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Le Speronare - 33

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  firent plus attention à nous. Nous nous agenouillâmes à quelques pas d'eux,
  en attendant que la messe fût dite.
  La messe achevée, ils se levèrent, remercièrent le prêtre, sortirent de la
  grotte, montèrent sur leurs ânes et disparurent. Ils étaient mariés.
  Nous interrogeâmes le prêtre, qui nous dit qu'il ne se passait guère de
  semaines sans qu'une cérémonie pareille s'accomplît.
  En rentrant chez nous, nous trouvâmes pour le lendemain une invitation à
  dîner de la part du vice-roi, le prince de Campo-Franco; nous lui avions
  fait remettre la veille nos lettres de recommandation, et, avec cette
  politesse parfaite qu'on ne rencontre guère que chez les grands seigneurs
  italiens, il leur faisait honneur à l'instant même.
  Le prince de Campo-Franco a quatre fils; c'est le second de ses fils, le
  comte de Lucchesi Palli, qui a épousé madame la duchesse de Berry: il était
  momentanément en Sicile pour y amener dans le caveau de sa famille le corps
  de la petite fille née pendant la captivité de Blaye, et qui venait de
  mourir.
  Comme cette invitation à dîner était pour la maison de campagne du prince,
  située, comme presque toutes les villas des riches Palermitains, à la
  Bagherie, nous partîmes deux ou trois heures plus tôt qu'il n'était
  nécessaire, afin d'avoir le temps de visiter le fameux palais du prince de
  Palagonia, modèle du grotesque et miracle de folie.
  La route que l'on prend pour se rendre à la Bagherie est la même que nous
  avions déjà suivie pour venir à Palerme. A un quart de lieue de la ville,
  on passe l'Orèthe, l'ancien Eleuthère de Ptolémée, et aujourd'hui le _fiume
  del Amiraglio_. Ce filet d'eau, majestueusement décoré du nom de fleuve,
  traversait autrefois la ville et se jetait dans le port; mais il a été
  détourné de son ancien lit, sur l'emplacement duquel on a bâti la rue de
  Tolède.
  C'est aux environs de la Bagherie que Roger, comte de Sicile et de Calabre,
  remporta sur les Sarrasins, vers 1072, la grande bataille qui lui livra
  Palerme.
  Notre voiture s'arrêta en face du palais du prince de Palagonia, que nous
  reconnûmes aussitôt aux monstres sans nombre qui garnissent les murailles,
  qui surmontent les portes, qui rampent dans le jardin; ce sont des bergers
  avec des têtes d'âne, des jeunes filles avec des têtes de cheval, des chats
  avec des figures de capucin, des enfants bicéphales, des hommes à quatre
  jambes, des solipèdes à quatre bras, une ménagerie d'êtres impossibles,
  auxquels le prince, à chaque grossesse de sa femme, priait Dieu de donner
  une réalité, en permettant que la princesse accouchât de quelque animal
  pareil à ceux qu'il avait soin de lui mettre sous les yeux pour amener cet
  heureux événement. Malheureusement pour le prince, Dieu eut le bon esprit
  de ne pas écouter sa prière, et la princesse accoucha tout bonnement
  d'enfants pareils à tous les autres enfants, si ce n'est qu'ils se
  trouvèrent ruinés un beau jour par la singulière folie de leur père.
  Un autre caprice du prince était de se procurer toutes les cornes qu'il
  pouvait trouver: bois de cerf, bois de daim, cornes de boeufs, cornes de
  chèvre, défenses d'éléphant même, tout ce qui avait forme recourbée et
  pointue était bienvenu au château, et acheté par le prince presque sans
  marchander. Aussi, depuis l'antichambre jusqu'au boudoir, depuis la cave
  jusqu'au grenier, le palais était hérissé de cornes: les cornes avaient
  remplacé les patères, les portemanteaux, les pitons; les lustres pendaient
  à des cornes, les rideaux s'accrochaient à des cornes; les buffets, les
  ciels de lits, les bibliothèques, étaient surmontés de cornes. On aurait
  donné vingt-cinq louis d'une corne, que dans tout Palerme on ne l'aurait
  pas trouvée.
