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Le Speronare - 33
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firent plus attention à nous. Nous nous agenouillâmes à quelques pas d'eux,
en attendant que la messe fût dite.
La messe achevée, ils se levèrent, remercièrent le prêtre, sortirent de la
grotte, montèrent sur leurs ânes et disparurent. Ils étaient mariés.
Nous interrogeâmes le prêtre, qui nous dit qu'il ne se passait guère de
semaines sans qu'une cérémonie pareille s'accomplît.
En rentrant chez nous, nous trouvâmes pour le lendemain une invitation à
dîner de la part du vice-roi, le prince de Campo-Franco; nous lui avions
fait remettre la veille nos lettres de recommandation, et, avec cette
politesse parfaite qu'on ne rencontre guère que chez les grands seigneurs
italiens, il leur faisait honneur à l'instant même.
Le prince de Campo-Franco a quatre fils; c'est le second de ses fils, le
comte de Lucchesi Palli, qui a épousé madame la duchesse de Berry: il était
momentanément en Sicile pour y amener dans le caveau de sa famille le corps
de la petite fille née pendant la captivité de Blaye, et qui venait de
mourir.
Comme cette invitation à dîner était pour la maison de campagne du prince,
située, comme presque toutes les villas des riches Palermitains, à la
Bagherie, nous partîmes deux ou trois heures plus tôt qu'il n'était
nécessaire, afin d'avoir le temps de visiter le fameux palais du prince de
Palagonia, modèle du grotesque et miracle de folie.
La route que l'on prend pour se rendre à la Bagherie est la même que nous
avions déjà suivie pour venir à Palerme. A un quart de lieue de la ville,
on passe l'Orèthe, l'ancien Eleuthère de Ptolémée, et aujourd'hui le _fiume
del Amiraglio_. Ce filet d'eau, majestueusement décoré du nom de fleuve,
traversait autrefois la ville et se jetait dans le port; mais il a été
détourné de son ancien lit, sur l'emplacement duquel on a bâti la rue de
Tolède.
C'est aux environs de la Bagherie que Roger, comte de Sicile et de Calabre,
remporta sur les Sarrasins, vers 1072, la grande bataille qui lui livra
Palerme.
Notre voiture s'arrêta en face du palais du prince de Palagonia, que nous
reconnûmes aussitôt aux monstres sans nombre qui garnissent les murailles,
qui surmontent les portes, qui rampent dans le jardin; ce sont des bergers
avec des têtes d'âne, des jeunes filles avec des têtes de cheval, des chats
avec des figures de capucin, des enfants bicéphales, des hommes à quatre
jambes, des solipèdes à quatre bras, une ménagerie d'êtres impossibles,
auxquels le prince, à chaque grossesse de sa femme, priait Dieu de donner
une réalité, en permettant que la princesse accouchât de quelque animal
pareil à ceux qu'il avait soin de lui mettre sous les yeux pour amener cet
heureux événement. Malheureusement pour le prince, Dieu eut le bon esprit
de ne pas écouter sa prière, et la princesse accoucha tout bonnement
d'enfants pareils à tous les autres enfants, si ce n'est qu'ils se
trouvèrent ruinés un beau jour par la singulière folie de leur père.
Un autre caprice du prince était de se procurer toutes les cornes qu'il
pouvait trouver: bois de cerf, bois de daim, cornes de boeufs, cornes de
chèvre, défenses d'éléphant même, tout ce qui avait forme recourbée et
pointue était bienvenu au château, et acheté par le prince presque sans
marchander. Aussi, depuis l'antichambre jusqu'au boudoir, depuis la cave
jusqu'au grenier, le palais était hérissé de cornes: les cornes avaient
remplacé les patères, les portemanteaux, les pitons; les lustres pendaient
à des cornes, les rideaux s'accrochaient à des cornes; les buffets, les
ciels de lits, les bibliothèques, étaient surmontés de cornes. On aurait
donné vingt-cinq louis d'une corne, que dans tout Palerme on ne l'aurait
pas trouvée.
L'art n'a rien à faire dans une pareille débauche d'imagination: palais,
cours, jardin, tout cela est d'un goût détestable, et ressemble à une
maison bâtie par une colonie de fous. Jadin ne voulut pas même compromettre
son crayon jusqu'à en faire un croquis.
Pendant que nous visitions le palais Palagonia, nous fûmes joints par le
comte Alexandre, troisième fils du prince de Campo-Franco; il avait
appris notre arrivée, et venait au-devant de nous, afin que nous eussions
quelqu'un pour nous présenter à son père et à ses frères aînés que nous
n'avions point encore vus.
La ville du prince de Campo-Franco est sans contredit, pour la situation
surtout, une des plus délicieuses qui se puissent voir: les quatre fenêtres
de la salle à manger s'ouvrent sur quatre points de vue différents, un de
mer, un de montagne, un de plaine et un de forêt.
Le dîner fut magnifique, mais tout sicilien, c'est-à-dire qu'il y eut force
glaces et quantité de fruits, mais fort peu de poisson et de viande. Nous
dûmes paraître des ichtyophages et des carnivores de première force, car
nous fûmes, Jadin et moi, à peu près les seuls qui mangèrent sérieusement.
Après le dîner on nous servit le café sur une terrasse couverte de fleurs;
de cette terrasse on apercevait tout le golfe, une partie de Palerme,
le mont Pellegrino, et enfin au milieu de la mer, au large, comme un
brouillard flottant à l'horizon, l'île d'Alciuri. L'heure que nous passâmes
sur cette terrasse, et pendant laquelle nous vîmes le soleil se coucher et
le paysage traverser toutes les dégradations de lumière, depuis l'or vif
jusqu'au bleu sombre, est une de ces heures indescriptibles qu'on retrouve
dans sa mémoire en fermant les yeux, mais qu'on ne peut ni faire comprendre
avec la plume, ni peindre avec le crayon.
A neuf heures du soir, par une nuit délicieuse, nous quittâmes la Bagherie,
et nous revînmes à Palerme.
LE COUVENT DES CAPUCINS
La journée du lendemain était consacrée à des courses par la ville: un
jeune homme, Arami, camarade de collège du marquis de Gargallo, et pour
lequel ce dernier m'avait remis une lettre, devait nous accompagner, dîner
avec nous, et de là nous conduire au théâtre, où il y avait opéra.
Nous commençâmes par les églises, le Dôme avait droit à notre première
visite; nous l'avions déjà parcouru le jour de notre arrivée; mais,
préoccupés de la scène qui s'y passait, nous n'avions pu en examiner
les détails. Ces détails sont, au reste, peu importants et peu curieux,
l'intérieur de la cathédrale ayant été remis à neuf: nous en revînmes donc
bientôt aux sépulcres royaux qu'elle renferme.
Le premier est celui de Roger II, fils du grand comte Roger, et qui fut
lui-même comte de Sicile et de Calabre en 1101, duc de Pouille et prince
de Salerne en 1127, roi de Sicile en 1150; qui mourut enfin en 1154, après
avoir conquis Corinthe et Athènes.
Le second est celui de Constance à la fois impératrice et reine: reine de
Sicile par son père Roger; impératrice d'Allemagne par son mari, Henri VI,
roi de Sicile lui-même en 1194, et mort en 1197.
Le troisième est celui de Frédéric II, père de Manfred, et grand-père de
Conradin, qui succéda à Henri VI et mourut en 1250.
