🕥 36-minute read

Le Speronare - 36

Total number of words is 4671
Total number of unique words is 1434
41.9 of words are in the 2000 most common words
52.4 of words are in the 5000 most common words
57.8 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  il vint donner avec ses six cents hommes de troupes fraîches au milieu
  des pillards, qui étaient si loin de s'attendre à cette surprise, que, le
  prenant pour un détachement des leurs qui rejoignait le corps d'armée, ils
  ne se mirent pas même en défense. De son côté Villehardoin arrivait comme
  la foudre; en même temps on entendit la trompette des troupes légères:
  l'armée de Conradin était prise entre trois murailles de fer.
  Avant que les Allemands eussent reconnu le piège dans lequel ils venaient
  de tomber, ils étaient perdus; aussi n'essayèrent-ils pas même de résister,
  et commencèrent-ils à fuir par toutes les ouvertures que leur présentaient
  entre elles les trois batailles de leurs ennemis. Conradin voulait se faire
  tuer sur la place; mais Frédéric et Galvano Lancia prirent chacun son
  cheval par la bride et l'emmenèrent au galop, malgré ses efforts pour se
  débarrasser d'eux.
  Ils firent quarante-cinq milles ainsi, ne s'arrêtant qu'une seule fois pour
  faire manger leurs chevaux; enfin ils arrivèrent à Astur, villa située à un
  mille de la mer. Là, ils furent reconnus pour des Allemands par des gens
  du seigneur de Frangipani, à qui appartenait cette villa, et qui allèrent
  prévenir leur maître que cinq ou six hommes, couverts de sang et de
  poussière, avaient mis pied à terre et venaient de faire prix avec un
  pêcheur pour les conduire en Sicile: le départ était fixé à la nuit
  suivante.
  Le seigneur de Frangipani, après quelques questions sur la manière dont les
  Allemands étaient vêtus, ayant appris qu'ils étaient couverts de cuirasses
  dorées et portaient des couronnes sur leurs casques, ne douta plus que ce
  ne fussent d'illustres fugitifs; il fut encore confirmé dans cette idée
  lorsqu'il apprit dans la journée que Conradin avait été battu par Charles
  d'Anjou. Alors, l'idée lui vint que l'un de ces fugitifs était peut-être
  le prétendant lui-même, et il comprit que, si cela était ainsi, et s'il
  pouvait le livrer à Charles d'Anjou, celui-ci lui paierait son ennemi
  mortel au poids de l'or.
  En conséquence, s'étant informé à quelle heure les fugitifs devaient
  s'embarquer, il fit préparer une barque du double plus grande que celle
  qui leur était destinée, y fit coucher une vingtaine d'hommes d'armes, s'y
  rendit lui-même lorsque la nuit commença de tomber, et, caché dans une
  petite crique, il attendit que le pêcheur mît à la voile: à peine y fut-il,
  qu'il appareilla à son tour, et, comme sa barque était de moitié plus
  grande que celle qu'il poursuivait, il l'eut bientôt rejointe et même
  dépassée. Alors il se mit en travers, et, coupant le chemin aux fugitifs,
  il leur ordonna de se rendre. Conradin essaya de se mettre en défense, mais
  il n'avait que quatre hommes avec lui, et le seigneur de Frangipani en
  avait vingt; il fallut donc céder au nombre, et les deux jeunes gens furent
  ramenés prisonniers, avec leur suite, à la tour d'Astur.
  Le seigneur de Frangipani ne s'était pas trompé: il reçut de Charles
  d'Anjou la seigneurie de Pilosa, située entre Naples et Bénévent, et livra,
  en échange, ses prisonniers au roi de Sicile.
  Une fois maître du dernier rival qu'il crût devoir craindre, Charles
  d'Anjou hésita entre la mort et une prison éternelle: la mort était plus
  sûre, mais aussi c'était un exemple bien terrible à donner au monde, que
  de faire tomber la tête d'un jeune roi de dix-sept ans sous la hache du
  bourreau. Il crut alors devoir en référer au pape, et lui fit demander
  conseil.