  L'art n'a rien à faire dans une pareille débauche d'imagination: palais,
  cours, jardin, tout cela est d'un goût détestable, et ressemble à une
  maison bâtie par une colonie de fous. Jadin ne voulut pas même compromettre
  son crayon jusqu'à en faire un croquis.
  Pendant que nous visitions le palais Palagonia, nous fûmes joints par le
  comte Alexandre, troisième fils du prince de Campo-Franco; il avait
  appris notre arrivée, et venait au-devant de nous, afin que nous eussions
  quelqu'un pour nous présenter à son père et à ses frères aînés que nous
  n'avions point encore vus.
  La ville du prince de Campo-Franco est sans contredit, pour la situation
  surtout, une des plus délicieuses qui se puissent voir: les quatre fenêtres
  de la salle à manger s'ouvrent sur quatre points de vue différents, un de
  mer, un de montagne, un de plaine et un de forêt.
  Le dîner fut magnifique, mais tout sicilien, c'est-à-dire qu'il y eut force
  glaces et quantité de fruits, mais fort peu de poisson et de viande. Nous
  dûmes paraître des ichtyophages et des carnivores de première force, car
  nous fûmes, Jadin et moi, à peu près les seuls qui mangèrent sérieusement.
  Après le dîner on nous servit le café sur une terrasse couverte de fleurs;
  de cette terrasse on apercevait tout le golfe, une partie de Palerme,
  le mont Pellegrino, et enfin au milieu de la mer, au large, comme un
  brouillard flottant à l'horizon, l'île d'Alciuri. L'heure que nous passâmes
  sur cette terrasse, et pendant laquelle nous vîmes le soleil se coucher et
  le paysage traverser toutes les dégradations de lumière, depuis l'or vif
  jusqu'au bleu sombre, est une de ces heures indescriptibles qu'on retrouve
  dans sa mémoire en fermant les yeux, mais qu'on ne peut ni faire comprendre
  avec la plume, ni peindre avec le crayon.
  A neuf heures du soir, par une nuit délicieuse, nous quittâmes la Bagherie,
  et nous revînmes à Palerme.
  
  
  LE COUVENT DES CAPUCINS
  
  La journée du lendemain était consacrée à des courses par la ville: un
  jeune homme, Arami, camarade de collège du marquis de Gargallo, et pour
  lequel ce dernier m'avait remis une lettre, devait nous accompagner, dîner
  avec nous, et de là nous conduire au théâtre, où il y avait opéra.
  Nous commençâmes par les églises, le Dôme avait droit à notre première
  visite; nous l'avions déjà parcouru le jour de notre arrivée; mais,
  préoccupés de la scène qui s'y passait, nous n'avions pu en examiner
  les détails. Ces détails sont, au reste, peu importants et peu curieux,
  l'intérieur de la cathédrale ayant été remis à neuf: nous en revînmes donc
  bientôt aux sépulcres royaux qu'elle renferme.
  Le premier est celui de Roger II, fils du grand comte Roger, et qui fut
  lui-même comte de Sicile et de Calabre en 1101, duc de Pouille et prince
  de Salerne en 1127, roi de Sicile en 1150; qui mourut enfin en 1154, après
  avoir conquis Corinthe et Athènes.
  Le second est celui de Constance à la fois impératrice et reine: reine de
  Sicile par son père Roger; impératrice d'Allemagne par son mari, Henri VI,
  roi de Sicile lui-même en 1194, et mort en 1197.
  Le troisième est celui de Frédéric II, père de Manfred, et grand-père de
  Conradin, qui succéda à Henri VI et mourut en 1250.
  Enfin, les quatrième et cinquième sont ceux de Constance, fille de Manfred,
  et de Pierre, roi d'Aragon.
