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Le Speronare - 31

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  difficile: Gabriello loua une petite chambre au premier, dans la maison
  située en face de celle qu'habitait Gelsomina, et le soir même il se mit en
  sentinelle derrière la jalousie.
  A mesure que l'heure s'avançait, là rue devint de plus en plus déserte.
  A minuit, elle était complètement solitaire; à minuit et demi, un grand
  garçon passa et repassa plusieurs fois; enfin, voyant que tout était
  tranquille, il s'arrêta, tira une petite mandoline de dessous son manteau,
  et se mit à chanter la chanson de Méli:
   Occhiuzzi neri,
  A la fin du couplet, la jalousie du premier se souleva doucement, et
  Gabriello en vit sortir la jolie tête de Gelsomina avec sa couronne de
  jasmins et de daphnés. Le jeune homme monta aussitôt sur une borne, et lui
  prit la main qu'il baisa; mais tout se borna là. Après deux heures des
  protestations de l'amour le plus chaste et le plus pur, la jalousie
  retomba. Le jeune homme resta encore un instant à prier; mais la petite
  main repassa seule à travers les planchettes, puis, après avoir été baisée
  et rebaisée vingt fois, elle se retira à son tour. Ce fut vainement alors
  que Gaëtano pria et implora; Gabriello entendit le bruit de la fenêtre qui
  se refermait. Le jeune homme, au lieu d'être reconnaissant de ce qu'on
  avait fait pour lui, sauta à terre avec un mouvement de dépit. Gabriello
  pensa qu'il allait se retirer; il descendit vivement. En effet, au moment
  où il ouvrait la porte, le jeune homme tournait le coin de la rue.
  Gabriello marcha derrière lui.
  Il prit la rue de Tolède, qu'il suivit jusqu'à la place de la Marine, puis
  il longea le quai et entra dans une petite maison située au bord de la mer.
  Gabriello fit, pour la reconnaître, une croix sur la maison avec de la
  craie rouge, et il rentra tranquillement chez lui.
  Le lendemain, il connaissait Gaëtano comme il connaissait Gelsomina.
  C'était un beau garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, pêcheur de
  son état, d'un caractère froid et retiré en lui-même, et si préoccupé
  d'assortir sa toilette à sa figure, que ses camarades ne l'appelaient que
  le glorieux.
  De ce moment, le plan de Gabriello fut arrêté.
  Il alla trouver la plus adroite et la plus jolie fille qu'il put rencontrer
  à Palerme: c'était une Catanaise qu'un marquis syracusain avait séduite,
  puis abandonnée après avoir vécu près d'un an avec elle. Pendant cette
  année elle avait pris certaines façons de grande dame; c'était tout ce
  qu'il fallait à Gabriello.
  Il prit un appartement petit, mais élégant, dans un des plus beaux
  quartiers de la ville. Il loua pour un mois les plus jolis meubles
  qu'il put trouver; il alla chercher sa Catanaise, la conduisit dans
  l'appartement, lui donna pour femme de chambre une fille qui était sa
  maîtresse; puis, une fois installée, il lui fit sa leçon. Tout cela lui
  prit huit jours.
  Le neuvième était un dimanche; ce dimanche amenait la fête d'un village
  voisin de Palerme nommé Belmonte; Gelsomina vint à cette fête avec trois ou
  quatre de ses jeunes amies. Gaëtano n'était point encore arrivé, mais,
  en cherchant de tous côtés celui pour qui elle était venue, les yeux de
  Gelsomina s'arrêtèrent sur une petite barque tout enrubannée et à la poupe
  de laquelle flottait un pavillon de soie; c'était la barque de Gaëtano qui
  traversait le golfe et qui venait de Castellamare à la Bagherie. Arrivé
  à la côte, Gaëtano amarra sa barque et sauta sur le rivage: il avait un
  simple habit de pêcheur, mais son bonnet phrygien était du pourpre le plus
  vif; sa veste de velours était brodée comme un cafetan arabe; sa ceinture
  aux mille couleurs était de la plus belle soie de Tunis; enfin, son
  pantalon plissé était de la plus fine toile de Catane. Toutes les jeunes
  filles, en apercevant le beau pêcheur, poussèrent un cri d'admiration;
  Gelsomina seule resta muette, mais elle rougit d'orgueil et de plaisir.
