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Le village aérien - 03

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  faire usage contre les éléphants, et aussi pour la route du
  retour, ce fut fait en un instant avec l'aide du Portugais et du
  foreloper, lequel songea à se munir de sa hachette et de sa
  gourde. En traversant les basses régions de l'Oubanghi, qui sait
  si ses compagnons et lui ne parviendraient pas à gagner les
  factoreries de la côte?...
  Quelle heure était-il à ce moment?... Onze heures dix-sept, -- ce
  que constata John Cort, après avoir éclairé sa montre à la flamme
  d'une allumette. Son sang-froid ne l'avait pas abandonné, ce qui
  lui permettait de juger la situation, très périlleuse, à son avis,
  et sans issue, si les éléphants s'arrêtaient au tertre, au lieu de
  se porter vers l'est ou l'ouest de la plaine.
  Max Huber, plus nerveux, ayant également conscience du danger,
  allait et venait près du chariot, observant l'énorme masse
  ondulante, qui se détachait, plus sombre, sur le fond du ciel.
  «C'est de l'artillerie qu'il faudrait!...» murmura-t-il.
  Khamis, lui, ne laissait rien voir de ce qu'il éprouvait. Il
  possédait ce calme étonnant de l'Africain, au sang arabe, ce sang
  plus épais que celui du blanc, moins rouge aussi, qui rend la
  sensibilité plus obtuse et donne moins prise à la douleur
  physique. Deux revolvers à sa ceinture, son fusil prêt à être
  épaulé, il attendait.
  Quant au Portugais, incapable de cacher son désespoir, il songeait
  plus à l'irréparable dommage dont il serait victime qu'aux dangers
  de cette irruption. Aussi gémissait-il, récriminait-il, prodiguant
  les plus retentissants jurons de sa langue maternelle.
  Llanga se tenait près de John Cort et regardait Max Huber. Il ne
  témoignait aucune crainte, n'ayant pas peur, du moment que ses
  deux amis étaient là.
  Et pourtant l'assourdissant vacarme se propageait avec une
  violence inouïe, à mesure que s'approchait la chevauchée
  formidable. Le claironnement des puissantes mâchoires redoublait.
  On sentait déjà un souffle qui traversait l'air comme les vents de
  tempête. À cette distance de quatre à cinq cents pas, les
  pachydermes prenaient, dans la nuit, des dimensions démesurées,
  des apparences tératologiques. On eût dit d'une apocalypse de
  monstres, dont les trompes, comme un millier de serpents, se
  convulsaient dans une agitation frénétique.
  Il n'était que temps de se réfugier entre les branches des
  tamarins, et peut-être la harde passerait-elle sans avoir aperçu
  le Portugais et ses compagnons.
  Ces arbres dressaient leur cime à une soixantaine de pieds au-
  dessus du sol. Presque semblables à des noyers, très caractérisés
  par la capricieuse diffusion de leurs rameaux, les tamarins,
  sortes de dattiers, sont très répandus sur les diverses zones de
  l'Afrique. En même temps que les nègres fabriquent avec la partie
  gluante de leurs fruits une boisson rafraîchissante, ils ont
  l'habitude de mêler les gousses de ces arbres au riz dont ils se
  nourrissent, surtout dans les provinces littorales.
  Les tamarins étaient assez rapprochés pour que leur basse
  frondaison fût entrelacée, ce qui permettrait de passer de l'un à
  l'autre. Leur tronc mesurait à la base une circonférence de six à
  huit pieds, et de quatre à cinq près de la fourche. Cette
  épaisseur présenterait-elle une résistance suffisante, si les
  animaux se précipitaient contre le tertre?
  Les troncs n'offraient qu'une surface lisse jusqu'à la naissance
  des premières branches étendues à une trentaine de pieds au-dessus
  du sol. Étant donnée la grosseur du fût, atteindre la fourche eût
  été malaisé si Khamis n'avait eu à sa disposition quelques
  «chamboks». Ce sont des courroies en cuir de rhinocéros, très
  souples, dont les forelopers se servent pour maintenir les
  attelages de boeufs.
