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Le village aérien - 03
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faire usage contre les éléphants, et aussi pour la route du
retour, ce fut fait en un instant avec l'aide du Portugais et du
foreloper, lequel songea à se munir de sa hachette et de sa
gourde. En traversant les basses régions de l'Oubanghi, qui sait
si ses compagnons et lui ne parviendraient pas à gagner les
factoreries de la côte?...
Quelle heure était-il à ce moment?... Onze heures dix-sept, -- ce
que constata John Cort, après avoir éclairé sa montre à la flamme
d'une allumette. Son sang-froid ne l'avait pas abandonné, ce qui
lui permettait de juger la situation, très périlleuse, à son avis,
et sans issue, si les éléphants s'arrêtaient au tertre, au lieu de
se porter vers l'est ou l'ouest de la plaine.
Max Huber, plus nerveux, ayant également conscience du danger,
allait et venait près du chariot, observant l'énorme masse
ondulante, qui se détachait, plus sombre, sur le fond du ciel.
«C'est de l'artillerie qu'il faudrait!...» murmura-t-il.
Khamis, lui, ne laissait rien voir de ce qu'il éprouvait. Il
possédait ce calme étonnant de l'Africain, au sang arabe, ce sang
plus épais que celui du blanc, moins rouge aussi, qui rend la
sensibilité plus obtuse et donne moins prise à la douleur
physique. Deux revolvers à sa ceinture, son fusil prêt à être
épaulé, il attendait.
Quant au Portugais, incapable de cacher son désespoir, il songeait
plus à l'irréparable dommage dont il serait victime qu'aux dangers
de cette irruption. Aussi gémissait-il, récriminait-il, prodiguant
les plus retentissants jurons de sa langue maternelle.
Llanga se tenait près de John Cort et regardait Max Huber. Il ne
témoignait aucune crainte, n'ayant pas peur, du moment que ses
deux amis étaient là.
Et pourtant l'assourdissant vacarme se propageait avec une
violence inouïe, à mesure que s'approchait la chevauchée
formidable. Le claironnement des puissantes mâchoires redoublait.
On sentait déjà un souffle qui traversait l'air comme les vents de
tempête. À cette distance de quatre à cinq cents pas, les
pachydermes prenaient, dans la nuit, des dimensions démesurées,
des apparences tératologiques. On eût dit d'une apocalypse de
monstres, dont les trompes, comme un millier de serpents, se
convulsaient dans une agitation frénétique.
Il n'était que temps de se réfugier entre les branches des
tamarins, et peut-être la harde passerait-elle sans avoir aperçu
le Portugais et ses compagnons.
Ces arbres dressaient leur cime à une soixantaine de pieds au-
dessus du sol. Presque semblables à des noyers, très caractérisés
par la capricieuse diffusion de leurs rameaux, les tamarins,
sortes de dattiers, sont très répandus sur les diverses zones de
l'Afrique. En même temps que les nègres fabriquent avec la partie
gluante de leurs fruits une boisson rafraîchissante, ils ont
l'habitude de mêler les gousses de ces arbres au riz dont ils se
nourrissent, surtout dans les provinces littorales.
Les tamarins étaient assez rapprochés pour que leur basse
frondaison fût entrelacée, ce qui permettrait de passer de l'un à
l'autre. Leur tronc mesurait à la base une circonférence de six à
huit pieds, et de quatre à cinq près de la fourche. Cette
épaisseur présenterait-elle une résistance suffisante, si les
animaux se précipitaient contre le tertre?
Les troncs n'offraient qu'une surface lisse jusqu'à la naissance
des premières branches étendues à une trentaine de pieds au-dessus
du sol. Étant donnée la grosseur du fût, atteindre la fourche eût
été malaisé si Khamis n'avait eu à sa disposition quelques
«chamboks». Ce sont des courroies en cuir de rhinocéros, très
souples, dont les forelopers se servent pour maintenir les
attelages de boeufs.
Grâce à l'une de ces courroies, Urdax et Khamis, après l'avoir
lancée à travers la fourche, purent se hisser à l'un des arbres.
En employant de la même façon une courroie semblable, Max Huber et
John Cort en firent autant. Dès qu'ils furent achevalés sur une
branche, ils envoyèrent l'extrémité du chambok à Llanga qu'ils
enlevèrent en un tour de main.
La harde n'était plus qu'à trois cents mètres. En deux ou trois
minutes, elle aurait atteint le tertre:
«Cher ami, êtes-vous satisfait?... demanda ironiquement John Cort
à son camarade.
-- Ce n'est encore que de l'imprévu, John!
-- Sans doute, Max, mais ce qui serait de l'extraordinaire, c'est
que nous parvinssions à sortir sains et saufs de cette affaire!
-- Oui... à tout prendre, John, mieux eût valu ne point être
exposé à cette attaque d'éléphants dont le contact est parfois
brutal...
-- C'est vraiment incroyable, mon cher Max, comme nous sommes du
même avis!» se contenta de répondre John Cort.
Ce que répliqua Huber, son ami ne put l'entendre. À cet instant
éclatèrent des beuglements d'épouvante, puis de douleur, qui
eussent fait tressaillir les plus braves.
En écartant le feuillage, Urdax et Khamis reconnurent ce qui se
passait à une centaine de pas du tertre.
Après s'être sauvés, les boeufs ne pouvaient plus fuir que dans la
direction de la forêt. Mais ces animaux, à la marche lente et
mesurée, y parviendraient-ils avant d'avoir été atteints?... Non,
et ils furent bientôt repoussés... En vain se défendirent-ils à
coups de pieds, à coups de corne, ils tombèrent. De tout
l'attelage il ne restait plus qu'un seul boeuf qui, par malheur,
vint se réfugier sous le branchage des tamarins.
Oui, par malheur, car les éléphants l'y poursuivirent et
s'arrêtèrent par un instinct commun. En quelques secondes, le
ruminant ne fut plus qu'un tas de chairs déchirées, d'os broyés,
débris sanglants piétines sous les pieds calleux aux ongles d'une
dureté de fer.
Le tertre était alors entouré et il fallut renoncer à la chance de
voir s'éloigner ces bêtes furieuses.
En un moment, le chariot fut bousculé, renversé, chaviré, écrasé
sous les masses pesantes qui se refoulaient contre le tertre.
Anéanti comme un jouet d'enfant, il n'en resta plus rien ni des
roues, ni de la caisse.
Sans doute, de nouveaux jurons éclatèrent entre les lèvres du
Portugais, mais cela n'était pas pour arrêter ces centaines
d'éléphants, non plus que le coup de fusil qu'Urdax tira sur le
plus rapproché, dont la trompe s'enroulait autour de l'arbre. La
balle ricocha sur le dos de l'animal sans pénétrer dans ses
chairs.
Max Huber et John Cort le comprirent bien. En admettant même
qu'aucun coup ne fût perdu, que chaque balle fît une victime,
peut-être aurait-on pu se débarrasser de ces terribles
assaillants, les détruire jusqu'au dernier, s'ils n'avaient été
qu'un petit nombre. Le jour n'aurait plus éclairé qu'un
amoncellement d'énormes cadavres au pied des tamarins. Mais trois
cents, cinq cents, un millier de ces animaux!... Est-il donc rare
de rencontrer de pareilles agglomérations dans les contrées de
l'Afrique équatoriale, et les voyageurs, les trafiquants, ne
parlent-ils pas d'immenses plaines que couvrent à perte de vue les
ruminants de toute sorte?...