  Gaëtano fut tout à Gelsomina; et cependant, quoiqu'il parût fier d'elle
  comme elle était fière de lui, les regards du beau jeune homme ne
  laissaient pas de s'égarer de la modeste jeune fille aux nobles dames qui
  étaient venues, des villas voisines, voir cette fête populaire à laquelle
  elles dédaignaient de prendre part. Plusieurs d'entre elles remarquèrent
  même Gaëtano, et se le montrèrent du doigt avec cette naïveté des femmes
  italiennes, qui s'arrêtent devant un beau garçon, et qu'elles regardent
  comme elles regarderaient un beau chien ou un beau cheval. Gaëtano répondit
  à leurs regards par un regard de dédain; mais, dans ce regard de Gaëtano,
  il y avait pour le moins autant d'envie que d'orgueil, et l'on comprenait
  facilement qu'il donnerait bien des choses pour être l'amant d'une de ces
  fières beautés qu'en apparence il semblait haïr.
  Gelsomina ne voyait qu'une chose: c'est que son Gaëtano était le roi de la
  fête, c'est qu'on l'enviait d'être aimée par le beau pêcheur; et, jugeant
  le coeur de son amant par le sien, elle était heureuse.
  Gaëtano proposa à Gelsomina et à ses amies de les ramener dans sa barque.
  Les jeunes filles acceptèrent, et tandis qu'un jeune frère de Gaëtano,
  enfant de douze ans, tenait le gouvernail, le beau pêcheur s'assit à la
  proue, prit sa mandoline et, au milieu de cette belle nuit, sous ce ciel
  magnifique, sur cette mer d'azur, il se mit à chanter les plus douces
  chansons de Méli, l'Anacréon sicilien.
  On aborda ainsi près de la cabane de Gaëtano; puis il amarra sa barque. Les
  jeunes filles descendirent. Le beau pêcheur conduisit Gelsomina et deux de
  ses compagnes qui demeuraient dans le même quartier qu'elle jusqu'au coin
  de la rue qu'elle habitait; puis, arrivé là, il les quitta, et Gelsomina
  rentra avec une de ses amies qui, un instant après, sortit, accompagnée à
  son tour de la vieille Assunta, la nourrice de Gelsomina.
  Gabriello s'était remis a son poste à la même heure que la veille; il vit
  Gaëtano passer, repasser, s'arrêter et faire le signal. Comme la veille,
  les deux amants causèrent jusqu'à deux heures du matin; mais, comme la
  veille encore, leur entretien demeura chaste et pur, et leurs caresses se
  bornèrent à quelques baisers déposés sur la main de Gelsomina.
  Gaëtano ne douta plus qu'ils ne se vissent ainsi chaque nuit; mais il ne
  douta pas non plus que, malgré ces entretiens, Gelsomina ne fût digne en
  tout point de représenter la déesse de la Sagesse sur le char de sainte
  Rosalie.
  Le lendemain, comme Gaëtano venait à son rendez-vous habituel, une femme,
  couverte d'un long voile noir, l'accosta et lui glissa un petit billet dans
  la main. Gaëtano voulut l'interroger, mais la femme voilée appuya par-dessus
  son voile son doigt sur sa bouche en signe de silence, et Gaëtano étonné la
  laissa se retirer sans faire un seul mouvement pour la retenir.
  Gaëtano resta un instant immobile à la place où il était, reportant ses
  yeux du billet à la femme voilée et de la femme voilée au billet; puis,
  s'approchant vivement d'une madone devant laquelle brûlait une lampe,
  il lut ou plutôt il dévora les quelques lignes que le papier contenait.
  C'était une déclaration d'amour, qui n'avait pour signature que ces mots,
  dont l'effet, au reste, fut magique sur Gaëtano: _Une des plus grandes
  dames de la Sicile_.