  En sortant du Dôme, nous traversâmes la place, et nous nous trouvâmes en
  face du Palais-Royal.
  Le Palais-Royal est bâti sur les fondements de l'ancien Al Cassar sarrasin.
  Robert Guiscard et le grand comte Roger entourèrent de murailles la
  forteresse arabe, et s'en contentèrent momentanément; Roger, son fils,
  deuxième du nom, y éleva une église à saint Pierre et fit construire deux
  tours, nommées, l'une, la Pisana et l'autre la Greca. La première de ces
  deux tours renfermait les diamants et le trésor de la couronne; la seconde
  servait de prison d'État. Guillaume 1er trouva la demeure incommode et
  commença le Palazzo-Nuovo, qui fut achevé par son fils vers l'an 1170.
  Nous venions voir principalement deux choses à Palazzo-Nuovo: les fameux
  béliers syracusains, qui y ont été transportés, et la chapelle de
  Saint-Pierre, qui, malgré ses sept cents ans d'existence, semble sortir de
  la main des mosaïstes grecs.
  Nous cherchions de tous côtés les béliers, lorsqu'on nous les montra
  coquettement badigeonnés en bleu de ciel: nous demandâmes quel était
  l'ingénieux artiste qui avait eu l'idée de les peindre de cette agréable
  couleur; on nous répondit que c'était le marquis de Forcella. Nous
  demandâmes où il demeurait, pour lui envoyer nos cartes.
  Il n'en est point ainsi de l'église de Saint-Pierre; elle est restée à la
  fois un miracle d'architecture et d'ornementation. Sans doute, le respect
  qu'on a eu pour elle tient à la tradition, tradition respectée et transmise
  par les Sarrasins eux-mêmes, et qui veut que saint Pierre, en se rendant de
  Jérusalem à Rome, ait consacré lui-même une petite chapelle souterraine,
  qui sert aujourd'hui de caveau mortuaire à l'église.
  C'est dans cette chapelle que Marie-Amélie de Sicile épousa Louis-Philippe
  d'Orléans. C'est encore dans cette chapelle que fut baptisé le premier-né
  de leur fils, le duc d'Orléans actuel. En versant l'eau sainte sur le front
  de l'enfant, l'archevêque dit tout haut:
  --Peut-être qu'en ce moment je baptise un futur roi de France.
  --Ainsi soit-il! répondit le marquis de Gargallo, qui tenait, au nom de la
  ville de Palerme, l'enfant royal sur les fonts baptismaux.
  Le roi Louis-Philippe n'a point oublié, sur le trône de France, la petite
  chapelle de Saint-Pierre, et, lors de son voyage en Sicile, le prince de
  Joinville lui fit don, au nom de son père, d'un magnifique ostensoir de
  vermeil, incrusté de topazes.
  De cette chapelle presque souterraine on nous fit monter sur
  l'Observatoire; c'est du haut de cette terrasse que, grâce à l'instrument
  de Ramsden, Piazzi découvrit pour la première fois, le 1er janvier 1801,
  la planète de Cérès. Comme nous y allions dans un dessein beaucoup moins
  ambitieux, nous nous contentâmes, à l'orient, de voir les îles Lipari,
  pareilles à des taches noires et vaporeuses flottant à la surface de la
  mer, et, à l'occident, le village de Montreale, surmonté de son gigantesque
  monastère que nous devions visiter le lendemain.
  Près du palais est la Porte Neuve, arc de triomphe élevé à Charles V, à
  l'occasion de ses victoires en Afrique.
  Pour en finir avec les monuments, nous ordonnâmes à notre cocher de nous
  conduire aux deux châteaux sarrasins de Ziza et de Cuba: ces deux noms,
  à ce que nous assura notre cocher, habitué à conduire les voyageurs aux
  différentes curiosités de la ville, et par conséquent tout disposé à
  trancher du cicerone, étaient ceux des fils du dernier émir; mais Arami,
  auquel nous avions une confiance infiniment plus grande, nous dit qu'aucune
  tradition importante ne se rapportait à ces deux monuments.