  Grâce à l'une de ces courroies, Urdax et Khamis, après l'avoir
  lancée à travers la fourche, purent se hisser à l'un des arbres.
  En employant de la même façon une courroie semblable, Max Huber et
  John Cort en firent autant. Dès qu'ils furent achevalés sur une
  branche, ils envoyèrent l'extrémité du chambok à Llanga qu'ils
  enlevèrent en un tour de main.
  La harde n'était plus qu'à trois cents mètres. En deux ou trois
  minutes, elle aurait atteint le tertre:
  «Cher ami, êtes-vous satisfait?... demanda ironiquement John Cort
  à son camarade.
  -- Ce n'est encore que de l'imprévu, John!
  -- Sans doute, Max, mais ce qui serait de l'extraordinaire, c'est
  que nous parvinssions à sortir sains et saufs de cette affaire!
  -- Oui... à tout prendre, John, mieux eût valu ne point être
  exposé à cette attaque d'éléphants dont le contact est parfois
  brutal...
  -- C'est vraiment incroyable, mon cher Max, comme nous sommes du
  même avis!» se contenta de répondre John Cort.
  Ce que répliqua Huber, son ami ne put l'entendre. À cet instant
  éclatèrent des beuglements d'épouvante, puis de douleur, qui
  eussent fait tressaillir les plus braves.
  En écartant le feuillage, Urdax et Khamis reconnurent ce qui se
  passait à une centaine de pas du tertre.
  Après s'être sauvés, les boeufs ne pouvaient plus fuir que dans la
  direction de la forêt. Mais ces animaux, à la marche lente et
  mesurée, y parviendraient-ils avant d'avoir été atteints?... Non,
  et ils furent bientôt repoussés... En vain se défendirent-ils à
  coups de pieds, à coups de corne, ils tombèrent. De tout
  l'attelage il ne restait plus qu'un seul boeuf qui, par malheur,
  vint se réfugier sous le branchage des tamarins.
  Oui, par malheur, car les éléphants l'y poursuivirent et
  s'arrêtèrent par un instinct commun. En quelques secondes, le
  ruminant ne fut plus qu'un tas de chairs déchirées, d'os broyés,
  débris sanglants piétines sous les pieds calleux aux ongles d'une
  dureté de fer.
  Le tertre était alors entouré et il fallut renoncer à la chance de
  voir s'éloigner ces bêtes furieuses.
  En un moment, le chariot fut bousculé, renversé, chaviré, écrasé
  sous les masses pesantes qui se refoulaient contre le tertre.
  Anéanti comme un jouet d'enfant, il n'en resta plus rien ni des
  roues, ni de la caisse.
  Sans doute, de nouveaux jurons éclatèrent entre les lèvres du
  Portugais, mais cela n'était pas pour arrêter ces centaines
  d'éléphants, non plus que le coup de fusil qu'Urdax tira sur le
  plus rapproché, dont la trompe s'enroulait autour de l'arbre. La
  balle ricocha sur le dos de l'animal sans pénétrer dans ses
  chairs.
  Max Huber et John Cort le comprirent bien. En admettant même
  qu'aucun coup ne fût perdu, que chaque balle fît une victime,
  peut-être aurait-on pu se débarrasser de ces terribles
  assaillants, les détruire jusqu'au dernier, s'ils n'avaient été
  qu'un petit nombre. Le jour n'aurait plus éclairé qu'un
  amoncellement d'énormes cadavres au pied des tamarins. Mais trois
  cents, cinq cents, un millier de ces animaux!... Est-il donc rare
  de rencontrer de pareilles agglomérations dans les contrées de
  l'Afrique équatoriale, et les voyageurs, les trafiquants, ne
  parlent-ils pas d'immenses plaines que couvrent à perte de vue les
  ruminants de toute sorte?...