  L'inflexible Clément IV se contenta de répondre cette seule ligne, terrible
  par son laconisme même.
  _Vita Corradini, mors Caroli.--Mors Corradini, vita Caroli_.
  Dès lors Charles n'hésita plus; un crime autorisé par le pape cessait
  d'être un crime et devenait un acte de justice. Il convoqua donc un
  tribunal: ce tribunal se composait de deux députés de chacune des deux
  villes de la Terre de Labour et de la Principauté. Conradin fut amené
  devant ce tribunal, sous l'accusation de s'être révolté contre son
  souverain légitime, d'avoir méprisé l'excommunication de l'Église, de
  s'être allié avec les Sarrasins, d'avoir pillé les couvents et les églises
  de Rome.
  Une seule voix osa s'élever en faveur de Conradin: celui qui donna cette
  preuve de courage s'appelait Guido de Lucaria; un seul homme se présenta
  pour lire la sentence: l'histoire n'a pas conservé le nom de celui qui
  donna cette preuve de lâcheté. Seulement, Villani raconte que ce juge
  avait à peine fini la lecture régicide, que Robert, comte de Flandre,
  propre gendre de Charles d'Anjou, se leva, et, tirant son estoc, lui en
  donna un coup à travers la poitrine en s'écriant:
  --Tiens, voici pour t'apprendre à oser condamner à mort un aussi noble et
  si gentil seigneur.
  Le juge tomba en jetant un cri, et expira presque au même instant. Et il
  n'en fut pas autre chose de ce meurtre, ajoute Villani, le roi et toute sa
  cour ayant reconnu que Robert de Flandre venait de se conduire en vaillant
  seigneur.
  Conradin n'était pas présent lorsque l'arrêt fut prononcé; on descendit
  alors dans sa prison, et on le trouva jouant aux échecs avec Frédéric.
  Les deux jeunes gens, sans se lever, écoutèrent la sentence que leur lut le
  greffier; puis, la lecture achevée, ils se remirent à leur partie.
  Le supplice était fixé pour le lendemain huit heures du matin: Conradin y
  fut conduit accompagné de Frédéric, duc d'Autriche, des comtes Gualferano
  et Bartolomeo Lancia, Gérard et Gavano Donoratico de Pise. La seule grâce
  que Charles d'Anjou lui eût accordée était d'être exécuté le premier.
  Arrivé au pied de l'échafaud, Conradin repoussa les deux bourreaux qui
  voulaient l'aider à monter l'échelle, et monta seul d'un pas ferme.
  Arrivé sur la plate-forme, il détacha son manteau, puis, s'agenouillant, il
  pria un instant.
  Pendant qu'il priait, ayant entendu le bourreau qui s'approchait de lui, il
  fit signe qu'il avait fini, et, se relevant en effet:
  --O ma mère! ma mère! dit-il à haute voix, quelle profonde douleur te
  causera la nouvelle qu'on va te porter de moi!
  A ces mots, qui furent entendus de la foule, quelques sanglots éclatèrent;
  Conradin vit que parmi ce peuple il lui restait encore des amis, et
  peut-être des vengeurs.
  Alors il tira son gant de sa main, et le jetant au milieu de la place:
  --Au plus brave, cria-t-il.
  Et il présenta sa tête au bourreau.
  Frédéric fut exécuté immédiatement après lui, et ainsi s'accomplit la
  promesse que les deux jeunes gens s'étaient faite, que la mort même ne
  pourrait les séparer.
  Puis vint le tour de Gualferano et de Bartolomeo Lancia, et des comtes
  Gérard et Gavano Donoratico de Pise.
  Le gant jeté par Conradin au milieu de la foule fut ramassé par Henri
  d'Apifero, qui le porta à don Pierre d'Aragon, seul et dernier héritier de
  la maison de Souabe comme mari de Constance, fille de Manfred.