  On lui disait en outre que, s'il était disposé à répondre à cet amour, il
  retrouverait le lendemain, à la même heure et à la même place, la même
  femme voilée, qui le conduirait près de l'inconnue que la violence de sa
  passion forçait à faire près de lui cette étrange démarche.
  A cette lecture, le visage de Gaëtano s'éclaira d'une orgueilleuse joie. Il
  releva le front, secoua la tête, et respira comme un homme qui arrive
  tout à coup, et au moment où il s'en doutait le moins, à un but longtemps
  poursuivi; puis, quoiqu'il fût minuit passé, il resta encore un instant
  pensif, debout et les bras croisés, devant la madone, relut une seconde
  fois le billet, le glissa dans la poche de côté de sa veste, et prit la rue
  qui conduisait à la maison de Gelsomina.
  Quoique aucun signal n'eût été fait, la pauvre enfant était à sa fenêtre;
  c'était la première fois, depuis que Gaëtano lui avait dit qu'il l'aimait,
  que Gaëtano se faisait attendre.
  Enfin il parut, non point tendre et empressé comme d'habitude, mais
  contraint, gêné, inquiet. Dix fois Gelsomina, s'apercevant de sa
  préoccupation, lui demanda quelle pensée le tourmentait. Gaëtano dit qu'il
  était indisposé, souffrant, et que, si le lendemain il ne se sentait pas
  mieux, il était possible qu'il ne vînt même pas.
  En face de cette crainte, Gelsomina oublia toute autre chose; il fallait en
  effet que Gaëtano fût bien malade pour n'avoir point la force de venir voir
  sa Gelsomina, que depuis un an il venait voir, en lui disant lui-même que
  peut-être l'habitude qu'il avait d'une inaltérable santé faisait qu'il
  exagérait les douleurs qu'il éprouvait, et qu'en tout cas il ferait tout au
  monde pour venir à l'heure ordinaire.
  Les jeunes gens se séparèrent; pour la première fois, Gelsomina referma sa
  fenêtre avec un serrement de coeur inconnu pour elle jusque-là. Gaëtano, au
  contraire, à mesure qu'il s'éloignait de Gelsomina, se sentait soulagé et
  respirait plus librement. Mal accoutumé encore à feindre, sa dissimulation
  l'étouffait.
  Le lendemain, à la même heure et à la même place, Gaëtano rencontra la
  jeune femme; en l'apercevant, tout son sang reflua vers son coeur, et il
  crut qu'il allait étouffer. La femme s'approcha de lui.
  --Eh bien! lui dit-elle, es-tu décidé?
  --Ta maîtresse est-elle jeune? demanda Gaetano.
  --Vingt-deux ans.
  --Ta maîtresse est-elle belle?
  --Comme un ange.
  Il y eut un moment de silence pendant lequel le bon et le mauvais génie de
  Gaetano se livrèrent en lui un combat terrible; enfin, le mauvais génie
  remporta.
  --Je te suis, dit Gaetano.
  Aussitôt, la femme voilée marcha la première, et Gaetano la suivit.
  Le guide de Gaetano prit la rue Magueda, qu'il parcourut aux trois quarts
  de sa longueur; puis il s'arrêta devant un délicieux palazzino, tira une
  clef de sa poche, ouvrit une porte donnant sur un escalier, dont on avait
  éteint avec soin toutes les lumières, dit à Gaetano de le suivre en
  tenant le bout de son voile, monta avec lui une vingtaine de marches,
  l'introduisit dans une antichambre; faiblement éclairée, traversa un riche
  salon; puis, ouvrant une porte qui laissa arriver jusqu'au beau pêcheur cet
  air tiède et parfumé qui s'échappe du boudoir d'une jolie femme:
  --Madame, dit-elle, c'est lui.
  --O mon Dieu! Teresita, répondit une douce voix avec un accent plein de
  crainte, je n'oserai jamais le voir.