«Cela se complique..., observa John Cort.
-- On peut même dire que ça se corse!» ajouta Max Huber.
Puis, s'adressant au jeune indigène achevalé près de lui:
«Tu n'as pas peur?... demanda-t-il.
-- Non, mon ami Max... avec vous..., non!» répondit Llanga.
Et, cependant, il était permis non seulement à un enfant, mais à
des nommes aussi, de se sentir le coeur envahi d'une irrésistible
épouvante.
En effet, nul doute que les éléphants n'eussent aperçu, entre les
branches des tamarins, ce qui restait du personnel de la caravane.
Et, alors, les derniers rangs poussant les premiers, le cercle se
rétrécit autour du tertre. Une douzaine d'animaux essayèrent
d'accrocher les basses branches avec leurs trompes en se dressant
sur les pattes de derrière. Par bonne chance, à cette hauteur
d'une trentaine de pieds, ils ne purent y réussir.
Quatre coups de carabine éclatèrent simultanément, -- quatre coups
tirés au juger, car il était impossible de viser juste sous la
sombre ramure des tamarins.
Des cris plus violents, des hurlements plus furieux, se firent
entendre. Il ne sembla pas, pourtant, qu'aucun éléphant eût été
mortellement atteint par les balles. Et, d'ailleurs, quatre de
moins, cela n'eût pas compté!
Aussi, ce ne fut plus aux branches inférieures que les trompes
essayèrent de s'accrocher. Elles entourèrent le fût des arbres en
même temps que ceux-ci subissaient la poussée puissante des corps.
Et, de fait, si gros que fussent ces tamarins à leur base, si
solidement que leurs racines eussent mordu le sol, ils éprouvèrent
un ébranlement auquel, sans doute, ils ne pourraient résister.
Des coups de feu retentirent encore -- deux cette fois -- tirés
par le Portugais et le foreloper, dont l'arbre, secoué avec une
extraordinaire violence, les menaçait d'une chute prochaine.
Le Français et son compagnon, eux, n'avaient point déchargé leurs
carabines, bien qu'ils fussent prêts à le faire.
«À quoi bon?... avait dit John Cort.
-- Oui, réservons nos munitions, répondit Max Huber. Plus tard,
nous pourrions nous repentir d'avoir brûlé ici notre dernière
cartouche!»
En attendant, le tamarin auquel étaient cramponnés Urdax et Khamis
fut tellement ébranlé qu'on l'entendit craquer sur toute sa
longueur.
Évidemment, s'il n'était pas déraciné, il se briserait. Les
animaux l'attaquaient à coups de défenses, le courbaient avec
leurs trompes, l'ébranlaient jusque dans ses racines.
Rester plus longtemps sur cet arbre, ne fût-ce qu'une minute,
c'était risquer de s'abattre au pied du tertre:
«Venez!» cria à Urdax le foreloper, essayant de gagner l'arbre
voisin.
Le Portugais avait perdu la tête et continuait à décharger
inutilement sa carabine et ses revolvers, dont les balles
glissaient sur les peaux rugueuses des pachydermes comme sur une
carapace d'alligator.
«Venez!...» répéta Khamis.
Et au moment où le tamarin était secoué avec plus de violence, le
foreloper parvint à saisir une des branches de l'arbre occupé par
Max Huber, John Cort et Llanga, moins compromis que l'autre,
contre lequel s'acharnaient les animaux:
«Urdax?... cria John Cort.
-- Il n'a pas voulu me suivre, répondit le foreloper, il ne sait
plus ce qu'il fait!...
-- Le malheureux va tomber...
-- Nous ne pouvons le laisser là..., dit Max Huber.
-- Il faut l'entraîner malgré lui..., ajouta John Cort.
-- Trop tard!...» dit Khamis.
Trop tard, en effet. Brisé dans un dernier craquement, le tamarin
s'abattit au bas du tertre.
Ce que devint le Portugais, ses compagnons ne purent le voir; ses
cris indiquaient qu'il se débattait sous les pieds des éléphants,
et comme ils cessèrent presque aussitôt, c'est que tout était
fini.
«Le malheureux... le malheureux! murmura John Cort.
-- À notre tour bientôt... dit Khamis.
-- Ce serait regrettable! répliqua froidement Max Huber.
-- Encore une fois, cher ami, je suis bien de votre avis», déclara
John Cort.
Que faire?... Les éléphants, piétinant le tertre, secouaient les
autres arbres, agités comme sous le souffle d'une tempête.
L'horrible fin d'Urdax n'était-elle pas réservée à ceux qui lui
auraient survécu quelques minutes à peine?... Voyaient-ils la
possibilité d'abandonner le tamarin avant sa chute?... Et, s'ils
se risquaient à descendre, pour gagner la plaine, échapperaient-
ils à la poursuite de cette harde?... Auraient-ils le temps
d'atteindre la forêt?... Et, d'ailleurs, leur offrirait-elle toute
sécurité?... Si les éléphants ne les y poursuivaient pas, ne leur
auraient-ils échappé que pour tomber au pouvoir d'indigènes non
moins féroces?...
Cependant, que l'occasion se présentât de chercher refuge au-delà
de la lisière, il faudrait en profiter sans une hésitation. La
raison commandait de préférer un danger non certain à un danger
certain.
L'arbre continuait à osciller, et, dans une de ces oscillations,
plusieurs trompes purent atteindre ses branches inférieures. Le
foreloper et ses deux compagnons furent sur le point de lâcher
prise tant les secousses devinrent violentes. Max Huber, craignant
pour Llanga, le serrait de son bras gauche, tandis qu'il se
retenait du bras droit. Avant de très courts instants, ou les
racines auraient cédé, ou le tronc serait brisé à sa base... Et la
chute du tamarin, c'était la mort de ceux qui s'étaient réfugiés
entre ses branches, l'épouvantable écrasement du Portugais
Urdax!...
Sous de plus rudes et de plus fréquentes poussées, les racines
cédèrent enfin, le sol se souleva, et l'arbre se coucha plutôt
qu'il ne s'abattit le long du tertre.
«À la forêt... à la forêt!...» cria Khamis.
Du côté où les branches du tamarin avaient rencontré le sol, le
recul des éléphants laissait le champ libre. Rapidement, le
foreloper dont le cri avait été entendu, fut à terre. Les trois
autres le suivirent aussitôt dans sa fuite.
Tout d'abord, acharnés contre les arbres restés debout, les
animaux n'avaient pas aperçu les fugitifs. Max Huber, Llanga entre
ses bras, courait aussi vite que le lui permettaient ses forces.
John Cort se maintenait à son côté, prêt à prendre sa part de ce
fardeau, prêt également à décharger sa carabine sur le premier de
la harde qui serait à sa portée.
Le foreloper, John Cort et Max Huber avaient à peine franchi un
demi-kilomètre, lorsqu'une dizaine d'éléphants, se détachant de la
troupe, commencèrent à les poursuivre.
«Courage... courage!... cria Khamis. Conservons notre avance!...
Nous arriverons!...»
Oui, peut-être, et encore importait-il de ne pas être retardé.
Llanga sentait bien que Max Huber se fatiguait.
«Laisse-moi... laisse-moi, mon ami Max!... J'ai de bonnes
jambes... laisse-moi!...»
Max Huber ne l'écoutait pas et tâchait de ne point rester en
arrière.
Un kilomètre fut enlevé, sans que les animaux eussent sensiblement
gagné de l'avance. Par malheur, la vitesse de Khamis et de ses
compagnons se ralentissait, la respiration leur manquait après
cette formidable galopade.