  
  
  JEAN DE PROCIDA
  
  Vers la fin de l'année 1268, il y avait à Salerne un noble sicilien qui
  s'appelait Jean, et qui était seigneur de l'île de Procida; aussi était-il
  généralement connu sous le nom de Jean de Procida. Jean pouvait alors être
  âgé de trente-quatre ou trente-cinq ans.
  Quoique jeune encore, sa réputation était grande, non seulement dans la
  noblesse, car, outre sa seigneurie de Procida, il était encore seigneur
  de Tramonte et du Cajano, de son chef, et du chef de sa femme seigneur de
  Pistiglioni, mais dans les armes, car il avait combattu avec Frédéric, et
  dans l'administration, car il avait fait exécuter le port de Palerme.
  Enfin son nom n'était pas moins illustre dans les sciences: en effet, Jean
  s'était adonné tout particulièrement à la médecine, et il avait guéri
  des maladies que les plus grands mires de l'époque regardaient comme
  incurables.
  A la mort de Manfred, dont il était grand-protonotaire, il s'était rallié à
  Charles d'Anjou, qui l'avait fait membre de son conseil; mais, soit, comme
  le disent les uns, qu'il se fût aperçu que Charles d'Anjou était l'amant de
  sa femme Pandolfina, soit que la mort tragique de Conradin l'eût détaché de
  son nouveau roi, il quitta Salerne et passa en Sicile sans que ce départ
  fît naître aucun soupçon, car il était déjà absent depuis deux ans lorsque
  Charles d'Anjou, au moment de partir lui-même pour Tunis avec Louis IX son
  frère, permit à deux de ses favoris nommés, l'un Gautier Carracciolo, et
  l'autre Manfredo Commacello, d'aller le consulter sur une maladie dont ils
  étaient atteints.
  On connaît le résultat de la croisade: Louis IX, se fiant au Dieu pour
  lequel il s'était armé, débarqua sur le rivage d'Afrique au moment des
  grandes chaleurs, sans attendre, comme le lui avait conseillé son frère,
  que les pluies les eussent tempérées. La peste se mit dans l'armée, et le
  héros chrétien mourut martyr le 25 août 1270.
  Charles d'Anjou prit le commandement de l'armée, alla assiéger Tunis;
  mais, au lieu d'y presser le roi maure à la dernière extrémité, comme le
  demandaient peut-être et la mémoire de son frère et l'intérêt de l'église,
  il traita avec lui à la condition qu'il se reconnaîtrait tributaire de
  la Sicile, et, ramenant ses vaisseaux vers son royaume, au lieu de les
  conduire à Jérusalem, il débarqua à Trapani au milieu d'une effroyable
  tempête. Déclarant alors que la croisade était finie, il invita chaque
  prince à rentrer dans ses États, et donna l'exemple lui-même en faisant
  voile pour Naples, sa capitale.
  Cependant Jean de Procida, après avoir parcouru toute la Sicile et s'être
  assuré que chacun, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, y gardait un
  coeur sicilien, avait cherché sur tous les trônes d'Europe quel était le
  prince qui avait à la fois le plus de droits et d'intérêt à renverser
  Charles d'Anjou du trône de Naples et de Sicile, et il avait reconnu
  que c'était don Pierre d'Aragon, gendre de Manfred, et cousin du jeune
  Conradin, qui venait d'être si cruellement mis à mort sur la place du
  Marché-Neuf, à Naples.
  Il s'était donc rendu à Barcelone, où il avait trouvé le roi don Pierre et
  la reine, sa femme, fort douloureusement attristés de cette destruction qui
  s'était mise dans leur famille.