Enfin, les quatrième et cinquième sont ceux de Constance, fille de Manfred,
et de Pierre, roi d'Aragon.
En sortant du Dôme, nous traversâmes la place, et nous nous trouvâmes en
face du Palais-Royal.
Le Palais-Royal est bâti sur les fondements de l'ancien Al Cassar sarrasin.
Robert Guiscard et le grand comte Roger entourèrent de murailles la
forteresse arabe, et s'en contentèrent momentanément; Roger, son fils,
deuxième du nom, y éleva une église à saint Pierre et fit construire deux
tours, nommées, l'une, la Pisana et l'autre la Greca. La première de ces
deux tours renfermait les diamants et le trésor de la couronne; la seconde
servait de prison d'État. Guillaume 1er trouva la demeure incommode et
commença le Palazzo-Nuovo, qui fut achevé par son fils vers l'an 1170.
Nous venions voir principalement deux choses à Palazzo-Nuovo: les fameux
béliers syracusains, qui y ont été transportés, et la chapelle de
Saint-Pierre, qui, malgré ses sept cents ans d'existence, semble sortir de
la main des mosaïstes grecs.
Nous cherchions de tous côtés les béliers, lorsqu'on nous les montra
coquettement badigeonnés en bleu de ciel: nous demandâmes quel était
l'ingénieux artiste qui avait eu l'idée de les peindre de cette agréable
couleur; on nous répondit que c'était le marquis de Forcella. Nous
demandâmes où il demeurait, pour lui envoyer nos cartes.
Il n'en est point ainsi de l'église de Saint-Pierre; elle est restée à la
fois un miracle d'architecture et d'ornementation. Sans doute, le respect
qu'on a eu pour elle tient à la tradition, tradition respectée et transmise
par les Sarrasins eux-mêmes, et qui veut que saint Pierre, en se rendant de
Jérusalem à Rome, ait consacré lui-même une petite chapelle souterraine,
qui sert aujourd'hui de caveau mortuaire à l'église.
C'est dans cette chapelle que Marie-Amélie de Sicile épousa Louis-Philippe
d'Orléans. C'est encore dans cette chapelle que fut baptisé le premier-né
de leur fils, le duc d'Orléans actuel. En versant l'eau sainte sur le front
de l'enfant, l'archevêque dit tout haut:
--Peut-être qu'en ce moment je baptise un futur roi de France.
--Ainsi soit-il! répondit le marquis de Gargallo, qui tenait, au nom de la
ville de Palerme, l'enfant royal sur les fonts baptismaux.
Le roi Louis-Philippe n'a point oublié, sur le trône de France, la petite
chapelle de Saint-Pierre, et, lors de son voyage en Sicile, le prince de
Joinville lui fit don, au nom de son père, d'un magnifique ostensoir de
vermeil, incrusté de topazes.
De cette chapelle presque souterraine on nous fit monter sur
l'Observatoire; c'est du haut de cette terrasse que, grâce à l'instrument
de Ramsden, Piazzi découvrit pour la première fois, le 1er janvier 1801,
la planète de Cérès. Comme nous y allions dans un dessein beaucoup moins
ambitieux, nous nous contentâmes, à l'orient, de voir les îles Lipari,
pareilles à des taches noires et vaporeuses flottant à la surface de la
mer, et, à l'occident, le village de Montreale, surmonté de son gigantesque
monastère que nous devions visiter le lendemain.
Près du palais est la Porte Neuve, arc de triomphe élevé à Charles V, à
l'occasion de ses victoires en Afrique.
Pour en finir avec les monuments, nous ordonnâmes à notre cocher de nous
conduire aux deux châteaux sarrasins de Ziza et de Cuba: ces deux noms,
à ce que nous assura notre cocher, habitué à conduire les voyageurs aux
différentes curiosités de la ville, et par conséquent tout disposé à
trancher du cicerone, étaient ceux des fils du dernier émir; mais Arami,
auquel nous avions une confiance infiniment plus grande, nous dit qu'aucune
tradition importante ne se rapportait à ces deux monuments.
Le palais Ziza est le mieux conservé des deux; on y voit encore une grande
salle mauresque à plafond en ogive, décorée d'arabesques et de mosaïques.
Une fontaine qui jaillit dans deux bassins octogones continue de rafraîchir
cette salle, aujourd'hui solitaire et abandonnée. Dans les autres pièces,
l'ornementation arabe a disparu sous de mauvaises fresques. Quant au
château de Cuba, c'est aujourd'hui la caserne de Borgognoni.
Près des deux châteaux mauresques s'est élevé un monastère chrétien en
grande réputation, non seulement à Palerme, mais par toute la Sicile; c'est
le couvent des capucins. Ce qui lui a valu cette renommée, c'est surtout la
singulière propriété qu'ont ses caveaux de _momifier_ les cadavres, et de
les conserver ainsi exempts de corruption jusqu'à ce qu'ils tombent en
poussière.
Aussi, dès que nous arrivâmes au couvent, le père gardien, habitué aux
visites quotidiennes qu'il reçoit des étrangers, nous conduisit-il à ses
catacombes; nous descendîmes trente marches, et nous nous trouvâmes dans
un immense caveau souterrain, taillé en croix, éclairé par des ouvertues
pratiquées dans la voûte, et où nous attendait un spectacle dont rien ne
peut donner une idée.
Qu'on se figure douze ou quinze cents cadavres réduits à l'état de momies,
grimaçant à qui mieux mieux, les uns semblant rire, les autres paraissant
pleurer, ceux-ci ouvrant la bouche démesurément, pour tirer une langue
noire entre deux mâchoires édentées, ceux-là serrant les lèvres
convulsivement, allongés, rabougris, tordus, luxés, caricatures humaines,
cauchemars palpables, spectres mille fois plus hideux que les squelettes
pendus dans un cabinet d'anatomie, tous revêtus de robe de capucins, que
trouent leurs membres disloqués, et portant aux mains une étiquette sur
laquelle on lit leur nom, la date de leur naissance et celle de leur mort.
Parmi tous ces cadavres est celui d'un Français nommé Jean d'Esachard, mort
le 4 novembre 1831, âgé de cent deux ans.
Le cadavre le plus rapproché de la porte, et qui, de son vivant, s'appelait
Francesco Tollari, porte à la main un bâton. Nous demandâmes au gardien de
nous expliquer ce symbole; il nous répondit que, comme le susdit Francesco
Tollari était le plus près de la porte, on l'avait élevé à la dignité de
concierge, et qu'on lui avait mis un bâton à la main pour qu'il empêchât
les autres de sortir.
Cette explication nous mit fort à notre aise; elle nous indiquait le degré
de respect que les bons moines portaient eux-mêmes à leurs pensionnaires;
dans les autres pays, on rit de la mort; eux riaient des morts: c'était un
progrès.
En effet, il faut avouer que, dans cette collection de momies, celles qui
ne sont pas hideuses sont risibles. Il est difficile à nous autres gens du
nord, avec notre culte sombre et poétique pour les trépassés, de comprendre
qu'on se fasse un jeu de ces pauvres corps dont l'âme est partie, qu'on
les habille, qu'on les coiffe, qu'on les farde comme des mannequins; que,
lorsque quelque membre se déjette par trop, on casse ce membre, et on le
raccommode avec du fil de fer, sans craindre, avec ce sentiment éternel qui
réagit en nous contre le néant, que le cadavre n'éprouve une souffrance
physique, ou que l'âme qui plane au-dessus de lui ne s'indigne aux
transformations qu'on lui fait subir. J'essayai de faire part de toutes
ces sensations à notre compagnon; mais Arami était sicilien, habitué dès
l'enfance à regarder comme un honneur rendu à la mémoire ce que nous
regardons comme une profanation du tombeau.