  Le palais Ziza est le mieux conservé des deux; on y voit encore une grande
  salle mauresque à plafond en ogive, décorée d'arabesques et de mosaïques.
  Une fontaine qui jaillit dans deux bassins octogones continue de rafraîchir
  cette salle, aujourd'hui solitaire et abandonnée. Dans les autres pièces,
  l'ornementation arabe a disparu sous de mauvaises fresques. Quant au
  château de Cuba, c'est aujourd'hui la caserne de Borgognoni.
  Près des deux châteaux mauresques s'est élevé un monastère chrétien en
  grande réputation, non seulement à Palerme, mais par toute la Sicile; c'est
  le couvent des capucins. Ce qui lui a valu cette renommée, c'est surtout la
  singulière propriété qu'ont ses caveaux de _momifier_ les cadavres, et de
  les conserver ainsi exempts de corruption jusqu'à ce qu'ils tombent en
  poussière.
  Aussi, dès que nous arrivâmes au couvent, le père gardien, habitué aux
  visites quotidiennes qu'il reçoit des étrangers, nous conduisit-il à ses
  catacombes; nous descendîmes trente marches, et nous nous trouvâmes dans
  un immense caveau souterrain, taillé en croix, éclairé par des ouvertues
  pratiquées dans la voûte, et où nous attendait un spectacle dont rien ne
  peut donner une idée.
  Qu'on se figure douze ou quinze cents cadavres réduits à l'état de momies,
  grimaçant à qui mieux mieux, les uns semblant rire, les autres paraissant
  pleurer, ceux-ci ouvrant la bouche démesurément, pour tirer une langue
  noire entre deux mâchoires édentées, ceux-là serrant les lèvres
  convulsivement, allongés, rabougris, tordus, luxés, caricatures humaines,
  cauchemars palpables, spectres mille fois plus hideux que les squelettes
  pendus dans un cabinet d'anatomie, tous revêtus de robe de capucins, que
  trouent leurs membres disloqués, et portant aux mains une étiquette sur
  laquelle on lit leur nom, la date de leur naissance et celle de leur mort.
  Parmi tous ces cadavres est celui d'un Français nommé Jean d'Esachard, mort
  le 4 novembre 1831, âgé de cent deux ans.
  Le cadavre le plus rapproché de la porte, et qui, de son vivant, s'appelait
  Francesco Tollari, porte à la main un bâton. Nous demandâmes au gardien de
  nous expliquer ce symbole; il nous répondit que, comme le susdit Francesco
  Tollari était le plus près de la porte, on l'avait élevé à la dignité de
  concierge, et qu'on lui avait mis un bâton à la main pour qu'il empêchât
  les autres de sortir.
  Cette explication nous mit fort à notre aise; elle nous indiquait le degré
  de respect que les bons moines portaient eux-mêmes à leurs pensionnaires;
  dans les autres pays, on rit de la mort; eux riaient des morts: c'était un
  progrès.
  En effet, il faut avouer que, dans cette collection de momies, celles qui
  ne sont pas hideuses sont risibles. Il est difficile à nous autres gens du
  nord, avec notre culte sombre et poétique pour les trépassés, de comprendre
  qu'on se fasse un jeu de ces pauvres corps dont l'âme est partie, qu'on
  les habille, qu'on les coiffe, qu'on les farde comme des mannequins; que,
  lorsque quelque membre se déjette par trop, on casse ce membre, et on le
  raccommode avec du fil de fer, sans craindre, avec ce sentiment éternel qui
  réagit en nous contre le néant, que le cadavre n'éprouve une souffrance
  physique, ou que l'âme qui plane au-dessus de lui ne s'indigne aux
  transformations qu'on lui fait subir. J'essayai de faire part de toutes
  ces sensations à notre compagnon; mais Arami était sicilien, habitué dès
  l'enfance à regarder comme un honneur rendu à la mémoire ce que nous
  regardons comme une profanation du tombeau.
