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Le tour du monde en quatre-vingts jours - 13

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  combiné un coup audacieux, il se préparait à jouer pique, quand,
  derrière la banquette, une voix se fit entendre, qui disait:
  «Moi, je jouerais carreau...»
  Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèrent la tête. Le colonel Proctor était
  près d'eux.
  Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt.
  «Ah! c'est vous, monsieur l'Anglais, s'écria le colonel, c'est vous qui
  voulez jouer pique!
  --Et qui le joue, répondit froidement Phileas Fogg, en abattant un dix
  de cette couleur.
  --Eh bien, il me plaît que ce soit carreau», répliqua le colonel Proctor
  d'une voix irritée.
  Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, en ajoutant:
  «Vous n'entendez rien à ce jeu.
  --Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg, qui se
  leva.
  --Il ne tient qu'à vous d'en essayer, fils de John Bull!» répliqua le
  grossier personnage.
  Mrs. Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui refluait au coeur. Elle
  avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussa doucement.
  Passepartout était prêt à se jeter sur l'Américain, qui regardait son
  adversaire de l'air le plus insultant. Mais Fix s'était levé, et, allant
  au colonel Proctor, il lui dit:
  «Vous oubliez que c'est moi à qui vous avez affaire, monsieur, moi que
  vous avez, non seulement injurié, mais frappé!
  --Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais ceci me
  regarde seul. En prétendant que j'avais tort de jouer pique, le colonel
  m'a fait une nouvelle injure, et il m'en rendra raison.
  --Quand vous voudrez, et où vous voudrez, répondit l'Américain, et à
  l'arme qu'il vous plaira!»
  Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L'inspecteur tenta
  inutilement de reprendre la querelle à son compte. Passepartout voulait
  jeter le colonel par la portière, mais un signe de son maître l'arrêta.
  Phileas Fogg quitta le wagon, et l'Américain le suivit sur la
  passerelle.
  «Monsieur, dit Mr. Fogg à son adversaire, je suis fort pressé de
  retourner en Europe, et un retard quelconque préjudicierait beaucoup à
  mes intérêts.
  --Eh bien! qu'est-ce que cela me fait? répondit le colonel Proctor.
  --Monsieur, reprit très poliment Mr. Fogg, après notre rencontre à San
  Francisco, j'avais formé le projet de venir vous retrouver en Amérique,
  dès que j'aurais terminé les affaires qui m'appellent sur l'ancien
  continent.
  --Vraiment!
  --Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois?
  --Pourquoi pas dans six ans?
  --Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous.
  --Des défaites, tout cela! s'écria Stamp W. Proctor. Tout de suite ou
  pas.
  --Soit, répondit Mr. Fogg. Vous allez à New York?
  --Non.
  --À Chicago?
  --Non.
  --À Omaha?
  --Peu vous importe! Connaissez-vous Plum-Creek?
  --Non, répondit Mr. Fogg.
  --C'est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y
  stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut échanger quelques coups
  de revolver.
  --Soit, répondit Mr. Fogg. Je m'arrêterai à Plum-Creek.
  --Et je crois même que vous y resterez! ajouta l'Américain avec une
  insolence sans pareille.
  --Qui sait, monsieur?» répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon,
  aussi froid que d'habitude.
  Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. Aouda, lui disant que les
  fanfarons n'étaient jamais à craindre. Puis il pria Fix de lui servir de
  témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser,
  et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant
  pique avec un calme parfait.
  À onze heures, le sifflet de la locomotive annonça l'approche de la
  station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit
  sur la passerelle. Passepartout l'accompagnait, portant une paire de
  revolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte.
  En ce moment, la porte de l'autre wagon s'ouvrit, et le colonel Proctor
  apparut également sur la passerelle, suivi de son témoin, un Yankee de
  sa trempe. Mais à l'instant où les deux adversaires allaient descendre
  sur la voie, le conducteur accourut et leur cria:
  «On ne descend pas, messieurs.
  --Et pourquoi? demanda le colonel.
  --Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s'arrête pas.
  --Mais je dois me battre avec monsieur.
  --Je le regrette, répondit l'employé, mais nous repartons immédiatement.
  Voici la cloche qui sonne!»
  La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.