Il ne comprit pas plus notre susceptibilité, que nous son insouciance.
Alors nous en prîmes notre parti; et comme la chose était curieuse au fond,
convaincus que ce qui ne blessait pas les vivants ne devait pas blesser les
morts, nous continuâmes notre visite.
Les momies sont disposées, tantôt sur deux et tantôt sur trois rangs de
hauteur, alignées côte à côte, sur des planches en saillie, de manière à
ce que celles du premier rang servent de cariatides à celles du second, et
celles du second au troisième. Sous les pieds des momies du premier rang
sont trois étages de coffres en bois, plus ou moins précieux, décorés plus
ou moins richement d'armoiries, de chiffres, de couronnes. Ils renferment
les morts pour lesquels les parents ont consenti à faire la dépense d'une
bière; ces bières ne se clouent pas comme les nôtres, pour l'éternité,
mais elles ont une porte, et cette porte a une serrure dont les parents
possèdent la clef. De temps en temps les héritiers viennent voir si ceux
dont ils mangent la fortune sont toujours là: ils voient leur oncle, leur
grand-père ou leur femme, qui leur fait la grimace, et cela les rassure.
Aussi feriez-vous le tour de la Sicile sans entendre raconter une seule
de ces poétiques histoires de fantômes qui font la terreur des longues
veillées septentrionales. Pour l'habitant du midi, l'homme mort est bien
mort; pas d'heure de minuit à laquelle il se lève, pas de chant du coq
auquel il se recouche: le moyen de croire aux revenants, quand on tient les
revenants sous clef, et qu'on a cette clef dans sa poche!
Parmi ces morts, il y a des comtes, des marquis, des princes, des maréchaux
de camp dans leurs cuirasses: le plus curieux de tous ceux qui composent
cette société aristocratique est sans contredit un roi de Tunis qui, poussé
à Palerme par un coup de vent, tomba malade au couvent des capucins et y
mourut; mais avant de mourir, touché par la grâce, il se convertit et reçut
le baptême. Cette conversion, comme on le pense bien, fit grand bruit,
l'empereur d'Autriche lui-même ayant consenti à être son parrain. Aussi
les capucins, afin de perpétuer l'honneur qui en rejaillissait sur leur
couvent, se sont-ils mis en frais pour le royal néophyte. Sa tête et
ses mains sont posées sur une espèce de tablette surmontée d'un dais en
calicot; la tête porte une couronne de papier, et la main gauche tient en
guise de sceptre un bâton de chaise doré; au-dessous de cette singulière
châsse on lit cette inscription, qui renferme toute l'histoire du roi de
Tunis:
_Naccui in Tunisi re, venuto a sorte in Palermo,
Abbraciai la santa fede
La fede e il viver bene salva mi in morte.
Don Filippo d'Austria, re di Tunizzi,
Mori a Palermo.--20 settembre 1622_.
[Note: «Je naquis roi à Tunis. Poussé par le sort à Palerme, j'embrassai
la sainte foi. La sainte foi et la bonne vie me sauvèrent à l'heure de la
mort.
«Don Philippe d'Autriche, roi de Tunis, mourut à Palerme le 20 septembre
1622.
Il y a peut-être bien une petite faute de langue à la troisième ligne;
mais, en sa qualité de roi de Tunis, don Philippe d'Autriche est excusable
de ne point parler le pur italien.]
Outre ces niches destinées au commun des martyrs, outre les caisses
réservées à l'aristocratie, il y a encore un des bras de cette immense
croix funéraire qui forme une espèce de caveau particulier: c'est celui des
dames de la haute aristocratie palermitaine.
C'est là peut-être que la mort est la plus hideuse: car c'est là qu'elle
est la plus parée; les cadavres, couchés sous des cloches de verre, y sont
habillés de leurs plus riches habits: les femmes, en parures de bal ou de
cour; les jeunes filles, avec leurs robes blanches et avec leurs couronnes
de vierges. On peut à peine supporter la vue de ces visages coiffés de
bonnets enrubannés, de ces bras desséchés sortant d'une manche de satin
bleu ou rose, pour allonger leurs doigts osseux dans des gants quatre fois
trop larges, de ces pieds chaussés de souliers de taffetas et dont on
aperçoit les nerfs et les os à travers des bas de soie à jour. L'un de
ces cadavres, horrible à voir, tenait à la main une palme, et avait cette
épitaphe écrite sur la plinthe de son lit mortuaire:
_Saper vuoi dichi ciacce, il senso vero: Antonia
Pedoche fior
Passaggiero visse anni XX e mon a XXV
Settembre 1834_.
Un autre cadavre non moins affreux à voir, enseveli avec une robe de crêpe,
une couronne de roses et un oreiller de dentelles, est celui de la signora
D. Maria Amaldi e Ventimiglia, marchesina di Spataro, morte le 7 août 1834,
à l'âge de vingt-neuf ans. Ce cadavre était tout jonché de fleurs fraîches;
le gardien des capucins, que nous interrogeâmes, nous dit que ces fleurs
étaient renouvelées tous les jours, par le baron P... qui l'avait aimée.
C'était un terrible amour que celui qui résistait depuis deux ans à une
pareille vue.
Nous étions dans ces catacombes depuis deux heures à peu près, et nous
pensions avoir tout vu, lorsque le gardien nous dit qu'il nous avait gardé
pour la fin quelque chose de plus curieux encore. Nous lui demandâmes avec
inquiétude ce que ce pouvait être, car nous croyions avoir atteint les
bornes du hideux, et nous apprîmes qu'après avoir vu les cadavres arrivés à
un état complet de dessiccation, il nous restait à voir ceux qui étaient en
train de sécher. Nous étions allés trop loin déjà pour reculer en si beau
chemin; nous lui dîmes de marcher devant nous, et que nous étions prêts à
le suivre.
Il alluma donc une torche; et, après avoir fait une douzaine de pas dans un
des corridors, il ouvrit un petit caveau entièrement privé de jour, et y
entra le premier son flambeau à la main. Alors, à la lueur rougeâtre de ce
flambeau, nous aperçûmes un des plus horribles spectacles qui se puissent
voir; c'était un cadavre entièrement nu, attaché sur une espèce de grille
de fer, ayant les pieds nus, les mains et les mâchoires liés, afin
d'empêcher autant que possible les nerfs de ces différentes parties de se
contracter; un ruisseau d'eau vive coulait au-dessous de lui, et opérait
cette dessiccation, dont le terme est ordinairement de six mois: ces six
mois écoulés, le défunt passe à l'état de momie, est rhabillé et remis à sa
place, où il restera jusqu'au jour du jugement dernier. Il y a quatre de
ces caveaux qui peuvent contenir chacun trois ou quatre cadavres; on les
appelle les _pourrissoirs_...
Les hôtes de cet ossuaire ont, comme les autres morts, leur jour de fête;
alors on les habille avec leurs habits du dimanche, du linge blanc, des
bouquets au côté, et l'on ouvre les portes des catacombes à leurs parents
et à leurs amis. Quelques-uns cependant conservent leur robe de bure et
leur air morne. Les parents, qui se doutent de ce qui les attriste, se
hâtent de leur demander s'ils ont besoin de quelque chose, et si une messe
ou deux peut leur être agréable. Les morts répondent par un signe de tête,
ou par un signe de main, que c'est cela qu'ils désirent. Les parents paient
un certain nombre de messes au couvent, et si ce nombre est suffisant, ils
ont la satisfaction, l'année suivante, de voir les pauvres patients fleuris
et endimanchés, en signe qu'ils sont sortis du purgatoire et jouissent de
la béatitude éternelle.
