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Le Speronare - 22

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  temps, nous tirâmes encore une ligne qui dépassait en longueur les deux
  premières; cette ligne indiquait le dimanche.
  Nous passâmes en prières tout le saint jour de Seigneur.
  Huit jours s'écoulèrent ainsi. Au bout de huit jours, nous entendîmes des
  pas qui semblaient venir d'un long corridor; ces pas se rapprochèrent de
  plus en plus; notre porte s'ouvrit. Un homme enveloppé d'un grand manteau
  parut, tenant une lanterne à la main: c'était Cantarello.
  Je tenais Luigi dans mes bras; je le sentais frémir de colère. Cantarello
  s'approcha de nous, et je sentit tous les muscles de Luigi successivement
  se contracter et se tendre. Je compris que, si Cantarello s'approchait à la
  portée de sa chaîne, il bondirait sur lui comme un tigre, et qu'il y aurait
  une lutte mortelle entre ces deux hommes. Il me vint alors une pensée
  que j'aurais crue impossible, c'est que je pouvais devenir encore plus
  malheureuse que je ne l'étais. Je lui criai donc de ne pas s'approcher. Il
  comprit la cause de ma crainte; sans me répondre, il releva son manteau et
  me montra qu'il était armé. Deux pistolets étaient passés à sa ceinture, et
  une épée était pendue à son côté.
  Il déposa sur la table des provisions nouvelles; ces provisions se
  composaient, comme les premières, de pain, de viandes fumées, de vin, d'eau
  et d'huile. L'huile surtout nous était précieuse; elle entretenait la
  lumière de notre lampe. Je m'aperçus alors que la lumière était un des
  premiers besoins de la vie.
  Cantarello sortit et referma la porte sans que je lui eusse adressé
  d'autres paroles que celles qui avaient pour but de l'empêcher de
  s'approcher de Luigi, et sans qu'il eût répondu par un autre geste que par
  celui qui indiquait qu'il avait des armes. Ce fut alors seulement que,
  certaine par sa présence même d'être relevée de mon serment, qui ne
  m'engageait que s'il tenait lui-même la promesse qu'il avait faite de
  s'éloigner de nous, je racontai tout à Luigi. Lorsque j'eus fini, Luigi
  poussa un profond soupir.
  --Il a voulu s'assurer notre silence, dit-il. Nous sommes ici pour le reste
  de notre vie.
  Un éclat de rire affirmatif retentit derrière la porte. Cantarello s'était
  arrêté là, avait écouté et avait tout entendu. Nous comprîmes que nous
  n'avions plus d'espoir qu'en Dieu et en nous-mêmes.
  Nous commençâmes alors à faire une inspection plus détaillée de notre
  cachot. C'est une espèce de cave de dix pas de large sur douze de long,
  sans autre issue que la porte. Nous sondâmes les murs: partout il nous
  parurent pleins. J'allai à la porte, je l'examinai; elle était de chêne
  et retenue par une double serrure. Il y avait peu de chances de fuite;
  d'ailleurs, Luigi était enchaîné par le milieu du corps et par un pied.
  Néanmoins, pendant un an à peu près, l'espoir ne nous abandonna point tout
  à fait; pendant un an nous rêvâmes tous les moyens possibles de fuir.
  Chaque semaine, exactement, Cantarello reparaissait et nous apportait
  nos provisions hebdomadaires; chose étrange, peu à peu nous nous étions
  habitués à sa visite, et, soit résignation, soit besoin d'être distraits un
  instant de notre solitude, nous avions fini par attendre le moment où il
  devait venir avec une certaine impatience. D'ailleurs, l'espoir, qui ne
  s'éteint jamais, nous faisait toujours croire qu'à la visite prochaine
  Cantarello aurait pitié de nous. Mais le temps s'écoulait, Cantarello
  reparaissait avec la même figure sombre et impassible, et s'éloignait le
  plus souvent sans échanger avec nous une seule parole. Nous continuions à
  tracer les jours sur la muraille.