  «Cela se complique..., observa John Cort.
  -- On peut même dire que ça se corse!» ajouta Max Huber.
  Puis, s'adressant au jeune indigène achevalé près de lui:
  «Tu n'as pas peur?... demanda-t-il.
  -- Non, mon ami Max... avec vous..., non!» répondit Llanga.
  Et, cependant, il était permis non seulement à un enfant, mais à
  des nommes aussi, de se sentir le coeur envahi d'une irrésistible
  épouvante.
  En effet, nul doute que les éléphants n'eussent aperçu, entre les
  branches des tamarins, ce qui restait du personnel de la caravane.
  Et, alors, les derniers rangs poussant les premiers, le cercle se
  rétrécit autour du tertre. Une douzaine d'animaux essayèrent
  d'accrocher les basses branches avec leurs trompes en se dressant
  sur les pattes de derrière. Par bonne chance, à cette hauteur
  d'une trentaine de pieds, ils ne purent y réussir.
  Quatre coups de carabine éclatèrent simultanément, -- quatre coups
  tirés au juger, car il était impossible de viser juste sous la
  sombre ramure des tamarins.
  Des cris plus violents, des hurlements plus furieux, se firent
  entendre. Il ne sembla pas, pourtant, qu'aucun éléphant eût été
  mortellement atteint par les balles. Et, d'ailleurs, quatre de
  moins, cela n'eût pas compté!
  Aussi, ce ne fut plus aux branches inférieures que les trompes
  essayèrent de s'accrocher. Elles entourèrent le fût des arbres en
  même temps que ceux-ci subissaient la poussée puissante des corps.
  Et, de fait, si gros que fussent ces tamarins à leur base, si
  solidement que leurs racines eussent mordu le sol, ils éprouvèrent
  un ébranlement auquel, sans doute, ils ne pourraient résister.
  Des coups de feu retentirent encore -- deux cette fois -- tirés
  par le Portugais et le foreloper, dont l'arbre, secoué avec une
  extraordinaire violence, les menaçait d'une chute prochaine.
  Le Français et son compagnon, eux, n'avaient point déchargé leurs
  carabines, bien qu'ils fussent prêts à le faire.
  «À quoi bon?... avait dit John Cort.
  -- Oui, réservons nos munitions, répondit Max Huber. Plus tard,
  nous pourrions nous repentir d'avoir brûlé ici notre dernière
  cartouche!»
  En attendant, le tamarin auquel étaient cramponnés Urdax et Khamis
  fut tellement ébranlé qu'on l'entendit craquer sur toute sa
  longueur.
  Évidemment, s'il n'était pas déraciné, il se briserait. Les
  animaux l'attaquaient à coups de défenses, le courbaient avec
  leurs trompes, l'ébranlaient jusque dans ses racines.
  Rester plus longtemps sur cet arbre, ne fût-ce qu'une minute,
  c'était risquer de s'abattre au pied du tertre:
  «Venez!» cria à Urdax le foreloper, essayant de gagner l'arbre
  voisin.
  Le Portugais avait perdu la tête et continuait à décharger
  inutilement sa carabine et ses revolvers, dont les balles
  glissaient sur les peaux rugueuses des pachydermes comme sur une
  carapace d'alligator.
  «Venez!...» répéta Khamis.
  Et au moment où le tamarin était secoué avec plus de violence, le
  foreloper parvint à saisir une des branches de l'arbre occupé par
  Max Huber, John Cort et Llanga, moins compromis que l'autre,
  contre lequel s'acharnaient les animaux:
  «Urdax?... cria John Cort.
  -- Il n'a pas voulu me suivre, répondit le foreloper, il ne sait
  plus ce qu'il fait!...
  -- Le malheureux va tomber...
  -- Nous ne pouvons le laisser là..., dit Max Huber.
  -- Il faut l'entraîner malgré lui..., ajouta John Cort.
  -- Trop tard!...» dit Khamis.
