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Le Speronare - 20
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c'était Carmela. Nous devons avouer toutefois que, pour être tout entier à
ce sentiment délicieux dont il commençait seulement à apprécier la douceur,
il comprit qu'il lui fallait se débarrasser d'abord de ce reste de faim qui
le tourmentait. Regardant donc Carmela le plus tendrement qu'il put, il
lui renouvela sa prière de la veille, en la conjurant seulement cette fois
d'apporter le poulet intact et la bouteille pleine.
Carmela était dans cette disposition d'esprit où les femmes ne discutent
plus, mais obéissent aveuglément. Elle demanda seulement un délai, afin
d'être certaine de ne rencontrer personne sur les escaliers ou dans les
corridors. L'attente était facile. Les jeunes gens parlèrent de mille
choses qui voulaient dire clair comme le jour qu'ils s'aimaient; puis,
lorsque Carmela crut l'heure venue, elle sortit sur la pointe du pied, une
bougie à la main, et légère comme une ombre.
Un instant après elle rentra, portant un plateau complet; mais cette fois,
il faut le dire en l'honneur de don Ferdinand, ses premiers regards se
portèrent sur la belle pourvoyeuse et non sur le souper qu'elle apportait.
Ce souper en valait cependant bien la peine: c'était une excellente
poularde, une bouteille à la forme élancée et au long goulot, et une
pyramide de ces fruits que Narsès envoya comme échantillon aux Barbares
qu'il voulait attirer en Italie.
--Tenez, dit Carmela en posant le plateau sur la table, je vous ai obéi
parce que, je ne sais pourquoi, je ne trouve point de paroles pour vous
refuser; mais maintenant, au nom du ciel! soyez sage, et songez comme je
serais malheureuse si ma complaisance pour vous allait tourner à mal.
--Écoutez, dit Ferdinand, il y a un moyen de vous assurer que je ne ferai
pas d'excès.
--Lequel? demanda la jeune fille.
--C'est de partager la collation. Ce sera une oeuvre charitable, puisque
vous empêcherez un pauvre malade de tomber dans le péché de la gourmandise;
et, si j'en crois les apparences, ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil
sur la poularde, eh bien! ce ne sera pas une pénitence trop rude pour les
autres péchés que vous aurez commis.
--Mais je n'ai pas faim, moi, dit Carmela.
--Alors l'action n'en sera que plus méritoire, reprit Ferdinand, vous vous
sacrifierez pour moi, voilà tout.
--Mais, reprit encore la religieuse un peu plus disposée à donner au malade
cette nouvelle preuve de dévouement, c'est aujourd'hui mercredi, jour
maigre, et il ne nous est pas permis de faire gras sans dispense.
--Tenez, répondit don Ferdinand en étendant le doigt vers la pendule qui
marquait justement minuit, et en donnant, par une pause d'un moment, le
temps aux douze coups de tinter; tenez, nous sommes à jeudi, jour gras;
vous n'avez donc plus besoin de dispense, et vous aurez la conscience riche
d'un péché de moins et d'une bonne action de plus.
Carmela ne répondit rien, car, nous l'avons dit, elle n'avait déjà plus
d'autre volonté que celle de Ferdinand; elle prit donc une chaise et
s'assit de l'autre côté de la table en face de lui.
--Oh! que faites-vous là? demanda le jeune homme. Ne voyez-vous pas que
vous êtes trop éloignée de moi, et que je ne pourrai atteindre à rien sans
risquer de faire un effort qui peut faire rouvrir ma blessure?
--Vraiment! s'écria Carmela avec effroi; mais dites-moi alors où il faut
que je me mette, et je m'y mettrai.
--Là, dit Ferdinand en lui indiquant le bord de son lit, là, près de
moi; de cette manière je n'aurai aucune fatigue, et vous n'aurez rien à
craindre.
Carmela obéit en rougissant, et vint s'asseoir sur le bord du lit du jeune
homme, sentant qu'elle faisait mal, peut-être; mais cédant à ce principe
de la charité chrétienne qui veut que l'on ait pitié des malades et des
affligés. L'intention était bonne, mais, comme le dit un vieux proverbe,
l'enfer est pavé de bonnes intentions!
Et cependant c'était un tableau digne du paradis, que ces deux beaux jeunes
gens rapprochés l'un de l'autre comme deux oiseaux au bord d'un même nid,
se regardant avec amour et souriant de bonheur. Jamais ni l'un ni l'autre
n'avait fait un souper si charmant, ni compris même qu'il y eût tant de
mystérieuses délices cachées dans un acte aussi simple que celui auquel
ils se livraient. Don Ferdinand lui-même, quelque plaisir qu'il eût eu
la veille à apaiser cette faim effroyable qui le tourmentait depuis si
longtemps, n'avait senti que la jouissance matérielle du besoin satisfait;
mais cette fois c'était tout autre chose, il se mêlait à cette jouissance
matérielle une volupté inconnue et presque céleste. Tous deux étaient
oppressés comme s'ils souffraient, tous deux étaient heureux comme s'ils
étaient au ciel. Carmela sentit le danger de cette position; un dernier
instinct de pudeur, un dernier cri de vertu lui donna la force de se lever
pour s'éloigner de don Ferdinand, mais don Ferdinand la retint, et elle
retomba sans force et sans résistance. Il sembla alors à Carmela qu'elle
entendait un faible cri, et que le frôlement de deux ailes effleurait son
front. C'était l'ange gardien de la chasteté claustrale qui remontait tout
éploré vers le ciel.
