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Le tour du monde en quatre-vingts jours - 01

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  Jules Verne
  LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS
  (1873)
  
  
  Table des matières
  
  I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT
  L'UN COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
  II OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
  III OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG
  IV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
  V DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES
  VI DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
  VII QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN
  MATIÈRE DE POLICE
  VIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QU'IL NE
  CONVIENDRAIT
  IX OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS
  DE PHILEAS FOGG
  X OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA
  CHAUSSURE
  XI OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX
  XII OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS
  DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT
  XIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE
  SOURIT AUX AUDACIEUX
  XIV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLÉE DU GANGE
  SANS MÊME SONGER À LA VOIR
  XV OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE
  LIVRES
  XVI OÙ FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI
  PARLE
  XVII OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE
  SINGAPORE À HONG-KONG
  XVIII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ,
  VA À SES AFFAIRES
  XIX OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE, ET CE QUI
  S'ENSUIT
  XX DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG
  XXI OÙ LE PATRON DE LA «_Tankadère_» RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE
  DEUX CENTS LIVRES
  XXII OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT
  D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE
  XXIII DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DÉMESURÉMENT
  XXIV PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L'OCÉAN PACIFIQUE
  XXV OÙ L'ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING
  XXVI DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
  XXVII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À
  L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE
  XXVIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE
  LANGAGE DE LA RAISON
  XXIX OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT
  QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION
  XXX DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
  XXXI DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS
  DE PHILEAS FOGG
  XXXII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA
  MAUVAISE CHANCE
  XXXIII OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES
  XXXIV QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS
  ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT
  XXXV DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L'ORDRE
  QUE SON MAÎTRE LUI DONNE
  XXXVI DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ
  XXXVII DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNÉ À FAIRE
  CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR
  
  
  I
  DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT L'UN
  COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
  