  Il ne comprit pas plus notre susceptibilité, que nous son insouciance.
  Alors nous en prîmes notre parti; et comme la chose était curieuse au fond,
  convaincus que ce qui ne blessait pas les vivants ne devait pas blesser les
  morts, nous continuâmes notre visite.
  Les momies sont disposées, tantôt sur deux et tantôt sur trois rangs de
  hauteur, alignées côte à côte, sur des planches en saillie, de manière à
  ce que celles du premier rang servent de cariatides à celles du second, et
  celles du second au troisième. Sous les pieds des momies du premier rang
  sont trois étages de coffres en bois, plus ou moins précieux, décorés plus
  ou moins richement d'armoiries, de chiffres, de couronnes. Ils renferment
  les morts pour lesquels les parents ont consenti à faire la dépense d'une
  bière; ces bières ne se clouent pas comme les nôtres, pour l'éternité,
  mais elles ont une porte, et cette porte a une serrure dont les parents
  possèdent la clef. De temps en temps les héritiers viennent voir si ceux
  dont ils mangent la fortune sont toujours là: ils voient leur oncle, leur
  grand-père ou leur femme, qui leur fait la grimace, et cela les rassure.
  Aussi feriez-vous le tour de la Sicile sans entendre raconter une seule
  de ces poétiques histoires de fantômes qui font la terreur des longues
  veillées septentrionales. Pour l'habitant du midi, l'homme mort est bien
  mort; pas d'heure de minuit à laquelle il se lève, pas de chant du coq
  auquel il se recouche: le moyen de croire aux revenants, quand on tient les
  revenants sous clef, et qu'on a cette clef dans sa poche!
  Parmi ces morts, il y a des comtes, des marquis, des princes, des maréchaux
  de camp dans leurs cuirasses: le plus curieux de tous ceux qui composent
  cette société aristocratique est sans contredit un roi de Tunis qui, poussé
  à Palerme par un coup de vent, tomba malade au couvent des capucins et y
  mourut; mais avant de mourir, touché par la grâce, il se convertit et reçut
  le baptême. Cette conversion, comme on le pense bien, fit grand bruit,
  l'empereur d'Autriche lui-même ayant consenti à être son parrain. Aussi
  les capucins, afin de perpétuer l'honneur qui en rejaillissait sur leur
  couvent, se sont-ils mis en frais pour le royal néophyte. Sa tête et
  ses mains sont posées sur une espèce de tablette surmontée d'un dais en
  calicot; la tête porte une couronne de papier, et la main gauche tient en
  guise de sceptre un bâton de chaise doré; au-dessous de cette singulière
  châsse on lit cette inscription, qui renferme toute l'histoire du roi de
  Tunis:
   _Naccui in Tunisi re, venuto a sorte in Palermo,
   Abbraciai la santa fede
   La fede e il viver bene salva mi in morte.
   Don Filippo d'Austria, re di Tunizzi,
   Mori a Palermo.--20 settembre 1622_.
  [Note: «Je naquis roi à Tunis. Poussé par le sort à Palerme, j'embrassai
  la sainte foi. La sainte foi et la bonne vie me sauvèrent à l'heure de la
  mort.
  «Don Philippe d'Autriche, roi de Tunis, mourut à Palerme le 20 septembre
  1622.
  Il y a peut-être bien une petite faute de langue à la troisième ligne;
  mais, en sa qualité de roi de Tunis, don Philippe d'Autriche est excusable
  de ne point parler le pur italien.]
  Outre ces niches destinées au commun des martyrs, outre les caisses
  réservées à l'aristocratie, il y a encore un des bras de cette immense
  croix funéraire qui forme une espèce de caveau particulier: c'est celui des
  dames de la haute aristocratie palermitaine.