  Mais don Pierre était un prince sage qui ne faisait rien que gravement et
  sûrement; il avait reçu, avec de grands honneurs, Henri d'Apifero, qui
  lui avait apporté le gant de Conradin, et, quoique dès cette époque sa
  résolution eût sans doute été prise, il s'était contenté de suspendre ce
  gant au pied de son lit, entre son épée et son poignard, mais sans rien
  dire ni sans rien promettre. Au reste, il avait offert à Henri d'Apifero de
  rester à sa cour, lui promettant qu'il y serait traité à l'égal des plus
  grands seigneurs de Castille, de Valence et d'Aragon. Henri y était resté
  trois ans, espérant que le roi don Pierre prendrait quelque parti hostile à
  l'égard de Charles d'Anjou; mais, malgré les pleurs de sa femme Constance,
  malgré la présence accusatrice de Henri, il ne lui avait plus parlé de
  la cause de son voyage; et le chevalier, croyant qu'il l'avait oubliée,
  s'était retiré sans rien dire, et était monté sur un vaisseau qui s'en
  allait en croisade.
  Ce fut quelque temps après son départ que Jean de Procida arriva.
  Jean demanda une audience au roi don Pierre, et l'obtint aussitôt, car sa
  réputation s'était étendue jusqu'en Castille, et l'on savait à la fois que
  c'était un vaillant homme d'armes, un loyal conseiller et un grand médecin.
  Il dit à don Pierre tout ce qu'il venait de voir de ses propres yeux, et
  comment la Sicile était prête à se révolter. Le roi d'Aragon l'écouta d'un
  bout à l'autre sans rien dire, et, lorsqu'il eut fini, le conduisant dans
  sa chambre, il lui montra pour toute réponse le gant de Conradin cloué au
  pied de son lit, entre son poignard et son épée.
  C'était une réponse; si claire qu'elle fût cependant, elle n'était
  point assez précise pour Jean de Procida. Aussi, quelques jours après,
  sollicita-t-il une nouvelle audience, et, plus hardi cette fois que la
  première, pressa-t-il don Pierre de s'expliquer. Mais don Pierre, qui,
  comme le dit son historien Ramon de Muntaneo, était un prince qui songeait
  toujours au commencement, au milieu et à la fin, se contenta de lui
  répondre qu'avant de rien entreprendre, un roi devait songer à trois
  choses:
  1° Ce qui pouvait l'aider ou le contrarier dans son entreprise;
  2° Où il trouverait l'argent nécessaire à son entreprise;
  3° Ne se fier qu'à des gens qui lui garderaient le secret sur cette
  entreprise.
  Procida, qui était un homme sage, répondit qu'il reconnaissait la vérité de
  cette maxime, et que des trois choses qu'exigeait don Pierre il faisait sa
  propre affaire.
  En conséquence, rien de plus, pour cette fois, ne fut dit ni fait entre don
  Pierre d'Aragon et Jean de Procida; et, le lendemain de cette entrevue,
  Jean de Procida s'embarqua sur un navire, sans dire où il allait ni quand
  il reviendrait.
  En effet, la position du roi don Pierre était difficile, et il avait raison
  d'être inquiet sur les trois points qu'il avait indiqués.
  L'Occident ne lui offrait point d'allié contre Charles d'Anjou, ses coffres
  étaient vides, et s'il transpirait la moindre chose de son projet de
  détrôner le roi de Sicile, les papes qui le soutenaient ne pouvaient
  manquer de l'excommunier, comme ils avaient fait de Frédéric, de Manfred et
  de Conradin. Or, tous trois avaient fini fort piteusement: Frédéric par le
  poison, Manfred par le fer, et Conradin sur l'échafaud.
  De plus, il y avait liaison fort intime entre le roi don Pierre et le
  roi Philippe le Hardi, son beau-frère. Lorsque le premier n'était encore
  qu'enfant, il était venu à la cour de France, où il avait été reçu avec
  grand honneur, et où il était resté deux mois, prenant part à tous les jeux
  et tournois qui avaient été célébrés à l'occasion de son arrivée. Pendant
  ces deux mois, une telle intimité s'était formée entre les deux princes,
  qu'ils s'étaient mutuellement prêté foi et hommage, s'étaient juré qu'ils
  ne s'armeraient jamais l'un contre l'autre en faveur de qui que ce fût au
  monde, et, en garantie de ce serment, avaient communié tous deux de la même
  hostie.