  Trop tard, en effet. Brisé dans un dernier craquement, le tamarin
  s'abattit au bas du tertre.
  Ce que devint le Portugais, ses compagnons ne purent le voir; ses
  cris indiquaient qu'il se débattait sous les pieds des éléphants,
  et comme ils cessèrent presque aussitôt, c'est que tout était
  fini.
  «Le malheureux... le malheureux! murmura John Cort.
  -- À notre tour bientôt... dit Khamis.
  -- Ce serait regrettable! répliqua froidement Max Huber.
  -- Encore une fois, cher ami, je suis bien de votre avis», déclara
  John Cort.
  Que faire?... Les éléphants, piétinant le tertre, secouaient les
  autres arbres, agités comme sous le souffle d'une tempête.
  L'horrible fin d'Urdax n'était-elle pas réservée à ceux qui lui
  auraient survécu quelques minutes à peine?... Voyaient-ils la
  possibilité d'abandonner le tamarin avant sa chute?... Et, s'ils
  se risquaient à descendre, pour gagner la plaine, échapperaient-
  ils à la poursuite de cette harde?... Auraient-ils le temps
  d'atteindre la forêt?... Et, d'ailleurs, leur offrirait-elle toute
  sécurité?... Si les éléphants ne les y poursuivaient pas, ne leur
  auraient-ils échappé que pour tomber au pouvoir d'indigènes non
  moins féroces?...
  Cependant, que l'occasion se présentât de chercher refuge au-delà
  de la lisière, il faudrait en profiter sans une hésitation. La
  raison commandait de préférer un danger non certain à un danger
  certain.
  L'arbre continuait à osciller, et, dans une de ces oscillations,
  plusieurs trompes purent atteindre ses branches inférieures. Le
  foreloper et ses deux compagnons furent sur le point de lâcher
  prise tant les secousses devinrent violentes. Max Huber, craignant
  pour Llanga, le serrait de son bras gauche, tandis qu'il se
  retenait du bras droit. Avant de très courts instants, ou les
  racines auraient cédé, ou le tronc serait brisé à sa base... Et la
  chute du tamarin, c'était la mort de ceux qui s'étaient réfugiés
  entre ses branches, l'épouvantable écrasement du Portugais
  Urdax!...
  Sous de plus rudes et de plus fréquentes poussées, les racines
  cédèrent enfin, le sol se souleva, et l'arbre se coucha plutôt
  qu'il ne s'abattit le long du tertre.
  «À la forêt... à la forêt!...» cria Khamis.
  Du côté où les branches du tamarin avaient rencontré le sol, le
  recul des éléphants laissait le champ libre. Rapidement, le
  foreloper dont le cri avait été entendu, fut à terre. Les trois
  autres le suivirent aussitôt dans sa fuite.
  Tout d'abord, acharnés contre les arbres restés debout, les
  animaux n'avaient pas aperçu les fugitifs. Max Huber, Llanga entre
  ses bras, courait aussi vite que le lui permettaient ses forces.
  John Cort se maintenait à son côté, prêt à prendre sa part de ce
  fardeau, prêt également à décharger sa carabine sur le premier de
  la harde qui serait à sa portée.
  Le foreloper, John Cort et Max Huber avaient à peine franchi un
  demi-kilomètre, lorsqu'une dizaine d'éléphants, se détachant de la
  troupe, commencèrent à les poursuivre.
  «Courage... courage!... cria Khamis. Conservons notre avance!...
  Nous arriverons!...»
  Oui, peut-être, et encore importait-il de ne pas être retardé.
  Llanga sentait bien que Max Huber se fatiguait.
  «Laisse-moi... laisse-moi, mon ami Max!... J'ai de bonnes
  jambes... laisse-moi!...»
  Max Huber ne l'écoutait pas et tâchait de ne point rester en
  arrière.
  Un kilomètre fut enlevé, sans que les animaux eussent sensiblement
  gagné de l'avance. Par malheur, la vitesse de Khamis et de ses
  compagnons se ralentissait, la respiration leur manquait après
  cette formidable galopade.