  Une seconde année s'écoula ainsi. Notre existence était devenue toute
  machinale; nous restions des heures entières comme anéantis, et, pareils
  aux animaux, nous ne sortions de cet anéantissement que lorsque le besoin
  de boire ou de manger nous tirait de notre torpeur. La seule chose qui nous
  préoccupât sérieusement, c'est que notre lampe ne s'éteignît, et ne nous
  laissât dans l'obscurité; tout le reste nous était indifférent.
  Un jour, au lieu de monter sa montre, Luigi la brisa contre la muraille; à
  partir de ce jour nous cessâmes de mesurer les heures, et le temps cessa
  d'exister pour nous: il était tombé dans l'éternité.
  Cependant, comme j'avais remarqué que Cantarello venait régulièrement tous
  les huits jours, chaque fois qu'il venait, je faisais une marque sur la
  muraille et cela remplaçait à peu près notre montre; mais je me lassai à
  mon tour de ce calcul inutile, et je cessai de marquer les visites de notre
  geôlier.
  Un temps indéfini s'écoula: ce durent être plusieurs années. Je devins
  enceinte.
  Ce fut une sensation bien joyeuse et bien pénible à la fois. Devenir mère
  dans un cachot, donner la vie à un être humain sans lui donner le jour ni
  la lumière, voir l'enfant de ses entrailles, une pauvre créature innocente
  qui n'est point née encore, condamnée au supplice qui vous tue!
  Pour notre enfant nous revînmes à Dieu, que nous avions presque oublié.
  Nous l'avions tant prié pour nous, sans qu'il nous répondît, que nous
  avions fini par croire qu'il ne nous entendait pas; mais nous allions le
  prier pour notre enfant, et il nous semblait que notre voix devait percer
  les entrailles de la terre.
  Je ne dis rien à Cantarello. J'avais peur, je ne sais pourquoi, que cette
  nouvelle ne lui inspirât quelque sombre projet contre nous ou contre notre
  enfant. Un jour il me trouva assise sur mon lit et allaitant la pauvre
  petite créature.
  A cette vue il tressaillît, et il me sembla que sa sombre figure
  s'adoucissait. Je me jetai à ses pieds.
  --Promettez-moi que mon enfant n'est point enseveli pour toujours dans ce
  cachot, lui dis-je, et je vous pardonne.
  Il hésita un instant, puis, passant la main sur son front:
  --Je vous le promets! dit-il.
  A la visite suivante il m'apporta tout ce qu'il fallait pour habiller mon
  enfant.
  Cependant je dépérissais à vue d'oeil. Un jour, Cantarello me me regarda
  avec une expression de pitié que je ne lui avais pas encore vue.
  --Jamais, me dit-il, vous n'aurez la force d'allaiter cet enfant.
  --Ah! répondis-je, vous avez raison, et je sens que je m'éteins. C'est
  l'air qui me manque.
  --Voulez-vous sortir avec moi? demanda Cantarello. Je tressaillis.
  --Sortir! Et Luigi, et mon enfant?
  --Ils resteront ici pour me répondre de votre silence.
  --Jamais! répondis-je, jamais!
  Cantarello reprit en silence sa lanterne, qu'il avait posée sur la table,
  et sortit.
  Je ne sais combien d'heures nous restâmes sans parler, Luigi et moi.
  --Tu as eu tort, me dit enfin Luigi.
  --Mais pourquoi sortir? répondis-je.
  --Tu aurais vu où nous sommes, tu aurais remarqué où il te conduisait. Tu
  aurais pu trouver quelque moyen de révéler notre existence et d'appeler à
  nous la pitié des hommes. Tu as eu tort, te dis-je.
  --C'est bien, lui répondis-je; s'il m'en parle encore, j'accepterai.
  Et nous retombâmes dans notre silence habituel. Les huit jours
  s'écoulèrent. Cantarello reparut; outre nos provisions habituelles, il
  portait un assez gros paquet.