  --Et pourquoi cela, madame? dit Teresita entrant et laissant la porte
  ouverte pour que Gaetano pût voir sa maîtresse à demi couchée sur une
  chaise longue, et dans le plus délicieux déshabillé qui se pût voir;
  pourquoi cela?
  --Il n'aurait qu'à ne pas m'aimer!
  --Ne pas vous aimer, madame! s'écria Gaetano en se précipitant dans la
  chambre; ne pas vous aimer! Le croyez-vous vous même, et n'est-ce pas
  impossible quand on vous a vue? Oh! ne craignez rien, ne craignez rien,
  madame! Je suis tout a vous.
  Et Gaetano tomba aux pieds de la jeune femme, qui cacha sa tête dans ses
  mains comme par un dernier mouvement de pudeur.
  Teresita sortit et les laissa ensemble.
  Gelsomina attendit jusqu'à quatre heures du matin, mais inutilement,
  Gaetano ne vint pas.
  La journée du lendemain fut une triste journée pour la pauvre enfant;
  c'était sa première douleur d'amour. Il lui sembla que le soleil ne
  se coucherait jamais; enfin, le soir arriva, la nuit vint, les heures
  passèrent, lourdes et éternelles, mais elles passèrent. Minuit sonna.
  La pauvre enfant n'osait ouvrir sa fenêtre; enfin, le signal se fit
  entendre, elle s'élança contre sa jalousie, et y passa à la fois les deux
  mains pour chercher celles de Gaëtano. Gaëtano était à son poste, mais
  froid et contraint. Il sentit lui-même qu'il se trahissait, il voulut
  lui reparler ce même langage d'amour auquel il l'avait habituée, mais il
  manquait à sa voix cet accent de conviction qui subjugue, il manquait à
  ses paroles cette chaleur de l'âme qui entraîne; Gelsomina sentit
  instinctivement que quelque grand malheur la menaçait, et ne répondit qu'en
  pleurant. A la vue de ces larmes qui roulaient du visage de Gelsomina sur
  le sien, Gaëtano retrouva un instant son ancien amour. Gelsomina trompée
  s'y laissa reprendre. Ce fut elle alors qui demanda pardon à Gaëtano, qui
  s'accusa d'être inquiète, exigeante, jalouse. Gaëtano tressaillit à ce
  dernier mot prononcé pour la première fois entre eux; car il sentait qu'il
  ne pourrait longtemps tromper Gelsomina, habituée qu'elle était à le voir
  chaque nuit.
  Alors il lui chercha une querelle.
  --Vous vous plaignez de moi, lui dit-il, Gelsomina, quand ce serait à moi à
  me plaindre de vous.
  --A vous... à vous plaindre de moi! s'écria la jeune fille; mais que vous
  ai-je donc fait?
  --Vous ne m'aimez pas.
  --Je ne vous aime pas! Vous dites que je ne vous aime pas, moi! Il dit que
  je ne l'aime pas, mon Dieu!
  Et la jeune fille leva ses yeux tout humides de pleurs vers le ciel, comme
  pour le prendre à témoin que, si jamais accusation avait été injuste,
  c'était celle-là.
  --Du moins, reprit Gaëtano, embarrassé de soutenir lui-même une assertion
  dont, au fond de son coeur, il reconnaissait la fausseté; du moins, vous ne
  m'aimez pas comme je voudrais que vous m'aimassiez.
  --Et comment pourrais-je vous aimer plus que je ne le fais? demanda la
  jeune fille.
  --Est-ce aimer véritablement, dit Gaëtano, que de refuser quelque chose à
  l'homme qu'on aime?
  --Que vous ai-je jamais refusé? demanda naïvement Gelsomina.
  --Tout, dit Gaëtano; c'est tout refuser que de n'accorder qu'à demi.
  Gelsomina rougit, car elle comprit ce que lui demandait son amant.