Cependant la lisière ne se trouvait plus qu'à quelques centaines
de pas, et n'était-ce point le salut probable, sinon assuré,
derrière ces épais massifs au milieu desquels les énormes animaux
ne pourraient manoeuvrer?...
«Vite... vite!... répétait Khamis. Donnez-moi Llanga, monsieur
Max...
-- Non, Khamis... j'irai jusqu'au bout!»
Un des éléphants ne se trouvait plus qu'à une douzaine de mètres.
On entendait la sonnerie de sa trompe, on sentait la chaleur de
son souffle. Le sol tremblait sous ses larges pieds qui battaient
le galop. Une minute, et il aurait atteint Max Huber, qui ne se
maintenait pas sans peine près de ses compagnons.
Alors John Cort s'arrêta, se retourna, épaula sa carabine, visa un
instant, fit feu et frappa, paraît-il, l'éléphant au bon endroit.
La balle lui avait traversé le coeur, il tomba foudroyé.
«Coup heureux!» murmura John Cort, et il se reprit à fuir.
Les autres animaux, arrivés peu d'instants après, entourèrent la
masse étendue sur le sol. De là un répit dont le foreloper et ses
compagnons allaient profiter.
Il est vrai, après avoir abattu les derniers arbres du tertre, la
harde ne tarderait pas à se précipiter vers la forêt.
Aucun feu n'avait reparu ni au niveau de la plaine ni aux cimes
des arbres. Tout se confondait sur le périmètre de l'obscur
horizon.
Épuisés, époumonés, les fugitifs auraient-ils la force d'atteindre
leur but?...
«Hardi... hardi!...» criait Khamis.
S'il n'y avait plus qu'une centaine de pas à franchir, les
éléphants n'étaient que de quarante en arrière...
Par un suprême effort -- celui de l'instinct de la conservation --
Khamis, Max Huber, John Cort se jetèrent entre les premiers
arbres, et, à demi inanimés, tombèrent sur le sol.
En vain la harde voulut franchir la lisière. Les arbres étaient si
pressés qu'elle ne put se frayer passage, et ils étaient de telle
dimension qu'elle ne parvint pas à les renverser. En vain les
trompes se glissèrent à travers les interstices, en vain les
derniers rangs poussèrent les premiers...
Les fugitifs n'avaient plus rien à craindre des éléphants,
auxquels la grande forêt de l'Oubanghi opposait un insurmontable
obstacle.
CHAPITRE IV
_Parti à prendre, parti pris_
Il était près de minuit. Restaient six heures à passer en complète
obscurité. Six longues heures de craintes et de dangers!... Que
Khamis et ses compagnons fussent à l'abri derrière
l'infranchissable barrière des arbres, cela semblait acquis. Mais
si la sécurité était assurée de ce chef, un autre danger menaçait.
Au milieu de la nuit, est-ce que des feux multiples ne s'étaient
pas montrés sur la lisière?... Est-ce que les hautes ramures ne
s'étaient pas illuminées d'inexplicables lueurs?... Pouvait-on
douter qu'un parti d'indigènes ne fût campé en cet endroit?... N'y
avait-il pas à craindre une agression contre laquelle aucune
défense ne serait possible?...
«Veillons, dit le foreloper, dès qu'il eut repris haleine après
cette époumonante course, et lorsque le Français et l'Américain
furent en état de lui répondre.
-- Veillons, répéta John Cort, et soyons prêts à repousser une
attaque!... Les nomades ne sauraient être éloignés... C'est sur
cette partie de la lisière qu'ils ont fait halte, et voici les
restes d'un foyer, d'où s'échappent encore quelques étincelles...»
En effet, à cinq ou six pas, au pied d'un arbre, des charbons
brûlaient en jetant une clarté rougeâtre.
Max Huber se releva et, sa carabine armée, se glissa sous le
taillis.
Khamis et John Cort anxieux se tenaient prêts à le rejoindre s'il
le fallait.
L'absence de Max Huber ne dura que trois ou quatre minutes. Il
n'avait rien entrevu de suspect, rien entendu qui fût de nature à
inspirer la crainte d'un danger immédiat.
«Cette portion de la forêt est actuellement déserte, dit-il. Il
est certain que les indigènes l'ont quittée...
-- Et peut-être même se sont-ils enfuis lorsqu'ils ont vu
apparaître les éléphants, observa John Cort.
-- Peut-être, car les feux que nous avons aperçus, monsieur Max et
moi, dit Khamis, se sont éteints dès que les mugissements ont
retenti dans la direction du nord. Était-ce par prudence, était-ce
par crainte?... Ces gens devaient se croire en sûreté derrière les
arbres... Je ne m'explique pas bien...
-- Ce qui est inexplicable, reprit Max Huber, et la nuit n'est pas
favorable aux explications. Attendons le jour, et, je l'avoue,
j'aurais quelque peine à rester éveillé... mes yeux se ferment
malgré moi...
-- Le moment est mal choisi pour dormir, mon cher Max, déclara
John Cort.
-- On ne peut pas plus mal, mon cher John, mais le sommeil n'obéit
pas, il commande... Bonsoir et à demain!»
Un instant après, Max Huber, étendu au pied d'un arbre, était
plongé dans un profond sommeil.
«Va te coucher près de lui, Llanga, dit John Cort. Khamis et moi,
nous veillerons jusqu'au matin.
-- J'y suffirai, monsieur John, répondit le foreloper. C'est dans
mes habitudes, et je vous conseille d'imiter votre ami.»
On pouvait s'en rapporter à Khamis. Il ne se relâcherait pas une
minute de sa surveillance.
Llanga alla se blottir près de Max Huber. John Cort, lui, voulut
résister. Pendant un quart d'heure encore, il s'entretint avec le
foreloper. Tous deux parlèrent de l'infortuné Portugais, auquel
Khamis était attaché depuis longtemps, et dont ses compagnons
avaient apprécié les qualités au cours de cette campagne:
«Le malheureux, répétait Khamis, a perdu la tête en se voyant
abandonné par ces lâches porteurs, dépouillé, volé...
-- Pauvre homme!» murmura John Cort.
Ce furent les deux derniers mots qu'il prononça. Vaincu par la
fatigue, il s'allongea sur l'herbe et s'endormit aussitôt.
Seul, l'oeil aux aguets, prêtant l'oreille, épiant les moindres
bruits, sa carabine à portée de la main, fouillant du regard
l'ombre épaisse, se relevant parfois afin de mieux sonder les
profondeurs du sous-bois au ras du sol, prêt enfin à réveiller ses
compagnons, s'il y avait lieu de se défendre, Khamis veilla
jusqu'aux premières lueurs du jour.
À quelques traits, le lecteur a déjà pu constater la différence de
caractère qui existait entre les deux amis français et américain.
John Cort était d'un esprit très sérieux et très pratique,
qualités habituelles aux hommes de la Nouvelle-Angleterre. Né à
Boston, et bien qu'il fût Yankee par son origine, il ne se
révélait que par les bons côtés du Yankee. Très curieux des
questions de géographie et d'anthropologie, l'étude des races
humaines l'intéressait au plus haut degré. À ces mérites, il
joignait un grand courage et eût poussé le dévouement à ses amis
jusqu'au dernier sacrifice.