  --Voici des habits d'homme, dit-il; quand vous serez décidée à sortir,
  mettez-les, je saurai ce que cela veut dire, et je vous emmènerai.
  Je ne répondis rien; mais, à la visite suivante, Cantarello me trouva vêtue
  en homme.
  --Venez, me dit-il.
  --Un instant, m'écriai-je, vous me jurez que vous me ramènerez ici.
  --Dans une heure vous y serez.
  --Je vous suis.
  Cantarello marcha devant moi, ferma la première porte, et nous nous
  trouvâmes dans un corridor. Dans ce corridor était une seconde porte qu'il
  ouvrit et qu'il ferma encore, puis nous montâmes dix ou douze marches, et
  nous nous trouvâmes en face d'une troisième porte.
  Cantarello se retourna vers moi, tira un mouchoir de sa poche et me banda
  les yeux. Je me laissai faire comme un enfant; je me sentais tellement en
  la puissance de cet homme, qu'une observation même me semblait inutile.
  Lorsque j'eus les yeux bandés, il ouvrit la porte, et il me sembla que je
  passais dans une autre atmosphère. Nous fîmes quarante pas sur des dalles,
  quelques-unes retentissaient comme si elles recouvraient des caveaux, et je
  jugeai que nous étions dans une église. Puis Cantarello lâcha ma main et
  ouvrit une autre porte.
  Cette fois je jugeai, par l'impression de l'air, que nous étions enfin
  sortis, et du caveau et de l'église, et sans donner le temps à Cantarello
  de me découvrir les yeux, sans songer aux suites que pouvait avoir mon
  impatience, j'arrachai le mouchoir!
  Je tombai à genoux, tant le monde me parut beau! Il pouvait être quatre
  heures du matin, le petit jour commençait à poindre; les étoiles
  s'effaçaient peu à peu du ciel, le soleil apparaissait derrière une petite
  chaîne de collines; j'avais devant moi un horizon immense: à ma gauche
  des ruines, à ma droite des prairies et un fleuve; devant moi une ville,
  derrière cette ville la mer.
  Je remerciai Dieu de m'avoir permis de revoir toutes ces belles choses,
  qui, malgré le crépuscule dans lequel elles m'apparaissaient, ne laissaient
  pas de m'éblouir au point de me forcer à fermer les yeux, tant mes regards
  s'étaient affaiblis dans mon caveau. Pendant ma prière, Cantarello referma
  la porte. Comme je l'avais pensé, c'était celle d'une église. Au reste
  cette église m'était tout à fait inconnue, et j'ignorais parfaitement où je
  me trouvais.
  N'importe, je n'oubliai aucun détail; et ce me fut chose facile, car le
  paysage tout entier se reflétait dans mon âme comme dans un miroir.
  Nous attendîmes que le jour fût tout à fait levé, puis nous nous
  acheminâmes vers un village. Sur la route nous rencontrâmes deux ou trois
  personnes qui saluèrent Cantarello d'un air de connaissance. En arrivant
  au village, nous entrâmes dans la troisième maison à droite. Il y avait au
  fond de la chambre et près d'un lit une vieille femme qui filait; près
  de la fenêtre, une jeune femme, de mon âge à peu près, était occupée à
  tricoter; un enfant de deux à trois ans se roulait à terre.
  Les femmes paraissaient habituées à voir Cantarello; pourtant je remarquai
  que pas une seule fois elles ne l'appelèrent par son nom. Ma présence les
  étonna. Malgré mes habits, la jeune femme reconnut mon sexe, et fit à
  demi-voix quelques plaisanteries à mon conducteur. C'est un jeune prêtre,
  répondit-il d'un ton sévère; un jeune prêtre de mes parents qui s'ennuie
  au séminaire, et que, de temps en temps, pour le distraire, je fais sortir
  avec moi.
  Quant à moi, je devais paraître comme abrutie à ceux qui me regardaient.