Le lendemain, la supérieure, en entrant dans la chambre de son neveu,
lui annonça un message de sa mère, et derrière elle don Ferdinand vit
apparaître Peppino.
Don Ferdinand avait tout oublié depuis la veille pour se replier sur
lui-même et pour vivre dans son bonheur: cette vue lui rappelait tout ce
qui s'était passé, et il y eut un instant où tout cela ne lui sembla plus
qu'un rêve; sa vie réelle n'avait commencé que du jour où il avait vu
Carmela, où il avait aimé et été aimé. Mais Peppino, apparaissant tout à
coup comme un fantôme, était cependant une sérieuse et terrible réalité;
sa présence rappelait à don Ferdinand qu'il lui restait à approfondir le
mystère de la chapelle. Aussi, en présence de sa tante, jeta-t-il les yeux
sur la lettre maternelle qu'il lui apportait. Cette lettre annonçait que
tout allait au mieux à l'endroit de la justice; avant un mois, la marquise
espérait que son fils pourrait revenir librement à Syracuse. Dès que don
Ferdinand fut seul avec Peppino, il s'informa s'il ne s'était rien passé de
nouveau à Belvédère depuis la nuit où il avait été blessé.
Tout était resté dans le même état; on ignorait toujours le nom du mort que
l'on avait enterré après procès-verbal constatant ses blessures; personne
n'était entré depuis cette époque dans la chapelle, et des paysans qui
étaient passés près de ce lieu la nuit, disaient avoir entendu des
gémissements et des bruits de chaînes qui semblaient sortir de terre,
preuve bien évidente que le trépassé était mort en état de péché mortel, et
que son âme revenait pour demander des prières à celui qui l'avait ainsi
violemment et inopinément fait sortir de son corps.
Toutes ces données rendirent à Ferdinand son premier désir de mener à bout
cette étrange aventure. Blessé et retenu dans son lit, il n'avait pas
volontairement du moins perdu un temps qui pouvait être précieux; mais,
maintenant qu'il se sentait à peu près guéri, maintenant que ses forces
étaient revenues, maintenant qu'il n'y avait plus d'autre cause de retard
que sa volonté, il résolut de tenter l'entreprise aussitôt que cela lui
serait possible. En conséquence, il ordonna à Peppino de garder le secret,
et de revenir, dans la nuit du surlendemain, avec deux chevaux et une
échelle de corde. Don Ferdinand, comme on le comprend, voulait éviter toute
contestation avec la tourière du couvent, qui sans doute avait l'ordre
formel de ne pas le laisser sortir; il avait donc résolu de passer
par-dessus les murs du jardin, à l'aide de l'échelle que lui jetterait
Peppino.
Peppino promit tout ce que le jeune comte voulut. Selon les ordres qui lui
avaient déjà été donnés, il tenait toutes prêtes, dans le pavillon qu'il
habitait, torches, tenailles, limes et pinces. Tout fut donc convenu pour
la nuit du surlendemain: les chevaux attendraient près du mur extérieur,
Peppino frapperait trois fois dans ses mains, et, au même signal répété par
don Ferdinand, il jetterait l'échelle par-dessus le mur.
Malgré ce projet et même à cause de ce projet, don Ferdinand ne feignit
pas moins d'être toujours accablé par une grande faiblesse; d'ailleurs il
gagnait deux choses à cette feinte: la première de prolonger près de lui
les veilles de Carmela, et la seconde d'ôter à sa tante tout soupçon qu'il
eût l'idée de fuir. La ruse réussit complètement: la pauvre femme l'avait
trouvé si languissant le matin, qu'elle revint vers le soir pour savoir de
lui comment il se trouvait; don Ferdinand lui dit qu'il avait essayé de
se lever, mais que, ne pouvant se tenir debout, il avait été forcé de
se recoucher aussitôt. La bonne abbesse gronda fort son neveu de
cette imprudence, et lui demanda s'il était toujours satisfait de sa
garde-malade; le comte répondit qu'il avait dormi toute la nuit et ne
pouvait par conséquent lui rien dire à ce sujet; que, cependant, s'étant
réveillé une fois, il se rappelait l'avoir vue éveillée elle-même et
faisant sa prière; l'abbesse leva les yeux au ciel, et se retira tout
édifiée. Il résulta de cette information, que Carmela reçut la permission
de venir près du malade une heure plus tôt que d'habitude.
Ce fut une grande joie pour les jeunes gens que de se revoir, et cependant
Carmela avait pleuré toute la journée. Quant à don Ferdinand, il n'avait
éprouvé ni chagrin ni remords; et Carmela lui trouva le visage si joyeux,
qu'elle n'eut point la force de l'attrister de sa propre tristesse.
D'ailleurs, à peine la main du jeune homme eut-elle touché sa main, à peine
leurs yeux eurent-ils échangé un regard, à peine les lèvres de Ferdinand se
fussent-elles posées sur ses lèvres pâles et cependant brûlantes, que tout
fut oublié.
