aux pattes rouges, bien faits pour
provoquer un insurmontable dégoût.
En revanche, quel régal pour les yeux, ces innombrables papillons
aux teintes chatoyantes, ces gracieuses libellules dont tant
d'écureuils, de civettes, de bengalis, de veuves, de genettes, de
martins-pêcheurs, qui se montraient sur le bord des flaques,
devaient faire une consommation prodigieuse!
Le foreloper remarqua en outre que non seulement les guêpes, mais
encore les mouches tsé-tsé abondaient sur les buissons.
Heureusement, s'il faut se préserver de l'aiguillon des premières,
il n'y a pas à se préoccuper de la morsure des secondes. Leur
venin n'est mortel qu'aux chevaux, aux chameaux, aux chiens, non à
l'homme, pas plus qu'aux bêtes sauvages.
La petite troupe descendit ainsi vers le sud-ouest jusqu'à six
heures et demie du soir, étape à la fois longue et fatigante. Déjà
Khamis s'occupait de choisir un bon emplacement de halte pour la
nuit, lorsque Max Huber et John Cort furent distraits par les cris
de Llanga.
Selon son habitude, le jeune garçon s'était porté en avant,
furetant de côté et d'autre, quand on l'entendit appeler à toute
voix. Était-il aux prises avec quelque fauve?...
John Cort et Max Huber coururent dans sa direction, prêts à faire
feu... Ils furent bientôt rassurés.
Monté sur un énorme tronc abattu, tendant sa main vers une large
clairière, Llanga répétait de sa voix aiguë:
«Le rio... le rio!»
Khamis venait de les rejoindre, et John Cort de lui dire
simplement:
«Le cours d'eau demandé.»
À un demi-kilomètre, sur un large espace déboisé, serpentait une
limpide rivière où se reflétaient les derniers rayons du soleil.
«C'est là qu'il faut camper, à mon avis..., proposa John Cort.
-- Oui... là..., approuva le foreloper, et soyez sûrs que ce rio
nous conduira jusqu'à l'Oubanghi.»
En effet, il ne serait pas difficile d'établir un radeau et de
s'abandonner au courant de cette rivière.
Il y eut, avant d'atteindre sa rive, à franchir un terrain très
marécageux.
Le crépuscule n'ayant qu'une très courte durée en ces contrées
équatoriales, l'obscurité était déjà profonde lorsque le foreloper
et ses compagnons s'arrêtèrent sur une berge assez élevée.
En cet endroit, les arbres étaient rares et présentaient des
masses plus épaisses en amont et en aval.
Quant à la largeur de la rivière, John Cort crut pouvoir l'évaluer
à une quarantaine de mètres. Ce n'était donc pas un simple
ruisseau, mais un affluent d'une certaine importance dont le
courant ne semblait pas très rapide.
Attendre au lendemain pour se rendre compte de la situation, c'est
ce que la raison indiquait. Le plus pressé étant de trouver un
abri sec afin d'y passer la nuit, Khamis découvrit à propos une
anfractuosité rocheuse, sorte de grotte évidée dans le calcaire de
la berge, qui suffirait à les contenir tous quatre.
On décida d'abord de souper des restes du gibier grillé. De cette
façon, il ne serait pas nécessaire d'allumer un feu dont l'éclat
aurait pu provoquer l'approche des animaux. Crocodiles et
hippopotames abondent dans les cours d'eau de l'Afrique. S'ils
fréquentaient cette rivière, -- ce qui était probable, -- autant
ne pas avoir à se défendre contre une attaque nocturne.
Il est vrai, un foyer entretenu à l'ouverture de la grotte,
donnant force fumée, aurait dissipé la nuée des moustiques qui
pullulaient au pied de la berge. Mais, entre deux inconvénients,
mieux valait choisir le moindre et braver plutôt l'aiguillon des
maringouins et autres incommodes insectes que l'énorme mâchoire
des alligators.
Pour les premières heures, John Cort se tint en surveillance à
l'orifice de l'anfractuosité, tandis que ses compagnons dormaient
d'un gros sommeil en dépit du bourdonnement des moustiques.
Pendant sa faction, s'il ne vit rien de suspect, du moins à
plusieurs reprises crut-il entendre un mot qui semblait articulé
par des lèvres humaines sur un ton plaintif...
Et ce mot, c'était celui de «ngora», lequel signifie «mère» en
langue indigène.
CHAPITRE VII
_La cage vide_
Comment ne pas se féliciter de ce que le foreloper eût si à propos
découvert une grotte, due à une disposition naturelle de la berge?
Sur le sol, un sable fin, très sec. Aucune trace d'humidité, ni
aux parois latérales ni à la paroi supérieure. Grâce à cet abri,
ses hôtes n'avaient pas eu à souffrir d'une pluie intense qui ne
cessa de tomber jusqu'à minuit. Donc refuge assuré audit endroit
pour tout le temps qu'exigerait la construction d'un radeau.
Du reste, un vent assez vif soufflait du nord. Le ciel s'était
nettoyé aux premiers rayons du soleil. Une journée chaude
s'annonçait. Peut-être Khamis et ses compagnons en viendraient-ils
à regretter l'ombrage des arbres sous lesquels ils cheminaient
depuis cinq jours.
John Cort et Max Huber ne cachèrent point leur bonne humeur. Cette
rivière allait les transporter sans fatigue, sur un parcours de
quatre cents kilomètres environ, jusqu'à son embouchure sur
l'Oubanghi, dont elle devait être tributaire. Ainsi seraient
franchis les trois derniers quarts du trajet dans des conditions
plus favorables.
Ce calcul fut établi avec une suffisante exactitude par John Cort,
d'après les relèvements que lui fournit le foreloper.
Leur regard se porta alors vers la droite et vers la gauche,
c'est-à-dire au nord et au sud.
En amont, le cours d'eau, qui s'étendait presque en ligne directe,
disparaissait, à un kilomètre, sous le fouillis des arbres.
En aval, la verdure se massait à une distance plus rapprochée de
cinq cents mètres, où la rivière faisait un coude brusque au sud-
est. C'est à partir de ce coude que la forêt reprenait son
épaisseur normale.
À vrai dire, c'était une large clairière marécageuse qui occupait
cette portion de la rive droite. Sur la berge opposée, les arbres
se pressaient en rangs serrés. Une futaie très dense s'étageait à
la surface d'un terrain assez mouvementé, et ses cimes, éclairées
par le soleil levant, se découpaient en un lointain horizon.
Quant au lit de la rivière, une eau transparente, au courant
tranquille, l'emplissait à pleins bords, charriant de vieux
troncs, des paquets de broussailles, des tas d'herbes arrachées
aux deux berges rongées par le courant.
Tout d'abord, sa mémoire rappela à John Cort qu'il avait entendu
le mot «ngora» prononcé à proximité de la grotte pendant la nuit.
Il chercha donc à voir si quelque créature humaine rôdait aux
environs.
Que des nomades s'aventurassent parfois à descendre cette rivière
pour rejoindre l'Oubanghi, c'était chose admissible, et sans en
tirer cette conclusion que l'immense aire de la forêt développée
vers l'est jusqu'aux sources du Nil fût fréquentée par les tribus
errantes ou habitée par des tribus sédentaires.
John Cort n'aperçut aucun être humain aux abords du marécage, ni
sur les rives du cours d'eau.
«J'ai été dupe d'une illusion, pensait-il. Il est possible que je
me sois endormi un instant, et c'est dans un rêve que j'ai cru
entendre ce mot.»
Aussi ne dit-il rien de l'incident à ses compagnons.
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