  Cependant la lisière ne se trouvait plus qu'à quelques centaines
  de pas, et n'était-ce point le salut probable, sinon assuré,
  derrière ces épais massifs au milieu desquels les énormes animaux
  ne pourraient manoeuvrer?...
  «Vite... vite!... répétait Khamis. Donnez-moi Llanga, monsieur
  Max...
  -- Non, Khamis... j'irai jusqu'au bout!»
  Un des éléphants ne se trouvait plus qu'à une douzaine de mètres.
  On entendait la sonnerie de sa trompe, on sentait la chaleur de
  son souffle. Le sol tremblait sous ses larges pieds qui battaient
  le galop. Une minute, et il aurait atteint Max Huber, qui ne se
  maintenait pas sans peine près de ses compagnons.
  Alors John Cort s'arrêta, se retourna, épaula sa carabine, visa un
  instant, fit feu et frappa, paraît-il, l'éléphant au bon endroit.
  La balle lui avait traversé le coeur, il tomba foudroyé.
  «Coup heureux!» murmura John Cort, et il se reprit à fuir.
  Les autres animaux, arrivés peu d'instants après, entourèrent la
  masse étendue sur le sol. De là un répit dont le foreloper et ses
  compagnons allaient profiter.
  Il est vrai, après avoir abattu les derniers arbres du tertre, la
  harde ne tarderait pas à se précipiter vers la forêt.
  Aucun feu n'avait reparu ni au niveau de la plaine ni aux cimes
  des arbres. Tout se confondait sur le périmètre de l'obscur
  horizon.
  Épuisés, époumonés, les fugitifs auraient-ils la force d'atteindre
  leur but?...
  «Hardi... hardi!...» criait Khamis.
  S'il n'y avait plus qu'une centaine de pas à franchir, les
  éléphants n'étaient que de quarante en arrière...
  Par un suprême effort -- celui de l'instinct de la conservation --
  Khamis, Max Huber, John Cort se jetèrent entre les premiers
  arbres, et, à demi inanimés, tombèrent sur le sol.
  En vain la harde voulut franchir la lisière. Les arbres étaient si
  pressés qu'elle ne put se frayer passage, et ils étaient de telle
  dimension qu'elle ne parvint pas à les renverser. En vain les
  trompes se glissèrent à travers les interstices, en vain les
  derniers rangs poussèrent les premiers...
  Les fugitifs n'avaient plus rien à craindre des éléphants,
  auxquels la grande forêt de l'Oubanghi opposait un insurmontable
  obstacle.
  CHAPITRE IV
  _Parti à prendre, parti pris_
  Il était près de minuit. Restaient six heures à passer en complète
  obscurité. Six longues heures de craintes et de dangers!... Que
  Khamis et ses compagnons fussent à l'abri derrière
  l'infranchissable barrière des arbres, cela semblait acquis. Mais
  si la sécurité était assurée de ce chef, un autre danger menaçait.
  Au milieu de la nuit, est-ce que des feux multiples ne s'étaient
  pas montrés sur la lisière?... Est-ce que les hautes ramures ne
  s'étaient pas illuminées d'inexplicables lueurs?... Pouvait-on
  douter qu'un parti d'indigènes ne fût campé en cet endroit?... N'y
  avait-il pas à craindre une agression contre laquelle aucune
  défense ne serait possible?...
  «Veillons, dit le foreloper, dès qu'il eut repris haleine après
  cette époumonante course, et lorsque le Français et l'Américain
  furent en état de lui répondre.
  -- Veillons, répéta John Cort, et soyons prêts à repousser une
  attaque!... Les nomades ne sauraient être éloignés... C'est sur
  cette partie de la lisière qu'ils ont fait halte, et voici les
  restes d'un foyer, d'où s'échappent encore quelques étincelles...»
  En effet, à cinq ou six pas, au pied d'un arbre, des charbons
  brûlaient en jetant une clarté rougeâtre.