  Puis, après un moment de silence réfléchi de la part de la jeune fille,
  impatient de la part du jeune homme:
  --Écoutez, Gaëtano, lui dit-elle. Vous savez ce qui a été convenu entre mon
  père et vous. Il me donne mille ducats en mariage, et il a exigé de vous
  que vous apportassiez une pareille somme; vous lui avez dit que deux ans
  vous suffiraient pour l'amasser, et vous avez accepté la condition qu'il
  vous a faite d'attendre deux ans. Moi, de mon côté, vous le voyez, Gaëtano,
  j'ai fait ce que j'ai pu pour vous rendre l'attente moins longue. Voilà un
  an que nous nous aimons, et, pour moi du moins, cette année a passé comme
  un jour. Eh bien! si vous craignez la lenteur de l'année qui nous reste à
  attendre, si, comme vous le dites, vous croyez, lorsqu'une jeune fille a
  donné son coeur, qu'il lui reste encore quelque chose à accorder, eh bien!
  prévenez le prêtre de Sainte-Rosalie, venez me prendre demain à dix heures
  du soir, au lieu de minuit; munissez-vous d'une échelle pour que je puisse
  descendre de cette fenêtre, et alors je me rends à l'église de la sainte,
  le prêtre nous unit secrètement [Note: En Sicile, et même dans tout le
  reste de l'Italie, où il n'y a pas d'actes de l'état civil, les mariages
  faits ainsi, même sans le consentement des parents, sont parfaitement
  valides.], et alors... la femme n'aura plus rien à refuser à son mari.
  Gaëtano avait écouté cette proposition en silence et en pâlissant; enfin,
  voyant que Gelsomina attendait avec anxiété sa réponse:
  --Demain! dit-il, demain! Je ne puis pas demain, c'est impossible.
  --Impossible! Et pourquoi?
  --J'ai fait marché avec deux Anglais pour les conduire aux Iles: c'est cela
  qui me rendait triste. Je suis forcé de te quitter pour sept ou huit jours,
  Gelsomina.
  --Toi, me quitter pour sept ou huit jours! s'écria Gelsomina en lui
  saisissant la main comme pour le retenir.
  --Ils m'ont offert quarante ducats pour cette course, et j'avais une telle
  hâte de compléter la somme qu'exigé ton père, que j'ai accepté.
  --Ce que tu me dis là est-il bien vrai? demanda la jeune fille, doutant
  pour la première fois des paroles de son amant,
  --Je te le jure, Gelsomina; et, à mon retour, eh bien! nous verrons à faire
  ce que tu me demandes.
  --Ce que je te demande! s'écria la jeune fille étonnée; grand Dieu! Mais
  est-ce moi qui te prie? Est-ce moi qui te presse? Tu dis que je demande,
  quand je croyais accorder... Mais nous ne nous comprenons plus, Gaëtano?
  --Si fait, Gelsomina; seulement tu te défies de ma parole, et tu ne veux
  rien accorder qu'à ton mari. Eh bien! soit, à mon retour, je ferai ce que
  tu exiges.
  --Ce que j'exige! Oh, mon Dieu, mon Dieu! s'écria Gelsomina; que s'est-il
  donc passé entre nos deux coeurs?
  Puis, comme deux heures sonnaient, elle tendit sa main à Gaëtano, espérant
  qu'il la retiendrait encore. Mais Gaëtano, coupable envers Gelsomina, se
  trouvait mal à l'aise en face d'elle; et, baisant la main de la jeune
  fille, il sauta à terre en lui disant:
  --A huit jours, Gelsomina.
  --A huit jours, murmura la jeune fille en laissant retomber la jalousie
  avec un profond soupir, et en regardant Gaëtano s'éloigner.
  Deux fois Gaëtano, sans doute repentant au fond du coeur, s'arrêta pour
  revenir dire un adieu plus tendre à Gelsomina; deux fois la jeune fille,
  dans cette espérance, porta vivement la main à la jalousie, toute prête
  qu'elle était pour le pardon. Mais, cette fois comme la première, le
  mauvais génie de Gaëtano l'emporta et, continuant de s'éloigner de
  Gelsomina, il disparut enfin à l'angle de la rue.
  La jeune fille resta debout derrière la jalousie, jusqu'à ce qu'elle vit
  paraître le jour; alors seulement elle se jeta tout habillée sur son lit.