  C'est là peut-être que la mort est la plus hideuse: car c'est là qu'elle
  est la plus parée; les cadavres, couchés sous des cloches de verre, y sont
  habillés de leurs plus riches habits: les femmes, en parures de bal ou de
  cour; les jeunes filles, avec leurs robes blanches et avec leurs couronnes
  de vierges. On peut à peine supporter la vue de ces visages coiffés de
  bonnets enrubannés, de ces bras desséchés sortant d'une manche de satin
  bleu ou rose, pour allonger leurs doigts osseux dans des gants quatre fois
  trop larges, de ces pieds chaussés de souliers de taffetas et dont on
  aperçoit les nerfs et les os à travers des bas de soie à jour. L'un de
  ces cadavres, horrible à voir, tenait à la main une palme, et avait cette
  épitaphe écrite sur la plinthe de son lit mortuaire:
   _Saper vuoi dichi ciacce, il senso vero: Antonia
   Pedoche fior
   Passaggiero visse anni XX e mon a XXV
   Settembre 1834_.
  Un autre cadavre non moins affreux à voir, enseveli avec une robe de crêpe,
  une couronne de roses et un oreiller de dentelles, est celui de la signora
  D. Maria Amaldi e Ventimiglia, marchesina di Spataro, morte le 7 août 1834,
  à l'âge de vingt-neuf ans. Ce cadavre était tout jonché de fleurs fraîches;
  le gardien des capucins, que nous interrogeâmes, nous dit que ces fleurs
  étaient renouvelées tous les jours, par le baron P... qui l'avait aimée.
  C'était un terrible amour que celui qui résistait depuis deux ans à une
  pareille vue.
  Nous étions dans ces catacombes depuis deux heures à peu près, et nous
  pensions avoir tout vu, lorsque le gardien nous dit qu'il nous avait gardé
  pour la fin quelque chose de plus curieux encore. Nous lui demandâmes avec
  inquiétude ce que ce pouvait être, car nous croyions avoir atteint les
  bornes du hideux, et nous apprîmes qu'après avoir vu les cadavres arrivés à
  un état complet de dessiccation, il nous restait à voir ceux qui étaient en
  train de sécher. Nous étions allés trop loin déjà pour reculer en si beau
  chemin; nous lui dîmes de marcher devant nous, et que nous étions prêts à
  le suivre.
  Il alluma donc une torche; et, après avoir fait une douzaine de pas dans un
  des corridors, il ouvrit un petit caveau entièrement privé de jour, et y
  entra le premier son flambeau à la main. Alors, à la lueur rougeâtre de ce
  flambeau, nous aperçûmes un des plus horribles spectacles qui se puissent
  voir; c'était un cadavre entièrement nu, attaché sur une espèce de grille
  de fer, ayant les pieds nus, les mains et les mâchoires liés, afin
  d'empêcher autant que possible les nerfs de ces différentes parties de se
  contracter; un ruisseau d'eau vive coulait au-dessous de lui, et opérait
  cette dessiccation, dont le terme est ordinairement de six mois: ces six
  mois écoulés, le défunt passe à l'état de momie, est rhabillé et remis à sa
  place, où il restera jusqu'au jour du jugement dernier. Il y a quatre de
  ces caveaux qui peuvent contenir chacun trois ou quatre cadavres; on les
  appelle les _pourrissoirs_...
  Les hôtes de cet ossuaire ont, comme les autres morts, leur jour de fête;
  alors on les habille avec leurs habits du dimanche, du linge blanc, des
  bouquets au côté, et l'on ouvre les portes des catacombes à leurs parents
  et à leurs amis. Quelques-uns cependant conservent leur robe de bure et
  leur air morne. Les parents, qui se doutent de ce qui les attriste, se
  hâtent de leur demander s'ils ont besoin de quelque chose, et si une messe
  ou deux peut leur être agréable. Les morts répondent par un signe de tête,
  ou par un signe de main, que c'est cela qu'ils désirent. Les parents paient
  un certain nombre de messes au couvent, et si ce nombre est suffisant, ils
  ont la satisfaction, l'année suivante, de voir les pauvres patients fleuris
  et endimanchés, en signe qu'ils sont sortis du purgatoire et jouissent de
  la béatitude éternelle.