  Max Huber se releva et, sa carabine armée, se glissa sous le
  taillis.
  Khamis et John Cort anxieux se tenaient prêts à le rejoindre s'il
  le fallait.
  L'absence de Max Huber ne dura que trois ou quatre minutes. Il
  n'avait rien entrevu de suspect, rien entendu qui fût de nature à
  inspirer la crainte d'un danger immédiat.
  «Cette portion de la forêt est actuellement déserte, dit-il. Il
  est certain que les indigènes l'ont quittée...
  -- Et peut-être même se sont-ils enfuis lorsqu'ils ont vu
  apparaître les éléphants, observa John Cort.
  -- Peut-être, car les feux que nous avons aperçus, monsieur Max et
  moi, dit Khamis, se sont éteints dès que les mugissements ont
  retenti dans la direction du nord. Était-ce par prudence, était-ce
  par crainte?... Ces gens devaient se croire en sûreté derrière les
  arbres... Je ne m'explique pas bien...
  -- Ce qui est inexplicable, reprit Max Huber, et la nuit n'est pas
  favorable aux explications. Attendons le jour, et, je l'avoue,
  j'aurais quelque peine à rester éveillé... mes yeux se ferment
  malgré moi...
  -- Le moment est mal choisi pour dormir, mon cher Max, déclara
  John Cort.
  -- On ne peut pas plus mal, mon cher John, mais le sommeil n'obéit
  pas, il commande... Bonsoir et à demain!»
  Un instant après, Max Huber, étendu au pied d'un arbre, était
  plongé dans un profond sommeil.
  «Va te coucher près de lui, Llanga, dit John Cort. Khamis et moi,
  nous veillerons jusqu'au matin.
  -- J'y suffirai, monsieur John, répondit le foreloper. C'est dans
  mes habitudes, et je vous conseille d'imiter votre ami.»
  On pouvait s'en rapporter à Khamis. Il ne se relâcherait pas une
  minute de sa surveillance.
  Llanga alla se blottir près de Max Huber. John Cort, lui, voulut
  résister. Pendant un quart d'heure encore, il s'entretint avec le
  foreloper. Tous deux parlèrent de l'infortuné Portugais, auquel
  Khamis était attaché depuis longtemps, et dont ses compagnons
  avaient apprécié les qualités au cours de cette campagne:
  «Le malheureux, répétait Khamis, a perdu la tête en se voyant
  abandonné par ces lâches porteurs, dépouillé, volé...
  -- Pauvre homme!» murmura John Cort.
  Ce furent les deux derniers mots qu'il prononça. Vaincu par la
  fatigue, il s'allongea sur l'herbe et s'endormit aussitôt.
  Seul, l'oeil aux aguets, prêtant l'oreille, épiant les moindres
  bruits, sa carabine à portée de la main, fouillant du regard
  l'ombre épaisse, se relevant parfois afin de mieux sonder les
  profondeurs du sous-bois au ras du sol, prêt enfin à réveiller ses
  compagnons, s'il y avait lieu de se défendre, Khamis veilla
  jusqu'aux premières lueurs du jour.
  À quelques traits, le lecteur a déjà pu constater la différence de
  caractère qui existait entre les deux amis français et américain.
  John Cort était d'un esprit très sérieux et très pratique,
  qualités habituelles aux hommes de la Nouvelle-Angleterre. Né à
  Boston, et bien qu'il fût Yankee par son origine, il ne se
  révélait que par les bons côtés du Yankee. Très curieux des
  questions de géographie et d'anthropologie, l'étude des races
  humaines l'intéressait au plus haut degré. À ces mérites, il
  joignait un grand courage et eût poussé le dévouement à ses amis
  jusqu'au dernier sacrifice.