  Vers les trois heures de l'après-midi, au moment où le vieux Mario venait
  de sortir, le juif qui était déjà venu offrir des diamants à Gelsomina
  entra avec un autre écrin. La jeune fille était assise, les mains sur
  ses genoux, la tête inclinée sur la poitrine, en proie à une si profonde
  rêverie, qu'elle ne le vit point entrer, et qu'elle ne s'aperçut de sa
  présence que lorsqu'il fut tout près d'elle. Elle le regarda, le reconnut,
  et tressaillit comme si elle eût touché un serpent.
  --Que demandez-vous? s'écria-t-elle.
  --Je demande, dit le juif, si votre couronne de jasmins et de daphnés
  suffit toujours à Gaëtano?
  --Que voulez-vous dire? s'écria la jeune fille.
  --Je dis que c'est un garçon plein d'ambition et d'orgueil; il se pourrait
  qu'il se lassât de cette simple parure, et qu'il se mît un beau matin en
  quête d'une couronne plus précieuse.
  --Gaëtano m'aime, dit la jeune fille en pâlissant, et je suis sûre de lui
  comme il est sûr de moi. D'ailleurs, il ne voudrait pas me tromper, il a le
  coeur trop grand pour cela.
  --Si grand, dit le juif en riant, qu'il y a dans ce coeur de la place pour
  deux amours.
  --Vous mentez, dit la jeune fille en essayant de donner à sa voix une
  assurance qu'elle n'avait pas; vous mentez, laissez-moi.
  --Je mens! dit le juif, et si au contraire je te donnais la preuve que je
  dis la vérité?
  Gelsomina le regarda avec des yeux où se peignaient toutes les angoisses de
  la jalousie; puis, secouant la tête comme pouf donner un démenti à la voix
  de son propre coeur:
  --Impossible, dit-elle, impossible.
  --Et cependant, dit le juif, il ne vient pas ce soir; il ne viendra pas
  demain, il ne viendra pas après-demain.
  --Il part aujourd'hui pour les Iles.
  --Il te l'a dit?
  --N'était-ce point la vérité, mon Dieu! s'écria la jeune fille avec
  l'expression de la plus, profonde douleur.
  
  --Gaëtano n'a point quitté Palerme, dit le Juif,
  --Mais il part ce soir? demanda avec anxiété Gelsomina.
  --Il ne part ni ce soir, ni demain, ni après-demain: il reste.
  --Il reste! Et pourquoi faire reste-t-il?
  --Pourquoi faire? Je vais vous le dire. Pour faire l'amour avec une belle
  marquise.
  --Quelle est celle femme? Où est cette femme? Je veux la voir! Je veux lui
  parler!
  --Qu'as-tu à faire à cette femme? C'est Gaëtano qui te trahit, c'est de
  Gaëtano qu'il faut te venger.
  --Me venger! Et comment?
  --En lui rendant infidélité pour infidélité, trahison pour trahison.
  --Sortez! s'écria Gelsomina, vous êtes un infâme!
  --Vous me chassez? dit le juif. Je m'en vais, mais vous me rappellerez.
  --Jamais!
  --Je me nomme Isaac; je demeure Salita Sant'Antonio, n° 27. J'attendrai vos
  ordres pour revenir.
  Et il sortit, laissant Gelsomina écrasée sous la nouvelle qu'elle venait
  d'apprendre.
  Toute la journée, toute la nuit se passèrent dans une lutte incessante. Ce
  que Gelsomina souffrit pendant cette nuit et pendant cette journée ne peut
  se décrire. Vingt fois elle prit la plume, vingt fois elle la rejeta;
  Enfin, le lendemain à trois heures, on frappa à la porte du juif; il alla
  ouvrir. Une femme couverte d'un voile noir entra; puis, aussitôt que la
  porte se fut refermée derrière elle, cette femme leva son voile. C'était
  Gelsomina.
  --Me voilà, dit-elle.
  --Vous avez fait plus que je n'espérais, dit le juif. Je comptais que
  c'était moi que vous feriez venir, et c'est vous qui êtes venue.