La journée qui suivit cette nuit se passa comme les autres journées;
seulement jamais Ferdinand ne s'était senti l'âme si pleine de bonheur: il
aimait autant qu'il était aimé. Puis la nuit revint, puis le jour succéda
encore à la nuit; c'était le dernier que don Ferdinand devait passer dans
le couvent. La nuit suivante Peppino devait venir le chercher avec les
chevaux.
Don Ferdinand n'avait eu le courage de rien dire à Carmela: d'ailleurs il
craignait que, par douleur ou par faiblesse, elle ne le trahît. Lorsqu'il
vit s'avancer l'heure où il crut que Peppino devait s'approcher de Catane,
il alla vers la fenêtre, l'ouvrit et, montrant à Carmela ce beau ciel
étoile, il lui demanda si elle n'aurait point du bonheur à descendre avec
lui au jardin et à respirer ensemble cet air pur tout imprégné de saveur
marine. Carmela voulait tout ce que voulait Ferdinand. Son bonheur à elle
était non point d'être à tel endroit, ou de respirer tel ou tel air; son
bonheur était d'être près de lui et de respirer le même air que lui. Elle
se contenta donc de sourire et de répondre: Allons.
Don Ferdinand s'habilla, mit dans sa poche la clef du corridor sombre,
et descendit dans le jardin, appuyé sur le bras de Carmela. Ils allèrent
s'asseoir sous un berceau de lauriers rosés. Alors don Ferdinand demanda à
Carmela si elle connaissait les détails de l'événement auquel il devait le
bonheur de la voir. Carmela n'en savait que ce qu'en savait tout le monde,
mais elle lui dit qu'elle aurait bien du bonheur à les lui entendre
raconter à lui-même. Puis elle lui passa un bras autour du cou, et,
appuyant sa tête sur son épaule, comme ces pauvres fleurs qui se penchent
après une trop chaude journée, elle attendit ses paroles comme la douce
brise, comme la fraîche rosée, qui devaient lui faire relever la tête.
Don Ferdinand lui raconta tout, depuis sa première rencontre avec
Cantarello jusqu'au duel. Pendant ce récit, la pauvre Carmela passa par
toutes les angoisses de l'amour et de la terreur. Don Ferdinand la sentit
se rapprocher de lui, frissonner, trembler, frémir. Au moment où le jeune
homme parla de coup d'épée reçu, elle jeta un cri et faillit perdre
connaissance. Enfin, au moment où il venait de terminer son récit, et où il
la tenait tout éplorée dans ses bras, trois battements de main retentirent
de l'autre côté du mur. Carmela tressaillit.
--Qu'est-ce que cela? s'écria-t-elle.
--M'aimes-tu, Carmela? demanda don Ferdinand.
--Qu'est-ce que ce signal? répéta de nouveau la jeune fille. Ne me trompe
pas, Ferdinand, je suis plus forte que tu ne le crois. Seulement dis-moi
toute la vérité; que je sache ce que j'ai à espérer ou à craindre.
--Eh bien! dit Ferdinand, c'est Peppino qui vient me chercher.
--Et tu pars? demanda Carmela. Et elle devint si pâle, que don Ferdinand
crut qu'elle allait mourir.
--Écoute, lui dit-il en se penchant à son oreille, veux-tu partir avec moi?
Carmela tressaillit et se leva vivement; mais elle retomba aussitôt.
--Écoute, Ferdinand, dit-elle, tu m'aimes ou tu ne m'aimes pas: si tu ne
m'aimes pas, que je reste ici ou que je te suive, tu ne m'en abandonneras
pas moins, et je serai perdue à la fois aux yeux du monde et aux yeux de
Dieu; si tu m'aimes, tu sauras bien venir me rechercher avec la permission
et l'aveu de mon père, n'est-ce pas? Et, le jour où je te reverrai,
Ferdinand, où je te reverrai pour t'appeler mon mari, je tomberai à genoux
devant toi, car tu m'auras rendu l'honneur et sauvé la vie. Si je ne te
revois pas, je mourrai, voilà tout.
Ferdinand la prit dans ses bras.
--Oh! oui! oui! s'écria-t-il en la couvrant de baisers, oui, sois
tranquille, je reviendrai.
Le signal se renouvela.
--Entends-tu? dit Carmela, on t'attend.
Ferdinand répondit en frappant à son tour trois coups dans ses mains, et un
rouleau de cordes, lancé par-dessus le mur, tomba à ses pieds.
Carmela poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement, et sa douleur
s'échappa de sa poitrine en sanglots si profonds et si sourds, que
Ferdinand, qui avait déjà fait un pas vers l'échelle de corde, revint à
elle, et, lui passant le bras autour du corps, puis la rapprochant de lui:
--Écoute, Carmela, lui dit-il, dis un mot, et je ne te quitte pas.
--Ferdinand, répondit la jeune fille en rappelant tout son courage, tu l'as
dit, il y a quelque mystère étrange caché dans ce souterrain, peut-être
quelque créature vivante y est-elle ensevelie; songes-y, Ferdinand,
songes-y, il y a quatorze jours que Cantarello est mort et que tu es
blessé, et depuis quatorze jours, O mon Dieu! c'est effroyable à penser.
