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Le tour du monde en quatre-vingts jours - 02
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L'honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des
recherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrement
aiguiser le zèle et l'intelligence des agents. Mais son collègue, Andrew
Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua
donc entre les gentlemen, qui s'étaient assis à une table de whist,
Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu,
les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation
interrompue reprenait de plus belle.
«Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du
voleur, qui ne peut manquer d'être un habile homme!
--Allons donc! répondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans lequel il
puisse se réfugier.
--Par exemple!
--Où voulez-vous qu'il aille?
--Je n'en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre
est assez vaste.
--Elle l'était autrefois...», dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis: «À vous
de couper, monsieur», ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas
Flanagan.
La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart
la reprenait, disant:
«Comment, autrefois! Est-ce que la terre a diminué, par hasard?
--Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La
terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite
qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous
occupons, rendra les recherches plus rapides.
--Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur!
--À vous de jouer, monsieur Stuart!» dit Phileas Fogg.
Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie achevée:
«Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une
manière plaisante de dire que la terre a diminué! Ainsi parce qu'on en
fait maintenant le tour en trois mois...
--En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.
--En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis
que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le
«Great-Indian peninsular railway», et voici le calcul établi par le
_Morning Chronicle_:
De Londres à Suez par le Mont-Cenis
et Brindisi, railways et paquebots: 7 jours.
De Suez à Bombay, paquebot: 13 jours.
De Bombay à Calcutta, railway: 3 jours.
De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot: 13 jours.
De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot: 6 jours.
De Yokohama à San Francisco, paquebot: 22 jours.
De San Francisco New York, rail-road: 7 jours.
De New York à Londres, paquebot et railway: 9 jours.
Total: 80 jours.
--Oui, quatre-vingts jours! s'écria, Andrew Stuart, qui par inattention,
coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents
contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
--Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette
fois, la discussion ne respectait plus le whist.
--Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails! s'écria Andrew
Stuart, s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les
voyageurs!
--Tout compris», répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta:
«Deux atouts maîtres.»
Andrew Stuart, à qui c'était le tour de «faire», ramassa les cartes en
disant:
«Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la
pratique...
--Dans la pratique aussi, monsieur Stuart.
--Je voudrais bien vous y voir.
--Il ne tient qu'à vous. Partons ensemble.
--Le Ciel m'en préserve! s'écria Stuart, mais je parierais bien quatre
mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage, fait dans ces conditions, est
impossible.
--Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.
--Eh bien, faites-le donc!
--Le tour du monde en quatre-vingts jours?
--Oui.
--Je le veux bien.
--Quand?
--Tout de suite.
--C'est de la folie! s'écria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de
l'insistance de son partenaire. Tenez! jouons plutôt.
--Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a maldonne.»
Andrew Stuart reprit les cartes d'une main fébrile; puis, tout à coup,
les posant sur la table:
«Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille
livres!...
--Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n'est pas sérieux.
--Quand je dis: je parie, répondit Andrew Stuart, c'est toujours
sérieux.
--Soit!» dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collègues:
«J'ai vingt mille livres (500 000 F) déposées chez Baring frères. Je les
risquerai volontiers...
--Vingt mille livres! s'écria John Sullivan. Vingt mille livres qu'un
retard imprévu peut vous faire perdre!
--L'imprévu n'existe pas, répondit simplement Phileas Fogg.
--Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n'est calculé que
comme un minimum de temps!
--Un minimum bien employé suffit à tout.
--Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement des
railways dans les paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer!
--Je sauterai mathématiquement.
--C'est une plaisanterie!
--Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'une chose aussi
sérieuse qu'un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres
contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts
jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille
deux cents minutes. Acceptez-vous?
--Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan
et Ralph, après s'être entendus.
--Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part à huit heures
quarante-cinq. Je le prendrai.
--Ce soir même? demanda Stuart.
--Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant
un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui mercredi 2 octobre, je
devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le
samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi
les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring
frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs.--Voici un
chèque de pareille somme.»
Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six
co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il n'avait certainement
pas parié pour gagner, et n'avait engagé ces vingt mille livres--la
moitié de sa fortune--que parce qu'il prévoyait qu'il pourrait avoir à
dépenser l'autre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire
inexécutable projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient
émus, non pas à cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se
faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.
Sept heures sonnaient alors. On offrit à Mr. Fogg de suspendre le whist
afin qu'il pût faire ses préparatifs de départ.
«Je suis toujours prêt!» répondit cet impassible gentleman, et donnant
les cartes:
«Je retourne carreau, dit-il. À vous de jouer, monsieur Stuart.»
IV
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
À sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir gagné une vingtaine
de guinées au whist, prit congé de ses honorables collègues, et quitta
le Reform-Club. À sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa
maison et rentrait chez lui.
Passepartout, qui avait consciencieusement étudié son programme, fut
assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable d'inexactitude, apparaître à
cette heure insolite. Suivant la notice, le locataire de Saville-row ne
devait rentrer qu'à minuit précis.