Max Huber, un Parisien resté tel au milieu de ces contrées
lointaines où l'avaient transporté les hasards de l'existence, ne
le cédait à John Cort ni par la tête ni par le coeur. Mais, de
sens moins pratique, on eût pu dire qu'il «vivait en vers» alors
que John Cort «vivait en prose». Son tempérament le lançait
volontiers à la poursuite de l'extraordinaire. Ainsi qu'on a dû le
remarquer, il aurait été capable de regrettables témérités pour
satisfaire ses instincts d'imaginatif, si son prudent compagnon
eût cessé de le retenir. Cette heureuse intervention avait eu
plusieurs occasions de s'exercer depuis le départ de Libreville.
Libreville est la capitale du Congo français. Fondée en 1849 sur
la rive gauche de l'estuaire du Gabon, elle compte actuellement de
quinze à seize cents habitants. Le gouverneur de la colonie y
réside, et il ne faudrait pas y chercher d'autres édifices que sa
propre maison. L'hôpital, l'établissement des missionnaires, et,
pour la partie industrielle et commerciale, les parcs à charbon,
les magasins et les chantiers constituent toute la ville.
À trois kilomètres de cette capitale se trouve une annexe, le
village de Glass, où prospèrent des factoreries allemandes,
anglaises et américaines.
C'était là que Max Huber et John Cort s'étaient connus cinq ou six
ans plus tôt et liés d'une solide amitié. Leurs familles
possédaient des intérêts considérables dans la factorerie
américaine de Glass. Tous deux y occupaient des emplois
supérieurs. Cet établissement se maintenait en pleine fortune,
faisant le trafic de l'ivoire, des huiles d'arachides, du vin de
palme, des diverses productions du pays: telle la noix du gourou,
apéritive et vivifiante; telle la baie de kaffa, d'arôme si
pénétrant et d'énergie si fortifiante, l'une et l'autre largement
expédiées sur les marchés de l'Amérique et de l'Europe.
Trois mois auparavant, Max Huber et John Cort avaient formé le
projet de visiter la région qui s'étend à l'est du Congo français
et du Cameroun. Chasseurs déterminés, ils n'hésitèrent pas à se
joindre au personnel d'une caravane sur le point de quitter
Libreville pour cette contrée où les éléphants abondent au-delà du
Bahar-el-Abiad, jusqu'aux confins du Baghirmi et du Darfour. Tous
deux connaissaient le chef de cette caravane, le Portugais Urdax,
originaire de Loango, et qui passait, à juste titre, pour un
habile trafiquant.
Urdax faisait partie de cette Association des chasseurs d'ivoire
que Stanley, en 1887-1889, rencontra à Ipoto, alors qu'elle
revenait du Congo septentrional. Mais le Portugais ne partageait
pas la mauvaise réputation de ses confrères, lesquels, pour la
plupart, sous prétexte de chasser l'éléphant, se livrent au
massacre des indigènes, et, ainsi que le dit l'intrépide
explorateur de l'Afrique équatoriale, l'ivoire qu'ils rapportent
est teint de sang humain.
Non! un Français et un Américain pouvaient, sans déchoir, accepter
la compagnie d'Urdax, et aussi celle du foreloper, le guide de la
caravane, ce Khamis, qui ne devait en aucune circonstance ménager
ni son dévouement ni son zèle.
La campagne fut heureuse, on le sait. Très acclimatés, John Cort
et Max Huber supportèrent avec une remarquable endurance les
fatigues de cette expédition. Un peu amaigris, sans doute, ils
revenaient en parfaite santé, lorsque la mauvaise chance leur
barra la route du retour. Et, maintenant, le chef de la caravane
leur manquait, alors qu'une distance de plus de deux mille
kilomètres les séparait encore de Libreville.
La «Grande Forêt», ainsi l'avait qualifiée Urdax, cette forêt
d'Oubanghi dont ils avaient franchi la limite, justifiait cette
qualification.
Dans les parties connues du globe terrestre, il existe de ces
espaces, couverts de millions d'arbres, et leurs dimensions sont
telles que la plupart des États d'Europe n'en égalent point la
superficie.
On cite, parmi les plus vastes du monde, les quatre forêts qui
sont situées dans l'Amérique du Nord, dans l'Amérique du Sud, dans
la Sibérie et dans l'Afrique centrale.
La première, se prolongeant en direction septentrionale jusqu'à la
baie d'Hudson et la presqu'île de Labrador, couvre, dans les
provinces de Québec et de l'Ontario, au nord du Saint-Laurent, une
aire dont la longueur mesure deux mille sept cent cinquante
kilomètres sur une largeur de seize cents.
La seconde occupe dans la vallée de l'Amazone, au nord-ouest du
Brésil, une étendue de trois mille trois cents kilomètres en
longueur et de deux mille en largeur.
La troisième, avec quatre mille huit cents kilomètres d'une part
et deux mille sept cents de l'autre, hérisse de ses énormes
conifères, d'une hauteur de cent cinquante pieds, une portion de
la Sibérie méridionale, depuis les plaines du bassin de l'Obi, à
l'ouest, jusqu'à la vallée de l'Indighiska, à l'est, contrée
qu'arrosent l'Yenisséi, l'Olamk, la Lena et la Yana.
La quatrième s'étend depuis la vallée du Congo jusqu'aux sources
du Nil et du Zambèze, sur une superficie encore indéterminée, qui
dépasse vraisemblablement celle des trois autres. Là, en effet, se
développe l'immense étendue de région ignorée que présente cette
partie de l'Afrique parallèle à l'équateur, au nord de l'Ogoué et
du Congo, sur un million de kilomètres carrés, près de deux fois
la surface de la France.
On ne l'a point oublié, il entrait dans la pensée du Portugais
Urdax de ne pas s'aventurer à travers cette forêt, mais de la
contourner par le nord et l'ouest. D'ailleurs, comment le chariot
et son attelage auraient-ils pu circuler au milieu de ce
labyrinthe? Quitte à accroître l'itinéraire de quelques journées
de marche, la caravane suivrait, le long de la lisière, un chemin
plus facile qui conduisait à la rive droite de l'Oubanghi, et, de
là, il serait aisé de regagner les factoreries de Libreville.
À présent, la situation était modifiée. Plus rien des
_impedimenta_ d'un nombreux personnel, des charges d'un matériel
encombrant. Plus de chariot, plus de boeufs, plus d'objets de
campement. Seulement trois hommes et un jeune enfant, auxquels
manquaient les moyens de transport à cinq cents lieues du littoral
de l'Atlantique.
Quel parti convenait-il de prendre? En revenir à l'itinéraire
indiqué par Urdax, mais dans des conditions peu favorables, ou
bien essayer, en piétons, de franchir obliquement la forêt, où les
rencontres de nomades seraient moins à redouter, route qui
abrégerait le parcours, jusqu'aux frontières du Congo français?...
Telle serait l'importante question à traiter, puis à résoudre, dès
que Max Huber et John Cort se réveilleraient à l'aube prochaine.
Durant ces longues heures, Khamis était resté de garde. Aucun
incident n'avait troublé le repos des dormeurs ni fait pressentir
une agression nocturne. À plusieurs reprises, le foreloper, son
revolver à la main, s'était éloigné d'une cinquantaine de pas,
rampant entre les broussailles, lorsque se produisait aux
alentours quelque bruit de nature à inquiéter sa vigilance. Ce
n'étaient qu'un craquement de branche morte, le coup d'aile d'un
gros oiseau à travers les ramures, le piétinement d'un ruminant
autour du lieu de halte et aussi ces vagues rumeurs forestières,
lorsque, sous le vent de la nuit, frissonnent les hautes
frondaisons.
retour, ce fut fait en un instant avec l'aide du Portugais et du
foreloper, lequel songea à se munir de sa hachette et de sa
gourde. En traversant les basses régions de l'Oubanghi, qui sait
si ses compagnons et lui ne parviendraient pas à gagner les
factoreries de la côte?...