  Jusque-là, cette amitié s'était maintenue inaltérable, et souvent, en signe
  de cette amitié, le roi d'Aragon portait à la selle de son cheval, sur un
  canton, les armes de France, et sur l'autre les armes d'Aragon; ce que
  faisait aussi le roi de France.
  Or déclarer la guerre à Charles d'Anjou, oncle du roi Philippe le Hardi,
  n'était-ce pas violer le premier de tous les serments jurés?
  Cependant, au moment où, comme on le voit, les choses paraissaient
  impossibles à mener à bien, Dieu permit qu'elles s'arrangeassent pour le
  plus grand bonheur de la Sicile.
  Michel Paléologue, grand-connétable et grand domestique de l'empereur grec
  à Nicée, venait de déposer l'empereur Jean IV, lui avait fait crever les
  yeux comme c'était l'habitude, puis, ayant marché sur Constantinople, il
  en avait chassé les Francs qui y régnaient depuis l'an 1204, c'est-à-dire
  depuis cinquante-six ans.
  C'était Beaudoin II qui était alors empereur, Beaudoin dont le fils
  Philippe était marié à Béatrix d'Anjou, fille du roi de Naples.
  Charles d'Anjou, débarrassé de ses deux rivaux, voyant son double royaume
  à peu près en paix, avait tourné les yeux vers l'Orient, et, rêvant un
  immense royaume franc qui ceindrait la moitié de la Méditerranée, il avait
  fait alliance avec les princes de Morée, et avait résolu de renverser
  Paléologue. En conséquence, il préparait, à la grande terreur de ce
  dernier, une foule de vaisseaux, de nefs et de galères, qu'il disait tout
  haut être destinés à une expédition dont le but était de rétablir son
  gendre Philippe sur le trône de Constantinople.
  L'empereur, de son côté, était occupé à se prémunir contre cette
  entreprise; il avait levé des contributions et des troupes par tout
  l'empire, il faisait construire des vaisseaux, il faisait réparer ses
  ports, et cependant toutes ces précautions ne le rassuraient pas, car il
  savait à quel terrible ennemi il avait affaire, lorsqu'on lui annonça tout
  à coup qu'un moine franciscain, arrivant de Sicile, demandait à lui parler
  pour choses de la plus haute importance.
  L'empereur ordonna aussitôt qu'il fût introduit, et cet ordre exécuté,
  Paléologue et l'inconnu se trouvèrent en face l'un de l'autre.
  L'empereur était défiant comme un Grec; aussi, se tenant à distance du
  moine:
  --Mon père, lui demanda-t-il, que me voulez-vous?
  --Très noble empereur, répondit le moine, ordonnez; je vous demande au nom
  du Seigneur Dieu que je puisse vous accompagner en quelque lieu secret où
  ce que j'ai à vous dire ne soit entendu de personne.
  --Que voulez-vous donc me dire de si particulier?
  --Je veux vous entretenir de la plus grande affaire que vous ayez au monde.
  --D'abord, qui êtes-vous? demanda l'empereur.
  --Je suis Jean, seigneur de Procida, répondit le moine.
  --Venez donc et suivez-moi, dit l'empereur.
  Et ils montèrent aussitôt sur la plus haute tour du palais, et quand ils
  furent arrivés sur la plate-forme:
  --Seigneur Jean de Procida, dit l'empereur en lui montrant le vide qui
  les environnait de tous côtés, nous n'avons ici que Dieu qui puisse nous
  entendre; parlez donc en toute sécurité.
  --Très noble empereur, lui répondit Jean, ne sais-tu pas que le roi Charles
  a juré sur le Christ de t'enlever ta couronne, de te tuer toi et les tiens,
  comme il a tué le noble roi Manfred et le gentil seigneur Conradin, et
  qu'en conséquence, avant qu'il soit un an, il va se mettre en route
  pour conquérir ton royaume, avec cent vingt galères armées, trente gros
  vaisseaux, quarante comtes et dix mille cavaliers, et une foule de croisés
  chrétiens?