Phileas Fogg était tout d'abord monté à sa chambre, puis il appela:
«Passepartout.»
Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvait s'adresser à lui. Ce
n'était pas l'heure.
«Passepartout», reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage.
Passepartout se montra.
«C'est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg.
--Mais il n'est pas minuit, répondit Passepartout, sa montre à la main.
--Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de reproche.
Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais.»
Une sorte de grimace s'ébaucha sur la ronde face du Français. Il était
évident qu'il avait mal entendu.
«Monsieur se déplace? demanda-t-il.
--Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde.»
Passepartout, l'oeil démesurément ouvert, la paupière et le sourcil
surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentait alors tous
les symptômes de l'étonnement poussé jusqu'à la stupeur.
«Le tour du monde! murmura-t-il.
--En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi, nous n'avons pas un
instant à perdre.
--Mais les malles?... dit Passepartout, qui balançait inconsciemment sa
tête de droite et de gauche.
--Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de
laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous achèterons en route.
Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de
bonnes chaussures. D'ailleurs, nous marcherons peu ou pas. Allez.»
Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il quitta la chambre de
Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, et employant une
phrase assez vulgaire de son pays:
«Ah! bien se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi qui voulais rester
tranquille!...»
Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du monde en
quatre-vingts jours! Avait-il affaire à un fou? Non... C'était une
plaisanterie? On allait à Douvres, bien. À Calais, soit. Après tout,
cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq
ans, n'avait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-on
jusqu'à Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grande capitale.
Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas s'arrêterait
là... Oui, sans doute, mais il n'en était pas moins vrai qu'il partait,
qu'il se déplaçait, ce gentleman, si casanier jusqu'alors!
À huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait
sa garde-robe et celle de son maître; puis, l'esprit encore troublé, il
quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit
Mr. Fogg.
Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le _Bradshaw's continental
railway steam transit and general guide_, qui devait lui fournir toutes
les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de
Passepartout, l'ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles
bank-notes qui ont cours dans tous les pays.
«Vous n'avez rien oublié? demanda-t-il.
--Rien, monsieur.
--Mon mackintosh et ma couverture?
--Les voici.
--Bien, prenez ce sac.»
Mr. Fogg remit le sac à Passepartout.
«Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500 000
F).»
Le sac faillit s'échapper des mains de Passepartout, comme si les vingt
mille livres eussent été en or et pesé considérablement.
Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut
fermée à double tour.
Une station de voitures se trouvait à l'extrémité de Saville-row.
Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea
rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des
embranchements du South-Eastern-railway.
À huit heures vingt, le cab s'arrêta devant la grille de la gare.
Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher.
En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds
nus dans la boue, coiffée d'un chapeau dépenaillé auquel pendait une
plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons, s'approcha de Mr.
Fogg et lui demanda l'aumône.
Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu'il venait de gagner au
whist, et, les présentant à la mendiante:
«Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir
rencontrée!»
Puis il passa.
Passepartout eut comme une sensation d'humidité autour de la prunelle.
Son maître avait fait un pas dans son coeur.
Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là,
Phileas Fogg donna à Passepartout l'ordre de prendre deux billets de
première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq
collègues du Reform-Club.
«Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un
passeport que j'emporte à cet effet vous permettront, au retour, de
contrôler mon itinéraire.
--Oh! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c'est inutile.
Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman!
--Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.
--Vous n'oubliez pas que vous devez être revenu?... fit observer Andrew
Stuart.
--Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre
1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir,
messieurs.»
À huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place
dans le même compartiment. À huit heures quarante-cinq, un coup de
sifflet retentit, et le train se mit en marche.
La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté
dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait
machinalement contre lui le sac aux bank-notes.
Mais le train n'avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait un
véritable cri de désespoir!
«Qu'avez-vous? demanda Mr. Fogg.
--Il y a... que... dans ma précipitation... mon trouble... j'ai
oublié...
--Quoi?
--D'éteindre le bec de gaz de ma chambre!
--Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre
compte!»
V
DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES
Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du
grand retentissement qu'allait provoquer son départ. La nouvelle du pari
se répandit d'abord dans le Reform-Club, et produisit une véritable
émotion parmi les membres de l'honorable cercle. Puis, du club, cette
émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au
public de Londres et de tout le Royaume-Uni.
Cette «question du tour du monde» fut commentée, discutée, disséquée,
avec autant de passion et d'ardeur que s'il se fût agi d'une nouvelle
affaire de l'_Alabama_. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg, les
autres--et ils formèrent bientôt une majorité considérable--se
prononcèrent contre lui. Ce tour du monde à accomplir, autrement qu'en
théorie et sur le papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de
communication actuellement en usage, ce n'était pas seulement
impossible, c'était insensé!
Le _Times_, le _Standard_, l'_Evening Star_, le _Morning Chronicle_, et
vingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr.
Fogg. Seul, le _Daily Telegraph_ le soutint dans une certaine mesure.
Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses
collègues du Reform-Club furent blâmés d'avoir tenu ce pari, qui
accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur.
Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la
question. On sait l'intérêt que l'on porte en Angleterre à tout ce qui
touche à la géographie. Aussi n'était-il pas un lecteur, à quelque
classe qu'il appartînt, qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de
Phileas Fogg.
Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux--les femmes
principalement--furent pour lui, surtout quand l'_Illustrated London News_
eut publié son portrait d'après sa photographie déposée aux archives du
Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire: «Hé! hé! pourquoi pas,
après tout? On a vu des choses plus extraordinaires!» C'étaient surtout
les lecteurs du _Daily Telegraph_. Mais on sentit bientôt que ce journal
lui-même commençait à faiblir.
En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la
Société royale de géographie. Il traita la question à tous les points de
vue, et démontra clairement la folie de l'entreprise. D'après cet
article, tout était contre le voyageur, obstacles de l'homme, obstacles
de la nature. Pour réussir dans ce projet, il fallait admettre une
concordance miraculeuse des heures de départ et d'arrivée, concordance
qui n'existait pas, qui ne pouvait pas exister. À la rigueur, et en
Europe, où il s'agit de parcours d'une longueur relativement médiocre,
on peut compter sur l'arrivée des trains à heure fixe; mais quand ils
emploient trois jours à traverser l'Inde, sept jours à traverser les
États-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments d'un tel
problème? Et les accidents de machine, les déraillements, les
rencontres, la mauvaise saison, l'accumulation des neiges, est-ce que
tout n'était pas contre Phileas Fogg? Sur les paquebots, ne se
trouverait-il pas, pendant l'hiver, à la merci des coups de vent ou des
brouillards? Est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes
transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou trois jours? Or, il
suffisait d'un retard, un seul, pour que la chaîne de communications fût
irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait, ne fût-ce que de
quelques heures, le départ d'un paquebot, il serait forcé d'attendre le
paquebot suivant, et par cela même son voyage était compromis
irrévocablement.
L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent,
et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman,
d'importantes affaires s'étaient engagées sur «l'aléa» de son
entreprise. On sait ce qu'est le monde des parieurs en Angleterre, monde
plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parier est dans le
tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du
Reform-Club établirent-ils des paris considérables pour ou contre
Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas
Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. On
en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la
place de Londres. On demandait, on offrait du «Phileas Fogg» ferme ou à
prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq jours après son
départ, après l'article du Bulletin de la Société de géographie, les
offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l'offrit par
paquets. Pris d'abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu'à vingt,
à cinquante, à cent!
Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale.
L'honorable gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pour
pouvoir faire le tour du monde, même en dix ans! et il paria cinq mille
livres (100 000 F) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même temps
que la sottise du projet, on lui en démontrait l'inutilité, il se
contentait de répondre: «Si la chose est faisable, il est bon que ce
soit un Anglais qui le premier l'ait faite!»
Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus
en plus; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui; on ne
le prenait plus qu'à cent cinquante, à deux cents contre un, quand, sept
jours après son départ, un incident, complètement inattendu, fit qu'on
ne le prit plus du tout.
En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de
la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi
conçue:
«Suez à Londres.
«Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place.
«Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard mandat
d'arrestation à Bombay (Inde anglaise).
«Fix, détective.»
L'effet de cette dépêche fut immédiat. L'honorable gentleman disparut
pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie, déposée au
Reform-Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. Elle
reproduisait trait pour trait l'homme dont le signalement avait été
fourni par l'enquête. On rappela ce que l'existence de Phileas Fogg
avait de mystérieux, son isolement, son départ subit, et il parut
évident que ce personnage, prétextant un voyage autour du monde et
l'appuyant sur un pari insensé, n'avait eu d'autre but que de dépister
les agents de la police anglaise.
VI
DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche
concernant le sieur Phileas Fogg.
Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, à Suez,
le paquebot _Mongolia_, de la Compagnie péninsulaire et orientale, steamer
en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et
possédant une force nominale de cinq cents chevaux. Le _Mongolia_ faisait
régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez.
C'était un des plus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses
réglementaires, soit dix milles à l'heure entre Brindisi et Suez, et
neuf milles cinquante-trois centièmes entre Suez et Bombay, il les avait
toujours dépassées.
En attendant l'arrivée du _Mongolia_, deux hommes se promenaient sur le
quai au milieu de la foule d'indigènes et d'étrangers qui affluent dans
cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande oeuvre de M. de
Lesseps assure un avenir considérable.
De ces deux hommes, l'un était l'agent consulaire du Royaume-Uni, établi
à Suez, qui--en dépit des fâcheux pronostics du gouvernement britannique
et des sinistres prédictions de l'ingénieur Stephenson--voyait chaque
jour des navires anglais traverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié
l'ancienne route de l'Angleterre aux Indes par le cap de
Bonne-Espérance.