  --Il était inutile de mettre quelqu'un dans la confidence, dit Gelsomina.
  --En effet, c'est plus prudent, répondit le juif. Que voulez vous de moi?
  --Savoir la vérité.
  --Je vous l'ai dite.
  --La preuve?
  --Vous pourrez l'avoir quand vous voudrez.
  --Comment?
  --En vous cachant rue Magueda, en face du n° 140. Il y a là un palais avec
  des colonnes, qui semble fait exprès pour cela.
  --Eh bien! après?
  --Après? A minuit, vous verrez Gaëtano entrer; à deux heures, vous le
  verrez sortir.
  --A minuit, rue Magueda, en face du n° 140?
  --Parfaitement.
  --Et la nuit prochaine ira-t-il?
  --Il y va toutes les nuits.
  --Tout service mérite récompense, reprit en souriant avec amertume
  Gelsomina. Vous venez de me rendre un service, à combien l'estimez-vous?
  Le juif ouvrit son écrin, et le présenta à Gelsomina.
  --Choisissez celui de tous ces diamants qui vous conviendra le mieux,
  dit-il, et je serai payé.
  --Taisez-vous, dit la jeune fille.
  Et, jetant sur une chaise une bourse dans laquelle il avait cinq ou six
  onces et autant de piastres:
  --Tenez, lui dit-elle, voilà tout ce que j'ai; prenez-le. Je vous remercie.
  Et elle sortit sans vouloir rien écouter de ce que lui disait le juif.
  Le soir, à dix heures, elle alla embrasser comme d'habitude le vieux Mario
  dans son lit, rentra chez elle, s'enveloppa d'un grand voile noir; puis, à
  onze heures, elle se glissa doucement dans le corridor, regarda à travers
  le trou de la serrure de la chambre de son père, et s'assura que la
  lampe était éteinte. Pensant que cette obscurité était une preuve que le
  vieillard était endormi, elle ouvrit alors doucement la porte de la rue,
  prit la clef pour pouvoir rentrer quand elle voudrait, et sortit.
  Dix minutes après, elle était dans la rue Magueda, cachée derrière une
  colone du palais Giardinelli, en face du n° 140.
  A minuit moins quelques minutes, elle vit s'avancer un homme enveloppé d'un
  manteau. Au premier coup d'oeil elle le reconnut: c'était Gaëtano. Elle
  s'appuya contre la colonne pour ne pas tomber.
  Gaëtano passa et repassa, comme il avait habitude de le faire pour elle.
  Bientôt, à ce même signal qui avait tant de fois fait battre son propre
  coeur, Gelsomina vît la porte s'ouvrir, et Gaëtano disparut.
  Gelsomina crut qu'elle allait mourir; mais la jalousie lui rendit les
  forces que la jalousie lui avait ôtées. Elle s'assit sur les marches du
  palais, et, cachée dans l'ombre projetée par les colonnes, elle attendit.
  Les heures passèrent; elle les compta les unes après les autres. Comme
  trois heures venaient de sonner, la porte se rouvrit; Gaëtano reparut, une
  femme vêtue d'un peignoir dé mousseline blanche l'accompagnait. Il n'y
  avait plus de doute: Gelsomina était trahie.
  D'ailleurs, comme si Dieu eût voulu d'un seul coup lui ôter toute
  espérance, les deux amants lui donnèrent le temps de s'assurer de son
  malheur. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient se quitter. Leur adieu dura près
  d'une demi-heure.
  Enfin Gaëtano s'éloigna; la porte se referma derrière lui. Gelsomina,
  debout sur les degrés du palais, semblait une statue de marbre. Enfin,
  comme si elle s'arrachait de sa base, elle fit quelques pas en avant, mais
  ses genoux se dérobèrent sous elle; elle voulut crier, mais la voix lui
  manqua, et, jetant un cri étouffé, qui ne parvint pas même jusqu'à Gaëtano,
  elle tomba de toute sa hauteur sur le pavé.
