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Le tour du monde en quatre-vingts jours - 01
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Jules Verne
LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS
(1873)
Table des matières
I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT
L'UN COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
II OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
III OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG
IV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
V DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES
VI DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
VII QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN
MATIÈRE DE POLICE
VIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QU'IL NE
CONVIENDRAIT
IX OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS
DE PHILEAS FOGG
X OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA
CHAUSSURE
XI OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX
XII OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS
DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT
XIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE
SOURIT AUX AUDACIEUX
XIV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLÉE DU GANGE
SANS MÊME SONGER À LA VOIR
XV OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE
LIVRES
XVI OÙ FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI
PARLE
XVII OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE
SINGAPORE À HONG-KONG
XVIII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ,
VA À SES AFFAIRES
XIX OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE, ET CE QUI
S'ENSUIT
XX DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG
XXI OÙ LE PATRON DE LA «_Tankadère_» RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE
DEUX CENTS LIVRES
XXII OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT
D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE
XXIII DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DÉMESURÉMENT
XXIV PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L'OCÉAN PACIFIQUE
XXV OÙ L'ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING
XXVI DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
XXVII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À
L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE
XXVIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE
LANGAGE DE LA RAISON
XXIX OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT
QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION
XXX DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
XXXI DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS
DE PHILEAS FOGG
XXXII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA
MAUVAISE CHANCE
XXXIII OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES
XXXIV QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS
ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT
XXXV DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L'ORDRE
QUE SON MAÎTRE LUI DONNE
XXXVI DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ
XXXVII DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNÉ À FAIRE
CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR
I
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT L'UN
COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
En l'année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row,
Burlington Gardens--maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814--,
était habitée par Phileas Fogg, esq., l'un des membres les plus
singuliers et les plus remarqués du Reform-Club de Londres, bien qu'il
semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l'attention.
À l'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre, succédait
donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien,
sinon que c'était un fort galant homme et l'un des plus beaux gentlemen
de la haute société anglaise.
On disait qu'il ressemblait à Byron--par la tête, car il était
irréprochable quant aux pieds--, mais un Byron à moustaches et à
favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir.
Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n'était peut-être pas Londonner. On ne
l'avait jamais vu ni à la Bourse, ni à la Banque, ni dans aucun des
comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n'avaient
jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne
figurait dans aucun comité d'administration. Son nom n'avait jamais
retenti dans un collège d'avocats, ni au Temple, ni à Lincoln's-inn, ni
à Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier, ni au Banc
de la Reine, ni à l'Échiquier, ni en Cour ecclésiastique. Il n'était ni
industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait
partie ni de l'_Institution royale de la Grande-Bretagne_, ni de
l'_Institution de Londres_, ni de l'_Institution des Artisans_, ni de
l'_Institution Russell_, ni de l'_Institution littéraire de l'Ouest_, ni de
l'_Institution du Droit_, ni de cette _Institution des Arts et des Sciences
réunis_, qui est placée sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté.
Il n'appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent
dans la capitale de l'Angleterre, depuis la _Société de l'Armonica_
jusqu'à la _Société entomologique_, fondée principalement dans le but de
détruire les insectes nuisibles.
Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout.
À qui s'étonnerait de ce qu'un gentleman aussi mystérieux comptât parmi
les membres de cette honorable association, on répondra qu'il passa sur
la recommandation de MM. Baring frères, chez lesquels il avait un crédit
ouvert. De là une certaine «surface», due à ce que ses chèques étaient
régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant
invariablement créditeur.
Ce Phileas Fogg était-il riche? Incontestablement. Mais comment il avait
fait fortune, c'est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr.
Fogg était le dernier auquel il convînt de s'adresser pour l'apprendre.
En tout cas, il n'était prodigue de rien, mais non avare, car partout où
il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il
l'apportait silencieusement et même anonymement.
En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi
peu que possible, et semblait d'autant plus mystérieux qu'il était
silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce qu'il faisait était
si mathématiquement toujours la même chose, que l'imagination,
mécontente, cherchait au-delà.
Avait-il voyagé? C'était probable, car personne ne possédait mieux que
lui la carte du monde. Il n'était endroit si reculé dont il ne parût
avoir une connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs
et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient dans le club
au sujet des voyageurs perdus ou égarés; il indiquait les vraies
probabilités, et ses paroles s'étaient trouvées souvent comme inspirées
par une seconde vue, tant l'événement finissait toujours par les
justifier. C'était un homme qui avait dû voyager partout,--en esprit,
tout au moins.