  Mille idées confuses se pressaient dans mon esprit; je me demandais si je
  ne devais pas crier au secours, à l'aide, raconter tout, accuser Cantarello
  comme voleur, comme assassin. Puis je m'arrêtais, en songeant que tout
  le monde paraissait le connaître et le vénérer, tandis que moi j'étais
  inconnue; on me prendrait pour quelque folle échappée de sa loge, et l'on
  ne ferait pas attention à moi; ou, dans le cas contraire, Cantarello
  pouvait fuir, repasser par l'église, égorger mon enfant et mon mari. Il
  l'avait dit, mon enfant et mon mari répondaient de moi. D'ailleurs, où et
  comment les retrouverais-je? La porte par laquelle nous étions entrés
  dans l'église ne pouvait-elle être si secrète et si bien cachée qu'il fût
  impossible de la découvrir? Je résolus d'attendre, de me concerter avec
  Luigi, et d'arrêter sans précipitation ce que nous devions faire.
  Au bout d'un instant, Cantarello prit congé des deux femmes, passa son bras
  sous le mien, descendit par une petite ruelle jusqu'au bord d'un fleuve,
  suivit pendant un quart de lieue son cours, qui nous rapprochait de
  l'église; puis, par un détour, il me ramena sous le porche par lequel
  j'étais sortie, me banda les yeux et rouvrit la porte, qu'il referma
  derrière nous. Je comptai de nouveau quarante pas. Alors la seconde porte
  s'ouvrit; je sentis l'impression froide et humide du souterrain, je
  descendis les douze marches de l'escalier intérieur; nous arrivâmes à la
  troisième porte, puis à la quatrième; elle cria à son tour sur ses gonds.
  Enfin Cantarello me poussa, les yeux toujours bandés, dans le caveau, et
  referma la porte derrière moi. J'arrachai vivement le bandeau, et je me
  retrouvai en face de Luigi et de mon enfant.
  Je voulais raconter aussitôt à Luigi tout ce que j'avais vu, mais il me
  fit, en portant un doigt à sa bouche, signe que Cantarello pouvait écouter
  derrière la porte, et entendre ce que nous dirions. J'allai m'asseoir sur
  le matelas qui me servait de lit, et je donnai le sein à mon enfant.
  Luigi ne s'était pas trompé: au bout d'une heure à peu près, nous
  entendîmes des pas qui s'éloignaient doucement. Ennuyé de notre silence,
  Cantarello, sans doute, s'était décidé à partir. Cependant nous ne nous
  crûmes pas encore en sûreté, malgré ces apparences de solitude; nous
  attendîmes quelques heures encore; puis, ces quelques heures écoulées, je
  m'approchai de Luigi, et, à voix basse, je lui racontai tout ce que j'avais
  vu, sans omettre un détail, sans oublier une circonstance.
  Luigi réfléchit un instant; puis, me faisant à son tour quelques questions
  auxquelles je répondis affirmativement:
  --Je sais où nous sommes, dit-il; ces ruines sont celles de l'Épipoli, ce
  fleuve, c'est l'Anapus; cette ville, c'est Syracuse; enfin, cette chapelle,
  c'est celle du marquis de San-Floridio.
  --O mon Dieu! m'écriai-je, en me rappelant cette vieille histoire d'un
  marquis de San-Floridio qui, du temps des Espagnols, avait passé dix ans
  dans un souterrain, souterrain si bien caché que ses ennemis les plus
  acharnés n'avaient pu le découvrir.
  --Oui, c'est cela, dit Luigi, comprenant ma pensée; oui, nous sommes dans
  le caveau du marquis Francesco, et aussi bien cachés aux yeux des hommes
  que si nous étions déjà dans notre tombe.
  Je compris alors combien il était heureux que je n'eusse pas cédé à ce
  mouvement qui m'avait portée à appeler au secours.
  --Eh bien! me demanda Luigi après un long silence, as-tu conçu quelque
  espérance? as-tu formé quelque projet?