  En l'année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row,
  Burlington Gardens--maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814--,
  était habitée par Phileas Fogg, esq., l'un des membres les plus
  singuliers et les plus remarqués du Reform-Club de Londres, bien qu'il
  semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l'attention.
  À l'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre, succédait
  donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien,
  sinon que c'était un fort galant homme et l'un des plus beaux gentlemen
  de la haute société anglaise.
  On disait qu'il ressemblait à Byron--par la tête, car il était
  irréprochable quant aux pieds--, mais un Byron à moustaches et à
  favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir.
  Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n'était peut-être pas Londonner. On ne
  l'avait jamais vu ni à la Bourse, ni à la Banque, ni dans aucun des
  comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n'avaient
  jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne
  figurait dans aucun comité d'administration. Son nom n'avait jamais
  retenti dans un collège d'avocats, ni au Temple, ni à Lincoln's-inn, ni
  à Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier, ni au Banc
  de la Reine, ni à l'Échiquier, ni en Cour ecclésiastique. Il n'était ni
  industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait
  partie ni de l'_Institution royale de la Grande-Bretagne_, ni de
  l'_Institution de Londres_, ni de l'_Institution des Artisans_, ni de
  l'_Institution Russell_, ni de l'_Institution littéraire de l'Ouest_, ni de
  l'_Institution du Droit_, ni de cette _Institution des Arts et des Sciences
  réunis_, qui est placée sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté.
  Il n'appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent
  dans la capitale de l'Angleterre, depuis la _Société de l'Armonica_
  jusqu'à la _Société entomologique_, fondée principalement dans le but de
  détruire les insectes nuisibles.
  Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout.
  À qui s'étonnerait de ce qu'un gentleman aussi mystérieux comptât parmi
  les membres de cette honorable association, on répondra qu'il passa sur
  la recommandation de MM. Baring frères, chez lesquels il avait un crédit
  ouvert. De là une certaine «surface», due à ce que ses chèques étaient
  régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant
  invariablement créditeur.
  Ce Phileas Fogg était-il riche? Incontestablement. Mais comment il avait
  fait fortune, c'est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr.
  Fogg était le dernier auquel il convînt de s'adresser pour l'apprendre.
  En tout cas, il n'était prodigue de rien, mais non avare, car partout où
  il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il
  l'apportait silencieusement et même anonymement.
  En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi
  peu que possible, et semblait d'autant plus mystérieux qu'il était
  silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce qu'il faisait était
  si mathématiquement toujours la même chose, que l'imagination,
  mécontente, cherchait au-delà.
  Avait-il voyagé? C'était probable, car personne ne possédait mieux que
  lui la carte du monde. Il n'était endroit si reculé dont il ne parût
  avoir une connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs
  et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient dans le club
  au sujet des voyageurs perdus ou égarés; il indiquait les vraies
  probabilités, et ses paroles s'étaient trouvées souvent comme inspirées
  par une seconde vue, tant l'événement finissait toujours par les
  justifier. C'était un homme qui avait dû voyager partout,--en esprit,
  tout au moins.
  Ce qui était certain toutefois, c'est que, depuis de longues années,
  Phileas Fogg n'avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l'honneur de
  le connaître un peu plus que les autres attestaient que--si ce n'est sur
  ce chemin direct qu'il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au
  club--personne ne pouvait prétendre l'avoir jamais vu ailleurs. Son seul
  passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du
  silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses
  gains n'entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme
  importante à son budget de charité. D'ailleurs, il faut le remarquer,
  Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était
  pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans
  mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son
  caractère.
  On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants,--ce qui peut
  arriver aux gens les plus honnêtes,--ni parents ni amis,--ce qui est
  plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de
  Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il
  n'était question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant,
  dînant au club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même
  salle, à la même table, ne traitant point ses collègues, n'invitant
  aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit
  précis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club
  tient à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures,
  il en passait dix à son domicile, soit qu'il dormît, soit qu'il
  s'occupât de sa toilette. S'il se promenait, c'était invariablement,
  d'un pas égal, dans la salle d'entrée parquetée en marqueterie, ou sur
  la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s'arrondit un dôme à
  vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge.
  S'il dînait ou déjeunait, c'étaient les cuisines, le garde-manger,
  l'office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa
  table leurs succulentes réserves; c'étaient les domestiques du club,
  graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à semelles de
  molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un
  admirable linge en toile de Saxe; c'étaient les cristaux à moule perdu
  du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de
  cannelle, de capillaire et de cinnamome; c'était enfin la glace du
  club--glace venue à grands frais des lacs d'Amérique--qui entretenait
  ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur.
  Si vivre dans ces conditions, c'est être un excentrique, il faut
  convenir que l'excentricité a du bon!
  La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un
  extrême confort. D'ailleurs, avec les habitudes invariables du
  locataire, le service s'y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg
  exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité
  extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné
  son congé à James Forster--ce garçon s'étant rendu coupable de lui avoir
  apporté pour sa barbe de l'eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit
  au lieu de quatre-vingt-six--, et il attendait son successeur, qui
  devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie.
  Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds
  rapprochés comme ceux d'un soldat à la parade, les mains appuyées sur
  les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l'aiguille
  de la pendule,--appareil compliqué qui indiquait les heures, les
  minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et l'année. À onze
  heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne
  habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club.
  En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait
  Phileas Fogg.
  James Forster, le congédié, apparut.
  «Le nouveau domestique», dit-il.
  Un garçon âgé d'une trentaine d'années se montra et salua.
  «Vous êtes Français et vous vous nommez John? lui demanda Phileas Fogg.
  --Jean, n'en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean
  Passepartout, un surnom qui m'est resté, et que justifiait mon aptitude
  naturelle à me tirer d'affaire. Je crois être un honnête garçon,
  monsieur, mais, pour être franc, j'ai fait plusieurs métiers. J'ai été
  chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme
  Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin; puis je suis devenu
  professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et,
  en dernier lieu, j'étais sergent de pompiers, à Paris. J'ai même dans
  mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j'ai
  quitté la France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis
  valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant
  appris que M. Phileas Fogg était l'homme le plus exact et le plus
  sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec
  l'espérance d'y vivre tranquille et d'oublier jusqu'à ce nom de
  Passepartout...
  --Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m'êtes
  recommandé. J'ai de bons renseignements sur votre compte. Vous
  connaissez mes conditions?
  --Oui, monsieur.
  --Bien. Quelle heure avez-vous?
  --Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des
  profondeurs de son gousset une énorme montre d'argent.
  --Vous retardez, dit Mr. Fogg.
  --Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible.
  --Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de constater
  l'écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin,
  ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service.»
  Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le
  plaça sur sa tête avec un mouvement d'automate et disparut sans ajouter
  une parole.
  Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois:
  c'était son nouveau maître qui sortait; puis une seconde fois: c'était
  son prédécesseur, James Forster, qui s'en allait à son tour.
  Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.
  