Ce qui était certain toutefois, c'est que, depuis de longues années,
Phileas Fogg n'avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l'honneur de
le connaître un peu plus que les autres attestaient que--si ce n'est sur
ce chemin direct qu'il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au
club--personne ne pouvait prétendre l'avoir jamais vu ailleurs. Son seul
passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du
silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses
gains n'entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme
importante à son budget de charité. D'ailleurs, il faut le remarquer,
Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était
pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans
mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son
caractère.
On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants,--ce qui peut
arriver aux gens les plus honnêtes,--ni parents ni amis,--ce qui est
plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de
Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il
n'était question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant,
dînant au club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même
salle, à la même table, ne traitant point ses collègues, n'invitant
aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit
précis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club
tient à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures,
il en passait dix à son domicile, soit qu'il dormît, soit qu'il
s'occupât de sa toilette. S'il se promenait, c'était invariablement,
d'un pas égal, dans la salle d'entrée parquetée en marqueterie, ou sur
la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s'arrondit un dôme à
vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge.
S'il dînait ou déjeunait, c'étaient les cuisines, le garde-manger,
l'office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa
table leurs succulentes réserves; c'étaient les domestiques du club,
graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à semelles de
molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un
admirable linge en toile de Saxe; c'étaient les cristaux à moule perdu
du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de
cannelle, de capillaire et de cinnamome; c'était enfin la glace du
club--glace venue à grands frais des lacs d'Amérique--qui entretenait
ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur.
Si vivre dans ces conditions, c'est être un excentrique, il faut
convenir que l'excentricité a du bon!
La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un
extrême confort. D'ailleurs, avec les habitudes invariables du
locataire, le service s'y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg
exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité
extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné
son congé à James Forster--ce garçon s'étant rendu coupable de lui avoir
apporté pour sa barbe de l'eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit
au lieu de quatre-vingt-six--, et il attendait son successeur, qui
devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie.
Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds
rapprochés comme ceux d'un soldat à la parade, les mains appuyées sur
les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l'aiguille
de la pendule,--appareil compliqué qui indiquait les heures, les
minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et l'année. À onze
heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne
habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club.
En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait
Phileas Fogg.
James Forster, le congédié, apparut.
«Le nouveau domestique», dit-il.
Un garçon âgé d'une trentaine d'années se montra et salua.
«Vous êtes Français et vous vous nommez John? lui demanda Phileas Fogg.
--Jean, n'en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean
Passepartout, un surnom qui m'est resté, et que justifiait mon aptitude
naturelle à me tirer d'affaire. Je crois être un honnête garçon,
monsieur, mais, pour être franc, j'ai fait plusieurs métiers. J'ai été
chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme
Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin; puis je suis devenu
professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et,
en dernier lieu, j'étais sergent de pompiers, à Paris. J'ai même dans
mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j'ai
quitté la France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis
valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant
appris que M. Phileas Fogg était l'homme le plus exact et le plus
sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec
l'espérance d'y vivre tranquille et d'oublier jusqu'à ce nom de
Passepartout...
--Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m'êtes
recommandé. J'ai de bons renseignements sur votre compte. Vous
connaissez mes conditions?
--Oui, monsieur.
--Bien. Quelle heure avez-vous?
--Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des
profondeurs de son gousset une énorme montre d'argent.
--Vous retardez, dit Mr. Fogg.
--Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible.
--Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de constater
l'écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin,
ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service.»
Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le
plaça sur sa tête avec un mouvement d'automate et disparut sans ajouter
une parole.
Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois:
c'était son nouveau maître qui sortait; puis une seconde fois: c'était
son prédécesseur, James Forster, qui s'en allait à son tour.
Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.
II
OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
«Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d'abord, j'ai connu
chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître!»
Il convient de dire ici que les «bonshommes» de Mme Tussaud sont des
figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles il ne manque
vraiment que la parole.