  Quand elle revint à elle, elle se retrouva assise sur les marches du palais
  Giardinelli. Un homme lui faisait respirer des sels: cet homme, c'était le
  juif.
  Gelsomina regarda cet homme avec terreur: il semblait un démon acharné à sa
  perte. Elle fouilla dans ses poches pour voir si elle avait quelque argent
  pour lui payer ses soins; puis, sa recherche ayant été inutile:
  --Je n'ai rien sur moi, lui dit-elle. Je vous ferai récompenser.
  --J'irai demain chercher ma récompense moi-même, dit le juif.
  --Ne venez pas! s'écria Gelsomina en se reculant de lui, vous me faites
  horreur!
  Le juif, jugeant que le moment serait mal choisi pour renouveler ses
  propositions, se mit à rire, et laissa Gelsomina maîtresse de se retirer.
  Gelsomina profita de la liberté que lui donnait le juif, et s'éloigna d'un
  pas rapide. Bientôt elle se retrouva à la porte de sa maison. Elle était
  arrivée là sans retourner la tête en arrière, sans regarder ni à droite ni
  à gauche. Toutes les hallucinations de la fièvre passaient devant ses yeux,
  toutes les rumeurs du délire bruissaient à ses oreilles.
  Elle voulut ouvrir la porte, mais elle ne put jamais retrouver la serrure;
  elle crut qu'elle allait devenir folle, et se coucha, en criant miséricorde
  à Dieu, sur le banc de pierre qui était sous sa fenêtre.
  A cinq heures du matin, en sortant pour ouvrir les volets, son père la
  retrouva là.
  Elle n'était pas évanouie; mais elle avait les yeux fixes, les mains
  crispées, et ses dents claquaient l'une contre l'autre comme si elle
  sortait de l'eau glacée.
  Son père voulut l'interroger, mais elle ne répondit point. Comme il faisait
  jour à peine, personne encore ne l'avait vue. Il la prit dans ses bras,
  l'emporta comme un enfant, et la remit à la vieille Assunta, qui lui ôta
  ses habits et la coucha sans qu'elle fît la moindre résistance, sans
  qu'elle prononçât un seul mot.
  A peine couchée, la fièvre la prit; Mario voulait envoyer chercher un
  médecin, mais Gelsomina dit qu'elle ne voulait voir que son confesseur Fra
  Leonardo.
  Fra Leonardo vint, et s'entretint plus d'une heure avec la jeune fille.
  Lorsqu'il sortit de la chambre de Gelsomina, son vieux père l'attendait
  pour l'interroger; mais le confesseur ne pouvait rien dire; il secoua la
  tête tristement, et, à toutes les questions que lui fit le vieillard, il se
  contenta de répondre que Gelsomina était une sainte.
  Derrière le confesseur arriva le juif; il dit à Mario qu'il avait appris
  que sa fille était malade, et que, comme il avait une foule de secrets
  pharmaceutiques, il se faisait fort de la guérir si on voulait l'introduire
  auprès d'elle.
  Le vieillard fit demander à Gelsomina si elle voulait recevoir un juif
  qui se disait médecin; Gelsomina se fit faire son portrait par la vieille
  Assunta, et, ayant reconnu son persécuteur: «Nourrice, répondit-elle, va
  dire à cet homme qu'il repasse demain à la même heure.»
  Le lendemain, le juif n'eut garde de manquer au rendez-vous; mais,
  lorsqu'il demanda au vieux Mario où était sa fille, celui-ci lui répondit
  en pleurant que, le matin même, Gelsomina était entrée comme novice au
  couvent de Notre-Dame-du-Calvaire.
  Gabriello avait compté sur le désespoir pour perdre Gelsomina; mais, en
  cette occasion, prières, menaces, argent, tout fut inutile; il avait
  affaire à une tourière incorruptible.
  Cinq jours s'écoulèrent sans rien amener de nouveau. Le terme demandé par
  Gabriello au prince de G... arriva; il se présenta chez lui tout confus.
  C'était la première fois qu'il échouait aussi complètement.
  --Eh bien, dit le prince de G..., où est cette jeune fille?
  
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