L'autre était un petit homme maigre, de figure assez intelligente,
nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles
sourciliers. À travers ses longs cils brillait un oeil très vif, mais
dont il savait à volonté éteindre l'ardeur. En ce moment, il donnait
certaines marques d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en
place.
Cet homme se nommait Fix, et c'était un de ces «détectives» ou agents de
police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le
vol commis à la Banque d'Angleterre. Ce Fix devait surveiller avec le
plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si l'un
d'eux lui semblait suspect, le «filer» en attendant un mandat
d'arrestation.
Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de la police
métropolitaine le signalement de l'auteur présumé du vol. C'était celui
de ce personnage distingué et bien mis que l'on avait observé dans la
salle des paiements de la Banque.
Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas
de succès, attendait donc avec une impatience facile à comprendre
l'arrivée du _Mongolia_.
«Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixième fois,
que ce bateau ne peut tarder?
--Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hier au large
de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas
pour un tel marcheur. Je vous répète que le _Mongolia_ a toujours gagné la
prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque
avance de vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.
--Ce paquebot vient directement de Brindisi? demanda Fix.
--De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisi qu'il a
quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez patience, il ne peut
tarder à arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le
signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme,
s'il est à bord du _Mongolia_.
--Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on les sent plutôt
qu'on ne les reconnaît. C'est du flair qu'il faut avoir, et le flair est
comme un sens spécial auquel concourent l'ouïe, la vue et l'odorat. J'ai
arrêté dans ma vie plus d'un de ces gentlemen, et pourvu que mon voleur
soit à bord, je vous réponds qu'il ne me glissera pas entre les mains.
--Je le souhaite, monsieur Fix, car il s'agit d'un vol important.
--Un vol magnifique, répondit l'agent enthousiasmé. Cinquante-cinq mille
livres! Nous n'avons pas souvent de pareilles aubaines! Les voleurs
deviennent mesquins! La race des Sheppard s'étiole! On se fait pendre
maintenant pour quelques shillings!
--Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez d'une telle façon que je
vous souhaite vivement de réussir; mais, je vous le répète, dans les
conditions où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vous
bien que, d'après le signalement que vous avez reçu, ce voleur ressemble
absolument à un honnête homme.
--Monsieur le consul, répondit dogmatiquement l'inspecteur de police,
les grands voleurs ressemblent toujours à d'honnêtes gens. Vous
comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n'ont qu'un parti
à prendre, c'est de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter.
Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu'il faut dévisager
surtout. Travail difficile, j'en conviens, et qui n'est plus du métier,
mais de l'art.»
On voit que ledit Fix ne manquait pas d'une certaine dose
d'amour-propre.
Cependant le quai s'animait peu à peu. Marins de diverses nationalités,
commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. L'arrivée du
paquebot était évidemment prochaine.
Le temps était assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est. Quelques
minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du
soleil. Vers le sud, une jetée longue de deux mille mètres s'allongeait
comme un bras sur la rade de Suez. À la surface de la mer Rouge
roulaient plusieurs bateaux de pêche ou de cabotage, dont quelques-uns
ont conservé dans leurs façons l'élégant gabarit de la galère antique.
Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une habitude de sa
profession, dévisageait les passants d'un rapide coup d'oeil.
Il était alors dix heures et demie.
«Mais il n'arrivera pas, ce paquebot! s'écria-t-il en entendant sonner
l'horloge du port.
--Il ne peut être éloigné, répondit le consul.
--Combien de temps stationnera-t-il à Suez? demanda Fix.
--Quatre heures. Le temps d'embarquer son charbon. De Suez à Aden, à
l'extrémité de la mer Rouge, on compte treize cent dix milles, et il
faut faire provision de combustible.
--Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay? demanda Fix.
--Directement, sans rompre charge.
--Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau, il
doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner par une
autre voie les possessions hollandaises ou françaises de l'Asie. Il doit
bien savoir qu'il ne serait pas en sûreté dans l'Inde, qui est une terre
anglaise.
--À moins que ce ne soit un homme très fort, répondit le consul. Vous le
savez, un criminel anglais est toujours mieux caché à Londres qu'il ne
le serait à l'étranger.»
Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à l'agent, le consul
regagna ses bureaux, situés à peu de distance. L'inspecteur de police
demeura seul, pris d'une impatience nerveuse, avec ce pressentiment
assez bizarre que son voleur devait se trouver à bord du _Mongolia_,--et
en vérité, si ce coquin avait quitté l'Angleterre avec l'intention de
gagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveillée ou plus
difficile à surveiller que celle de l'Atlantique, devait avoir obtenu sa
préférence.
Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coups de
sifflet annoncèrent l'arrivée du paquebot. Toute la horde des portefaix
et des fellahs se précipita vers le quai dans un tumulte un peu
inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers. Une dizaine
de canots se détachèrent de la rive et allèrent au-devant du _Mongolia_.