Pendant les quelques instants qu'il venait d'entrevoir Phileas Fogg,
Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné son futur
maître. C'était un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble
et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger embonpoint, blond
de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes,
figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait
posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent «le
repos dans l'action», faculté commune à tous ceux qui font plus de
besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l'oeil pur, la paupière
immobile, c'était le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui se
rencontrent assez fréquemment dans le Royaume-Uni, et dont Angelica
Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l'attitude un peu
académique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman
donnait l'idée d'un être bien équilibré dans toutes ses parties,
justement pondéré, aussi parfait qu'un chronomètre de Leroy ou de
Earnshaw. C'est qu'en effet, Phileas Fogg était l'exactitude
personnifiée, ce qui se voyait clairement à «l'expression de ses pieds
et de ses mains», car chez l'homme, aussi bien que chez les animaux, les
membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions.
Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais
pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs
mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par
le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se
permettait aucun geste superflu. On ne l'avait jamais vu ému ni troublé.
C'était l'homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à
temps. Toutefois, on comprendra qu'il vécût seul et pour ainsi dire en
dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut
faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne
se frottait à personne.
Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq
ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait à Londres le métier de
valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût
s'attacher.
Passepartout n'était point un de ces Frontins ou Mascarilles qui, les
épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l'oeil sec, ne sont
que d'impudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de
physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à
goûter ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes
têtes rondes que l'on aime à voir sur les épaules d'un ami. Il avait les
yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu'il pût
lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille
forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne
que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses
cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquité
connaissaient dix-huit façons d'arranger la chevelure de Minerve,
Passepartout n'en connaissait qu'une pour disposer la sienne: trois
coups de démêloir, et il était coiffé.
De dire si le caractère expansif de ce garçon s'accorderait avec celui
de Phileas Fogg, c'est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet
pas. Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact qu'il
fallait à son maître? On ne le verrait qu'à l'user. Après avoir eu, on
le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant
entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur proverbiale des
gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqu'alors, le
sort l'avait mal servi. Il n'avait pu prendre racine nulle part. Il
avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur
d'aventures ou coureur de pays,--ce qui ne pouvait plus convenir à
Passepartout. Son dernier maître, le jeune Lord Longsferry, membre du
Parlement, après avoir passé ses nuits dans les «oysters-rooms»
d'Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des
policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son
maître, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal
reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg,
esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce
gentleman. Un personnage dont l'existence était si régulière, qui ne
découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais, pas
même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis
dans les circonstances que l'on sait.
Passepartout--onze heures et demie étant sonnées--se trouvait donc seul
dans la maison de Saville-row. Aussitôt il en commença l'inspection. Il
la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère,
puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit
l'effet d'une belle coquille de colimaçon, mais d'une coquille éclairée
et chauffée au gaz, car l'hydrogène carburé y suffisait à tous les
besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au
second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des
timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en
communication avec les appartements de l'entresol et du premier étage.
Sur la cheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule de
la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au
même instant, la même seconde.
«Cela me va, cela me va!» se dit Passepartout.
Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la
pendule. C'était le programme du service quotidien. Il
comprenait--depuis huit heures du matin, heure réglementaire à laquelle
se levait Phileas Fogg, jusqu'à onze heures et demie, heure à laquelle
il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform-Club--tous les
détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois,
l'eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix
heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à
minuit--heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman--, tout
était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer
ce programme et d'en graver les divers articles dans son esprit.
Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et
merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un
numéro d'ordre reproduit sur un registre d'entrée et de sortie,
indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient
être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures.
En somme, dans cette maison de Saville-row qui devait être le temple du
désordre à l'époque de l'illustre mais dissipé Sheridan--, ameublement
confortable, annonçant une belle aisance. Pas de bibliothèque, pas de
livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le
Reform-Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, l'une consacrée
aux lettres, l'autre au droit et à la politique. Dans la chambre à
coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction
défendait aussi bien de l'incendie que du vol. Point d'armes dans la
maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les
habitudes les plus pacifiques.
Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les
mains, sa large figure s'épanouit, et il répéta joyeusement:
«Cela me va! voilà mon affaire! Nous nous entendrons parfaitement, Mr.
Fogg et moi! Un homme casanier et régulier! Une véritable mécanique! Eh
bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique!»
III
OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG
Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et
demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied
droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied
gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste édifice,
élevé dans Pall-Mall, qui n'a pas coûté moins de trois millions à bâtir.
Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf
fenêtres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par
l'automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert
l'attendait. Son déjeuner se composait d'un hors-d'oeuvre, d'un poisson
bouilli relevé d'une «reading sauce» de premier choix, d'un roastbeef
écarlate agrémenté de condiments «mushroom», d'un gâteau farci de tiges
de rhubarbe et de groseilles vertes, d'un morceau de chester,--le tout
arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli
pour l'office du Reform-Club.
À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand
salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un
domestique lui remit le _Times_ non coupé, dont Phileas Fogg opéra le
laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande
habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa
Phileas Fogg jusqu'à trois heures quarante-cinq, et celle du
Standard--qui lui succéda--dura jusqu'au dîner. Ce repas s'accomplit
dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de «royal
british sauce».
À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et
s'absorba dans la lecture du _Morning Chronicle_.
Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur
entrée et s'approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille.
C'étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui
enragés joueurs de whist: l'ingénieur Andrew Stuart, les banquiers John
Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier
Ralph, un des administrateurs de la Banque d'Angleterre,--personnages
riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les
sommités de l'industrie et de la finance.
«Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de
vol?
--Eh bien, répondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent.
--J'espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main
sur l'auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont
été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux ports
d'embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de
leur échapper.
--Mais on a donc le signalement du voleur? demanda Andrew Stuart.
--D'abord, ce n'est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph.
--Comment, ce n'est pas un voleur, cet individu qui a soustrait
cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000 francs)?
--Non, répondit Gauthier Ralph.
--C'est donc un industriel? dit John Sullivan.
--Le _Morning Chronicle_ assure que c'est un gentleman.»
Celui qui fit cette réponse n'était autre que Phileas Fogg, dont la tête
émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. En même temps,
Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son salut.
Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni
discutaient avec ardeur, s'était accompli trois jours auparavant, le 29
septembre. Une liasse de bank-notes, formant l'énorme somme de
cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du caissier
principal de la Banque d'Angleterre.
À qui s'étonnait qu'un tel vol eût pu s'accomplir aussi facilement, le
sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre qu'à ce moment
même, le caissier s'occupait d'enregistrer une recette de trois
shillings six pence, et qu'on ne saurait avoir l'oeil à tout.
Mais il convient de faire observer ici--ce qui rend le fait plus
explicable--que cet admirable établissement de «Bank of England» paraît
se soucier extrêmement de la dignité du public. Point de gardes, point
d'invalides, point de grillages! L'or, l'argent, les billets sont
exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne
saurait mettre en suspicion l'honorabilité d'un passant quelconque. Un
des meilleurs observateurs des usages anglais raconte même ceci: Dans
une des salles de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la
curiosité de voir de plus près un lingot d'or pesant sept à huit livres,
qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier; il prit ce lingot,
l'examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le
lingot, de main en main, s'en alla jusqu'au fond d'un corridor obscur,
et ne revint qu'une demi-heure après reprendre sa place, sans que le
caissier eût seulement levé la tête.
Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi.
La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge,
posée au-dessus du «drawing-office», sonna à cinq heures la fermeture
des bureaux, la Banque d'Angleterre n'avait plus qu'à passer
cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes.
Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des «détectives», choisis
parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à
Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc.,
avec promesse, en cas de succès, d'une prime de deux mille livres (50
000 F) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant
les renseignements que devait fournir l'enquête immédiatement commencée,
ces inspecteurs avaient pour mission d'observer scrupuleusement tous les
voyageurs en arrivée ou en partance.
Or, précisément, ainsi que le disait le _Morning Chronicle_, on avait lieu
de supposer que l'auteur du vol ne faisait partie d'aucune des sociétés
de voleurs d'Angleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un
gentleman bien mis, de bonnes manières, l'air distingué, avait été
remarqué, qui allait et venait dans la salle des paiements, théâtre du
vol. L'enquête avait permis de refaire assez exactement le signalement
de ce gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à tous les
détectives du Royaume-Uni et du continent quelques bons esprits--et
Gauthier Ralph était du nombre--se croyaient donc fondés à espérer que
le voleur n'échapperait pas.
Comme on le pense, ce fait était à l'ordre du jour à Londres et dans
toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les
probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne s'étonnera
donc pas d'entendre les membres du Reform-Club traiter la même question,
d'autant plus que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait
parmi eux.
LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS
(1873)
Table des matières
I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT
L'UN COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
II OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
III OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG
IV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
V DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES
VI DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
VII QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN
MATIÈRE DE POLICE
VIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QU'IL NE
CONVIENDRAIT
IX OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS
DE PHILEAS FOGG
X OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA
CHAUSSURE
XI OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX
XII OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS
DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT
XIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE
SOURIT AUX AUDACIEUX
XIV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLÉE DU GANGE
SANS MÊME SONGER À LA VOIR
XV OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE
LIVRES
XVI OÙ FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI
PARLE
XVII OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE
SINGAPORE À HONG-KONG
XVIII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ,
VA À SES AFFAIRES
XIX OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE, ET CE QUI
S'ENSUIT
XX DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG
XXI OÙ LE PATRON DE LA «_Tankadère_» RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE
DEUX CENTS LIVRES
XXII OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT
D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE
XXIII DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DÉMESURÉMENT
XXIV PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L'OCÉAN PACIFIQUE
XXV OÙ L'ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING
XXVI DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
XXVII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À
L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE
XXVIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE
LANGAGE DE LA RAISON
XXIX OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT
QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION
XXX DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
XXXI DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS
DE PHILEAS FOGG
XXXII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA
MAUVAISE CHANCE
XXXIII OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES
XXXIV QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS
ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT
XXXV DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L'ORDRE
QUE SON MAÎTRE LUI DONNE
XXXVI DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ
XXXVII DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNÉ À FAIRE
CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR
I
DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT L'UN
COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
En l'année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row,
Burlington Gardens--maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814--,
était habitée par Phileas Fogg, esq., l'un des membres les plus
singuliers et les plus remarqués du Reform-Club de Londres, bien qu'il
semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l'attention.
À l'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre, succédait
donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien,
sinon que c'était un fort galant homme et l'un des plus beaux gentlemen
de la haute société anglaise.
On disait qu'il ressemblait à Byron--par la tête, car il était
irréprochable quant aux pieds--, mais un Byron à moustaches et à
favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir.
Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n'était peut-être pas Londonner. On ne
l'avait jamais vu ni à la Bourse, ni à la Banque, ni dans aucun des
comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n'avaient
jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne
figurait dans aucun comité d'administration. Son nom n'avait jamais
retenti dans un collège d'avocats, ni au Temple, ni à Lincoln's-inn, ni
à Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier, ni au Banc
de la Reine, ni à l'Échiquier, ni en Cour ecclésiastique. Il n'était ni
industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait
partie ni de l'_Institution royale de la Grande-Bretagne_, ni de
l'_Institution de Londres_, ni de l'_Institution des Artisans_, ni de
l'_Institution Russell_, ni de l'_Institution littéraire de l'Ouest_, ni de
l'_Institution du Droit_, ni de cette _Institution des Arts et des Sciences
réunis_, qui est placée sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté.
Il n'appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent
dans la capitale de l'Angleterre, depuis la _Société de l'Armonica_
jusqu'à la _Société entomologique_, fondée principalement dans le but de
détruire les insectes nuisibles.
Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout.
À qui s'étonnerait de ce qu'un gentleman aussi mystérieux comptât parmi
les membres de cette honorable association, on répondra qu'il passa sur
la recommandation de MM. Baring frères, chez lesquels il avait un crédit
ouvert. De là une certaine «surface», due à ce que ses chèques étaient
régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant
invariablement créditeur.
Ce Phileas Fogg était-il riche? Incontestablement. Mais comment il avait
fait fortune, c'est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr.
Fogg était le dernier auquel il convînt de s'adresser pour l'apprendre.
En tout cas, il n'était prodigue de rien, mais non avare, car partout où
il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il
l'apportait silencieusement et même anonymement.
En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi
peu que possible, et semblait d'autant plus mystérieux qu'il était
silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce qu'il faisait était
si mathématiquement toujours la même chose, que l'imagination,
mécontente, cherchait au-delà.
Avait-il voyagé? C'était probable, car personne ne possédait mieux que
lui la carte du monde. Il n'était endroit si reculé dont il ne parût
avoir une connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs
et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient dans le club
au sujet des voyageurs perdus ou égarés; il indiquait les vraies
probabilités, et ses paroles s'étaient trouvées souvent comme inspirées
par une seconde vue, tant l'événement finissait toujours par les
justifier. C'était un homme qui avait dû voyager partout,--en esprit,
tout au moins.