  Max Huber, un Parisien resté tel au milieu de ces contrées
  lointaines où l'avaient transporté les hasards de l'existence, ne
  le cédait à John Cort ni par la tête ni par le coeur. Mais, de
  sens moins pratique, on eût pu dire qu'il «vivait en vers» alors
  que John Cort «vivait en prose». Son tempérament le lançait
  volontiers à la poursuite de l'extraordinaire. Ainsi qu'on a dû le
  remarquer, il aurait été capable de regrettables témérités pour
  satisfaire ses instincts d'imaginatif, si son prudent compagnon
  eût cessé de le retenir. Cette heureuse intervention avait eu
  plusieurs occasions de s'exercer depuis le départ de Libreville.
  Libreville est la capitale du Congo français. Fondée en 1849 sur
  la rive gauche de l'estuaire du Gabon, elle compte actuellement de
  quinze à seize cents habitants. Le gouverneur de la colonie y
  réside, et il ne faudrait pas y chercher d'autres édifices que sa
  propre maison. L'hôpital, l'établissement des missionnaires, et,
  pour la partie industrielle et commerciale, les parcs à charbon,
  les magasins et les chantiers constituent toute la ville.
  À trois kilomètres de cette capitale se trouve une annexe, le
  village de Glass, où prospèrent des factoreries allemandes,
  anglaises et américaines.
  C'était là que Max Huber et John Cort s'étaient connus cinq ou six
  ans plus tôt et liés d'une solide amitié. Leurs familles
  possédaient des intérêts considérables dans la factorerie
  américaine de Glass. Tous deux y occupaient des emplois
  supérieurs. Cet établissement se maintenait en pleine fortune,
  faisant le trafic de l'ivoire, des huiles d'arachides, du vin de
  palme, des diverses productions du pays: telle la noix du gourou,
  apéritive et vivifiante; telle la baie de kaffa, d'arôme si
  pénétrant et d'énergie si fortifiante, l'une et l'autre largement
  expédiées sur les marchés de l'Amérique et de l'Europe.
  Trois mois auparavant, Max Huber et John Cort avaient formé le
  projet de visiter la région qui s'étend à l'est du Congo français
  et du Cameroun. Chasseurs déterminés, ils n'hésitèrent pas à se
  joindre au personnel d'une caravane sur le point de quitter
  Libreville pour cette contrée où les éléphants abondent au-delà du
  Bahar-el-Abiad, jusqu'aux confins du Baghirmi et du Darfour. Tous
  deux connaissaient le chef de cette caravane, le Portugais Urdax,
  originaire de Loango, et qui passait, à juste titre, pour un
  habile trafiquant.
  Urdax faisait partie de cette Association des chasseurs d'ivoire
  que Stanley, en 1887-1889, rencontra à Ipoto, alors qu'elle
  revenait du Congo septentrional. Mais le Portugais ne partageait
  pas la mauvaise réputation de ses confrères, lesquels, pour la
  plupart, sous prétexte de chasser l'éléphant, se livrent au
  massacre des indigènes, et, ainsi que le dit l'intrépide
  explorateur de l'Afrique équatoriale, l'ivoire qu'ils rapportent
  est teint de sang humain.
  Non! un Français et un Américain pouvaient, sans déchoir, accepter
  la compagnie d'Urdax, et aussi celle du foreloper, le guide de la
  caravane, ce Khamis, qui ne devait en aucune circonstance ménager
  ni son dévouement ni son zèle.
  La campagne fut heureuse, on le sait. Très acclimatés, John Cort
  et Max Huber supportèrent avec une remarquable endurance les
  fatigues de cette expédition. Un peu amaigris, sans doute, ils
  revenaient en parfaite santé, lorsque la mauvaise chance leur
  barra la route du retour. Et, maintenant, le chef de la caravane
  leur manquait, alors qu'une distance de plus de deux mille
  kilomètres les séparait encore de Libreville.
  La «Grande Forêt», ainsi l'avait qualifiée Urdax, cette forêt
  d'Oubanghi dont ils avaient franchi la limite, justifiait cette
  qualification.