Bientôt on aperçut la gigantesque coque du _Mongolia_, passant entre les
rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller
en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruit par les tuyaux
d'échappement.
recherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrement
aiguiser le zèle et l'intelligence des agents. Mais son collègue, Andrew
Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua
donc entre les gentlemen, qui s'étaient assis à une table de whist,
Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu,
les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation
interrompue reprenait de plus belle.
«Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du
voleur, qui ne peut manquer d'être un habile homme!
--Allons donc! répondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans lequel il
puisse se réfugier.
--Par exemple!
--Où voulez-vous qu'il aille?
--Je n'en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre
est assez vaste.
--Elle l'était autrefois...», dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis: «À vous
de couper, monsieur», ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas
Flanagan.
La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart
la reprenait, disant:
«Comment, autrefois! Est-ce que la terre a diminué, par hasard?
--Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La
terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite
qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous
occupons, rendra les recherches plus rapides.
--Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur!
--À vous de jouer, monsieur Stuart!» dit Phileas Fogg.
Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie achevée:
«Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une
manière plaisante de dire que la terre a diminué! Ainsi parce qu'on en
fait maintenant le tour en trois mois...
--En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.
--En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis
que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le
«Great-Indian peninsular railway», et voici le calcul établi par le
_Morning Chronicle_:
De Londres à Suez par le Mont-Cenis
et Brindisi, railways et paquebots: 7 jours.
De Suez à Bombay, paquebot: 13 jours.
De Bombay à Calcutta, railway: 3 jours.
De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot: 13 jours.
De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot: 6 jours.
De Yokohama à San Francisco, paquebot: 22 jours.
De San Francisco New York, rail-road: 7 jours.
De New York à Londres, paquebot et railway: 9 jours.
Total: 80 jours.
--Oui, quatre-vingts jours! s'écria, Andrew Stuart, qui par inattention,
coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents
contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
--Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette
fois, la discussion ne respectait plus le whist.
--Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails! s'écria Andrew
Stuart, s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les
voyageurs!
--Tout compris», répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta:
«Deux atouts maîtres.»
Andrew Stuart, à qui c'était le tour de «faire», ramassa les cartes en
disant:
«Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la
pratique...
--Dans la pratique aussi, monsieur Stuart.
--Je voudrais bien vous y voir.
--Il ne tient qu'à vous. Partons ensemble.
--Le Ciel m'en préserve! s'écria Stuart, mais je parierais bien quatre
mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage, fait dans ces conditions, est
impossible.
--Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.
--Eh bien, faites-le donc!
--Le tour du monde en quatre-vingts jours?
--Oui.
--Je le veux bien.
--Quand?
--Tout de suite.
--C'est de la folie! s'écria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de
l'insistance de son partenaire. Tenez! jouons plutôt.
--Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a maldonne.»
Andrew Stuart reprit les cartes d'une main fébrile; puis, tout à coup,
les posant sur la table:
«Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille
livres!...
--Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n'est pas sérieux.
--Quand je dis: je parie, répondit Andrew Stuart, c'est toujours
sérieux.
--Soit!» dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collègues:
«J'ai vingt mille livres (500 000 F) déposées chez Baring frères. Je les
risquerai volontiers...
--Vingt mille livres! s'écria John Sullivan. Vingt mille livres qu'un
retard imprévu peut vous faire perdre!
--L'imprévu n'existe pas, répondit simplement Phileas Fogg.
--Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n'est calculé que
comme un minimum de temps!
--Un minimum bien employé suffit à tout.
--Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement des
railways dans les paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer!
--Je sauterai mathématiquement.
--C'est une plaisanterie!
--Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'une chose aussi
sérieuse qu'un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres
contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts
jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille
deux cents minutes. Acceptez-vous?
--Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan
et Ralph, après s'être entendus.
--Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part à huit heures
quarante-cinq. Je le prendrai.
--Ce soir même? demanda Stuart.
--Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant
un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui mercredi 2 octobre, je
devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le
samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi
les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring
frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs.--Voici un
chèque de pareille somme.»
Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six
co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il n'avait certainement
pas parié pour gagner, et n'avait engagé ces vingt mille livres--la
moitié de sa fortune--que parce qu'il prévoyait qu'il pourrait avoir à
dépenser l'autre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire
inexécutable projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient
émus, non pas à cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se
faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.
Sept heures sonnaient alors. On offrit à Mr. Fogg de suspendre le whist
afin qu'il pût faire ses préparatifs de départ.
«Je suis toujours prêt!» répondit cet impassible gentleman, et donnant
les cartes:
«Je retourne carreau, dit-il. À vous de jouer, monsieur Stuart.»
IV
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
À sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir gagné une vingtaine
de guinées au whist, prit congé de ses honorables collègues, et quitta
le Reform-Club. À sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa
maison et rentrait chez lui.
Passepartout, qui avait consciencieusement étudié son programme, fut
assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable d'inexactitude, apparaître à
cette heure insolite. Suivant la notice, le locataire de Saville-row ne
devait rentrer qu'à minuit précis.