Ce qui était certain toutefois, c'est que, depuis de longues années,
Phileas Fogg n'avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l'honneur de
le connaître un peu plus que les autres attestaient que--si ce n'est sur
ce chemin direct qu'il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au
club--personne ne pouvait prétendre l'avoir jamais vu ailleurs. Son seul
passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du
silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses
gains n'entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme
importante à son budget de charité. D'ailleurs, il faut le remarquer,
Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était
pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans
mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son
caractère.
On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants,--ce qui peut
arriver aux gens les plus honnêtes,--ni parents ni amis,--ce qui est
plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de
Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il
n'était question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant,
dînant au club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même
salle, à la même table, ne traitant point ses collègues, n'invitant
aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit
précis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club
tient à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures,
il en passait dix à son domicile, soit qu'il dormît, soit qu'il
s'occupât de sa toilette. S'il se promenait, c'était invariablement,
d'un pas égal, dans la salle d'entrée parquetée en marqueterie, ou sur
la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s'arrondit un dôme à
vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge.
S'il dînait ou déjeunait, c'étaient les cuisines, le garde-manger,
l'office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa
table leurs succulentes réserves; c'étaient les domestiques du club,
graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à semelles de
molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un
admirable linge en toile de Saxe; c'étaient les cristaux à moule perdu
du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de
cannelle, de capillaire et de cinnamome; c'était enfin la glace du
club--glace venue à grands frais des lacs d'Amérique--qui entretenait
ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur.
Si vivre dans ces conditions, c'est être un excentrique, il faut
convenir que l'excentricité a du bon!
La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un
extrême confort. D'ailleurs, avec les habitudes invariables du
locataire, le service s'y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg
exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité
extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné
son congé à James Forster--ce garçon s'étant rendu coupable de lui avoir
apporté pour sa barbe de l'eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit
au lieu de quatre-vingt-six--, et il attendait son successeur, qui
devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie.
Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds
rapprochés comme ceux d'un soldat à la parade, les mains appuyées sur
les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l'aiguille
de la pendule,--appareil compliqué qui indiquait les heures, les
minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et l'année. À onze
heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne
habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club.
En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait
Phileas Fogg.
James Forster, le congédié, apparut.
«Le nouveau domestique», dit-il.
Un garçon âgé d'une trentaine d'années se montra et salua.
«Vous êtes Français et vous vous nommez John? lui demanda Phileas Fogg.
--Jean, n'en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean
Passepartout, un surnom qui m'est resté, et que justifiait mon aptitude
naturelle à me tirer d'affaire. Je crois être un honnête garçon,
monsieur, mais, pour être franc, j'ai fait plusieurs métiers. J'ai été
chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme
Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin; puis je suis devenu
professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et,
en dernier lieu, j'étais sergent de pompiers, à Paris. J'ai même dans
mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j'ai
quitté la France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis
valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant
appris que M. Phileas Fogg était l'homme le plus exact et le plus
sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec
l'espérance d'y vivre tranquille et d'oublier jusqu'à ce nom de
Passepartout...
--Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m'êtes
recommandé. J'ai de bons renseignements sur votre compte. Vous
connaissez mes conditions?
--Oui, monsieur.
--Bien. Quelle heure avez-vous?
--Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des
profondeurs de son gousset une énorme montre d'argent.
--Vous retardez, dit Mr. Fogg.
--Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible.
--Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de constater
l'écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin,
ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service.»
Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le
plaça sur sa tête avec un mouvement d'automate et disparut sans ajouter
une parole.
Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois:
c'était son nouveau maître qui sortait; puis une seconde fois: c'était
son prédécesseur, James Forster, qui s'en allait à son tour.
Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.
II
OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
«Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d'abord, j'ai connu
chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître!»
Il convient de dire ici que les «bonshommes» de Mme Tussaud sont des
figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles il ne manque
vraiment que la parole.