Quelle heure était-il à ce moment?... Onze heures dix-sept, -- ce
que constata John Cort, après avoir éclairé sa montre à la flamme
d'une allumette. Son sang-froid ne l'avait pas abandonné, ce qui
lui permettait de juger la situation, très périlleuse, à son avis,
et sans issue, si les éléphants s'arrêtaient au tertre, au lieu de
se porter vers l'est ou l'ouest de la plaine.
Max Huber, plus nerveux, ayant également conscience du danger,
allait et venait près du chariot, observant l'énorme masse
ondulante, qui se détachait, plus sombre, sur le fond du ciel.
«C'est de l'artillerie qu'il faudrait!...» murmura-t-il.
Khamis, lui, ne laissait rien voir de ce qu'il éprouvait. Il
possédait ce calme étonnant de l'Africain, au sang arabe, ce sang
plus épais que celui du blanc, moins rouge aussi, qui rend la
sensibilité plus obtuse et donne moins prise à la douleur
physique. Deux revolvers à sa ceinture, son fusil prêt à être
épaulé, il attendait.
Quant au Portugais, incapable de cacher son désespoir, il songeait
plus à l'irréparable dommage dont il serait victime qu'aux dangers
de cette irruption. Aussi gémissait-il, récriminait-il, prodiguant
les plus retentissants jurons de sa langue maternelle.
Llanga se tenait près de John Cort et regardait Max Huber. Il ne
témoignait aucune crainte, n'ayant pas peur, du moment que ses
deux amis étaient là.
Et pourtant l'assourdissant vacarme se propageait avec une
violence inouïe, à mesure que s'approchait la chevauchée
formidable. Le claironnement des puissantes mâchoires redoublait.
On sentait déjà un souffle qui traversait l'air comme les vents de
tempête. À cette distance de quatre à cinq cents pas, les
pachydermes prenaient, dans la nuit, des dimensions démesurées,
des apparences tératologiques. On eût dit d'une apocalypse de
monstres, dont les trompes, comme un millier de serpents, se
convulsaient dans une agitation frénétique.
Il n'était que temps de se réfugier entre les branches des
tamarins, et peut-être la harde passerait-elle sans avoir aperçu
le Portugais et ses compagnons.
Ces arbres dressaient leur cime à une soixantaine de pieds au-
dessus du sol. Presque semblables à des noyers, très caractérisés
par la capricieuse diffusion de leurs rameaux, les tamarins,
sortes de dattiers, sont très répandus sur les diverses zones de
l'Afrique. En même temps que les nègres fabriquent avec la partie
gluante de leurs fruits une boisson rafraîchissante, ils ont
l'habitude de mêler les gousses de ces arbres au riz dont ils se
nourrissent, surtout dans les provinces littorales.
Les tamarins étaient assez rapprochés pour que leur basse
frondaison fût entrelacée, ce qui permettrait de passer de l'un à
l'autre. Leur tronc mesurait à la base une circonférence de six à
huit pieds, et de quatre à cinq près de la fourche. Cette
épaisseur présenterait-elle une résistance suffisante, si les
animaux se précipitaient contre le tertre?
Les troncs n'offraient qu'une surface lisse jusqu'à la naissance
des premières branches étendues à une trentaine de pieds au-dessus
du sol. Étant donnée la grosseur du fût, atteindre la fourche eût
été malaisé si Khamis n'avait eu à sa disposition quelques
«chamboks». Ce sont des courroies en cuir de rhinocéros, très
souples, dont les forelopers se servent pour maintenir les
attelages de boeufs.
Grâce à l'une de ces courroies, Urdax et Khamis, après l'avoir
lancée à travers la fourche, purent se hisser à l'un des arbres.
En employant de la même façon une courroie semblable, Max Huber et
John Cort en firent autant. Dès qu'ils furent achevalés sur une
branche, ils envoyèrent l'extrémité du chambok à Llanga qu'ils
enlevèrent en un tour de main.
La harde n'était plus qu'à trois cents mètres. En deux ou trois
minutes, elle aurait atteint le tertre:
«Cher ami, êtes-vous satisfait?... demanda ironiquement John Cort
à son camarade.
-- Ce n'est encore que de l'imprévu, John!
-- Sans doute, Max, mais ce qui serait de l'extraordinaire, c'est
que nous parvinssions à sortir sains et saufs de cette affaire!
-- Oui... à tout prendre, John, mieux eût valu ne point être
exposé à cette attaque d'éléphants dont le contact est parfois
brutal...
-- C'est vraiment incroyable, mon cher Max, comme nous sommes du
même avis!» se contenta de répondre John Cort.
Ce que répliqua Huber, son ami ne put l'entendre. À cet instant
éclatèrent des beuglements d'épouvante, puis de douleur, qui
eussent fait tressaillir les plus braves.
En écartant le feuillage, Urdax et Khamis reconnurent ce qui se
passait à une centaine de pas du tertre.
Après s'être sauvés, les boeufs ne pouvaient plus fuir que dans la
direction de la forêt. Mais ces animaux, à la marche lente et
mesurée, y parviendraient-ils avant d'avoir été atteints?... Non,
et ils furent bientôt repoussés... En vain se défendirent-ils à
coups de pieds, à coups de corne, ils tombèrent. De tout
l'attelage il ne restait plus qu'un seul boeuf qui, par malheur,
vint se réfugier sous le branchage des tamarins.
Oui, par malheur, car les éléphants l'y poursuivirent et
s'arrêtèrent par un instinct commun. En quelques secondes, le
ruminant ne fut plus qu'un tas de chairs déchirées, d'os broyés,
débris sanglants piétines sous les pieds calleux aux ongles d'une
dureté de fer.
Le tertre était alors entouré et il fallut renoncer à la chance de
voir s'éloigner ces bêtes furieuses.
En un moment, le chariot fut bousculé, renversé, chaviré, écrasé
sous les masses pesantes qui se refoulaient contre le tertre.
Anéanti comme un jouet d'enfant, il n'en resta plus rien ni des
roues, ni de la caisse.
Sans doute, de nouveaux jurons éclatèrent entre les lèvres du
Portugais, mais cela n'était pas pour arrêter ces centaines
d'éléphants, non plus que le coup de fusil qu'Urdax tira sur le
plus rapproché, dont la trompe s'enroulait autour de l'arbre. La
balle ricocha sur le dos de l'animal sans pénétrer dans ses
chairs.
Max Huber et John Cort le comprirent bien. En admettant même
qu'aucun coup ne fût perdu, que chaque balle fît une victime,
peut-être aurait-on pu se débarrasser de ces terribles
assaillants, les détruire jusqu'au dernier, s'ils n'avaient été
qu'un petit nombre. Le jour n'aurait plus éclairé qu'un
amoncellement d'énormes cadavres au pied des tamarins. Mais trois
cents, cinq cents, un millier de ces animaux!... Est-il donc rare
de rencontrer de pareilles agglomérations dans les contrées de
l'Afrique équatoriale, et les voyageurs, les trafiquants, ne
parlent-ils pas d'immenses plaines que couvrent à perte de vue les
ruminants de toute sorte?...
«Cela se complique..., observa John Cort.