Phileas Fogg était tout d'abord monté à sa chambre, puis il appela:
«Passepartout.»
Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvait s'adresser à lui. Ce
n'était pas l'heure.
«Passepartout», reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage.
Passepartout se montra.
«C'est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg.
--Mais il n'est pas minuit, répondit Passepartout, sa montre à la main.
--Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de reproche.
Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais.»
Une sorte de grimace s'ébaucha sur la ronde face du Français. Il était
évident qu'il avait mal entendu.
«Monsieur se déplace? demanda-t-il.
--Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde.»
Passepartout, l'oeil démesurément ouvert, la paupière et le sourcil
surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentait alors tous
les symptômes de l'étonnement poussé jusqu'à la stupeur.
«Le tour du monde! murmura-t-il.
--En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi, nous n'avons pas un
instant à perdre.
--Mais les malles?... dit Passepartout, qui balançait inconsciemment sa
tête de droite et de gauche.
--Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de
laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous achèterons en route.
Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de
bonnes chaussures. D'ailleurs, nous marcherons peu ou pas. Allez.»
Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il quitta la chambre de
Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, et employant une
phrase assez vulgaire de son pays:
«Ah! bien se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi qui voulais rester
tranquille!...»
Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du monde en
quatre-vingts jours! Avait-il affaire à un fou? Non... C'était une
plaisanterie? On allait à Douvres, bien. À Calais, soit. Après tout,
cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq
ans, n'avait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-on
jusqu'à Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grande capitale.
Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas s'arrêterait
là... Oui, sans doute, mais il n'en était pas moins vrai qu'il partait,
qu'il se déplaçait, ce gentleman, si casanier jusqu'alors!
À huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait
sa garde-robe et celle de son maître; puis, l'esprit encore troublé, il
quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit
Mr. Fogg.
Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le _Bradshaw's continental
railway steam transit and general guide_, qui devait lui fournir toutes
les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de
Passepartout, l'ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles
bank-notes qui ont cours dans tous les pays.
«Vous n'avez rien oublié? demanda-t-il.
--Rien, monsieur.
--Mon mackintosh et ma couverture?
--Les voici.
--Bien, prenez ce sac.»
Mr. Fogg remit le sac à Passepartout.
«Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500 000
F).»
Le sac faillit s'échapper des mains de Passepartout, comme si les vingt
mille livres eussent été en or et pesé considérablement.
Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut
fermée à double tour.
Une station de voitures se trouvait à l'extrémité de Saville-row.
Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea
rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des
embranchements du South-Eastern-railway.
À huit heures vingt, le cab s'arrêta devant la grille de la gare.
Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher.
En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds
nus dans la boue, coiffée d'un chapeau dépenaillé auquel pendait une
plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons, s'approcha de Mr.
Fogg et lui demanda l'aumône.
Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu'il venait de gagner au
whist, et, les présentant à la mendiante:
«Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir
rencontrée!»
Puis il passa.
Passepartout eut comme une sensation d'humidité autour de la prunelle.
Son maître avait fait un pas dans son coeur.
Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là,
Phileas Fogg donna à Passepartout l'ordre de prendre deux billets de
première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq
collègues du Reform-Club.
«Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un
passeport que j'emporte à cet effet vous permettront, au retour, de
contrôler mon itinéraire.
--Oh! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c'est inutile.
Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman!
--Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.
--Vous n'oubliez pas que vous devez être revenu?... fit observer Andrew
Stuart.
--Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre
1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir,
messieurs.»
À huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place
dans le même compartiment. À huit heures quarante-cinq, un coup de
sifflet retentit, et le train se mit en marche.
La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté
dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait
machinalement contre lui le sac aux bank-notes.
Mais le train n'avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait un
véritable cri de désespoir!
«Qu'avez-vous? demanda Mr. Fogg.
--Il y a... que... dans ma précipitation... mon trouble... j'ai
oublié...
--Quoi?
--D'éteindre le bec de gaz de ma chambre!
--Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre
compte!»
V
DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES
Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du
grand retentissement qu'allait provoquer son départ. La nouvelle du pari
se répandit d'abord dans le Reform-Club, et produisit une véritable
émotion parmi les membres de l'honorable cercle. Puis, du club, cette
émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au
public de Londres et de tout le Royaume-Uni.
Cette «question du tour du monde» fut commentée, discutée, disséquée,
avec autant de passion et d'ardeur que s'il se fût agi d'une nouvelle
affaire de l'_Alabama_. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg, les
autres--et ils formèrent bientôt une majorité considérable--se
prononcèrent contre lui. Ce tour du monde à accomplir, autrement qu'en
théorie et sur le papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de
communication actuellement en usage, ce n'était pas seulement
impossible, c'était insensé!
Le _Times_, le _Standard_, l'_Evening Star_, le _Morning Chronicle_, et
vingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr.
Fogg. Seul, le _Daily Telegraph_ le soutint dans une certaine mesure.
Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses
collègues du Reform-Club furent blâmés d'avoir tenu ce pari, qui
accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur.
Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la
question. On sait l'intérêt que l'on porte en Angleterre à tout ce qui
touche à la géographie. Aussi n'était-il pas un lecteur, à quelque
classe qu'il appartînt, qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de
Phileas Fogg.
Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux--les femmes
principalement--furent pour lui, surtout quand l'_Illustrated London News_
eut publié son portrait d'après sa photographie déposée aux archives du
Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire: «Hé! hé! pourquoi pas,
après tout? On a vu des choses plus extraordinaires!» C'étaient surtout
les lecteurs du _Daily Telegraph_. Mais on sentit bientôt que ce journal
lui-même commençait à faiblir.
En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la
Société royale de géographie. Il traita la question à tous les points de
vue, et démontra clairement la folie de l'entreprise. D'après cet
article, tout était contre le voyageur, obstacles de l'homme, obstacles
de la nature. Pour réussir dans ce projet, il fallait admettre une
concordance miraculeuse des heures de départ et d'arrivée, concordance
qui n'existait pas, qui ne pouvait pas exister. À la rigueur, et en
Europe, où il s'agit de parcours d'une longueur relativement médiocre,
on peut compter sur l'arrivée des trains à heure fixe; mais quand ils
emploient trois jours à traverser l'Inde, sept jours à traverser les
États-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments d'un tel
problème? Et les accidents de machine, les déraillements, les
rencontres, la mauvaise saison, l'accumulation des neiges, est-ce que
tout n'était pas contre Phileas Fogg? Sur les paquebots, ne se
trouverait-il pas, pendant l'hiver, à la merci des coups de vent ou des
brouillards? Est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes
transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou trois jours? Or, il
suffisait d'un retard, un seul, pour que la chaîne de communications fût
irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait, ne fût-ce que de
quelques heures, le départ d'un paquebot, il serait forcé d'attendre le
paquebot suivant, et par cela même son voyage était compromis
irrévocablement.
L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent,
et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman,
d'importantes affaires s'étaient engagées sur «l'aléa» de son
entreprise. On sait ce qu'est le monde des parieurs en Angleterre, monde
plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parier est dans le
tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du
Reform-Club établirent-ils des paris considérables pour ou contre
Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas
Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. On
en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la
place de Londres. On demandait, on offrait du «Phileas Fogg» ferme ou à
prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq jours après son
départ, après l'article du Bulletin de la Société de géographie, les
offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l'offrit par
paquets. Pris d'abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu'à vingt,
à cinquante, à cent!
Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale.
L'honorable gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pour
pouvoir faire le tour du monde, même en dix ans! et il paria cinq mille
livres (100 000 F) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même temps
que la sottise du projet, on lui en démontrait l'inutilité, il se
contentait de répondre: «Si la chose est faisable, il est bon que ce
soit un Anglais qui le premier l'ait faite!»
Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus
en plus; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui; on ne
le prenait plus qu'à cent cinquante, à deux cents contre un, quand, sept
jours après son départ, un incident, complètement inattendu, fit qu'on
ne le prit plus du tout.
En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de
la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi
conçue:
«Suez à Londres.
«Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place.
«Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard mandat
d'arrestation à Bombay (Inde anglaise).
«Fix, détective.»
L'effet de cette dépêche fut immédiat. L'honorable gentleman disparut
pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie, déposée au
Reform-Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. Elle
reproduisait trait pour trait l'homme dont le signalement avait été
fourni par l'enquête. On rappela ce que l'existence de Phileas Fogg
avait de mystérieux, son isolement, son départ subit, et il parut
évident que ce personnage, prétextant un voyage autour du monde et
l'appuyant sur un pari insensé, n'avait eu d'autre but que de dépister
les agents de la police anglaise.
VI
DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche
concernant le sieur Phileas Fogg.
Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, à Suez,
le paquebot _Mongolia_, de la Compagnie péninsulaire et orientale, steamer
en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et
possédant une force nominale de cinq cents chevaux. Le _Mongolia_ faisait
régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez.
C'était un des plus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses
réglementaires, soit dix milles à l'heure entre Brindisi et Suez, et
neuf milles cinquante-trois centièmes entre Suez et Bombay, il les avait
toujours dépassées.
En attendant l'arrivée du _Mongolia_, deux hommes se promenaient sur le
quai au milieu de la foule d'indigènes et d'étrangers qui affluent dans
cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande oeuvre de M. de
Lesseps assure un avenir considérable.
De ces deux hommes, l'un était l'agent consulaire du Royaume-Uni, établi
à Suez, qui--en dépit des fâcheux pronostics du gouvernement britannique
et des sinistres prédictions de l'ingénieur Stephenson--voyait chaque
jour des navires anglais traverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié
l'ancienne route de l'Angleterre aux Indes par le cap de
Bonne-Espérance.