Pendant les quelques instants qu'il venait d'entrevoir Phileas Fogg,
Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné son futur
maître. C'était un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble
et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger embonpoint, blond
de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes,
figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait
posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent «le
repos dans l'action», faculté commune à tous ceux qui font plus de
besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l'oeil pur, la paupière
immobile, c'était le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui se
rencontrent assez fréquemment dans le Royaume-Uni, et dont Angelica
Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l'attitude un peu
académique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman
donnait l'idée d'un être bien équilibré dans toutes ses parties,
justement pondéré, aussi parfait qu'un chronomètre de Leroy ou de
Earnshaw. C'est qu'en effet, Phileas Fogg était l'exactitude
personnifiée, ce qui se voyait clairement à «l'expression de ses pieds
et de ses mains», car chez l'homme, aussi bien que chez les animaux, les
membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions.
Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais
pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs
mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par
le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se
permettait aucun geste superflu. On ne l'avait jamais vu ému ni troublé.
C'était l'homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à
temps. Toutefois, on comprendra qu'il vécût seul et pour ainsi dire en
dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut
faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne
se frottait à personne.
Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq
ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait à Londres le métier de
valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût
s'attacher.
Passepartout n'était point un de ces Frontins ou Mascarilles qui, les
épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l'oeil sec, ne sont
que d'impudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de
physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à
goûter ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes
têtes rondes que l'on aime à voir sur les épaules d'un ami. Il avait les
yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu'il pût
lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille
forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne
que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses
cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquité
connaissaient dix-huit façons d'arranger la chevelure de Minerve,
Passepartout n'en connaissait qu'une pour disposer la sienne: trois
coups de démêloir, et il était coiffé.
De dire si le caractère expansif de ce garçon s'accorderait avec celui
de Phileas Fogg, c'est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet
pas. Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact qu'il
fallait à son maître? On ne le verrait qu'à l'user. Après avoir eu, on
le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant
entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur proverbiale des
gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqu'alors, le
sort l'avait mal servi. Il n'avait pu prendre racine nulle part. Il
avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur
d'aventures ou coureur de pays,--ce qui ne pouvait plus convenir à
Passepartout. Son dernier maître, le jeune Lord Longsferry, membre du
Parlement, après avoir passé ses nuits dans les «oysters-rooms»
d'Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des
policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son
maître, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal
reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg,
esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce
gentleman. Un personnage dont l'existence était si régulière, qui ne
découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais, pas
même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis
dans les circonstances que l'on sait.
Passepartout--onze heures et demie étant sonnées--se trouvait donc seul
dans la maison de Saville-row. Aussitôt il en commença l'inspection. Il
la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère,
puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit
l'effet d'une belle coquille de colimaçon, mais d'une coquille éclairée
et chauffée au gaz, car l'hydrogène carburé y suffisait à tous les
besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au
second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des
timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en
communication avec les appartements de l'entresol et du premier étage.
Sur la cheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule de
la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au
même instant, la même seconde.
«Cela me va, cela me va!» se dit Passepartout.
Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la
pendule. C'était le programme du service quotidien. Il
comprenait--depuis huit heures du matin, heure réglementaire à laquelle
se levait Phileas Fogg, jusqu'à onze heures et demie, heure à laquelle
il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform-Club--tous les
détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois,
l'eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix
heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à
minuit--heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman--, tout
était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer
ce programme et d'en graver les divers articles dans son esprit.
Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et
merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un
numéro d'ordre reproduit sur un registre d'entrée et de sortie,
indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient
être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures.
En somme, dans cette maison de Saville-row qui devait être le temple du
désordre à l'époque de l'illustre mais dissipé Sheridan--, ameublement
confortable, annonçant une belle aisance. Pas de bibliothèque, pas de
livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le
Reform-Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, l'une consacrée
aux lettres, l'autre au droit et à la politique. Dans la chambre à
coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction
défendait aussi bien de l'incendie que du vol. Point d'armes dans la
maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les
habitudes les plus pacifiques.
Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les
mains, sa large figure s'épanouit, et il répéta joyeusement:
«Cela me va! voilà mon affaire! Nous nous entendrons parfaitement, Mr.
Fogg et moi! Un homme casanier et régulier! Une véritable mécanique! Eh
bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique!»
III
OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG
Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et
demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied
droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied
gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste édifice,
élevé dans Pall-Mall, qui n'a pas coûté moins de trois millions à bâtir.
Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf
fenêtres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par
l'automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert
l'attendait. Son déjeuner se composait d'un hors-d'oeuvre, d'un poisson
bouilli relevé d'une «reading sauce» de premier choix, d'un roastbeef
écarlate agrémenté de condiments «mushroom», d'un gâteau farci de tiges
de rhubarbe et de groseilles vertes, d'un morceau de chester,--le tout
arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli
pour l'office du Reform-Club.
À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand
salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un
domestique lui remit le _Times_ non coupé, dont Phileas Fogg opéra le
laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande
habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa
Phileas Fogg jusqu'à trois heures quarante-cinq, et celle du
Standard--qui lui succéda--dura jusqu'au dîner. Ce repas s'accomplit
dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de «royal
british sauce».
À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et
s'absorba dans la lecture du _Morning Chronicle_.
Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur
entrée et s'approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille.
C'étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui
enragés joueurs de whist: l'ingénieur Andrew Stuart, les banquiers John
Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier
Ralph, un des administrateurs de la Banque d'Angleterre,--personnages
riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les
sommités de l'industrie et de la finance.
«Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de
vol?
--Eh bien, répondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent.
--J'espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main
sur l'auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont
été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux ports
d'embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de
leur échapper.
--Mais on a donc le signalement du voleur? demanda Andrew Stuart.
--D'abord, ce n'est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph.
--Comment, ce n'est pas un voleur, cet individu qui a soustrait
cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000 francs)?
--Non, répondit Gauthier Ralph.
--C'est donc un industriel? dit John Sullivan.
--Le _Morning Chronicle_ assure que c'est un gentleman.»
Celui qui fit cette réponse n'était autre que Phileas Fogg, dont la tête
émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. En même temps,
Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son salut.
Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni
discutaient avec ardeur, s'était accompli trois jours auparavant, le 29
septembre. Une liasse de bank-notes, formant l'énorme somme de
cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du caissier
principal de la Banque d'Angleterre.
À qui s'étonnait qu'un tel vol eût pu s'accomplir aussi facilement, le
sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre qu'à ce moment
même, le caissier s'occupait d'enregistrer une recette de trois
shillings six pence, et qu'on ne saurait avoir l'oeil à tout.
Mais il convient de faire observer ici--ce qui rend le fait plus
explicable--que cet admirable établissement de «Bank of England» paraît
se soucier extrêmement de la dignité du public. Point de gardes, point
d'invalides, point de grillages! L'or, l'argent, les billets sont
exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne
saurait mettre en suspicion l'honorabilité d'un passant quelconque. Un
des meilleurs observateurs des usages anglais raconte même ceci: Dans
une des salles de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la
curiosité de voir de plus près un lingot d'or pesant sept à huit livres,
qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier; il prit ce lingot,
l'examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le
lingot, de main en main, s'en alla jusqu'au fond d'un corridor obscur,
et ne revint qu'une demi-heure après reprendre sa place, sans que le
caissier eût seulement levé la tête.
Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi.
La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge,
posée au-dessus du «drawing-office», sonna à cinq heures la fermeture
des bureaux, la Banque d'Angleterre n'avait plus qu'à passer
cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes.
Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des «détectives», choisis
parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à
Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc.,
avec promesse, en cas de succès, d'une prime de deux mille livres (50
000 F) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant
les renseignements que devait fournir l'enquête immédiatement commencée,
ces inspecteurs avaient pour mission d'observer scrupuleusement tous les
voyageurs en arrivée ou en partance.
Or, précisément, ainsi que le disait le _Morning Chronicle_, on avait lieu
de supposer que l'auteur du vol ne faisait partie d'aucune des sociétés
de voleurs d'Angleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un
gentleman bien mis, de bonnes manières, l'air distingué, avait été
remarqué, qui allait et venait dans la salle des paiements, théâtre du
vol. L'enquête avait permis de refaire assez exactement le signalement
de ce gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à tous les
détectives du Royaume-Uni et du continent quelques bons esprits--et
Gauthier Ralph était du nombre--se croyaient donc fondés à espérer que
le voleur n'échapperait pas.
Comme on le pense, ce fait était à l'ordre du jour à Londres et dans
toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les
probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne s'étonnera
donc pas d'entendre les membres du Reform-Club traiter la même question,
d'autant plus que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait
parmi eux.
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