Tout cela n'est-il pas une bien étrange profanation des choses les plus
saintes? Et notre tombe, à nous, ne rend-elle pas bien plus religieusement
à la poussière ce corps fait de poussière, et qui doit redevenir poussière?
J'avoue que je revis avec plaisir le jour, l'air, la lumière et les fleurs;
il me semblait que je m'éveillais après un effroyable cauchemar, et,
quoique je n'eusse touché à aucun des habitants de cette triste demeure,
j'étais comme poursuivi par une odeur cadavéreuse dont je ne pouvais me
débarrasser. En arrivant à la porte de la ville, notre cocher s'arrêta pour
laisser passer une litière, précédée d'un homme tenant une sonnette
et suivie de deux autres litières: c'était un homme qu'on portait aux
Capucins. Cette manière de transporter les trépassés, assis, habillés et
fardés, dans une chaise à porteurs, me parut digne du reste. Les deux
litières qui suivaient la première étaient occupées, l'une par le curé,
l'autre par son sacristain.
Je fis un des plus mauvais dîners de ma vie, non pas que celui de l'hôtel
fût mauvais, mais j'étais poursuivi par l'image du mort que je venais de
voir sécher sur le gril. Quant à Arami, il mangea comme si de rien n'était.
Après le dîner nous allâmes au théâtre; deux des principaux seigneurs de
Sicile s'étaient faits entrepreneurs, et étaient parvenus à réunir une
assez bonne troupe: on jouait _Norma_, ce chef-d'oeuvre de Bellini.
J'avais déjà beaucoup entendu parler de l'habitude qu'ont les Siciliens de
dialoguer par gestes, d'un bout à l'autre d'une place, ou du haut en bas
d'une salle; cette science, dont la langue des sourds-muets n'est que l'_a,
b, c_, remonte, s'il faut en croire les traditions, à Denys le Tyran: il
avait prohibé sous des peines sévères les réunions et les conversations,
il en résulta que ses sujets cherchèrent un moyen de communication qui
remplaçât la parole. Dans les entr'actes, je voyais des conversations très
animées s'établir entre l'orchestre et les loges; Arami surtout avait
reconnu dans une avant-scène un de ses amis, qu'il n'avait pas vu depuis
trois ans, et il lui faisait avec les yeux, et quelquefois avec les mains,
des récits qui, à en juger par les gestes pressés de notre compagnon,
devaient être du plus haut intérêt. Cette conversation terminée, je lui
demandai si sans indiscrétion je pouvais connaître les événements qui
avaient paru si fort l'émouvoir. «Oh! mon Dieu! oui, me répondit-il; celui
avec qui je causais est de mes bons amis, absent de Palerme depuis trois
ans, et il m'a raconté qu'il s'était marié à Naples; puis qu'il avait
voyagé avec sa femme en Autriche et en France. Là, sa femme est accouchée
d'une fille, que malheureusement il a perdue. Il est arrivé par le bateau à
vapeur d'hier; mais, comme sa femme a beaucoup souffert du mal de mer, elle
est restée au lit, et lui seul est venu au spectacle.
--Mon cher, dis-je à Arami, si vous voulez bien que je vous croie, il
faudra que vous me fassiez un plaisir.
--Lequel?
--C'est d'abord de ne pas me quitter de la soirée, pour que je sois sûr que
vous n'irez pas faire la leçon à votre ami, et, quand nous le joindrons au
foyer, de le prier de nous répéter tout haut ce qu'il vous a dit tout bas.
--Volontiers, dit Arami.
La toile se releva; on joua le second acte de _Norma_, puis, la toile
baissée, les acteurs redemandés selon l'usage, nous allâmes au foyer, où
nous rencontrâmes le voyageur.
--Mon cher, lui dit Arami, je n'ai pas parfaitement compris ce que tu
voulais me dire, fais-moi le plaisir de me le répéter.
Le voyageur répéta son histoire mot pour mot, et sans changer une syllabe à
la traduction qu'Arami m'avait faite de ses signes. C'était véritablement
miraculeux.
Je vis six semaines après un second exemple de cette faculté de muette
communication; c'était à Naples. Je me promenais avec un jeune homme de
Syracuse, nous passâmes devant une sentinelle; ce soldat et mon compagnon
échangèrent deux ou trois grimaces, que dans tout autre temps je n'eusse
pas même remarquées, mais auxquelles les exemples que j'avais vus me firent
donner quelque attention.
--Pauvre diable! murmura mon compagnon.
--Que vous a-t-il donc dit? lui demandai-je.
--Eh bien! j'ai cru le reconnaître pour Sicilien, et je me suis informé en
passant de quelle ville il était; il m'a dit qu'il était de Syracuse et
qu'il me connaissait parfaitement. Alors je lui ai demandé comment il se
trouvait du service napolitain, et il m'a dit qu'il s'en trouvait si mal
que, si ses chefs continuaient de le traiter comme ils le faisaient, il
finirait certainement par déserter. Je lui ai fait signe alors que, si
jamais il en était réduit à cette extrémité, il pouvait compter sur moi, et
que je l'aiderais autant qu'il serait en mon pouvoir. Le pauvre diable m'a
remercié de tout son coeur, je ne doute pas qu'un jour ou l'autre je ne le
voie arriver.
Trois jours après, j'étais chez mon Syracusain, lorsqu'on vint le prévenir
qu'un homme qui n'avait pas voulu dire son nom le demandait; il sortit, et
me laissa seul dix minutes à peu près.--Eh bien! fit-il en rentrant, quand
je l'avais dit!
--Quoi?
--Que le pauvre diable déserterait.
--Ah! ah! c'est votre soldat qui vient de vous faire demander?
--Lui-même; il y a une heure, son sergent à levé la main sur lui, et le
soldat a passé son sabre au travers du corps de son sergent. Or, comme il
ne se soucie pas d'être fusillé, il est venu me demander deux ou trois
ducats: après-demain il sera dans les montagnes de la Calabre, et dans
quinze jours en Sicile.
--Eh bien! mais une fois en Sicile que fera-t-il? demandai-je.
--Heu! dit le Syracusain avec un geste impossible à rendre; il se fera
bandit.
J'espère que le compatriote de mon ami n'a pas fait mentir la prédiction
susdite, et qu'il exerce à cette heure honorablement son état entre
Girgenti et Palerme.
GRECS ET NORMANDS
Le lendemain, nous partîmes pour Ségeste, avec l'intention de nous arrêter
au retour à Montreale.
Il y a huit lieues, à peu près, de Palerme au tombeau de Cérès, et
cependant on nous prévint de prendre pour faire cette petite course les
précautions que nous avions déjà prises pour venir de Girgenti, les voleurs
affectionnant singulièrement cette route, déserte pour la plupart du temps
il est vrai, mais immanquablement parcourue par tous les étrangers qui
arrivent à Palerme. Les voleurs sont donc sûrs, quand il leur tombe
un voyageur sous la main, qu'il en vaut la peine, et, au défaut de la
quantité, ils se retirent sur la qualité.