  «Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur. En toute
  autre circonstance, j'aurai pu vous obliger. Mais, après tout, puisque
  vous n'avez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous empêche de vous
  battre en route?
  --Cela ne conviendra peut-être pas à monsieur! dit le colonel Proctor
  d'un air goguenard.
  --Cela me convient parfaitement», répondit Phileas Fogg.
  «Allons, décidément, nous sommes en Amérique! pensa Passepartout, et le
  conducteur de train est un gentleman du meilleur monde!»
  Et ce disant il suivit son maître.
  Les deux adversaires, leurs témoins, précédés du conducteur, se
  rendirent, en passant d'un wagon à l'autre, à l'arrière du train. Le
  dernier wagon n'était occupé que par une dizaine de voyageurs. Le
  conducteur leur demanda s'ils voulaient bien, pour quelques instants,
  laisser la place libre à deux gentlemen qui avaient une affaire
  d'honneur à vider.
  Comment donc! Mais les voyageurs étaient trop heureux de pouvoir être
  agréables aux deux gentlemen, et ils se retirèrent sur les passerelles.
  Ce wagon, long d'une cinquantaine de pieds, se prêtait très
  convenablement à la circonstance. Les deux adversaires pouvaient marcher
  l'un sur l'autre entre les banquettes et s'arquebuser à leur aise.
  Jamais duel ne fut plus facile à régler. Mr. Fogg et le colonel Proctor,
  munis chacun de deux revolvers à six coups, entrèrent dans le wagon.
  Leurs témoins, restés en dehors, les y enfermèrent. Au premier coup de
  sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu... Puis, après
  un laps de deux minutes, on retirerait du wagon ce qui resterait des
  deux gentlemen.
  Rien de plus simple en vérité. C'était même si simple, que Fix et
  Passepartout sentaient leur coeur battre à se briser.
  On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris
  sauvages retentirent. Des détonations les accompagnèrent, mais elles ne
  venaient point du wagon réservé aux duellistes. Ces détonations se
  prolongeaient, au contraire, jusqu'à l'avant et sur toute la ligne du
  train. Des cris de frayeur se faisaient entendre à l'intérieur du
  convoi.
  Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent aussitôt du
  wagon et se précipitèrent vers l'avant, où retentissaient plus
  bruyamment les détonations et les cris.
  Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande de Sioux.
  Ces hardis Indiens n'en étaient pas à leur coup d'essai, et plus d'une
  fois déjà ils avaient arrêté les convois. Suivant leur habitude, sans
  attendre l'arrêt du train, s'élançant sur les marchepieds au nombre
  d'une centaine, ils avaient escaladé les wagons comme fait un clown d'un
  cheval au galop.
  Ces Sioux étaient munis de fusils. De là les détonations auxquelles les
  voyageurs, presque tous armés, ripostaient par des coups de revolver.
  Tout d'abord, les Indiens s'étaient précipités sur la machine. Le
  mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de
  casse-tête. Un chef sioux, voulant arrêter le train, mais ne sachant pas
  manoeuvrer la manette du régulateur, avait largement ouvert
  l'introduction de la vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive,
  emportée, courait avec une vitesse effroyable.
  En même temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils couraient comme
  des singes en fureur sur les impériales, ils enfonçaient les portières
  et luttaient corps à corps avec les voyageurs. Hors du wagon de bagages,
  forcé et pillé, les colis étaient précipités sur la voie. Cris et coups
  de feu ne discontinuaient pas.
  Cependant les voyageurs se défendaient avec courage. Certains wagons,
  barricadés, soutenaient un siège, comme de véritables forts ambulants,
  emportés avec une rapidité de cent milles à l'heure.
  Dès le début de l'attaque, Mrs. Aouda s'était courageusement comportée.
  Le revolver à la main, elle se défendait héroïquement, tirant à travers
  les vitres brisées, lorsque quelque sauvage se présentait à elle. Une
  vingtaine de Sioux, frappés à mort, étaient tombés sur la voie, et les
  roues des wagons écrasaient comme des vers ceux d'entre eux qui
  glissaient sur les rails du haut des passerelles.
  Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou les
  casse-tête, gisaient sur les banquettes.
  Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait déjà depuis dix
  minutes, et ne pouvait que se terminer à l'avantage des Sioux, si le
  train ne s'arrêtait pas. En effet, la station du fort Kearney n'était
  pas à deux milles de distance. Là se trouvait un poste américain; mais
  ce poste passé, entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux
  seraient les maîtres du train.
  Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle le
  renversa. En tombant, cet homme s'écria:
  «Nous sommes perdus, si le train ne s'arrête pas avant cinq minutes!
  --Il s'arrêtera! dit Phileas Fogg, qui voulut s'élancer hors du wagon.
  --Restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela me regarde!»
  Phileas Fogg n'eut pas le temps d'arrêter ce courageux garçon, qui,
  ouvrant une portière sans être vu des Indiens, parvint à se glisser sous
  le wagon. Et alors, tandis que la lutte continuait, pendant que les
  balles se croisaient au-dessus de sa tête, retrouvant son agilité, sa
  souplesse de clown, se faufilant sous les wagons, s'accrochant aux
  chaînes, s'aidant du levier des freins et des longerons des châssis,
  rampant d'une voiture à l'autre avec une adresse merveilleuse, il gagna
  ainsi l'avant du train. Il n'avait pas été vu, il n'avait pu l'être.
  Là, suspendu d'une main entre le wagon des bagages et le tender, de
  l'autre il décrocha les chaînes de sûreté; mais par suite de la traction
  opérée, il n'aurait jamais pu parvenir à dévisser la barre d'attelage,
  si une secousse que la machine éprouva n'eût fait sauter cette barre, et
  le train, détaché, resta peu à peu en arrière, tandis que la locomotive
  s'enfuyait avec une nouvelle vitesse.
  Emporté par la force acquise, le train roula encore pendant quelques
  minutes, mais les freins furent manoeuvrés à l'intérieur des wagons, et
  le convoi s'arrêta enfin, à moins de cent pas de la station de Kearney.
  Là, les soldats du fort, attirés par les coups de feu, accoururent en
  hâte. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et, avant l'arrêt complet
  du train, toute la bande avait décampé.
  Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de la station, ils
  reconnurent que plusieurs manquaient à l'appel, et entre autres le
  courageux Français dont le dévouement venait de les sauver.
  
  
  XXX
  DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
  
  Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. Avaient-ils été
  tués dans la lutte? Étaient-ils prisonniers des Sioux? On ne pouvait
  encore le savoir.
  Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu'aucun n'était
  atteint mortellement. Un dès plus grièvement frappé, c'était le colonel
  Proctor, qui s'était bravement battu, et qu'une balle à l'aine avait
  renversé. Il fut transporté à la gare avec d'autres voyageurs, dont
  l'état réclamait des soins immédiats.
  Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne s'était pas épargné,
  n'avait pas une égratignure. Fix était blessé au bras, blessure sans
  importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux
  de la jeune femme.
  Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. Les roues des
  wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient
  d'informes lambeaux de chair. On voyait à perte de vue sur la plaine
  blanche de longues traînées rouges. Les derniers Indiens disparaissaient
  alors dans le sud, du côté de Republican-river.
  Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une grave
  décision à prendre. Mrs. Aouda, près de lui, le regardait sans prononcer
  une parole... Il comprit ce regard. Si son serviteur était prisonnier,
  ne devait-il pas tout risquer pour l'arracher aux Indiens?...
  «Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs. Aouda.
  --Ah! monsieur... monsieur Fogg! s'écria la jeune femme, en saisissant
  les mains de son compagnon qu'elle couvrit de larmes.
  --Vivant! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas une minute!»
  Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait
  de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisait manquer le
  paquebot à New York. Son pari était irrévocablement perdu. Mais devant
  cette pensée: «C'est mon devoir!» il n'avait pas hésité.
  Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats--une
  centaine d'hommes environ--s'étaient mis sur la défensive pour le cas où
  les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare.
  «Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu.
  --Morts? demanda le capitaine.
  --Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Là est une incertitude
  qu'il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les
  Sioux?
  --Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indiens peuvent fuir
  jusqu'au-delà de l'Arkansas! Je ne saurais abandonner le fort qui m'est
  confié.