-- On peut même dire que ça se corse!» ajouta Max Huber.
Puis, s'adressant au jeune indigène achevalé près de lui:
«Tu n'as pas peur?... demanda-t-il.
-- Non, mon ami Max... avec vous..., non!» répondit Llanga.
Et, cependant, il était permis non seulement à un enfant, mais à
des nommes aussi, de se sentir le coeur envahi d'une irrésistible
épouvante.
En effet, nul doute que les éléphants n'eussent aperçu, entre les
branches des tamarins, ce qui restait du personnel de la caravane.
Et, alors, les derniers rangs poussant les premiers, le cercle se
rétrécit autour du tertre. Une douzaine d'animaux essayèrent
d'accrocher les basses branches avec leurs trompes en se dressant
sur les pattes de derrière. Par bonne chance, à cette hauteur
d'une trentaine de pieds, ils ne purent y réussir.
Quatre coups de carabine éclatèrent simultanément, -- quatre coups
tirés au juger, car il était impossible de viser juste sous la
sombre ramure des tamarins.
Des cris plus violents, des hurlements plus furieux, se firent
entendre. Il ne sembla pas, pourtant, qu'aucun éléphant eût été
mortellement atteint par les balles. Et, d'ailleurs, quatre de
moins, cela n'eût pas compté!
Aussi, ce ne fut plus aux branches inférieures que les trompes
essayèrent de s'accrocher. Elles entourèrent le fût des arbres en
même temps que ceux-ci subissaient la poussée puissante des corps.
Et, de fait, si gros que fussent ces tamarins à leur base, si
solidement que leurs racines eussent mordu le sol, ils éprouvèrent
un ébranlement auquel, sans doute, ils ne pourraient résister.
Des coups de feu retentirent encore -- deux cette fois -- tirés
par le Portugais et le foreloper, dont l'arbre, secoué avec une
extraordinaire violence, les menaçait d'une chute prochaine.
Le Français et son compagnon, eux, n'avaient point déchargé leurs
carabines, bien qu'ils fussent prêts à le faire.
«À quoi bon?... avait dit John Cort.
-- Oui, réservons nos munitions, répondit Max Huber. Plus tard,
nous pourrions nous repentir d'avoir brûlé ici notre dernière
cartouche!»
En attendant, le tamarin auquel étaient cramponnés Urdax et Khamis
fut tellement ébranlé qu'on l'entendit craquer sur toute sa
longueur.
Évidemment, s'il n'était pas déraciné, il se briserait. Les
animaux l'attaquaient à coups de défenses, le courbaient avec
leurs trompes, l'ébranlaient jusque dans ses racines.
Rester plus longtemps sur cet arbre, ne fût-ce qu'une minute,
c'était risquer de s'abattre au pied du tertre:
«Venez!» cria à Urdax le foreloper, essayant de gagner l'arbre
voisin.
Le Portugais avait perdu la tête et continuait à décharger
inutilement sa carabine et ses revolvers, dont les balles
glissaient sur les peaux rugueuses des pachydermes comme sur une
carapace d'alligator.
«Venez!...» répéta Khamis.
Et au moment où le tamarin était secoué avec plus de violence, le
foreloper parvint à saisir une des branches de l'arbre occupé par
Max Huber, John Cort et Llanga, moins compromis que l'autre,
contre lequel s'acharnaient les animaux:
«Urdax?... cria John Cort.
-- Il n'a pas voulu me suivre, répondit le foreloper, il ne sait
plus ce qu'il fait!...
-- Le malheureux va tomber...
-- Nous ne pouvons le laisser là..., dit Max Huber.
-- Il faut l'entraîner malgré lui..., ajouta John Cort.
-- Trop tard!...» dit Khamis.
Trop tard, en effet. Brisé dans un dernier craquement, le tamarin
s'abattit au bas du tertre.
Ce que devint le Portugais, ses compagnons ne purent le voir; ses
cris indiquaient qu'il se débattait sous les pieds des éléphants,
et comme ils cessèrent presque aussitôt, c'est que tout était
fini.
«Le malheureux... le malheureux! murmura John Cort.
-- À notre tour bientôt... dit Khamis.
-- Ce serait regrettable! répliqua froidement Max Huber.
-- Encore une fois, cher ami, je suis bien de votre avis», déclara
John Cort.
Que faire?... Les éléphants, piétinant le tertre, secouaient les
autres arbres, agités comme sous le souffle d'une tempête.
L'horrible fin d'Urdax n'était-elle pas réservée à ceux qui lui
auraient survécu quelques minutes à peine?... Voyaient-ils la
possibilité d'abandonner le tamarin avant sa chute?... Et, s'ils
se risquaient à descendre, pour gagner la plaine, échapperaient-
ils à la poursuite de cette harde?... Auraient-ils le temps
d'atteindre la forêt?... Et, d'ailleurs, leur offrirait-elle toute
sécurité?... Si les éléphants ne les y poursuivaient pas, ne leur
auraient-ils échappé que pour tomber au pouvoir d'indigènes non
moins féroces?...
Cependant, que l'occasion se présentât de chercher refuge au-delà
de la lisière, il faudrait en profiter sans une hésitation. La
raison commandait de préférer un danger non certain à un danger
certain.
L'arbre continuait à osciller, et, dans une de ces oscillations,
plusieurs trompes purent atteindre ses branches inférieures. Le
foreloper et ses deux compagnons furent sur le point de lâcher
prise tant les secousses devinrent violentes. Max Huber, craignant
pour Llanga, le serrait de son bras gauche, tandis qu'il se
retenait du bras droit. Avant de très courts instants, ou les
racines auraient cédé, ou le tronc serait brisé à sa base... Et la
chute du tamarin, c'était la mort de ceux qui s'étaient réfugiés
entre ses branches, l'épouvantable écrasement du Portugais
Urdax!...
Sous de plus rudes et de plus fréquentes poussées, les racines
cédèrent enfin, le sol se souleva, et l'arbre se coucha plutôt
qu'il ne s'abattit le long du tertre.
«À la forêt... à la forêt!...» cria Khamis.
Du côté où les branches du tamarin avaient rencontré le sol, le
recul des éléphants laissait le champ libre. Rapidement, le
foreloper dont le cri avait été entendu, fut à terre. Les trois
autres le suivirent aussitôt dans sa fuite.
Tout d'abord, acharnés contre les arbres restés debout, les
animaux n'avaient pas aperçu les fugitifs. Max Huber, Llanga entre
ses bras, courait aussi vite que le lui permettaient ses forces.
John Cort se maintenait à son côté, prêt à prendre sa part de ce
fardeau, prêt également à décharger sa carabine sur le premier de
la harde qui serait à sa portée.
Le foreloper, John Cort et Max Huber avaient à peine franchi un
demi-kilomètre, lorsqu'une dizaine d'éléphants, se détachant de la
troupe, commencèrent à les poursuivre.
«Courage... courage!... cria Khamis. Conservons notre avance!...
Nous arriverons!...»
Oui, peut-être, et encore importait-il de ne pas être retardé.
Llanga sentait bien que Max Huber se fatiguait.
«Laisse-moi... laisse-moi, mon ami Max!... J'ai de bonnes
jambes... laisse-moi!...»
Max Huber ne l'écoutait pas et tâchait de ne point rester en
arrière.
Un kilomètre fut enlevé, sans que les animaux eussent sensiblement
gagné de l'avance. Par malheur, la vitesse de Khamis et de ses
compagnons se ralentissait, la respiration leur manquait après
cette formidable galopade.