  --Hélas! dit l'empereur, messire Jean, que voulez-vous? Oui, je le sais,
  et j'en vis comme un homme désespéré; j'ai déjà voulu m'arranger plusieurs
  fois avec le roi Charles, et jamais il n'a voulu entendre à rien. Je me
  suis mis au pouvoir de la sainte Église de Rome, de nos seigneurs les
  cardinaux et de notre saint-père le pape; je me suis mis entre les mains du
  roi de France, du roi d'Angleterre, du roi d'Espagne et du roi d'Aragon, et
  chacun me répond verbalement aux lettres que je lui envoie qu'il craint de
  mourir rien que d'en parler, tant est grande la puissance de ce terrible
  roi Charles. C'est pourquoi je n'attends ni conseils, ni secours des
  hommes, et je n'espère plus qu'en Dieu, puisque, malgré tout ce que j'ai pu
  faire, je ne trouve dans les chrétiens ni aide ni conseil.
  --Eh bien! dit Jean de Procida, celui qui te délivrerait de cette grande
  crainte qui te tient, le regarderais-tu comme digne de quelque récompense?
  --Il mériterait tout ce que je pourrais faire, s'écria l'empereur. Mais
  qui serait assez hardi pour penser à moi de sa seule et bonne volonté? qui
  serait assez puissant pour faire la guerre pour moi à la puissance du roi
  Charles?
  --Ce sera moi, répondit Jean de Procida.
  Et l'empereur le regarda avec étonnement et lui demanda:
  --Comment ferez-vous pour achever, vous, simple seigneur, ce que n'osent
  même entreprendre les plus puissants rois de la terre?
  --Cela me regarde, répondit Jean; sachez seulement que je tiens la chose
  pour sûre et certaine.
  --Dites-moi donc alors comment vous comptez vous y prendre? demanda
  l'empereur.
  --Sauf votre respect, répondit Jean, je ne vous le dirai point que vous ne
  m'ayez promis 100 000 onces.
  --Et avec les 100 000 onces, que ferez-vous?
  --Ce que je ferai? dit Procida: je ferai venir quelqu'un qui prendra la
  terre de Sicile au roi Charles, et qui lui donnera tant à faire qu'il en
  aura pour tout le reste de ses jours à se débarrasser de lui.
  --Si tu es en état de tenir ce que tu me promets, répondit l'empereur, ce
  n'est pas 100 000 onces seulement que je te donnerai, mais ce sont tous mes
  trésors dont tu peux disposer.
  Et Jean de Procida dit alors:
  --Seigneur empereur, signez-moi donc une lettre par laquelle vous me
  donnerez créance près de tel souverain qui me conviendra, et dans laquelle
  vous vous engagerez à me payer 100 000 onces en trois paiements: le premier
  pour commencer l'entreprise, le second quand elle sera en son milieu, et le
  troisième quand elle aura eu bonne fin.
  --Descendons dans mon cabinet, répondit l'empereur, et à l'instant même je
  vous ferai écrire et sceller cette lettre.
  --Avec votre permission, très noble empereur, reprit Jean, mieux vaut
  que vous m'écriviez cette lettre de votre main, et que vous la scelliez
  vous-même, car outre qu'étant toute de votre écriture elle aura un plus
  grand crédit, nul ne saura que nous deux ce qui se sera passé entre vous et
  moi.
  --Vous avez raison, dît l'empereur, et je vois que ce n'est point à tort
  que vous vous êtes fait la réputation d'un sage et vaillant homme.
  Alors ils descendirent tous deux dans le cabinet particulier de l'empereur,
  qui écrivit la lettre de sa main, la scella lui-même, et la remit à messire
  Jean de Procida.
  --Et maintenant, pour plus grande sûreté encore, répondit messire Jean,
  il faut que vous me fassiez chasser de vos États, comme si j'avais commis
  quelque méchante action, car, de cette façon, personne ne se doutera, même
  vos plus intimes, qu'il y ait alliance entre vous et moi.