Nous étions cinq hommes bien armés, et Milord, qui en valait bien un
en attendant que la messe fût dite.
La messe achevée, ils se levèrent, remercièrent le prêtre, sortirent de la
grotte, montèrent sur leurs ânes et disparurent. Ils étaient mariés.
Nous interrogeâmes le prêtre, qui nous dit qu'il ne se passait guère de
semaines sans qu'une cérémonie pareille s'accomplît.
En rentrant chez nous, nous trouvâmes pour le lendemain une invitation à
dîner de la part du vice-roi, le prince de Campo-Franco; nous lui avions
fait remettre la veille nos lettres de recommandation, et, avec cette
politesse parfaite qu'on ne rencontre guère que chez les grands seigneurs
italiens, il leur faisait honneur à l'instant même.
Le prince de Campo-Franco a quatre fils; c'est le second de ses fils, le
comte de Lucchesi Palli, qui a épousé madame la duchesse de Berry: il était
momentanément en Sicile pour y amener dans le caveau de sa famille le corps
de la petite fille née pendant la captivité de Blaye, et qui venait de
mourir.
Comme cette invitation à dîner était pour la maison de campagne du prince,
située, comme presque toutes les villas des riches Palermitains, à la
Bagherie, nous partîmes deux ou trois heures plus tôt qu'il n'était
nécessaire, afin d'avoir le temps de visiter le fameux palais du prince de
Palagonia, modèle du grotesque et miracle de folie.
La route que l'on prend pour se rendre à la Bagherie est la même que nous
avions déjà suivie pour venir à Palerme. A un quart de lieue de la ville,
on passe l'Orèthe, l'ancien Eleuthère de Ptolémée, et aujourd'hui le _fiume
del Amiraglio_. Ce filet d'eau, majestueusement décoré du nom de fleuve,
traversait autrefois la ville et se jetait dans le port; mais il a été
détourné de son ancien lit, sur l'emplacement duquel on a bâti la rue de
Tolède.
C'est aux environs de la Bagherie que Roger, comte de Sicile et de Calabre,
remporta sur les Sarrasins, vers 1072, la grande bataille qui lui livra
Palerme.
Notre voiture s'arrêta en face du palais du prince de Palagonia, que nous
reconnûmes aussitôt aux monstres sans nombre qui garnissent les murailles,
qui surmontent les portes, qui rampent dans le jardin; ce sont des bergers
avec des têtes d'âne, des jeunes filles avec des têtes de cheval, des chats
avec des figures de capucin, des enfants bicéphales, des hommes à quatre
jambes, des solipèdes à quatre bras, une ménagerie d'êtres impossibles,
auxquels le prince, à chaque grossesse de sa femme, priait Dieu de donner
une réalité, en permettant que la princesse accouchât de quelque animal
pareil à ceux qu'il avait soin de lui mettre sous les yeux pour amener cet
heureux événement. Malheureusement pour le prince, Dieu eut le bon esprit
de ne pas écouter sa prière, et la princesse accoucha tout bonnement
d'enfants pareils à tous les autres enfants, si ce n'est qu'ils se
trouvèrent ruinés un beau jour par la singulière folie de leur père.
Un autre caprice du prince était de se procurer toutes les cornes qu'il
pouvait trouver: bois de cerf, bois de daim, cornes de boeufs, cornes de
chèvre, défenses d'éléphant même, tout ce qui avait forme recourbée et
pointue était bienvenu au château, et acheté par le prince presque sans
marchander. Aussi, depuis l'antichambre jusqu'au boudoir, depuis la cave
jusqu'au grenier, le palais était hérissé de cornes: les cornes avaient
remplacé les patères, les portemanteaux, les pitons; les lustres pendaient
à des cornes, les rideaux s'accrochaient à des cornes; les buffets, les
ciels de lits, les bibliothèques, étaient surmontés de cornes. On aurait
donné vingt-cinq louis d'une corne, que dans tout Palerme on ne l'aurait
pas trouvée.
L'art n'a rien à faire dans une pareille débauche d'imagination: palais,
cours, jardin, tout cela est d'un goût détestable, et ressemble à une
maison bâtie par une colonie de fous. Jadin ne voulut pas même compromettre
son crayon jusqu'à en faire un croquis.
Pendant que nous visitions le palais Palagonia, nous fûmes joints par le
comte Alexandre, troisième fils du prince de Campo-Franco; il avait
appris notre arrivée, et venait au-devant de nous, afin que nous eussions
quelqu'un pour nous présenter à son père et à ses frères aînés que nous
n'avions point encore vus.
La ville du prince de Campo-Franco est sans contredit, pour la situation
surtout, une des plus délicieuses qui se puissent voir: les quatre fenêtres
de la salle à manger s'ouvrent sur quatre points de vue différents, un de
mer, un de montagne, un de plaine et un de forêt.
Le dîner fut magnifique, mais tout sicilien, c'est-à-dire qu'il y eut force
glaces et quantité de fruits, mais fort peu de poisson et de viande. Nous
dûmes paraître des ichtyophages et des carnivores de première force, car
nous fûmes, Jadin et moi, à peu près les seuls qui mangèrent sérieusement.
Après le dîner on nous servit le café sur une terrasse couverte de fleurs;
de cette terrasse on apercevait tout le golfe, une partie de Palerme,
le mont Pellegrino, et enfin au milieu de la mer, au large, comme un
brouillard flottant à l'horizon, l'île d'Alciuri. L'heure que nous passâmes
sur cette terrasse, et pendant laquelle nous vîmes le soleil se coucher et
le paysage traverser toutes les dégradations de lumière, depuis l'or vif
jusqu'au bleu sombre, est une de ces heures indescriptibles qu'on retrouve
dans sa mémoire en fermant les yeux, mais qu'on ne peut ni faire comprendre
avec la plume, ni peindre avec le crayon.
A neuf heures du soir, par une nuit délicieuse, nous quittâmes la Bagherie,
et nous revînmes à Palerme.
LE COUVENT DES CAPUCINS
La journée du lendemain était consacrée à des courses par la ville: un
jeune homme, Arami, camarade de collège du marquis de Gargallo, et pour
lequel ce dernier m'avait remis une lettre, devait nous accompagner, dîner
avec nous, et de là nous conduire au théâtre, où il y avait opéra.
Nous commençâmes par les églises, le Dôme avait droit à notre première
visite; nous l'avions déjà parcouru le jour de notre arrivée; mais,
préoccupés de la scène qui s'y passait, nous n'avions pu en examiner
les détails. Ces détails sont, au reste, peu importants et peu curieux,
l'intérieur de la cathédrale ayant été remis à neuf: nous en revînmes donc
bientôt aux sépulcres royaux qu'elle renferme.
Le premier est celui de Roger II, fils du grand comte Roger, et qui fut
lui-même comte de Sicile et de Calabre en 1101, duc de Pouille et prince
de Salerne en 1127, roi de Sicile en 1150; qui mourut enfin en 1154, après
avoir conquis Corinthe et Athènes.
Le second est celui de Constance à la fois impératrice et reine: reine de
Sicile par son père Roger; impératrice d'Allemagne par son mari, Henri VI,
roi de Sicile lui-même en 1194, et mort en 1197.
Le troisième est celui de Frédéric II, père de Manfred, et grand-père de
Conradin, qui succéda à Henri VI et mourut en 1250.
Enfin, les quatrième et cinquième sont ceux de Constance, fille de Manfred,
et de Pierre, roi d'Aragon.