Pars, pars, Ferdinand; car, si je retardais ton départ d'une seconde,
peut-être te verrais-je reparaître avec un visage sévère et accusateur,
peut-être pour la première fois me dirais-tu: Carmela! c'est ta faute.
Pars, pars!
Et la jeune fille s'était élancée sur le paquet de cordes, et déroulait
l'échelle qui devait lui enlever tout ce qu'elle aimait au monde. Cette
double vue, qui n'appartient qu'au coeur de la femme, lui avait fait
deviner qu'il se passait dans la chapelle quelque douloureuse catastrophe.
Don Ferdinand, qui d'abord ne s'était arrêté qu'à l'idée que le souterrain
renfermait quelque trésor soustrait, quelque amas d'objets volés,
commençait à entrevoir une autre probabilité. Ces cris de douleur, ces
bruits de chaînes que les paysans avaient pris pour les plaintes de
Cantarello, lui revenaient à l'esprit, et à son tour il se reprochait
d'avoir tant tardé, comprenant tout ce qu'il y avait d'admirable force et
de sublime charité de la part de Carmela dans cette abnégation d'elle-même
qui faisait qu'au lieu de le retenir, elle pressait son départ. Il sentit
qu'il l'en aimait davantage, et, la pressant dans ses bras:
--Carmela, lui dit-il, je te jure en face de Dieu qui nous entend...
--Pas de serment! pas de serment! dit la jeune fille en lui fermant la
bouche avec sa main; que ce soit ton amour qui te ramène, Ferdinand, et non
la promesse que tu m'auras faite. Dis-moi: sois tranquille, Carmela, je
reviendrai. Voilà tout, et je croirai en toi comme je crois en Dieu.
--Sois tranquille, je reviendrai, murmura le jeune homme en appuyant ses
lèvres sur celles de sa maîtresse, oh! oui, je reviendrai; et si je ne
reviens pas, c'est que je serai mort.
--Alors, dit en souriant la jeune fille, sois tranquille, nous ne serons
pas séparés longtemps.
Peppino répéta une seconde fois le signal.
--Oui, oui, me voilà! s'écria Ferdinand en s'élançant sur l'échelle de
corde et en montant rapidement sur le couronnement du mur.
Arrivé là, il se retourna et vit la jeune fille à genoux, et les bras
tendus vers lui.
--Adieu, Carmela! lui cria-t-il, adieu, ma femme devant Dieu et bientôt
devant les hommes!
Et il sauta de l'autre côté de la muraille.
--Au revoir, murmura une voix faible; au revoir, je t'attends.
--Oui, oui, répondit Ferdinand. Il sauta sur le cheval que lui avait amené
Peppino, lui enfonça ses éperons dans le ventre, et s'élança, suivi
du jardinier, sur la route de Syracuse, craignant, s'il restait plus
longtemps, de n'avoir plus la force de partir.
LE SOUTERRAIN
Dieu garda don Ferdinand et Peppino de toute mauvaise rencontre, et au
point du jour ils arrivèrent à Belvédère.
Sans entrer au village, ils se dirigèrent à l'instant vers la petite porte
du jardin, enfermèrent les chevaux dans l'écurie, prirent les torches, la
pince, les tenailles et la lime, et s'avancèrent vers la chapelle. Comme
des craintes superstitieuses continuaient d'en écarter les visiteurs, ils
ne rencontrèrent personne sur la route et y entrèrent sans être vus.
L'impression fut profonde pour don Ferdinand quand il se retrouva là où il
avait éprouvé de si violentes émotions et couru un si terrible danger; il
ne s'en avança pas moins d'un pas ferme vers la porte secrète, mais sur
sa route, il reconnut les traces du sang desséché de Cantarello, qui
rougissait encore les dalles de marbre dans toute la partie du pavé voisine
de la colonne au pied de laquelle il était tombé. Don Ferdinand se détourna
avec un frémissement involontaire, décrivit un cercle en regardant de côté
et en silence cette trace que la mort avait laissée en passant, puis il
alla droit à la porte secrète, qui s'ouvrit sans difficulté. Arrivés là,
les deux jeunes gens allumèrent chacun une torche, continuèrent leur
chemin, descendirent l'escalier, et trouvèrent la seconde porte; en un
instant elle fut enfoncée; mais, en s'ouvrant, elle livra passage à une
odeur tellement méphitique, que tous deux furent obligés de faire quelques
pas en arrière pour respirer. Don Ferdinand ordonna alors au jardinier
de remonter et de maintenir la première porte ouverte, afin que l'air
extérieur pût pénétrer sous ces voûtes souterraines. Peppino remonta, fixa
la porte et redescendit. Déjà don Ferdinand, impatient, avait continué son
chemin, et de loin Peppino voyait briller la lumière de sa torche; tout
à coup le jardinier entendit un cri, et s'élança vers son maître. Don
Ferdinand se tenait appuyé contre une troisième porte qu'il venait
d'ouvrir; un spectacle si effroyable s'était offert à ses regards, qu'il
n'avait pu retenir le cri qui lui était échappé et auquel était accouru
Peppino.
Cette troisième porte ouvrait un caveau à voûte basse qui renfermait trois
cadavres: celui d'un homme scellé au mur par une chaîne qui lui ceignait le
corps, celui d'une femme étendue sur un matelas, et celui d'un enfant de
quinze ou dix-huit mois, couché sur sa mère.