  --Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s'agit de la vie de trois hommes.
  --Sans doute... mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver
  trois?
  --Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez.
  --Monsieur, répondit le capitaine, personne ici n'a à m'apprendre quel
  est mon devoir.
  --Soit, dit froidement Phileas Fogg. J'irai seul!
  --Vous, monsieur! s'écria Fix, qui s'était approché, aller seul à la
  poursuite des Indiens!
  --Voulez-vous donc que je laisse périr ce malheureux, à qui tout ce qui
  est vivant ici doit la vie? J'irai.
  --Eh bien, non, vous n'irez pas seul! s'écria le capitaine, ému malgré
  lui. Non! Vous êtes un brave coeur!... Trente hommes de bonne volonté!»
  ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats.
  Toute la compagnie s'avança en masse. Le capitaine n'eut qu'à choisir
  parmi ces braves gens. Trente soldats furent désignés, et un vieux
  sergent se mit à leur tête.
  «Merci, capitaine! dit Mr. Fogg.
  --Vous me permettrez de vous accompagner? demanda Fix au gentleman.
  --Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui répondit Phileas Fogg.
  Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez près de Mrs. Aouda.
  Au cas où il m'arriverait malheur...»
  Une pâleur subite envahit la figure de l'inspecteur de police. Se
  séparer de l'homme qu'il avait suivi pas à pas et avec tant de
  persistance! Le laisser s'aventurer ainsi dans ce désert! Fix regarda
  attentivement le gentleman, et, quoi qu'il en eût, malgré ses
  préventions, en dépit du combat qui se livrait en lui, il baissa les
  yeux devant ce regard calme et franc.
  «Je resterai», dit-il.
  Quelques instants après, Mr. Fogg avait serré la main de la jeune femme;
  puis, après lui avoir remis son précieux sac de voyage, il partait avec
  le sergent et sa petite troupe.
  Mais avant de partir, il avait dit aux soldats:
  «Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les
  prisonniers!»
  Il était alors midi et quelques minutes.
  Mrs. Aouda s'était retirée dans une chambre de la gare, et là, seule,
  elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette générosité simple et
  grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifié sa fortune, et
  maintenant il jouait sa vie, tout cela sans hésitation, par devoir, sans
  phrases. Phileas Fogg était un héros à ses yeux.
  L'inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir
  son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un
  moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, il comprenait la
  sottise qu'il avait faite de le laisser partir. Quoi! cet homme qu'il
  venait de suivre autour du monde, il avait consenti à s'en séparer! Sa
  nature reprenait le dessus, il s'incriminait, il s'accusait, il se
  traitait comme s'il eût été le directeur de la police métropolitaine,
  admonestant un agent pris en flagrant délit de naïveté.
  «J'ai été inepte! pensait-il. L'autre lui aura appris qui j'étais! Il
  est parti, il ne reviendra pas! Où le reprendre maintenant? Mais comment
  ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son
  ordre d'arrestation! Décidément je ne suis qu'une bête!»
  Ainsi raisonnait l'inspecteur de police, tandis que les heures
  s'écoulaient si lentement à son gré. Il ne savait que faire.
  Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il
  comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel parti
  prendre? Il était tenté de s'en aller à travers les longues plaines
  blanches, à la poursuite de ce Fogg! Il ne lui semblait pas impossible
  de le retrouver. Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la
  neige!... Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte
  s'effaça.
  Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme une insurmontable
  envie d'abandonner la partie. Or, précisément, cette occasion de quitter
  la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond en
  déconvenues, lui fut offerte.
  En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige tombait à
  gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l'est. Une
  énorme ombre, précédée d'une lueur fauve, s'avançait lentement,
  considérablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect
  fantastique.
  Cependant on n'attendait encore aucun train venant de l'est. Les secours
  réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt, et le train
  d'Omaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain.--On fut
  bientôt fixé.
  Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant de grands coups
  de sifflet, c'était celle qui, après avoir été détachée du train, avait
  continué sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur
  et le mécanicien inanimés. Elle avait couru sur les rails pendant
  plusieurs milles; puis, le feu avait baissé, faute de combustible; la
  vapeur s'était détendue, et une heure après, ralentissant peu à peu sa
  marche, la machine s'arrêtait enfin à vingt milles au-delà de la station
  de Kearney.