  
  II
  OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
  
  «Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d'abord, j'ai connu
  chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître!»
  Il convient de dire ici que les «bonshommes» de Mme Tussaud sont des
  figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles il ne manque
  vraiment que la parole.
  Pendant les quelques instants qu'il venait d'entrevoir Phileas Fogg,
  Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné son futur
  maître. C'était un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble
  et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger embonpoint, blond
  de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes,
  figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait
  posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent «le
  repos dans l'action», faculté commune à tous ceux qui font plus de
  besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l'oeil pur, la paupière
  immobile, c'était le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui se
  rencontrent assez fréquemment dans le Royaume-Uni, et dont Angelica
  Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l'attitude un peu
  académique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman
  donnait l'idée d'un être bien équilibré dans toutes ses parties,
  justement pondéré, aussi parfait qu'un chronomètre de Leroy ou de
  Earnshaw. C'est qu'en effet, Phileas Fogg était l'exactitude
  personnifiée, ce qui se voyait clairement à «l'expression de ses pieds
  et de ses mains», car chez l'homme, aussi bien que chez les animaux, les
  membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions.
  Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais
  pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs
  mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par
  le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se
  permettait aucun geste superflu. On ne l'avait jamais vu ému ni troublé.
  C'était l'homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à
  temps. Toutefois, on comprendra qu'il vécût seul et pour ainsi dire en
  dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut
  faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne
  se frottait à personne.
  Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq
  ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait à Londres le métier de
  valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût
  s'attacher.
  Passepartout n'était point un de ces Frontins ou Mascarilles qui, les
  épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l'oeil sec, ne sont
  que d'impudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de
  physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à
  goûter ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes
  têtes rondes que l'on aime à voir sur les épaules d'un ami. Il avait les
  yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu'il pût
  lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille
  forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne
  que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses
  cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquité
  connaissaient dix-huit façons d'arranger la chevelure de Minerve,
  Passepartout n'en connaissait qu'une pour disposer la sienne: trois
  coups de démêloir, et il était coiffé.
  De dire si le caractère expansif de ce garçon s'accorderait avec celui
  de Phileas Fogg, c'est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet
  pas. Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact qu'il
  fallait à son maître? On ne le verrait qu'à l'user. Après avoir eu, on
  le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant
  entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur proverbiale des
  gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqu'alors, le
  sort l'avait mal servi. Il n'avait pu prendre racine nulle part. Il
  avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur
  d'aventures ou coureur de pays,--ce qui ne pouvait plus convenir à
  Passepartout. Son dernier maître, le jeune Lord Longsferry, membre du
  Parlement, après avoir passé ses nuits dans les «oysters-rooms»
  d'Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des
  policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son
  maître, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal
  reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg,
  esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce
  gentleman. Un personnage dont l'existence était si régulière, qui ne
  découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais, pas
  même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis
  dans les circonstances que l'on sait.
  Passepartout--onze heures et demie étant sonnées--se trouvait donc seul
  dans la maison de Saville-row. Aussitôt il en commença l'inspection. Il
  la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère,
  puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit
  l'effet d'une belle coquille de colimaçon, mais d'une coquille éclairée
  et chauffée au gaz, car l'hydrogène carburé y suffisait à tous les
  besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au
  second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des
  timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en
  communication avec les appartements de l'entresol et du premier étage.
  Sur la cheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule de
  la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au
  même instant, la même seconde.
  «Cela me va, cela me va!» se dit Passepartout.
  Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la
  pendule. C'était le programme du service quotidien. Il
  comprenait--depuis huit heures du matin, heure réglementaire à laquelle
  se levait Phileas Fogg, jusqu'à onze heures et demie, heure à laquelle
  il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform-Club--tous les
  détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois,
  l'eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix
  heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à
  minuit--heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman--, tout
  était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer
  ce programme et d'en graver les divers articles dans son esprit.
  Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et
  merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un
  numéro d'ordre reproduit sur un registre d'entrée et de sortie,
  indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient
  être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures.
  En somme, dans cette maison de Saville-row qui devait être le temple du
  désordre à l'époque de l'illustre mais dissipé Sheridan--, ameublement
  confortable, annonçant une belle aisance. Pas de bibliothèque, pas de
  livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le
  Reform-Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, l'une consacrée
  aux lettres, l'autre au droit et à la politique. Dans la chambre à
  coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction
  défendait aussi bien de l'incendie que du vol. Point d'armes dans la
  maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les
  habitudes les plus pacifiques.
  Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les
  mains, sa large figure s'épanouit, et il répéta joyeusement:
  «Cela me va! voilà mon affaire! Nous nous entendrons parfaitement, Mr.
  Fogg et moi! Un homme casanier et régulier! Une véritable mécanique! Eh
  bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique!»
  