  Tout cela n'est-il pas une bien étrange profanation des choses les plus
  saintes? Et notre tombe, à nous, ne rend-elle pas bien plus religieusement
  à la poussière ce corps fait de poussière, et qui doit redevenir poussière?
  J'avoue que je revis avec plaisir le jour, l'air, la lumière et les fleurs;
  il me semblait que je m'éveillais après un effroyable cauchemar, et,
  quoique je n'eusse touché à aucun des habitants de cette triste demeure,
  j'étais comme poursuivi par une odeur cadavéreuse dont je ne pouvais me
  débarrasser. En arrivant à la porte de la ville, notre cocher s'arrêta pour
  laisser passer une litière, précédée d'un homme tenant une sonnette
  et suivie de deux autres litières: c'était un homme qu'on portait aux
  Capucins. Cette manière de transporter les trépassés, assis, habillés et
  fardés, dans une chaise à porteurs, me parut digne du reste. Les deux
  litières qui suivaient la première étaient occupées, l'une par le curé,
  l'autre par son sacristain.
  Je fis un des plus mauvais dîners de ma vie, non pas que celui de l'hôtel
  fût mauvais, mais j'étais poursuivi par l'image du mort que je venais de
  voir sécher sur le gril. Quant à Arami, il mangea comme si de rien n'était.
  Après le dîner nous allâmes au théâtre; deux des principaux seigneurs de
  Sicile s'étaient faits entrepreneurs, et étaient parvenus à réunir une
  assez bonne troupe: on jouait _Norma_, ce chef-d'oeuvre de Bellini.
  J'avais déjà beaucoup entendu parler de l'habitude qu'ont les Siciliens de
  dialoguer par gestes, d'un bout à l'autre d'une place, ou du haut en bas
  d'une salle; cette science, dont la langue des sourds-muets n'est que l'_a,
  b, c_, remonte, s'il faut en croire les traditions, à Denys le Tyran: il
  avait prohibé sous des peines sévères les réunions et les conversations,
  il en résulta que ses sujets cherchèrent un moyen de communication qui
  remplaçât la parole. Dans les entr'actes, je voyais des conversations très
  animées s'établir entre l'orchestre et les loges; Arami surtout avait
  reconnu dans une avant-scène un de ses amis, qu'il n'avait pas vu depuis
  trois ans, et il lui faisait avec les yeux, et quelquefois avec les mains,
  des récits qui, à en juger par les gestes pressés de notre compagnon,
  devaient être du plus haut intérêt. Cette conversation terminée, je lui
  demandai si sans indiscrétion je pouvais connaître les événements qui
  avaient paru si fort l'émouvoir. «Oh! mon Dieu! oui, me répondit-il; celui
  avec qui je causais est de mes bons amis, absent de Palerme depuis trois
  ans, et il m'a raconté qu'il s'était marié à Naples; puis qu'il avait
  voyagé avec sa femme en Autriche et en France. Là, sa femme est accouchée
  d'une fille, que malheureusement il a perdue. Il est arrivé par le bateau à
  vapeur d'hier; mais, comme sa femme a beaucoup souffert du mal de mer, elle
  est restée au lit, et lui seul est venu au spectacle.
  --Mon cher, dis-je à Arami, si vous voulez bien que je vous croie, il
  faudra que vous me fassiez un plaisir.
  --Lequel?
  --C'est d'abord de ne pas me quitter de la soirée, pour que je sois sûr que
  vous n'irez pas faire la leçon à votre ami, et, quand nous le joindrons au
  foyer, de le prier de nous répéter tout haut ce qu'il vous a dit tout bas.