  L'empereur approuva ce projet, et le lendemain messire Jean de Procida fut
  arrêté publiquement et reconduit hors de l'empire. Puis, lorsqu'on demanda
  ce qu'avait fait ce moine inconnu, on répondit qu'il était venu de la part
  du roi Charles pour empoisonner l'empereur de Constantinople,
  Le vaisseau qui emmenait Jean de Procida le déposa à Malte, d'où il prit
  une barque et gagna la Sicile.
  A peine y eut-il mis le pied, qu'évitant les côtes, qui étaient gardées par
  les Angevins, il pénétra dans l'intérieur des terres et s'en alla trouver,
  toujours vêtu en franciscain, messire Palmieri Abbate et plusieurs autres
  barons de Sicile aussi puissants et aussi patriotes que lui.
  Puis, les ayant rassemblés, il leur dit:
  --Misérables que vous êtes, vendus comme des chiens et traités comme des
  chiens, ne vous lasserez-vous donc jamais d'être des esclaves et de vivre
  comme des animaux, quand vous pouvez être des seigneurs et vivre comme
  des hommes? Allez, nous n'êtes pas dignes que Dieu vous regarde en pitié,
  puisque vous n'avez pas pitié de vous-mêmes.
  Alors, tous répondirent d'une seule voix:
  --Hélas! messire Jean de Procida, comment pouvons-nous faire autrement que
  nous faisons, nous qui sommes soumis à des maîtres puissants comme jamais
  il n'y en eut au monde? Tout au contraire, il nous semble que, quelque
  effort que nous fassions, nous ne sortirons jamais d'esclavage.
  --Eh bien donc! dit Procida, puisque vous n'avez pas le courage de vous
  délivrer vous-mêmes, je vous délivrerai, moi, pourvu que vous vouliez faire
  ce que je vous dirai.
  Et tous tombèrent à genoux devant Jean de Procida, l'appelant leur sauveur
  et leur second Christ, et lui demandant ce qu'ils avaient à faire pour le
  seconder.
  --Il faut, dit Jean de Procida, retourner dans vos terres, armer vos
  vassaux, et leur dire de se tenir prêts à un signal. Quand le temps sera
  venu, je vous donnerai ce signal, et vous, vous le transmettrez à vos
  vassaux.
  --Mais, dirent les seigneurs, comment pouvons-nous entreprendre une
  pareille chose sans argent et sans appui?
  --Quant à l'argent je l'ai déjà, dit Procida; et quant à l'appui, je
  l'aurai bientôt, si vous voulez écrire la lettre que je vais vous dicter.
  Tous répondirent qu'ils étaient prêts, et Jean de Procida dicta la lettre
  suivante:
  «Au magnifique, illustre et puissant seigneur, roi d'Aragon et comte de
  Barcelone.
  «Nous nous recommandons tous à votre grâce. Et d'abord messire Alaimo,
  comte de Lentini, puis messire Palmieri Abbate, puis messire Gualtieri de
  Galata Girone, et tous les autres barons de l'île de Sicile, nous vous
  saluons avec toute révérence, en vous priant d'avoir pitié de nos
  personnes, comme vendus et assujettis à l'égal des bêtes.
  «Nous nous recommandons à votre seigneurie et à madame votre épouse, qui
  est notre maîtresse, et à laquelle nous devons porter allégeance.
  «Nous vous envoyons prier de daigner nous délivrer, retirer et arracher des
  mains de nos ennemis, qui sont aussi les vôtres, de même que Moïse délivra
  le peuple des mains de Pharaon.
  «Croyez donc, magnifique, illustre et puissant seigneur roi, à notre
  dévouement et à notre reconnaissance, et, pour tout ce qui n'est point
  porté en cette lettre, rapportez-vous-en à ce que vous dira messire Jean de
  Procida.»