  
  III
  OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG
  
  Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et
  demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied
  droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied
  gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste édifice,
  élevé dans Pall-Mall, qui n'a pas coûté moins de trois millions à bâtir.
  Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf
  fenêtres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par
  l'automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert
  l'attendait. Son déjeuner se composait d'un hors-d'oeuvre, d'un poisson
  bouilli relevé d'une «reading sauce» de premier choix, d'un roastbeef
  écarlate agrémenté de condiments «mushroom», d'un gâteau farci de tiges
  de rhubarbe et de groseilles vertes, d'un morceau de chester,--le tout
  arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli
  pour l'office du Reform-Club.
  À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand
  salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un
  domestique lui remit le _Times_ non coupé, dont Phileas Fogg opéra le
  laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande
  habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa
  Phileas Fogg jusqu'à trois heures quarante-cinq, et celle du
  Standard--qui lui succéda--dura jusqu'au dîner. Ce repas s'accomplit
  dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de «royal
  british sauce».
  À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et
  s'absorba dans la lecture du _Morning Chronicle_.
  Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur
  entrée et s'approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille.
  C'étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui
  enragés joueurs de whist: l'ingénieur Andrew Stuart, les banquiers John
  Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier
  Ralph, un des administrateurs de la Banque d'Angleterre,--personnages
  riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les
  sommités de l'industrie et de la finance.
  «Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de
  vol?
  --Eh bien, répondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent.
  --J'espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main
  sur l'auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont
  été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux ports
  d'embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de
  leur échapper.
  --Mais on a donc le signalement du voleur? demanda Andrew Stuart.
  --D'abord, ce n'est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph.
  --Comment, ce n'est pas un voleur, cet individu qui a soustrait
  cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000 francs)?
  --Non, répondit Gauthier Ralph.
  --C'est donc un industriel? dit John Sullivan.
  --Le _Morning Chronicle_ assure que c'est un gentleman.»
  Celui qui fit cette réponse n'était autre que Phileas Fogg, dont la tête
  émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. En même temps,
  Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son salut.
  Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni
  discutaient avec ardeur, s'était accompli trois jours auparavant, le 29
  septembre. Une liasse de bank-notes, formant l'énorme somme de
  cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du caissier
  principal de la Banque d'Angleterre.
  À qui s'étonnait qu'un tel vol eût pu s'accomplir aussi facilement, le
  sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre qu'à ce moment
  même, le caissier s'occupait d'enregistrer une recette de trois
  shillings six pence, et qu'on ne saurait avoir l'oeil à tout.
  Mais il convient de faire observer ici--ce qui rend le fait plus
  explicable--que cet admirable établissement de «Bank of England» paraît
  se soucier extrêmement de la dignité du public. Point de gardes, point
  d'invalides, point de grillages! L'or, l'argent, les billets sont
  exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne
  saurait mettre en suspicion l'honorabilité d'un passant quelconque. Un
  des meilleurs observateurs des usages anglais raconte même ceci: Dans
  une des salles de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la
  curiosité de voir de plus près un lingot d'or pesant sept à huit livres,
  qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier; il prit ce lingot,
  l'examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le
  lingot, de main en main, s'en alla jusqu'au fond d'un corridor obscur,
  et ne revint qu'une demi-heure après reprendre sa place, sans que le
  caissier eût seulement levé la tête.
  Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi.
  La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge,
  posée au-dessus du «drawing-office», sonna à cinq heures la fermeture
  des bureaux, la Banque d'Angleterre n'avait plus qu'à passer
  cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes.
  Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des «détectives», choisis
  parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à
  Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc.,
  avec promesse, en cas de succès, d'une prime de deux mille livres (50
  000 F) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant
  les renseignements que devait fournir l'enquête immédiatement commencée,
  ces inspecteurs avaient pour mission d'observer scrupuleusement tous les
  voyageurs en arrivée ou en partance.
  Or, précisément, ainsi que le disait le _Morning Chronicle_, on avait lieu
  de supposer que l'auteur du vol ne faisait partie d'aucune des sociétés
  de voleurs d'Angleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un
  gentleman bien mis, de bonnes manières, l'air distingué, avait été
  remarqué, qui allait et venait dans la salle des paiements, théâtre du
  vol. L'enquête avait permis de refaire assez exactement le signalement
  de ce gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à tous les
  détectives du Royaume-Uni et du continent quelques bons esprits--et
  Gauthier Ralph était du nombre--se croyaient donc fondés à espérer que
  le voleur n'échapperait pas.
  Comme on le pense, ce fait était à l'ordre du jour à Londres et dans
  toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les
  probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne s'étonnera
  donc pas d'entendre les membres du Reform-Club traiter la même question,
  d'autant plus que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait
  parmi eux.
  
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