En sortant du Dôme, nous traversâmes la place, et nous nous trouvâmes en
face du Palais-Royal.
Le Palais-Royal est bâti sur les fondements de l'ancien Al Cassar sarrasin.
Robert Guiscard et le grand comte Roger entourèrent de murailles la
forteresse arabe, et s'en contentèrent momentanément; Roger, son fils,
deuxième du nom, y éleva une église à saint Pierre et fit construire deux
tours, nommées, l'une, la Pisana et l'autre la Greca. La première de ces
deux tours renfermait les diamants et le trésor de la couronne; la seconde
servait de prison d'État. Guillaume 1er trouva la demeure incommode et
commença le Palazzo-Nuovo, qui fut achevé par son fils vers l'an 1170.
Nous venions voir principalement deux choses à Palazzo-Nuovo: les fameux
béliers syracusains, qui y ont été transportés, et la chapelle de
Saint-Pierre, qui, malgré ses sept cents ans d'existence, semble sortir de
la main des mosaïstes grecs.
Nous cherchions de tous côtés les béliers, lorsqu'on nous les montra
coquettement badigeonnés en bleu de ciel: nous demandâmes quel était
l'ingénieux artiste qui avait eu l'idée de les peindre de cette agréable
couleur; on nous répondit que c'était le marquis de Forcella. Nous
demandâmes où il demeurait, pour lui envoyer nos cartes.
Il n'en est point ainsi de l'église de Saint-Pierre; elle est restée à la
fois un miracle d'architecture et d'ornementation. Sans doute, le respect
qu'on a eu pour elle tient à la tradition, tradition respectée et transmise
par les Sarrasins eux-mêmes, et qui veut que saint Pierre, en se rendant de
Jérusalem à Rome, ait consacré lui-même une petite chapelle souterraine,
qui sert aujourd'hui de caveau mortuaire à l'église.
C'est dans cette chapelle que Marie-Amélie de Sicile épousa Louis-Philippe
d'Orléans. C'est encore dans cette chapelle que fut baptisé le premier-né
de leur fils, le duc d'Orléans actuel. En versant l'eau sainte sur le front
de l'enfant, l'archevêque dit tout haut:
--Peut-être qu'en ce moment je baptise un futur roi de France.
--Ainsi soit-il! répondit le marquis de Gargallo, qui tenait, au nom de la
ville de Palerme, l'enfant royal sur les fonts baptismaux.
Le roi Louis-Philippe n'a point oublié, sur le trône de France, la petite
chapelle de Saint-Pierre, et, lors de son voyage en Sicile, le prince de
Joinville lui fit don, au nom de son père, d'un magnifique ostensoir de
vermeil, incrusté de topazes.
De cette chapelle presque souterraine on nous fit monter sur
l'Observatoire; c'est du haut de cette terrasse que, grâce à l'instrument
de Ramsden, Piazzi découvrit pour la première fois, le 1er janvier 1801,
la planète de Cérès. Comme nous y allions dans un dessein beaucoup moins
ambitieux, nous nous contentâmes, à l'orient, de voir les îles Lipari,
pareilles à des taches noires et vaporeuses flottant à la surface de la
mer, et, à l'occident, le village de Montreale, surmonté de son gigantesque
monastère que nous devions visiter le lendemain.
Près du palais est la Porte Neuve, arc de triomphe élevé à Charles V, à
l'occasion de ses victoires en Afrique.
Pour en finir avec les monuments, nous ordonnâmes à notre cocher de nous
conduire aux deux châteaux sarrasins de Ziza et de Cuba: ces deux noms,
à ce que nous assura notre cocher, habitué à conduire les voyageurs aux
différentes curiosités de la ville, et par conséquent tout disposé à
trancher du cicerone, étaient ceux des fils du dernier émir; mais Arami,
auquel nous avions une confiance infiniment plus grande, nous dit qu'aucune
tradition importante ne se rapportait à ces deux monuments.
Le palais Ziza est le mieux conservé des deux; on y voit encore une grande
salle mauresque à plafond en ogive, décorée d'arabesques et de mosaïques.
Une fontaine qui jaillit dans deux bassins octogones continue de rafraîchir
cette salle, aujourd'hui solitaire et abandonnée. Dans les autres pièces,
l'ornementation arabe a disparu sous de mauvaises fresques. Quant au
château de Cuba, c'est aujourd'hui la caserne de Borgognoni.
Près des deux châteaux mauresques s'est élevé un monastère chrétien en
grande réputation, non seulement à Palerme, mais par toute la Sicile; c'est
le couvent des capucins. Ce qui lui a valu cette renommée, c'est surtout la
singulière propriété qu'ont ses caveaux de _momifier_ les cadavres, et de
les conserver ainsi exempts de corruption jusqu'à ce qu'ils tombent en
poussière.
Aussi, dès que nous arrivâmes au couvent, le père gardien, habitué aux
visites quotidiennes qu'il reçoit des étrangers, nous conduisit-il à ses
catacombes; nous descendîmes trente marches, et nous nous trouvâmes dans
un immense caveau souterrain, taillé en croix, éclairé par des ouvertues
pratiquées dans la voûte, et où nous attendait un spectacle dont rien ne
peut donner une idée.
Qu'on se figure douze ou quinze cents cadavres réduits à l'état de momies,
grimaçant à qui mieux mieux, les uns semblant rire, les autres paraissant
pleurer, ceux-ci ouvrant la bouche démesurément, pour tirer une langue
noire entre deux mâchoires édentées, ceux-là serrant les lèvres
convulsivement, allongés, rabougris, tordus, luxés, caricatures humaines,
cauchemars palpables, spectres mille fois plus hideux que les squelettes
pendus dans un cabinet d'anatomie, tous revêtus de robe de capucins, que
trouent leurs membres disloqués, et portant aux mains une étiquette sur
laquelle on lit leur nom, la date de leur naissance et celle de leur mort.
Parmi tous ces cadavres est celui d'un Français nommé Jean d'Esachard, mort
le 4 novembre 1831, âgé de cent deux ans.
Le cadavre le plus rapproché de la porte, et qui, de son vivant, s'appelait
Francesco Tollari, porte à la main un bâton. Nous demandâmes au gardien de
nous expliquer ce symbole; il nous répondit que, comme le susdit Francesco
Tollari était le plus près de la porte, on l'avait élevé à la dignité de
concierge, et qu'on lui avait mis un bâton à la main pour qu'il empêchât
les autres de sortir.
Cette explication nous mit fort à notre aise; elle nous indiquait le degré
de respect que les bons moines portaient eux-mêmes à leurs pensionnaires;
dans les autres pays, on rit de la mort; eux riaient des morts: c'était un
progrès.
En effet, il faut avouer que, dans cette collection de momies, celles qui
ne sont pas hideuses sont risibles. Il est difficile à nous autres gens du
nord, avec notre culte sombre et poétique pour les trépassés, de comprendre
qu'on se fasse un jeu de ces pauvres corps dont l'âme est partie, qu'on
les habille, qu'on les coiffe, qu'on les farde comme des mannequins; que,
lorsque quelque membre se déjette par trop, on casse ce membre, et on le
raccommode avec du fil de fer, sans craindre, avec ce sentiment éternel qui
réagit en nous contre le néant, que le cadavre n'éprouve une souffrance
physique, ou que l'âme qui plane au-dessus de lui ne s'indigne aux
transformations qu'on lui fait subir. J'essayai de faire part de toutes
ces sensations à notre compagnon; mais Arami était sicilien, habitué dès
l'enfance à regarder comme un honneur rendu à la mémoire ce que nous
regardons comme une profanation du tombeau.