Cependant la lisière ne se trouvait plus qu'à quelques centaines
de pas, et n'était-ce point le salut probable, sinon assuré,
derrière ces épais massifs au milieu desquels les énormes animaux
ne pourraient manoeuvrer?...
«Vite... vite!... répétait Khamis. Donnez-moi Llanga, monsieur
Max...
-- Non, Khamis... j'irai jusqu'au bout!»
Un des éléphants ne se trouvait plus qu'à une douzaine de mètres.
On entendait la sonnerie de sa trompe, on sentait la chaleur de
son souffle. Le sol tremblait sous ses larges pieds qui battaient
le galop. Une minute, et il aurait atteint Max Huber, qui ne se
maintenait pas sans peine près de ses compagnons.
Alors John Cort s'arrêta, se retourna, épaula sa carabine, visa un
instant, fit feu et frappa, paraît-il, l'éléphant au bon endroit.
La balle lui avait traversé le coeur, il tomba foudroyé.
«Coup heureux!» murmura John Cort, et il se reprit à fuir.
Les autres animaux, arrivés peu d'instants après, entourèrent la
masse étendue sur le sol. De là un répit dont le foreloper et ses
compagnons allaient profiter.
Il est vrai, après avoir abattu les derniers arbres du tertre, la
harde ne tarderait pas à se précipiter vers la forêt.
Aucun feu n'avait reparu ni au niveau de la plaine ni aux cimes
des arbres. Tout se confondait sur le périmètre de l'obscur
horizon.
Épuisés, époumonés, les fugitifs auraient-ils la force d'atteindre
leur but?...
«Hardi... hardi!...» criait Khamis.
S'il n'y avait plus qu'une centaine de pas à franchir, les
éléphants n'étaient que de quarante en arrière...
Par un suprême effort -- celui de l'instinct de la conservation --
Khamis, Max Huber, John Cort se jetèrent entre les premiers
arbres, et, à demi inanimés, tombèrent sur le sol.
En vain la harde voulut franchir la lisière. Les arbres étaient si
pressés qu'elle ne put se frayer passage, et ils étaient de telle
dimension qu'elle ne parvint pas à les renverser. En vain les
trompes se glissèrent à travers les interstices, en vain les
derniers rangs poussèrent les premiers...
Les fugitifs n'avaient plus rien à craindre des éléphants,
auxquels la grande forêt de l'Oubanghi opposait un insurmontable
obstacle.
CHAPITRE IV
_Parti à prendre, parti pris_
Il était près de minuit. Restaient six heures à passer en complète
obscurité. Six longues heures de craintes et de dangers!... Que
Khamis et ses compagnons fussent à l'abri derrière
l'infranchissable barrière des arbres, cela semblait acquis. Mais
si la sécurité était assurée de ce chef, un autre danger menaçait.
Au milieu de la nuit, est-ce que des feux multiples ne s'étaient
pas montrés sur la lisière?... Est-ce que les hautes ramures ne
s'étaient pas illuminées d'inexplicables lueurs?... Pouvait-on
douter qu'un parti d'indigènes ne fût campé en cet endroit?... N'y
avait-il pas à craindre une agression contre laquelle aucune
défense ne serait possible?...
«Veillons, dit le foreloper, dès qu'il eut repris haleine après
cette époumonante course, et lorsque le Français et l'Américain
furent en état de lui répondre.
-- Veillons, répéta John Cort, et soyons prêts à repousser une
attaque!... Les nomades ne sauraient être éloignés... C'est sur
cette partie de la lisière qu'ils ont fait halte, et voici les
restes d'un foyer, d'où s'échappent encore quelques étincelles...»
En effet, à cinq ou six pas, au pied d'un arbre, des charbons
brûlaient en jetant une clarté rougeâtre.
Max Huber se releva et, sa carabine armée, se glissa sous le
taillis.
Khamis et John Cort anxieux se tenaient prêts à le rejoindre s'il
le fallait.
L'absence de Max Huber ne dura que trois ou quatre minutes. Il
n'avait rien entrevu de suspect, rien entendu qui fût de nature à
inspirer la crainte d'un danger immédiat.
«Cette portion de la forêt est actuellement déserte, dit-il. Il
est certain que les indigènes l'ont quittée...
-- Et peut-être même se sont-ils enfuis lorsqu'ils ont vu
apparaître les éléphants, observa John Cort.
-- Peut-être, car les feux que nous avons aperçus, monsieur Max et
moi, dit Khamis, se sont éteints dès que les mugissements ont
retenti dans la direction du nord. Était-ce par prudence, était-ce
par crainte?... Ces gens devaient se croire en sûreté derrière les
arbres... Je ne m'explique pas bien...
-- Ce qui est inexplicable, reprit Max Huber, et la nuit n'est pas
favorable aux explications. Attendons le jour, et, je l'avoue,
j'aurais quelque peine à rester éveillé... mes yeux se ferment
malgré moi...
-- Le moment est mal choisi pour dormir, mon cher Max, déclara
John Cort.
-- On ne peut pas plus mal, mon cher John, mais le sommeil n'obéit
pas, il commande... Bonsoir et à demain!»
Un instant après, Max Huber, étendu au pied d'un arbre, était
plongé dans un profond sommeil.
«Va te coucher près de lui, Llanga, dit John Cort. Khamis et moi,
nous veillerons jusqu'au matin.
-- J'y suffirai, monsieur John, répondit le foreloper. C'est dans
mes habitudes, et je vous conseille d'imiter votre ami.»
On pouvait s'en rapporter à Khamis. Il ne se relâcherait pas une
minute de sa surveillance.
Llanga alla se blottir près de Max Huber. John Cort, lui, voulut
résister. Pendant un quart d'heure encore, il s'entretint avec le
foreloper. Tous deux parlèrent de l'infortuné Portugais, auquel
Khamis était attaché depuis longtemps, et dont ses compagnons
avaient apprécié les qualités au cours de cette campagne:
«Le malheureux, répétait Khamis, a perdu la tête en se voyant
abandonné par ces lâches porteurs, dépouillé, volé...
-- Pauvre homme!» murmura John Cort.
Ce furent les deux derniers mots qu'il prononça. Vaincu par la
fatigue, il s'allongea sur l'herbe et s'endormit aussitôt.
Seul, l'oeil aux aguets, prêtant l'oreille, épiant les moindres
bruits, sa carabine à portée de la main, fouillant du regard
l'ombre épaisse, se relevant parfois afin de mieux sonder les
profondeurs du sous-bois au ras du sol, prêt enfin à réveiller ses
compagnons, s'il y avait lieu de se défendre, Khamis veilla
jusqu'aux premières lueurs du jour.
À quelques traits, le lecteur a déjà pu constater la différence de
caractère qui existait entre les deux amis français et américain.
John Cort était d'un esprit très sérieux et très pratique,
qualités habituelles aux hommes de la Nouvelle-Angleterre. Né à
Boston, et bien qu'il fût Yankee par son origine, il ne se
révélait que par les bons côtés du Yankee. Très curieux des
questions de géographie et d'anthropologie, l'étude des races
humaines l'intéressait au plus haut degré. À ces mérites, il
joignait un grand courage et eût poussé le dévouement à ses amis
jusqu'au dernier sacrifice.