  --Écoute, lui dis-je. Parmi ces deux femmes, il y en avait une, la plus
  jeune, qui me regardait avec intérêt; c'est à elle qu'il faudrait parvenir
  à faire savoir qui nous sommes et où nous sommes.
  --Et comment cela?
  J'allai à la table et je pris deux feuilles de papier blanc dans lesquelles
  étaient enveloppés quelques fruits.
  --Il faut, dis-je à Luigi, mettre à part et cacher tout le papier que
  désormais nous pourrons nous procurer; j'écrirai dessus toute notre
  malheureuse histoire, et, un jour où je sortirai, je la glisserai dans la
  main de la jeune femme.
  --Mais si malgré tout cela on ne retrouve pas l'entrée du caveau, si
  Cantarello arrêté se tait, et si, Cantarello se taisant, nous restons
  ensevelis dans ce tombeau?
  --Ne vaut-il mieux pas mourir que de vivre ainsi?
  --Et notre enfant? dit Luigi.
  Je jetai un cri et me précipitai sur mon enfant. Dieu me pardonne! je
  l'avais oublié, et c'était son père qui s'en était souvenu.
  Il fut convenu cependant que je suivrais le plan que j'avais proposé;
  seulement, je ne devais oublier rien de ce qui pourrait guider les
  recherches. Puis nous laissâmes de nouveau couler le temps, mais cette fois
  avec plus d'impatience, car, si éloignée qu'elle fût, il y avait une lueur
  d'espérance à l'horizon.
  Cependant, pour ne point éveiller les soupçons de Cantarello, il fallait,
  si ardent qu'il fût, cacher le désir que j'avais de sortir une seconde
  fois; lui, de son côté, semblait avoir oublié ce qu'il m'avait offert.
  Quatre mois s'écoulèrent sans que j'en ouvrisse la bouche; mais je
  retombais dans un marasme tel que, me voyant un jour couchée sans mouvement
  et pâle comme une morte, il me dit le premier:
  --Si dans huit jours vous voulez sortir, tenez-vous prête; je vous
  emmènerai.
  J'eus la force de ne point laisser voir la joie que j'éprouvai à cette
  proposition, et je me contentai de lui faire signe de la tête que
  j'obéirais.
  Pendant le temps qui s'était écoulé, nous avions mis de côté tout le papier
  que nous avions pu recueillir, et il y en avait déjà assez pour écrire
  l'histoire détaillée de tous nos malheurs.
  Le jour venu, Cantarello me trouva prête. Comme la première fois, il marcha
  devant moi jusqu'à la seconde porte, et là, comme à la première sortie, il
  me banda les yeux; puis tout se passa comme tout s'était déjà passé. A la
  porte de l'église, j'ôtai mon bandeau.
  Nous sortions à peu près à la même heure que la première fois; c'était le
  même spectacle, et cependant, chose étrange! déjà je le trouvais moins
  beau.
  Nous nous acheminâmes vers le village; nous entrâmes dans la même maison.
  Les deux femmes y étaient encore, l'une filant, l'autre tricotant. Sur une
  table étaient un encrier et des plumes. Je m'appuyai contre cette table, et
  je glissai une plume dans ma poche. Pendant ce temps, Cantarello parlait à
  voix basse avec la jeune femme. C'était de moi encore qu'il était question,
  car elle me regardait en parlant. J'entendis qu'elle lui disait:--Il paraît
  qu'il ne s'habitue pas au séminaire, votre jeune parent, car il est
  encore plus pâle et plus triste que la première fois que vous nous l'avez
  amené.--Quant à la vieille femme, elle ne disait pas un mot, elle ne levait
  pas la tête de son rouet; elle paraissait idiote.
  Au bout de dix minutes à peu près, Cantarello, comme la première fois, mit
  mon bras sous le sien, reprit la même route, et descendit aux bords du
  petit fleuve. Tout en suivant ce chemin, je dis à Cantarello que je
  voudrais bien avoir aussi des aiguilles et du coton pour tricoter, et il me
  promit qu'il m'en apporterait.