Tout à coup les deux jeunes gens tressaillirent; il leur semblait qu'ils
avaient entendu une plainte.
Tous deux s'élancèrent aussitôt dans le caveau: l'homme et la femme étaient
morts, mais l'enfant respirait encore; il avait la bouche collée à la veine
du bras de sa mère et paraissait devoir cette prolongation d'existence au
sang qu'il avait bu. Cependant il était d'une faiblesse telle, qu'il était
évident que, si de prompts secours ne lui étaient prodigués, il n'y avait
rien à faire; la femme paraissait morte depuis plusieurs heures, et l'homme
depuis deux ou trois jours.
La décision de don Ferdinand fut rapide et telle que le commandait la
gravité de la circonstance; il ordonna à Peppino de prendre l'enfant; puis,
s'étant assuré qu'il ne restait dans ce fatal caveau aucune autre créature
ni morte, ni vivante, à l'exception de l'homme et de la femme, qui leur
étaient inconnus à tous deux, il repoussa la porte, sortit vivement du
souterrain, referma l'issue secrète, et, suivi de Peppino, s'achemina vers
le village de Belvédère. Le long du chemin, Peppino cueillit une orange, et
en exprima le jus sur les lèvres de l'enfant, qui ouvrit les yeux et les
referma aussitôt en y portant les mains et en poussant un gémissement,
comme si le jour l'eût douloureusement ébloui; mais, comme en même temps il
ouvrait sa bouche haletante, Peppino renouvela l'expérience, et l'enfant,
quoique gardant toujours les yeux fermés, sembla revenir un peu à lui.
Don Ferdinand se rendit droit chez le juge, et lui raconta mot pour mot ce
qui venait d'arriver, en lui montrant l'enfant près d'expirer comme preuve
de ce qu'il avançait, et en le sommant de le suivre à la chapelle pour
dresser procès-verbal et reconnaître les morts; puis, accompagné du juge,
il se rendit chez le médecin, laissa l'enfant à la garde de sa femme, et
tous quatre retournèrent à la chapelle.
Tout était resté dans le même état depuis le départ de Ferdinand et de
Peppino. On commença le procès-verbal.
Le cadavre enchaîné au mur était celui d'un homme de trente-cinq à
trente-six ans, qui paraissait avoir effroyablement lutté pour briser sa
chaîne, car ses bras crispés étaient encore étendus dans la direction de la
bouche de sa femme: ses bras étaient couverts de ses propres morsures, mais
ces morsures étaient des marques de désespoir plus encore que de faim. Le
médecin reconnut qu'il devait être mort depuis deux jours à peu près. Cet
homme lui était totalement inconnu ainsi qu'au juge.
La femme pouvait avoir vingt-six à vingt-huit ans. Sa mort à elle
paraissait avoir été assez douce; elle s'était ouvert la veine avec une
aiguille à tricoter, sans doute pour prolonger l'existence de son enfant,
et était morte d'affaiblissement, comme nous l'avons déjà dit. Le médecin
jugea qu'elle était expirée depuis quelques heures seulement. Ainsi que
l'homme, elle paraissait étrangère au village, et ni le médecin ni le juge
ne se rappelèrent avoir jamais vu sa figure.
Auprès de la tête de la femme, et contre la muraille, était une chaise
brisée et recouverte d'un jupon. Le juge leva cette chaise, et l'on
s'aperçut alors qu'elle avait été mise là pour cacher un trou pratiqué au
bas de la muraille. Ce trou était assez large pour qu'une personne y pût
passer, mais il s'arrêtait à quatre ou cinq pieds de profondeur. Examen
fait de ce trou, il fut reconnu qu'il avait dû être creusé à l'aide d'un
instrument de bois que les femmes siciliennes appellent _mazzarello_; c'est
le même que nos paysannes placent dans leur ceinture et qui leur sert à
soutenir leur aiguille à tricoter. Au reste, telle est la puissance de la
volonté, telle est la force du désespoir, que l'on retrouva sous le matelas
plusieurs pierres énormes arrachées des fondations du mur, et qui en
avaient été extraites par cette femme sans autre aide que celle de ses
mains et de cet outil. La terre était, ainsi que les pierres, recouverte
par le matelas, afin sans doute de les cacher aux yeux de ceux qui
gardaient les prisonniers.
La visite continua. On trouva dans un enfoncement de la muraille une
bouteille où il y avait eu de l'huile, une jarre où il y avait eu de l'eau,
une lampe éteinte et un gobelet de fer-blanc. Un autre enfoncement du mur
était noirci par la calcination, et annonçait que plusieurs fois on avait
dû allumer du feu en cet endroit, quoiqu'il n'y eût aucun conduit par
lequel pût s'échapper la fumée.
Une table était dressée au milieu de ce caveau. En s'asseyant devant cette
table pour écrire, le juge vit un second gobelet d'étain dans lequel était
une liqueur noire; près du gobelet était une plume, et par terre trois ou
quatre feuillets de papier. On s'aperçut alors que ces feuillets étaient
écrits d'une écriture fine et menue, sans orthographe, et cependant assez
lisible. Aussitôt on se mit à la recherche des autres morceaux de papier
que l'on pourrait trouver encore, et l'on en découvrit deux nouveaux dans
la paille qui était sous le cadavre de l'homme. Ces feuillets de papier ne
paraissaient point avoir été cachés là avec intention; mais bien plutôt
être tombés par accident de la table, et avoir été éparpillés avec les
pieds. Comme les feuillets étaient paginés, on les réunit, on les classa,
et voici ce qu'on lut:
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.