  Puis ils signèrent cette lettre, et, l'ayant scellée de leurs sceaux, ils
  la remirent à messire Jean de Procida, qui la joignit à celle qu'il avait
  déjà reçue de Michel Paléologue, et qui, se remettant en voyage, partit
  aussitôt pour Rome.
  Nicolas III de la maison des Ursins régnait alors: c'était un homme d'une
  volonté forte et pervévérante, qui voulait fixer authentiquement le pouvoir
  temporel de la tiare, et qui, en conséquence, après avoir fait tous ses
  parents princes, avait cherché pour eux des alliances dans les plus
  puissantes maisons d'Europe; il avait donc fait demander à Charles d'Anjou
  la main de sa fille pour un de ses neveux; mais Charles d'Anjou avait
  dédaigneusement refusé.
  De là était née dans le coeur du saint-père une haine secrète, mais
  profonde, qui lui faisait oublier ce qu'il devait à ses prédécesseurs,
  Urbain IV et Clément IV.
  Jean de Procida connaissait cette haine, et il comptait sur elle pour
  rallier le pape au parti de la Sicile.
  Arrivé à Rome, toujours sous sa robe de franciscain, il fit donc demander
  au pape une audience; le pape, qui le connaissait de réputation, la lui
  accorda aussitôt.
  A peine Procida se vit-il en présence du saint-père, que, reconnaissant à
  la manière gracieuse dont il le recevait que ses intentions étaient bonnes
  à son égard, il lui demanda à lui parler dans un lieu plus secret que celui
  où ils se trouvaient: le pape y consentit volontiers, et, ouvrant lui-même
  la porte d'une chambre retirée qui lui servait d'oratoire, il y introduisit
  Jean de Procida.
  Puis, y étant entré à son tour, il ferma la porte derrière lui.
  Alors, Jean de Procida regarda autour de lui, et voyant qu'effectivement
  nul regard ne pouvait pénétrer jusqu'où il était, il tomba aux genoux du
  pape, qui le voulut relever; mais lui, n'en voulant rien faire:
  --O Saint-Père! lui dit-il, toi qui maintiens dans ta droite tout le monde
  en équilibre, toi qui es le délégué du Seigneur en ce monde, toi qui dois
  désirer avant toute chose la paix et le bonheur des hommes, intéresse-toi à
  ces malheureux habitants des royaumes de Fouille et de Sicile, car ils sont
  chrétiens comme le reste des hommes, et cependant traités par leur maître
  au-dessous des plus vils animaux.
  Mais le pape répondit:
  --Que signifie une pareille demande, et comment veux-tu que j'aille contre
  le roi Charles, mon fils, qui maintient la pompe et l'honneur de l'Église?
  --O très saint-père, s'écria Jean de Procida, oui, vous devez parler
  ainsi, car vous ne savez pas encore à qui vous parlez; mais moi je sais au
  contraire que le roi Charles n'obéit à aucun de vos commandements.
  Alors le pape lui dit:
  --Vous savez cela, mon fils! et dans quel cas n'a-t-il pas voulu nous
  obéir?
  --Je n'en citerai qu'un, saint-père, répondit Jean: ne lui avez-vous pas
  fait demander une de ses filles pour un de vos neveux, et ne vous a-t-il
  pas refusé?
  Le pape devint très pâle et dit:
  --Mon fils, comment savez-vous cela?
  --Je sais cela, très saint-père, et non seulement je le sais, mais encore
  beaucoup d'autres seigneurs le savent comme moi, et c'était un bruit
  généralement répandu dans la terre de la Sicile lorsque je l'ai quittée,
  que non seulement il avait refusé l'honneur de votre alliance, mais encore
  que, devant votre ambassadeur, il avait dédaigneusement déchiré les lettres
  de Votre Sainteté.
  --Cela est vrai, cela est vrai, dit le pape, n'essayant plus même de
  dissimuler la haine qu'il portait au roi Charles; et j'avoue que, si
  je trouvais l'occasion de l'en faire repentir, je la saisirais bien
  
You have read 1 text from French literature.