  Tout en revenant vers la chapelle, je m'aperçus que nous devions être à la
  fin de l'automne; les moissons étaient faites, ainsi que les vendanges. Je
  compris alors pourquoi Cantarello avait été quatre mois sans me parler de
  sortir. Il attendait que les travailleurs eussent quitté les champs.
  A la porte de la chapelle, il me banda de nouveau les yeux. Je rentrai
  conduite par lui, et sans faire la moindre résistance. Je comptai de
  nouveau les quarante pas, et nous nous arrêtâmes. Je compris pendant cette
  pause que Cantarello fouillait à sa poche pour en tirer la clef. J'entendis
  qu'il cherchait contre la muraille l'ouverture de la serrure. Je songeai
  qu'il devait alors avoir le dos tourné. Je levai vivement mon bandeau, et
  je l'abaissai aussitôt. Ce ne fut qu'une seconde, mais cette seconde me
  suffit. Nous étions dans la chapelle à gauche de l'autel. La porte doit se
  trouver entre les deux pilastres.
  C'est là qu'il faudra chercher cette entrée, chercher jusqu'à ce qu'on la
  trouve, car c'est là précisément et positivement qu'elle est.
  Cantarello ne vit rien. Les deux portes s'ouvrirent successivement devant
  nous, et, la troisième refermée derrière moi, je me retrouvai dans notre
  cachot.
  Luigi et moi, nous observâmes le même silence que la première fois, et ce
  ne fut que lorsque je jugeai qu'il était impossible que Cantarello fût
  encore là, que je tirai la plume de ma poche et que je la montrai à Luigi.
  Il me fit signe de la cacher, et je la glissai sous le matelas.
  Puis j'allai m'asseoir près de lui, et, comme la première fois, je lui
  racontai les moindres détails de ma sortie. C'était une circonstance
  précieuse que la découverte que j'avais faite de la porte secrète qui
  donnait dans l'église, et, avec des renseignements aussi exacts que ceux
  que je pouvais donner maintenant, il était certain qu'on finirait par
  découvrir la serrure, et qu'une fois la serrure découverte, on parviendrait
  jusqu'à nous.
  Je laissai un jour se passer à peu près avant d'essayer d'écrire; alors je
  pris un des gobelets d'étain, je délayai dans de l'eau un peu de ce noir
  qui était resté à la muraille depuis le jour où on y avait fait du feu, je
  pris ma plume, je la trempai dans ce mélange, et je m'aperçus avec joie
  qu'il pouvait parfaitement me tenir lieu d'encre.
  Le même jour, je commençai à écrire, sous l'invocation de Dieu et de la
  Madone, ce manuscrit, qui contient le récit exact de nos malheureuses
  aventures, et la bien humble et bien pressante prière, à tout chrétien
  dans les mains duquel il tomberait, de venir le plus tôt possible à notre
  secours.
  Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.
  Une croix était dessinée au-dessous de ces mots, puis le manuscrit
  continuait; seulement, la forme du récit était changée: elle était au
  présent au lieu d'être au passé. Ce n'étaient plus des souvenirs de dix, de
  huit, de six, de quatre ou de deux ans; c'étaient des notes journalières,
  des impressions momentanées, jetées sur le papier à l'heure même où elles
  venaient d'être ressenties.
  Aujourd'hui Cantarello est venu comme d'habitude; outre les provisions
  ordinaires, il a apporté le coton et les aiguilles à tricoter qu'il m'avait
  promis; le manuscrit et la plume étaient cachés, les deux gobelets étaient
  propres et rincés sur la table, il ne s'est aperçu de rien. O mon Dieu!
  protégez-nous.
  Trois semaines sont passées, et Cantarello ne parle pas de me faire sortir.
  Aurait-il des soupçons? Impossible. Aujourd'hui il est resté plus longtemps
  que d'habitude, et m'a regardée en face; je me suis sentie rougir, comme
  s'il avait pu lire mon espérance sur mon front; alors j'ai pris mon enfant
  dans mes bras, et je l'ai bercé en chantant, tant j'étais troublée.