Il ne comprit pas plus notre susceptibilité, que nous son insouciance.
Alors nous en prîmes notre parti; et comme la chose était curieuse au fond,
convaincus que ce qui ne blessait pas les vivants ne devait pas blesser les
morts, nous continuâmes notre visite.
Les momies sont disposées, tantôt sur deux et tantôt sur trois rangs de
hauteur, alignées côte à côte, sur des planches en saillie, de manière à
ce que celles du premier rang servent de cariatides à celles du second, et
celles du second au troisième. Sous les pieds des momies du premier rang
sont trois étages de coffres en bois, plus ou moins précieux, décorés plus
ou moins richement d'armoiries, de chiffres, de couronnes. Ils renferment
les morts pour lesquels les parents ont consenti à faire la dépense d'une
bière; ces bières ne se clouent pas comme les nôtres, pour l'éternité,
mais elles ont une porte, et cette porte a une serrure dont les parents
possèdent la clef. De temps en temps les héritiers viennent voir si ceux
dont ils mangent la fortune sont toujours là: ils voient leur oncle, leur
grand-père ou leur femme, qui leur fait la grimace, et cela les rassure.
Aussi feriez-vous le tour de la Sicile sans entendre raconter une seule
de ces poétiques histoires de fantômes qui font la terreur des longues
veillées septentrionales. Pour l'habitant du midi, l'homme mort est bien
mort; pas d'heure de minuit à laquelle il se lève, pas de chant du coq
auquel il se recouche: le moyen de croire aux revenants, quand on tient les
revenants sous clef, et qu'on a cette clef dans sa poche!
Parmi ces morts, il y a des comtes, des marquis, des princes, des maréchaux
de camp dans leurs cuirasses: le plus curieux de tous ceux qui composent
cette société aristocratique est sans contredit un roi de Tunis qui, poussé
à Palerme par un coup de vent, tomba malade au couvent des capucins et y
mourut; mais avant de mourir, touché par la grâce, il se convertit et reçut
le baptême. Cette conversion, comme on le pense bien, fit grand bruit,
l'empereur d'Autriche lui-même ayant consenti à être son parrain. Aussi
les capucins, afin de perpétuer l'honneur qui en rejaillissait sur leur
couvent, se sont-ils mis en frais pour le royal néophyte. Sa tête et
ses mains sont posées sur une espèce de tablette surmontée d'un dais en
calicot; la tête porte une couronne de papier, et la main gauche tient en
guise de sceptre un bâton de chaise doré; au-dessous de cette singulière
châsse on lit cette inscription, qui renferme toute l'histoire du roi de
Tunis:
_Naccui in Tunisi re, venuto a sorte in Palermo,
Abbraciai la santa fede
La fede e il viver bene salva mi in morte.
Don Filippo d'Austria, re di Tunizzi,
Mori a Palermo.--20 settembre 1622_.
[Note: «Je naquis roi à Tunis. Poussé par le sort à Palerme, j'embrassai
la sainte foi. La sainte foi et la bonne vie me sauvèrent à l'heure de la
mort.
«Don Philippe d'Autriche, roi de Tunis, mourut à Palerme le 20 septembre
1622.
Il y a peut-être bien une petite faute de langue à la troisième ligne;
mais, en sa qualité de roi de Tunis, don Philippe d'Autriche est excusable
de ne point parler le pur italien.]
Outre ces niches destinées au commun des martyrs, outre les caisses
réservées à l'aristocratie, il y a encore un des bras de cette immense
croix funéraire qui forme une espèce de caveau particulier: c'est celui des
dames de la haute aristocratie palermitaine.
C'est là peut-être que la mort est la plus hideuse: car c'est là qu'elle
est la plus parée; les cadavres, couchés sous des cloches de verre, y sont
habillés de leurs plus riches habits: les femmes, en parures de bal ou de
cour; les jeunes filles, avec leurs robes blanches et avec leurs couronnes
de vierges. On peut à peine supporter la vue de ces visages coiffés de
bonnets enrubannés, de ces bras desséchés sortant d'une manche de satin
bleu ou rose, pour allonger leurs doigts osseux dans des gants quatre fois
trop larges, de ces pieds chaussés de souliers de taffetas et dont on
aperçoit les nerfs et les os à travers des bas de soie à jour. L'un de
ces cadavres, horrible à voir, tenait à la main une palme, et avait cette
épitaphe écrite sur la plinthe de son lit mortuaire:
_Saper vuoi dichi ciacce, il senso vero: Antonia
Pedoche fior
Passaggiero visse anni XX e mon a XXV
Settembre 1834_.
Un autre cadavre non moins affreux à voir, enseveli avec une robe de crêpe,
une couronne de roses et un oreiller de dentelles, est celui de la signora
D. Maria Amaldi e Ventimiglia, marchesina di Spataro, morte le 7 août 1834,
à l'âge de vingt-neuf ans. Ce cadavre était tout jonché de fleurs fraîches;
le gardien des capucins, que nous interrogeâmes, nous dit que ces fleurs
étaient renouvelées tous les jours, par le baron P... qui l'avait aimée.
C'était un terrible amour que celui qui résistait depuis deux ans à une
pareille vue.
Nous étions dans ces catacombes depuis deux heures à peu près, et nous
pensions avoir tout vu, lorsque le gardien nous dit qu'il nous avait gardé
pour la fin quelque chose de plus curieux encore. Nous lui demandâmes avec
inquiétude ce que ce pouvait être, car nous croyions avoir atteint les
bornes du hideux, et nous apprîmes qu'après avoir vu les cadavres arrivés à
un état complet de dessiccation, il nous restait à voir ceux qui étaient en
train de sécher. Nous étions allés trop loin déjà pour reculer en si beau
chemin; nous lui dîmes de marcher devant nous, et que nous étions prêts à
le suivre.
Il alluma donc une torche; et, après avoir fait une douzaine de pas dans un
des corridors, il ouvrit un petit caveau entièrement privé de jour, et y
entra le premier son flambeau à la main. Alors, à la lueur rougeâtre de ce
flambeau, nous aperçûmes un des plus horribles spectacles qui se puissent
voir; c'était un cadavre entièrement nu, attaché sur une espèce de grille
de fer, ayant les pieds nus, les mains et les mâchoires liés, afin
d'empêcher autant que possible les nerfs de ces différentes parties de se
contracter; un ruisseau d'eau vive coulait au-dessous de lui, et opérait
cette dessiccation, dont le terme est ordinairement de six mois: ces six
mois écoulés, le défunt passe à l'état de momie, est rhabillé et remis à sa
place, où il restera jusqu'au jour du jugement dernier. Il y a quatre de
ces caveaux qui peuvent contenir chacun trois ou quatre cadavres; on les
appelle les _pourrissoirs_...
Les hôtes de cet ossuaire ont, comme les autres morts, leur jour de fête;
alors on les habille avec leurs habits du dimanche, du linge blanc, des
bouquets au côté, et l'on ouvre les portes des catacombes à leurs parents
et à leurs amis. Quelques-uns cependant conservent leur robe de bure et
leur air morne. Les parents, qui se doutent de ce qui les attriste, se
hâtent de leur demander s'ils ont besoin de quelque chose, et si une messe
ou deux peut leur être agréable. Les morts répondent par un signe de tête,
ou par un signe de main, que c'est cela qu'ils désirent. Les parents paient
un certain nombre de messes au couvent, et si ce nombre est suffisant, ils
ont la satisfaction, l'année suivante, de voir les pauvres patients fleuris
et endimanchés, en signe qu'ils sont sortis du purgatoire et jouissent de
la béatitude éternelle.