  --Volontiers, dit Arami.
  La toile se releva; on joua le second acte de _Norma_, puis, la toile
  baissée, les acteurs redemandés selon l'usage, nous allâmes au foyer, où
  nous rencontrâmes le voyageur.
  --Mon cher, lui dit Arami, je n'ai pas parfaitement compris ce que tu
  voulais me dire, fais-moi le plaisir de me le répéter.
  Le voyageur répéta son histoire mot pour mot, et sans changer une syllabe à
  la traduction qu'Arami m'avait faite de ses signes. C'était véritablement
  miraculeux.
  Je vis six semaines après un second exemple de cette faculté de muette
  communication; c'était à Naples. Je me promenais avec un jeune homme de
  Syracuse, nous passâmes devant une sentinelle; ce soldat et mon compagnon
  échangèrent deux ou trois grimaces, que dans tout autre temps je n'eusse
  pas même remarquées, mais auxquelles les exemples que j'avais vus me firent
  donner quelque attention.
  --Pauvre diable! murmura mon compagnon.
  --Que vous a-t-il donc dit? lui demandai-je.
  --Eh bien! j'ai cru le reconnaître pour Sicilien, et je me suis informé en
  passant de quelle ville il était; il m'a dit qu'il était de Syracuse et
  qu'il me connaissait parfaitement. Alors je lui ai demandé comment il se
  trouvait du service napolitain, et il m'a dit qu'il s'en trouvait si mal
  que, si ses chefs continuaient de le traiter comme ils le faisaient, il
  finirait certainement par déserter. Je lui ai fait signe alors que, si
  jamais il en était réduit à cette extrémité, il pouvait compter sur moi, et
  que je l'aiderais autant qu'il serait en mon pouvoir. Le pauvre diable m'a
  remercié de tout son coeur, je ne doute pas qu'un jour ou l'autre je ne le
  voie arriver.
  Trois jours après, j'étais chez mon Syracusain, lorsqu'on vint le prévenir
  qu'un homme qui n'avait pas voulu dire son nom le demandait; il sortit, et
  me laissa seul dix minutes à peu près.--Eh bien! fit-il en rentrant, quand
  je l'avais dit!
  --Quoi?
  --Que le pauvre diable déserterait.
  --Ah! ah! c'est votre soldat qui vient de vous faire demander?
  --Lui-même; il y a une heure, son sergent à levé la main sur lui, et le
  soldat a passé son sabre au travers du corps de son sergent. Or, comme il
  ne se soucie pas d'être fusillé, il est venu me demander deux ou trois
  ducats: après-demain il sera dans les montagnes de la Calabre, et dans
  quinze jours en Sicile.
  --Eh bien! mais une fois en Sicile que fera-t-il? demandai-je.
  --Heu! dit le Syracusain avec un geste impossible à rendre; il se fera
  bandit.
  J'espère que le compatriote de mon ami n'a pas fait mentir la prédiction
  susdite, et qu'il exerce à cette heure honorablement son état entre
  Girgenti et Palerme.
  
  
  GRECS ET NORMANDS
  
  Le lendemain, nous partîmes pour Ségeste, avec l'intention de nous arrêter
  au retour à Montreale.
  Il y a huit lieues, à peu près, de Palerme au tombeau de Cérès, et
  cependant on nous prévint de prendre pour faire cette petite course les
  précautions que nous avions déjà prises pour venir de Girgenti, les voleurs
  affectionnant singulièrement cette route, déserte pour la plupart du temps
  il est vrai, mais immanquablement parcourue par tous les étrangers qui
  arrivent à Palerme. Les voleurs sont donc sûrs, quand il leur tombe
  un voyageur sous la main, qu'il en vaut la peine, et, au défaut de la
  quantité, ils se retirent sur la qualité.
  Nous étions cinq hommes bien armés, et Milord, qui en valait bien un
  
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