  --Ah! vous chantez, a-t-il dit; vous ne vous trouvez donc pas si mal ici
  que je le croyais?
  --C'est la première fois que cela m'arrive depuis que je suis ici.
  --Savez-vous depuis combien de temps vous êtes dans ce souterrain? a
  demandé Cantarello.
  --Non, ai-je répondu; les deux ou trois premières années, j'ai compté les
  jours; mais j'ai vu que c'était inutile, et j'ai cessé de prendre cette
  peine.
  --Depuis près de huit ans, a dit Cantarello.
  J'ai poussé un soupir, Luigi a fait entendre un rugissement de colère.
  Cantarello s'est retourné, a regardé Luigi avec mépris, et a haussé les
  épaules; puis, sans parler de me faire sortir, il s'est retiré.
  Ainsi il y a huit ans que nous sommes enfermés dans ce caveau. O mon Dieu!
  mon Dieu! vous l'avez entendu de sa propre bouche; il y a huit ans! Et
  qu'avons-nous fait pour souffrir ainsi? Rien; vous le savez bien, mon Dieu!
  Sainte Madone du Rosaire, priez pour nous!
  Oh! écoutez-moi, écoutez, vous dont je ne sais pas le nom; vous, mon seul
  espoir; vous qui, femme comme moi, mère comme moi, devez avoir pitié de mes
  souffrances; écoutez, écoutez!
  Cantarello sort d'ici. Deux mois et demi s'étaient écoulés sans qu'il
  parlât de rien; enfin, aujourd'hui, il m'a offert de sortir dans huit
  jours; j'ai accepté. Dans huit jours il viendra me prendre; dans huit jours
  mon sort sera entre vos mains; vos yeux, vos paroles, toute votre personne
  a paru me porter de l'intérêt.--Ma soeur en Jésus-Christ, ne m'abandonnez
  pas!
  Vous trouverez toute cette histoire chez vous après mon départ. Sur mon
  salut éternel, sur la tombe de ma mère, sur la tête de mon enfant! c'est la
  vérité pure, c'est ce que je dirai à Dieu quand Dieu m'appellera à lui, et
  à chacune de mes paroles l'ange qui accompagnera mon âme au pied de son
  trône dira en pleurant de pitié:
  --Seigneur, c'est vrai!
  Écoutez donc: aussitôt que vous aurez trouvé ce manuscrit, vous irez chez
  le juge, et vous lui direz qu'à un quart de lieue de chez lui, il y a trois
  malheureux qui gémissent ensevelis depuis huit ans: un mari, une femme, un
  enfant. Si Cantarello est votre parent, votre allié ou votre ami, ne dites
  au juge rien autre chose que cela, et sur la madone! je vous jure qu'une
  fois hors d'ici, pas un mot d'accusation ne sortira de ma bouche; je vous
  jure sur cette croix que je trace, et que Dieu me punisse dans mon enfant
  si je manque à cette sainte promesse!
  Vous ne lui direz donc rien autre chose que ceci:--Il y a près d'ici trois
  créatures humaines plus malheureuses que jamais aucune créature ne l'a été;
  nous pouvons les sauver: prenez des leviers, des pinces; il y a quatre
  portes, quatre portes massives à enfoncer avant d'arriver à eux. Venez, je
  sais où ils sont, venez.--Et s'il hésitait, vous tomberiez à ses genoux
  comme je tombe aux vôtres, et vous le supplieriez comme je vous supplie.
  Alors il viendra, car quel est l'homme, quel est le juge qui refuserait
  de sauver trois de ses semblables, surtout lorsqu'ils sont innocents? Il
  viendra, vous marcherez devant lui et vous le conduirez droit à l'église.
  Vous ouvrirez la porte, vous conduirez le juge à la chapelle à droite,
  celle où il y a au-dessus de l'autel un saint Sébastien tout percé de
  flèches; lorsque vous serez arrivés à l'autel, écoutez bien, il y a deux
  pilastres à gauche. La porte doit être pratiquée entre ces deux pilastres.