J'ai écrit ces lignes dans l'espérance qu'elles tomberont entre les mains
de quelque personne charitable. Quelle que soit cette personne, nous la
supplions, au nom de ce qu'elle a de plus cher en ce monde et dans l'autre,
de nous tirer du tombeau où nous sommes enfermés depuis plusieurs années,
mon mari, mon enfant et moi, sans avoir mérité aucunement cet effroyable
supplice.
Je me nomme Teresa Lentini, je suis née à Taormine, je dois avoir
maintenant vingt-huit ou vingt-neuf ans. Depuis le moment où nous sommes
enfermés dans le caveau où j'écris, je n'ai pu compter les heures, je n'ai
pu séparer les jours des nuits, je n'ai pu mesurer le temps. Il y a bien
longtemps que nous y sommes; voilà tout ce que je sais.
J'étais à Catane, chez le marquis de San-Floridio, où j'avais été placée
comme soeur de lait de la jeune comtesse Lucia. La jeune comtesse mourut en
1798, je crois; mais la marquise, à qui je rappelais sa fille bien-aimée,
voulut me garder auprès d'elle. Elle mourut à son tour, cette bonne et
digne marquise; Dieu veuille avoir son âme, car elle était aimée de tout le
monde.
Je voulus alors me retirer chez ma mère, mais le marquis de San-Floridio ne
le permit pas. Il avait près de lui, à titre d'intendant, un homme dont les
ancêtres, depuis quatre ou cinq générations, avaient été au service de ses
aïeux, qui connaissait toute sa fortune, qui savait tous ses secrets; un
homme dans lequel il avait la plus grande confiance enfin. Cet homme se
nommait Gaëtano Cantarello. Il avait résolu de me marier à cet homme, afin,
disait-il, que nous puissions tous deux demeurer près de lui jusqu'à sa
mort.
Cantarello était un homme de vingt-huit à trente ans, beau, mais d'une
figure un peu dure. Il n'y avait rien à dire contre lui; il paraissait
honnête homme; il n'était ni joueur ni débauché. Il avait hérité de son
père, et reçu des bontés du marquis une somme considérable pour un homme
de sa condition; c'était donc un parti avantageux, eu égard à ma pauvreté.
Cependant, lorsque le marquis de San-Floridio me parla de ce projet, je me
mis malgré moi à frémir et à pleurer; il y avait dans le froncement des
sourcils de cet homme, dans l'expression sauvage de ses yeux, dans le son
âpre de sa voix, quelque chose qui m'effrayait instinctivement. J'entendais
dire, il est vrai, à toutes mes compagnes que j'étais bien heureuse d'être
aimée de Cantarello, et que Cantarello était le plus bel homme de Messine.
Je me demandais donc intérieurement si je n'étais pas une folle de juger
seule ainsi mon fiancé, tandis que tout le monde le voyait autrement. Je me
reprochais donc d'être injuste pour le pauvre Cantarello. Et, à mes yeux,
le reproche que je me faisais était d'autant plus fondé, que, si j'avais
un sentiment de répulsion instinctive pour Cantarello, je ne pouvais me
dissimuler que j'éprouvais un sentiment tout contraire pour un jeune
vigneron des environs de Paterno, nommé Luigi Pollino, lequel était mon
cousin. Nous nous aimions d'amitié depuis notre enfance, et nous n'aurions
pas su dire nous-mêmes depuis quelle époque cette amitié s'était changée en
amour.
Notre désespoir à tous deux fut grand, lorsque le marquis m'eut fait part
de ses projets sur moi et Cantarello; d'autant plus que ma mère, qui
voyait là un mariage comme je ne pouvais jamais espérer d'en faire un,
disait-elle, abandonna entièrement les intérêts du pauvre Luigi pour
prendre ceux du riche intendant, et me signifia de renoncer à mon cousin
pour ne plus penser qu'à son rival.
ce sentiment délicieux dont il commençait seulement à apprécier la douceur,
il comprit qu'il lui fallait se débarrasser d'abord de ce reste de faim qui
le tourmentait. Regardant donc Carmela le plus tendrement qu'il put, il
lui renouvela sa prière de la veille, en la conjurant seulement cette fois
d'apporter le poulet intact et la bouteille pleine.
Carmela était dans cette disposition d'esprit où les femmes ne discutent
plus, mais obéissent aveuglément. Elle demanda seulement un délai, afin
d'être certaine de ne rencontrer personne sur les escaliers ou dans les
corridors. L'attente était facile. Les jeunes gens parlèrent de mille
choses qui voulaient dire clair comme le jour qu'ils s'aimaient; puis,
lorsque Carmela crut l'heure venue, elle sortit sur la pointe du pied, une
bougie à la main, et légère comme une ombre.
Un instant après elle rentra, portant un plateau complet; mais cette fois,
il faut le dire en l'honneur de don Ferdinand, ses premiers regards se
portèrent sur la belle pourvoyeuse et non sur le souper qu'elle apportait.