Max Huber, un Parisien resté tel au milieu de ces contrées
lointaines où l'avaient transporté les hasards de l'existence, ne
le cédait à John Cort ni par la tête ni par le coeur. Mais, de
sens moins pratique, on eût pu dire qu'il «vivait en vers» alors
que John Cort «vivait en prose». Son tempérament le lançait
volontiers à la poursuite de l'extraordinaire. Ainsi qu'on a dû le
remarquer, il aurait été capable de regrettables témérités pour
satisfaire ses instincts d'imaginatif, si son prudent compagnon
eût cessé de le retenir. Cette heureuse intervention avait eu
plusieurs occasions de s'exercer depuis le départ de Libreville.
Libreville est la capitale du Congo français. Fondée en 1849 sur
la rive gauche de l'estuaire du Gabon, elle compte actuellement de
quinze à seize cents habitants. Le gouverneur de la colonie y
réside, et il ne faudrait pas y chercher d'autres édifices que sa
propre maison. L'hôpital, l'établissement des missionnaires, et,
pour la partie industrielle et commerciale, les parcs à charbon,
les magasins et les chantiers constituent toute la ville.
À trois kilomètres de cette capitale se trouve une annexe, le
village de Glass, où prospèrent des factoreries allemandes,
anglaises et américaines.
C'était là que Max Huber et John Cort s'étaient connus cinq ou six
ans plus tôt et liés d'une solide amitié. Leurs familles
possédaient des intérêts considérables dans la factorerie
américaine de Glass. Tous deux y occupaient des emplois
supérieurs. Cet établissement se maintenait en pleine fortune,
faisant le trafic de l'ivoire, des huiles d'arachides, du vin de
palme, des diverses productions du pays: telle la noix du gourou,
apéritive et vivifiante; telle la baie de kaffa, d'arôme si
pénétrant et d'énergie si fortifiante, l'une et l'autre largement
expédiées sur les marchés de l'Amérique et de l'Europe.
Trois mois auparavant, Max Huber et John Cort avaient formé le
projet de visiter la région qui s'étend à l'est du Congo français
et du Cameroun. Chasseurs déterminés, ils n'hésitèrent pas à se
joindre au personnel d'une caravane sur le point de quitter
Libreville pour cette contrée où les éléphants abondent au-delà du
Bahar-el-Abiad, jusqu'aux confins du Baghirmi et du Darfour. Tous
deux connaissaient le chef de cette caravane, le Portugais Urdax,
originaire de Loango, et qui passait, à juste titre, pour un
habile trafiquant.
Urdax faisait partie de cette Association des chasseurs d'ivoire
que Stanley, en 1887-1889, rencontra à Ipoto, alors qu'elle
revenait du Congo septentrional. Mais le Portugais ne partageait
pas la mauvaise réputation de ses confrères, lesquels, pour la
plupart, sous prétexte de chasser l'éléphant, se livrent au
massacre des indigènes, et, ainsi que le dit l'intrépide
explorateur de l'Afrique équatoriale, l'ivoire qu'ils rapportent
est teint de sang humain.
Non! un Français et un Américain pouvaient, sans déchoir, accepter
la compagnie d'Urdax, et aussi celle du foreloper, le guide de la
caravane, ce Khamis, qui ne devait en aucune circonstance ménager
ni son dévouement ni son zèle.
La campagne fut heureuse, on le sait. Très acclimatés, John Cort
et Max Huber supportèrent avec une remarquable endurance les
fatigues de cette expédition. Un peu amaigris, sans doute, ils
revenaient en parfaite santé, lorsque la mauvaise chance leur
barra la route du retour. Et, maintenant, le chef de la caravane
leur manquait, alors qu'une distance de plus de deux mille
kilomètres les séparait encore de Libreville.
La «Grande Forêt», ainsi l'avait qualifiée Urdax, cette forêt
d'Oubanghi dont ils avaient franchi la limite, justifiait cette
qualification.
Dans les parties connues du globe terrestre, il existe de ces
espaces, couverts de millions d'arbres, et leurs dimensions sont
telles que la plupart des États d'Europe n'en égalent point la
superficie.
On cite, parmi les plus vastes du monde, les quatre forêts qui
sont situées dans l'Amérique du Nord, dans l'Amérique du Sud, dans
la Sibérie et dans l'Afrique centrale.
La première, se prolongeant en direction septentrionale jusqu'à la
baie d'Hudson et la presqu'île de Labrador, couvre, dans les
provinces de Québec et de l'Ontario, au nord du Saint-Laurent, une
aire dont la longueur mesure deux mille sept cent cinquante
kilomètres sur une largeur de seize cents.
La seconde occupe dans la vallée de l'Amazone, au nord-ouest du
Brésil, une étendue de trois mille trois cents kilomètres en
longueur et de deux mille en largeur.
La troisième, avec quatre mille huit cents kilomètres d'une part
et deux mille sept cents de l'autre, hérisse de ses énormes
conifères, d'une hauteur de cent cinquante pieds, une portion de
la Sibérie méridionale, depuis les plaines du bassin de l'Obi, à
l'ouest, jusqu'à la vallée de l'Indighiska, à l'est, contrée
qu'arrosent l'Yenisséi, l'Olamk, la Lena et la Yana.
La quatrième s'étend depuis la vallée du Congo jusqu'aux sources
du Nil et du Zambèze, sur une superficie encore indéterminée, qui
dépasse vraisemblablement celle des trois autres. Là, en effet, se
développe l'immense étendue de région ignorée que présente cette
partie de l'Afrique parallèle à l'équateur, au nord de l'Ogoué et
du Congo, sur un million de kilomètres carrés, près de deux fois
la surface de la France.
On ne l'a point oublié, il entrait dans la pensée du Portugais
Urdax de ne pas s'aventurer à travers cette forêt, mais de la
contourner par le nord et l'ouest. D'ailleurs, comment le chariot
et son attelage auraient-ils pu circuler au milieu de ce
labyrinthe? Quitte à accroître l'itinéraire de quelques journées
de marche, la caravane suivrait, le long de la lisière, un chemin
plus facile qui conduisait à la rive droite de l'Oubanghi, et, de
là, il serait aisé de regagner les factoreries de Libreville.
À présent, la situation était modifiée. Plus rien des
_impedimenta_ d'un nombreux personnel, des charges d'un matériel
encombrant. Plus de chariot, plus de boeufs, plus d'objets de
campement. Seulement trois hommes et un jeune enfant, auxquels
manquaient les moyens de transport à cinq cents lieues du littoral
de l'Atlantique.
Quel parti convenait-il de prendre? En revenir à l'itinéraire
indiqué par Urdax, mais dans des conditions peu favorables, ou
bien essayer, en piétons, de franchir obliquement la forêt, où les
rencontres de nomades seraient moins à redouter, route qui
abrégerait le parcours, jusqu'aux frontières du Congo français?...
Telle serait l'importante question à traiter, puis à résoudre, dès
que Max Huber et John Cort se réveilleraient à l'aube prochaine.
Durant ces longues heures, Khamis était resté de garde. Aucun
incident n'avait troublé le repos des dormeurs ni fait pressentir
une agression nocturne. À plusieurs reprises, le foreloper, son
revolver à la main, s'était éloigné d'une cinquantaine de pas,
rampant entre les broussailles, lorsque se produisait aux
alentours quelque bruit de nature à inquiéter sa vigilance. Ce
n'étaient qu'un craquement de branche morte, le coup d'aile d'un
gros oiseau à travers les ramures, le piétinement d'un ruminant
autour du lieu de halte et aussi ces vagues rumeurs forestières,
lorsque, sous le vent de la nuit, frissonnent les hautes
frondaisons.
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