  Ni le mécanicien ni le chauffeur n'avaient succombé, et, après un
  évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux.
  La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la
  locomotive seule, n'ayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien
  comprit ce qui s'était passé. Comment la locomotive avait été détachée
  du train, il ne put le deviner, mais il n'était pas douteux, pour lui,
  que le train, resté en arrière, se trouvât en détresse.
  Le mécanicien n'hésita pas sur ce qu'il devait faire. Continuer la route
  dans la direction d'Omaha était prudent; retourner vers le train, que
  les Indiens pillaient peut-être encore, était dangereux... N'importe!
  Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de
  sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers
  deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station
  de Kearney. C'était elle qui sifflait dans la brume.
  Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la
  locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient pouvoir continuer ce
  voyage si malheureusement interrompu.
  À l'arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et
  s'adressant au conducteur:
  «Vous allez partir? lui demanda-t-elle.
  --À l'instant, madame.
  --Mais ces prisonniers... nos malheureux compagnons...
  --Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. Nous avons
  déjà trois heures de retard.
  --Et quand passera l'autre train venant de San Francisco?
  --Demain soir, madame.
  --Demain soir! mais il sera trop tard. Il faut attendre...
  --C'est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir,
  montez en voiture.
  --Je ne partirai pas», répondit la jeune femme. Fix avait entendu cette
  conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de
  locomotion lui manquait, il était décidé à quitter Kearney, et
  maintenant que le train était là, prêt à s'élancer, qu'il n'avait plus
  qu'à reprendre sa place dans le wagon, une irrésistible force le
  rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait les pieds, et il ne
  pouvait s'en arracher. Le combat recommençait en lui. La colère de
  l'insuccès l'étouffait. Il voulait lutter jusqu'au bout.
  Cependant les voyageurs et quelques blessés--entre autres le colonel
  Proctor, dont l'état était grave--avaient pris place dans les wagons. On
  entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur
  s'échappait par les soupapes. Le mécanicien siffla, le train se mit en
  marche, et disparut bientôt, mêlant sa fumée blanche au tourbillon des
  neiges.
  L'inspecteur Fix était resté.
  Quelques heures s'écoulèrent. Le temps était fort mauvais, le froid très
  vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. On eût pu
  croire qu'il dormait. Mrs. Aouda, malgré la rafale, quittait à chaque
  instant la chambre qui avait été mise à sa disposition. Elle venait à
  l'extrémité du quai, cherchant à voir à travers la tempête de neige,
  voulant percer cette brume qui réduisait l'horizon autour d'elle,
  écoutant si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait
  alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et
  toujours inutilement.
  Le soir se fit. Le petit détachement n'était pas de retour. Où était-il
  en ce moment? Avait-il pu rejoindre les Indiens? Y avait-il eu lutte, ou
  ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard? Le capitaine
  du fort Kearney était très inquiet, bien qu'il ne voulût rien laisser
  paraître de son inquiétude.
  La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l'intensité du
  froid s'accrut. Le regard le plus intrépide n'eût pas considéré sans
  épouvante cette obscure immensité. Un absolu silence régnait sur la
  plaine. Ni le vol d'un oiseau, ni la passée d'un fauve n'en troublait le
  calme infini.
  Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l'esprit plein de pressentiments
  sinistres, le coeur rempli d'angoisses, erra sur la lisière de la
  prairie. Son imagination l'emportait au loin et lui montrait mille
  dangers. Ce qu'elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait
  s'exprimer.
  Fix était toujours immobile à la même place, mais, lui non plus, il ne
  dormait pas. À un certain moment, un homme s'était approché, lui avait
  parlé même, mais l'agent l'avait renvoyé, après répondu à ses paroles
  par un signe négatif.
  La nuit s'écoula ainsi. À l'aube, le disque à demi éteint du soleil se
  leva sur un horizon embrumé. Cependant la portée du regard pouvait
  s'étendre à une distance de deux milles. C'était vers le sud que Phileas
  Fogg et le détachement s'étaient dirigés... Le sud était absolument
  désert. Il était alors sept heures du matin.
  Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti prendre.
  Devait-il envoyer un second détachement au secours du premier? Devait-il
  sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui
  étaient sacrifiés tout d'abord? Mais son hésitation ne dura pas, et d'un
  geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait l'ordre de pousser
  une reconnaissance dans le sud--, quand des coups de feu éclatèrent.
  Était-ce un signal? Les soldats se jetèrent hors du fort, et à un
  demi-mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bon ordre.
  Mr. Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et les deux
  autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux.
  Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. Peu d'instants
  avant l'arrivée du détachement, Passepartout et ses deux compagnons
  luttaient déjà contre leurs gardiens, et le Français en avait assommé
  trois à coups de poing, quand son maître et les soldats se précipitèrent
  à leur secours.
  Tous, les sauveurs et les sauvés, furent accueillis par des cris de
  joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu'il leur avait
  promise, tandis que Passepartout se répétait, non sans quelque raison:
  «Décidément, il faut avouer que je coûte cher à mon maître!»
  Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eût été
  difficile d'analyser les impressions qui se combattaient alors en lui.
  Quant à Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman, et elle la
  serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer une parole!
  Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train dans la
  gare. Il croyait le trouver là, prêt à filer sur Omaha, et il espérait
  que l'on pourrait encore regagner le temps perdu.
  «Le train, le train! s'écria-t-il.
  --Parti, répondit Fix.
  --Et le train suivant, quand passera-t-il? demanda Phileas Fogg.
  --Ce soir seulement.
  --Ah!» répondit simplement l'impassible gentleman.
  
  
  XXXI
  DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS DE
  PHILEAS FOGG
  
  Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. Passepartout, la
  cause involontaire de ce retard, était désespéré. Il avait décidément
  ruiné son maître!
  En ce moment, l'inspecteur s'approcha de Mr. Fogg, et, le regardant bien
  en face:
  «Très sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous êtes pressé?
  --Très sérieusement, répondit Phileas Fogg.
  --J'insiste, reprit Fix. Vous avez bien intérêt à être à New York le 11,
  avant neuf heures du soir, heure du départ du paquebot de Liverpool?
  --Un intérêt majeur.
  --Et si votre voyage n'eût pas été interrompu par cette attaque
  d'Indiens, vous seriez arrivé à New York le 11, dès le matin?
  --Oui, avec douze heures d'avance sur le paquebot.
  --Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et douze,
  l'écart est de huit. C'est huit heures à regagner. Voulez-vous tenter de
  le faire?
  --À pied? demanda Mr. Fogg.
  --Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. Un homme m'a
  proposé ce moyen de transport.»
  C'était l'homme qui avait parlé à l'inspecteur de police pendant la
  nuit, et dont Fix avait refusé l'offre.
  Phileas Fogg ne répondit pas à Fix; mais Fix lui ayant montré l'homme en
  question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla à lui. Un
  instant après, Phileas Fogg et cet Américain, nommé Mudge, entraient
  dans une hutte construite au bas du fort Kearney.
  Là, Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule, sorte de châssis,
  établi sur deux longues poutres, un peu relevées à l'avant comme les
  semelles d'un traîneau, et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient
  prendre place. Au tiers du châssis, sur l'avant, se dressait un mât très
  élevé, sur lequel s'enverguait une immense brigantine. Ce mât,
  solidement retenu par des haubans métalliques, tendait un étai de fer
  qui servait à guinder un foc de grande dimension. À l'arrière, une sorte
  de gouvernail-godille permettait de diriger l'appareil.
  C'était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant l'hiver, sur la
  plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés par les neiges, ces
  véhicules font des traversées extrêmement rapides d'une station à
  l'autre. Ils sont, d'ailleurs, prodigieusement voilés--plus voilés même
  que ne peut l'être un cotre de course, exposé à chavirer--, et, vent
  arrière, ils glissent à la surface des prairies avec une rapidité égale,
  sinon supérieure, à celle des express.
  En quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et le patron
  de cette embarcation de terre. Le vent était bon. Il soufflait de
  l'ouest en grande brise. La neige était durcie, et Mudge se faisait fort
  de conduire Mr. Fogg en quelques heures à la station d'Omaha. Là, les
  
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