Ce souper en valait cependant bien la peine: c'était une excellente
poularde, une bouteille à la forme élancée et au long goulot, et une
pyramide de ces fruits que Narsès envoya comme échantillon aux Barbares
qu'il voulait attirer en Italie.
--Tenez, dit Carmela en posant le plateau sur la table, je vous ai obéi
parce que, je ne sais pourquoi, je ne trouve point de paroles pour vous
refuser; mais maintenant, au nom du ciel! soyez sage, et songez comme je
serais malheureuse si ma complaisance pour vous allait tourner à mal.
--Écoutez, dit Ferdinand, il y a un moyen de vous assurer que je ne ferai
pas d'excès.
--Lequel? demanda la jeune fille.
--C'est de partager la collation. Ce sera une oeuvre charitable, puisque
vous empêcherez un pauvre malade de tomber dans le péché de la gourmandise;
et, si j'en crois les apparences, ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil
sur la poularde, eh bien! ce ne sera pas une pénitence trop rude pour les
autres péchés que vous aurez commis.
--Mais je n'ai pas faim, moi, dit Carmela.
--Alors l'action n'en sera que plus méritoire, reprit Ferdinand, vous vous
sacrifierez pour moi, voilà tout.
--Mais, reprit encore la religieuse un peu plus disposée à donner au malade
cette nouvelle preuve de dévouement, c'est aujourd'hui mercredi, jour
maigre, et il ne nous est pas permis de faire gras sans dispense.
--Tenez, répondit don Ferdinand en étendant le doigt vers la pendule qui
marquait justement minuit, et en donnant, par une pause d'un moment, le
temps aux douze coups de tinter; tenez, nous sommes à jeudi, jour gras;
vous n'avez donc plus besoin de dispense, et vous aurez la conscience riche
d'un péché de moins et d'une bonne action de plus.
Carmela ne répondit rien, car, nous l'avons dit, elle n'avait déjà plus
d'autre volonté que celle de Ferdinand; elle prit donc une chaise et
s'assit de l'autre côté de la table en face de lui.
--Oh! que faites-vous là? demanda le jeune homme. Ne voyez-vous pas que
vous êtes trop éloignée de moi, et que je ne pourrai atteindre à rien sans
risquer de faire un effort qui peut faire rouvrir ma blessure?
--Vraiment! s'écria Carmela avec effroi; mais dites-moi alors où il faut
que je me mette, et je m'y mettrai.
--Là, dit Ferdinand en lui indiquant le bord de son lit, là, près de
moi; de cette manière je n'aurai aucune fatigue, et vous n'aurez rien à
craindre.
Carmela obéit en rougissant, et vint s'asseoir sur le bord du lit du jeune
homme, sentant qu'elle faisait mal, peut-être; mais cédant à ce principe
de la charité chrétienne qui veut que l'on ait pitié des malades et des
affligés. L'intention était bonne, mais, comme le dit un vieux proverbe,
l'enfer est pavé de bonnes intentions!
Et cependant c'était un tableau digne du paradis, que ces deux beaux jeunes
gens rapprochés l'un de l'autre comme deux oiseaux au bord d'un même nid,
se regardant avec amour et souriant de bonheur. Jamais ni l'un ni l'autre
n'avait fait un souper si charmant, ni compris même qu'il y eût tant de
mystérieuses délices cachées dans un acte aussi simple que celui auquel
ils se livraient. Don Ferdinand lui-même, quelque plaisir qu'il eût eu
la veille à apaiser cette faim effroyable qui le tourmentait depuis si
longtemps, n'avait senti que la jouissance matérielle du besoin satisfait;
mais cette fois c'était tout autre chose, il se mêlait à cette jouissance
matérielle une volupté inconnue et presque céleste. Tous deux étaient
oppressés comme s'ils souffraient, tous deux étaient heureux comme s'ils
étaient au ciel. Carmela sentit le danger de cette position; un dernier
instinct de pudeur, un dernier cri de vertu lui donna la force de se lever
pour s'éloigner de don Ferdinand, mais don Ferdinand la retint, et elle
retomba sans force et sans résistance. Il sembla alors à Carmela qu'elle
entendait un faible cri, et que le frôlement de deux ailes effleurait son
front. C'était l'ange gardien de la chasteté claustrale qui remontait tout
éploré vers le ciel.
Le lendemain, la supérieure, en entrant dans la chambre de son neveu,
lui annonça un message de sa mère, et derrière elle don Ferdinand vit
apparaître Peppino.
Don Ferdinand avait tout oublié depuis la veille pour se replier sur
lui-même et pour vivre dans son bonheur: cette vue lui rappelait tout ce
qui s'était passé, et il y eut un instant où tout cela ne lui sembla plus
qu'un rêve; sa vie réelle n'avait commencé que du jour où il avait vu
Carmela, où il avait aimé et été aimé. Mais Peppino, apparaissant tout à
coup comme un fantôme, était cependant une sérieuse et terrible réalité;
sa présence rappelait à don Ferdinand qu'il lui restait à approfondir le
mystère de la chapelle. Aussi, en présence de sa tante, jeta-t-il les yeux
sur la lettre maternelle qu'il lui apportait. Cette lettre annonçait que
tout allait au mieux à l'endroit de la justice; avant un mois, la marquise
espérait que son fils pourrait revenir librement à Syracuse. Dès que don
Ferdinand fut seul avec Peppino, il s'informa s'il ne s'était rien passé de
nouveau à Belvédère depuis la nuit où il avait été blessé.