  Peut-être ne la verrez-vous point d'abord, car elle est admirablement
  cachée, à ce qu'il m'a paru; peut-être, en frappant contre le mur, le mur
  ne trahira-t-il aucune issue; car, comprenez bien, c'est le mur même qui
  forme l'entrée du souterrain; mais l'entrée est là, soyez-en sûre, ne vous
  laissez pas rebuter. Si elle échappait d'abord à vos recherches, allumez
  une torche, approchez-la de la muraille, je vous dis que vous finirez par
  trouver quelque serrure imperceptible, quelque gerçure invisible, ce sera
  cela. Frappez, frappez: peut-être vous entendrons-nous, nous saurons que
  vous êtes là, cela nous donnera l'espoir du courage. Vous saurez que nous
  sommes derrière à vous entendre, à prier pour vous, oui, pour vous, pour le
  juge, pour tous nos libérateurs quels qu'ils soient; oui, je prierai pour
  eux tous les jours de ma vie comme je prie en ce moment.
  C'est bien clair, n'est-ce pas, tout ce que je vous dis là? Dans l'église
  des marquis de San-Floridio, la chapelle à droite, celle de Saint
  Sébastien, entre les deux pilastres. Oh! mon Dieu, mon Dieu! je tremble
  tellement en vous écrivant, ma libératrice, que je ne sais pas si vous
  pourrez me lire.
  Je voudrais savoir comment vous vous appelez, pour répéter cent fois votre
  nom dans mes prières. Mais Dieu, qui sait tout, sait que c'est pour vous
  que je prie, et c'est tout ce qu'il faut.
  Oh! mon Dieu! il vient d'arriver ce qui n'était jamais arrivé depuis que
  nous sommes ici. Cantarello est venu deux jours de suite. Avait-il été
  suivi? Se doutait-il de quelque chose? Quelqu'un a-t-il quelque soupçon de
  notre existence et cherche-il à nous découvrir? Oh! quel que soit cet être
  secourable, cet être humain, secourez-le, Seigneur, venez-lui en aide!
  Cantarello était entré au moment où nous nous y attendions le moins.
  Heureusement le papier était caché. Il est entré et à regardé de tous
  côtés, a frappé contre tous les murs; puis, bien assuré que chaque chose
  était dans le même état:
  --Je suis revenu, a-t-il dit en se retournant vers moi, parce que j'avais
  oublié de vous dire, je crois, que, si vous vouliez, je vous ferais sortir
  à ma première visite.
  --Je vous remercie, lui répondis-je, vous me l'aviez dit.
  --Ah! je vous l'avais dit, reprit Cantarello d'un air distrait, très bien;
  alors, j'ai pris en revenant une peine inutile.
  Puis il regarda encore autour de lui, sonda la muraille en deux ou trois
  endroits, et sortit. Nous l'entendîmes s'éloigner et fermer l'autre porte.
  Dix minutes environ après son départ, une espèce de détonation se fit
  entendre comme celle d'un coup de pistolet ou d'un coup de fusil. Est-ce un
  signal qu'on nous donne, et, comme nous l'espérons, quelqu'un veillerait-il
  pour nous?
  Depuis quatre ou cinq jours, rien de nouveau ne s'est passé; autant qu'il
  m'est permis de me fier à mon calcul, c'est demain que Cantarello va venir
  me prendre. Je n'ajouterai probablement rien à ce récit d'ici à demain,
  rien qu'une nouvelle supplication que je vous adresse pour que vous ne nous
  abandonniez pas à notre désespoir.
  O âme charitable, ayez pitié de nous!
  O mon Dieu! mon Dieu! que s'est-il passé? Ou je me trompe (et il est
  impossible que je me trompe de deux jours), ou le jour est passé où
  Cantarello devait venir, et Cantarello n'est pas venu. J'en juge d'ailleurs
  
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