Tout cela n'est-il pas une bien étrange profanation des choses les plus
saintes? Et notre tombe, à nous, ne rend-elle pas bien plus religieusement
à la poussière ce corps fait de poussière, et qui doit redevenir poussière?
J'avoue que je revis avec plaisir le jour, l'air, la lumière et les fleurs;
il me semblait que je m'éveillais après un effroyable cauchemar, et,
quoique je n'eusse touché à aucun des habitants de cette triste demeure,
j'étais comme poursuivi par une odeur cadavéreuse dont je ne pouvais me
débarrasser. En arrivant à la porte de la ville, notre cocher s'arrêta pour
laisser passer une litière, précédée d'un homme tenant une sonnette
et suivie de deux autres litières: c'était un homme qu'on portait aux
Capucins. Cette manière de transporter les trépassés, assis, habillés et
fardés, dans une chaise à porteurs, me parut digne du reste. Les deux
litières qui suivaient la première étaient occupées, l'une par le curé,
l'autre par son sacristain.
Je fis un des plus mauvais dîners de ma vie, non pas que celui de l'hôtel
fût mauvais, mais j'étais poursuivi par l'image du mort que je venais de
voir sécher sur le gril. Quant à Arami, il mangea comme si de rien n'était.
Après le dîner nous allâmes au théâtre; deux des principaux seigneurs de
Sicile s'étaient faits entrepreneurs, et étaient parvenus à réunir une
assez bonne troupe: on jouait _Norma_, ce chef-d'oeuvre de Bellini.
J'avais déjà beaucoup entendu parler de l'habitude qu'ont les Siciliens de
dialoguer par gestes, d'un bout à l'autre d'une place, ou du haut en bas
d'une salle; cette science, dont la langue des sourds-muets n'est que l'_a,
b, c_, remonte, s'il faut en croire les traditions, à Denys le Tyran: il
avait prohibé sous des peines sévères les réunions et les conversations,
il en résulta que ses sujets cherchèrent un moyen de communication qui
remplaçât la parole. Dans les entr'actes, je voyais des conversations très
animées s'établir entre l'orchestre et les loges; Arami surtout avait
reconnu dans une avant-scène un de ses amis, qu'il n'avait pas vu depuis
trois ans, et il lui faisait avec les yeux, et quelquefois avec les mains,
des récits qui, à en juger par les gestes pressés de notre compagnon,
devaient être du plus haut intérêt. Cette conversation terminée, je lui
demandai si sans indiscrétion je pouvais connaître les événements qui
avaient paru si fort l'émouvoir. «Oh! mon Dieu! oui, me répondit-il; celui
avec qui je causais est de mes bons amis, absent de Palerme depuis trois
ans, et il m'a raconté qu'il s'était marié à Naples; puis qu'il avait
voyagé avec sa femme en Autriche et en France. Là, sa femme est accouchée
d'une fille, que malheureusement il a perdue. Il est arrivé par le bateau à
vapeur d'hier; mais, comme sa femme a beaucoup souffert du mal de mer, elle
est restée au lit, et lui seul est venu au spectacle.
--Mon cher, dis-je à Arami, si vous voulez bien que je vous croie, il
faudra que vous me fassiez un plaisir.
--Lequel?
--C'est d'abord de ne pas me quitter de la soirée, pour que je sois sûr que
vous n'irez pas faire la leçon à votre ami, et, quand nous le joindrons au
foyer, de le prier de nous répéter tout haut ce qu'il vous a dit tout bas.
--Volontiers, dit Arami.
La toile se releva; on joua le second acte de _Norma_, puis, la toile
baissée, les acteurs redemandés selon l'usage, nous allâmes au foyer, où
nous rencontrâmes le voyageur.
--Mon cher, lui dit Arami, je n'ai pas parfaitement compris ce que tu
voulais me dire, fais-moi le plaisir de me le répéter.
Le voyageur répéta son histoire mot pour mot, et sans changer une syllabe à
la traduction qu'Arami m'avait faite de ses signes. C'était véritablement
miraculeux.
Je vis six semaines après un second exemple de cette faculté de muette
communication; c'était à Naples. Je me promenais avec un jeune homme de
Syracuse, nous passâmes devant une sentinelle; ce soldat et mon compagnon
échangèrent deux ou trois grimaces, que dans tout autre temps je n'eusse
pas même remarquées, mais auxquelles les exemples que j'avais vus me firent
donner quelque attention.
--Pauvre diable! murmura mon compagnon.
--Que vous a-t-il donc dit? lui demandai-je.
--Eh bien! j'ai cru le reconnaître pour Sicilien, et je me suis informé en
passant de quelle ville il était; il m'a dit qu'il était de Syracuse et
qu'il me connaissait parfaitement. Alors je lui ai demandé comment il se
trouvait du service napolitain, et il m'a dit qu'il s'en trouvait si mal
que, si ses chefs continuaient de le traiter comme ils le faisaient, il
finirait certainement par déserter. Je lui ai fait signe alors que, si
jamais il en était réduit à cette extrémité, il pouvait compter sur moi, et
que je l'aiderais autant qu'il serait en mon pouvoir. Le pauvre diable m'a
remercié de tout son coeur, je ne doute pas qu'un jour ou l'autre je ne le
voie arriver.
Trois jours après, j'étais chez mon Syracusain, lorsqu'on vint le prévenir
qu'un homme qui n'avait pas voulu dire son nom le demandait; il sortit, et
me laissa seul dix minutes à peu près.--Eh bien! fit-il en rentrant, quand
je l'avais dit!
--Quoi?
--Que le pauvre diable déserterait.
--Ah! ah! c'est votre soldat qui vient de vous faire demander?
--Lui-même; il y a une heure, son sergent à levé la main sur lui, et le
soldat a passé son sabre au travers du corps de son sergent. Or, comme il
ne se soucie pas d'être fusillé, il est venu me demander deux ou trois
ducats: après-demain il sera dans les montagnes de la Calabre, et dans
quinze jours en Sicile.
--Eh bien! mais une fois en Sicile que fera-t-il? demandai-je.
--Heu! dit le Syracusain avec un geste impossible à rendre; il se fera
bandit.
J'espère que le compatriote de mon ami n'a pas fait mentir la prédiction
susdite, et qu'il exerce à cette heure honorablement son état entre
Girgenti et Palerme.
GRECS ET NORMANDS
Le lendemain, nous partîmes pour Ségeste, avec l'intention de nous arrêter
au retour à Montreale.
Il y a huit lieues, à peu près, de Palerme au tombeau de Cérès, et
cependant on nous prévint de prendre pour faire cette petite course les
précautions que nous avions déjà prises pour venir de Girgenti, les voleurs
affectionnant singulièrement cette route, déserte pour la plupart du temps
il est vrai, mais immanquablement parcourue par tous les étrangers qui
arrivent à Palerme. Les voleurs sont donc sûrs, quand il leur tombe
un voyageur sous la main, qu'il en vaut la peine, et, au défaut de la
quantité, ils se retirent sur la qualité.
Nous étions cinq hommes bien armés, et Milord, qui en valait bien un
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