L'autre était un petit homme maigre, de figure assez intelligente,
nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles
sourciliers. À travers ses longs cils brillait un oeil très vif, mais
dont il savait à volonté éteindre l'ardeur. En ce moment, il donnait
certaines marques d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en
place.
Cet homme se nommait Fix, et c'était un de ces «détectives» ou agents de
police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le
vol commis à la Banque d'Angleterre. Ce Fix devait surveiller avec le
plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si l'un
d'eux lui semblait suspect, le «filer» en attendant un mandat
d'arrestation.
Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de la police
métropolitaine le signalement de l'auteur présumé du vol. C'était celui
de ce personnage distingué et bien mis que l'on avait observé dans la
salle des paiements de la Banque.
Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas
de succès, attendait donc avec une impatience facile à comprendre
l'arrivée du _Mongolia_.
«Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixième fois,
que ce bateau ne peut tarder?
--Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hier au large
de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas
pour un tel marcheur. Je vous répète que le _Mongolia_ a toujours gagné la
prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque
avance de vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.
--Ce paquebot vient directement de Brindisi? demanda Fix.
--De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisi qu'il a
quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez patience, il ne peut
tarder à arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le
signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme,
s'il est à bord du _Mongolia_.
--Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on les sent plutôt
qu'on ne les reconnaît. C'est du flair qu'il faut avoir, et le flair est
comme un sens spécial auquel concourent l'ouïe, la vue et l'odorat. J'ai
arrêté dans ma vie plus d'un de ces gentlemen, et pourvu que mon voleur
soit à bord, je vous réponds qu'il ne me glissera pas entre les mains.
--Je le souhaite, monsieur Fix, car il s'agit d'un vol important.
--Un vol magnifique, répondit l'agent enthousiasmé. Cinquante-cinq mille
livres! Nous n'avons pas souvent de pareilles aubaines! Les voleurs
deviennent mesquins! La race des Sheppard s'étiole! On se fait pendre
maintenant pour quelques shillings!
--Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez d'une telle façon que je
vous souhaite vivement de réussir; mais, je vous le répète, dans les
conditions où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vous
bien que, d'après le signalement que vous avez reçu, ce voleur ressemble
absolument à un honnête homme.
--Monsieur le consul, répondit dogmatiquement l'inspecteur de police,
les grands voleurs ressemblent toujours à d'honnêtes gens. Vous
comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n'ont qu'un parti
à prendre, c'est de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter.
Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu'il faut dévisager
surtout. Travail difficile, j'en conviens, et qui n'est plus du métier,
mais de l'art.»
On voit que ledit Fix ne manquait pas d'une certaine dose
d'amour-propre.
Cependant le quai s'animait peu à peu. Marins de diverses nationalités,
commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. L'arrivée du
paquebot était évidemment prochaine.
Le temps était assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est. Quelques
minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du
soleil. Vers le sud, une jetée longue de deux mille mètres s'allongeait
comme un bras sur la rade de Suez. À la surface de la mer Rouge
roulaient plusieurs bateaux de pêche ou de cabotage, dont quelques-uns
ont conservé dans leurs façons l'élégant gabarit de la galère antique.
Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une habitude de sa
profession, dévisageait les passants d'un rapide coup d'oeil.
Il était alors dix heures et demie.
«Mais il n'arrivera pas, ce paquebot! s'écria-t-il en entendant sonner
l'horloge du port.
--Il ne peut être éloigné, répondit le consul.
--Combien de temps stationnera-t-il à Suez? demanda Fix.
--Quatre heures. Le temps d'embarquer son charbon. De Suez à Aden, à
l'extrémité de la mer Rouge, on compte treize cent dix milles, et il
faut faire provision de combustible.
--Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay? demanda Fix.
--Directement, sans rompre charge.
--Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau, il
doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner par une
autre voie les possessions hollandaises ou françaises de l'Asie. Il doit
bien savoir qu'il ne serait pas en sûreté dans l'Inde, qui est une terre
anglaise.
--À moins que ce ne soit un homme très fort, répondit le consul. Vous le
savez, un criminel anglais est toujours mieux caché à Londres qu'il ne
le serait à l'étranger.»
Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à l'agent, le consul
regagna ses bureaux, situés à peu de distance. L'inspecteur de police
demeura seul, pris d'une impatience nerveuse, avec ce pressentiment
assez bizarre que son voleur devait se trouver à bord du _Mongolia_,--et
en vérité, si ce coquin avait quitté l'Angleterre avec l'intention de
gagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveillée ou plus
difficile à surveiller que celle de l'Atlantique, devait avoir obtenu sa
préférence.
Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coups de
sifflet annoncèrent l'arrivée du paquebot. Toute la horde des portefaix
et des fellahs se précipita vers le quai dans un tumulte un peu
inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers. Une dizaine
de canots se détachèrent de la rive et allèrent au-devant du _Mongolia_.
Bientôt on aperçut la gigantesque coque du _Mongolia_, passant entre les
rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller
en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruit par les tuyaux
d'échappement.
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