  Dans les parties connues du globe terrestre, il existe de ces
  espaces, couverts de millions d'arbres, et leurs dimensions sont
  telles que la plupart des États d'Europe n'en égalent point la
  superficie.
  On cite, parmi les plus vastes du monde, les quatre forêts qui
  sont situées dans l'Amérique du Nord, dans l'Amérique du Sud, dans
  la Sibérie et dans l'Afrique centrale.
  La première, se prolongeant en direction septentrionale jusqu'à la
  baie d'Hudson et la presqu'île de Labrador, couvre, dans les
  provinces de Québec et de l'Ontario, au nord du Saint-Laurent, une
  aire dont la longueur mesure deux mille sept cent cinquante
  kilomètres sur une largeur de seize cents.
  La seconde occupe dans la vallée de l'Amazone, au nord-ouest du
  Brésil, une étendue de trois mille trois cents kilomètres en
  longueur et de deux mille en largeur.
  La troisième, avec quatre mille huit cents kilomètres d'une part
  et deux mille sept cents de l'autre, hérisse de ses énormes
  conifères, d'une hauteur de cent cinquante pieds, une portion de
  la Sibérie méridionale, depuis les plaines du bassin de l'Obi, à
  l'ouest, jusqu'à la vallée de l'Indighiska, à l'est, contrée
  qu'arrosent l'Yenisséi, l'Olamk, la Lena et la Yana.
  La quatrième s'étend depuis la vallée du Congo jusqu'aux sources
  du Nil et du Zambèze, sur une superficie encore indéterminée, qui
  dépasse vraisemblablement celle des trois autres. Là, en effet, se
  développe l'immense étendue de région ignorée que présente cette
  partie de l'Afrique parallèle à l'équateur, au nord de l'Ogoué et
  du Congo, sur un million de kilomètres carrés, près de deux fois
  la surface de la France.
  On ne l'a point oublié, il entrait dans la pensée du Portugais
  Urdax de ne pas s'aventurer à travers cette forêt, mais de la
  contourner par le nord et l'ouest. D'ailleurs, comment le chariot
  et son attelage auraient-ils pu circuler au milieu de ce
  labyrinthe? Quitte à accroître l'itinéraire de quelques journées
  de marche, la caravane suivrait, le long de la lisière, un chemin
  plus facile qui conduisait à la rive droite de l'Oubanghi, et, de
  là, il serait aisé de regagner les factoreries de Libreville.
  À présent, la situation était modifiée. Plus rien des
  _impedimenta_ d'un nombreux personnel, des charges d'un matériel
  encombrant. Plus de chariot, plus de boeufs, plus d'objets de
  campement. Seulement trois hommes et un jeune enfant, auxquels
  manquaient les moyens de transport à cinq cents lieues du littoral
  de l'Atlantique.
  Quel parti convenait-il de prendre? En revenir à l'itinéraire
  indiqué par Urdax, mais dans des conditions peu favorables, ou
  bien essayer, en piétons, de franchir obliquement la forêt, où les
  rencontres de nomades seraient moins à redouter, route qui
  abrégerait le parcours, jusqu'aux frontières du Congo français?...
  Telle serait l'importante question à traiter, puis à résoudre, dès
  que Max Huber et John Cort se réveilleraient à l'aube prochaine.
  Durant ces longues heures, Khamis était resté de garde. Aucun
  incident n'avait troublé le repos des dormeurs ni fait pressentir
  une agression nocturne. À plusieurs reprises, le foreloper, son
  revolver à la main, s'était éloigné d'une cinquantaine de pas,
  rampant entre les broussailles, lorsque se produisait aux
  alentours quelque bruit de nature à inquiéter sa vigilance. Ce
  n'étaient qu'un craquement de branche morte, le coup d'aile d'un
  gros oiseau à travers les ramures, le piétinement d'un ruminant
  autour du lieu de halte et aussi ces vagues rumeurs forestières,
  lorsque, sous le vent de la nuit, frissonnent les hautes
  frondaisons.
  
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