Tout était resté dans le même état; on ignorait toujours le nom du mort que
l'on avait enterré après procès-verbal constatant ses blessures; personne
n'était entré depuis cette époque dans la chapelle, et des paysans qui
étaient passés près de ce lieu la nuit, disaient avoir entendu des
gémissements et des bruits de chaînes qui semblaient sortir de terre,
preuve bien évidente que le trépassé était mort en état de péché mortel, et
que son âme revenait pour demander des prières à celui qui l'avait ainsi
violemment et inopinément fait sortir de son corps.
Toutes ces données rendirent à Ferdinand son premier désir de mener à bout
cette étrange aventure. Blessé et retenu dans son lit, il n'avait pas
volontairement du moins perdu un temps qui pouvait être précieux; mais,
maintenant qu'il se sentait à peu près guéri, maintenant que ses forces
étaient revenues, maintenant qu'il n'y avait plus d'autre cause de retard
que sa volonté, il résolut de tenter l'entreprise aussitôt que cela lui
serait possible. En conséquence, il ordonna à Peppino de garder le secret,
et de revenir, dans la nuit du surlendemain, avec deux chevaux et une
échelle de corde. Don Ferdinand, comme on le comprend, voulait éviter toute
contestation avec la tourière du couvent, qui sans doute avait l'ordre
formel de ne pas le laisser sortir; il avait donc résolu de passer
par-dessus les murs du jardin, à l'aide de l'échelle que lui jetterait
Peppino.
Peppino promit tout ce que le jeune comte voulut. Selon les ordres qui lui
avaient déjà été donnés, il tenait toutes prêtes, dans le pavillon qu'il
habitait, torches, tenailles, limes et pinces. Tout fut donc convenu pour
la nuit du surlendemain: les chevaux attendraient près du mur extérieur,
Peppino frapperait trois fois dans ses mains, et, au même signal répété par
don Ferdinand, il jetterait l'échelle par-dessus le mur.
Malgré ce projet et même à cause de ce projet, don Ferdinand ne feignit
pas moins d'être toujours accablé par une grande faiblesse; d'ailleurs il
gagnait deux choses à cette feinte: la première de prolonger près de lui
les veilles de Carmela, et la seconde d'ôter à sa tante tout soupçon qu'il
eût l'idée de fuir. La ruse réussit complètement: la pauvre femme l'avait
trouvé si languissant le matin, qu'elle revint vers le soir pour savoir de
lui comment il se trouvait; don Ferdinand lui dit qu'il avait essayé de
se lever, mais que, ne pouvant se tenir debout, il avait été forcé de
se recoucher aussitôt. La bonne abbesse gronda fort son neveu de
cette imprudence, et lui demanda s'il était toujours satisfait de sa
garde-malade; le comte répondit qu'il avait dormi toute la nuit et ne
pouvait par conséquent lui rien dire à ce sujet; que, cependant, s'étant
réveillé une fois, il se rappelait l'avoir vue éveillée elle-même et
faisant sa prière; l'abbesse leva les yeux au ciel, et se retira tout
édifiée. Il résulta de cette information, que Carmela reçut la permission
de venir près du malade une heure plus tôt que d'habitude.
Ce fut une grande joie pour les jeunes gens que de se revoir, et cependant
Carmela avait pleuré toute la journée. Quant à don Ferdinand, il n'avait
éprouvé ni chagrin ni remords; et Carmela lui trouva le visage si joyeux,
qu'elle n'eut point la force de l'attrister de sa propre tristesse.
D'ailleurs, à peine la main du jeune homme eut-elle touché sa main, à peine
leurs yeux eurent-ils échangé un regard, à peine les lèvres de Ferdinand se
fussent-elles posées sur ses lèvres pâles et cependant brûlantes, que tout
fut oublié.
La journée qui suivit cette nuit se passa comme les autres journées;
seulement jamais Ferdinand ne s'était senti l'âme si pleine de bonheur: il
aimait autant qu'il était aimé. Puis la nuit revint, puis le jour succéda
encore à la nuit; c'était le dernier que don Ferdinand devait passer dans
le couvent. La nuit suivante Peppino devait venir le chercher avec les
chevaux.
Don Ferdinand n'avait eu le courage de rien dire à Carmela: d'ailleurs il
craignait que, par douleur ou par faiblesse, elle ne le trahît. Lorsqu'il
vit s'avancer l'heure où il crut que Peppino devait s'approcher de Catane,
il alla vers la fenêtre, l'ouvrit et, montrant à Carmela ce beau ciel
étoile, il lui demanda si elle n'aurait point du bonheur à descendre avec
lui au jardin et à respirer ensemble cet air pur tout imprégné de saveur
marine. Carmela voulait tout ce que voulait Ferdinand. Son bonheur à elle
était non point d'être à tel endroit, ou de respirer tel ou tel air; son
bonheur était d'être près de lui et de respirer le même air que lui. Elle
se contenta donc de sourire et de répondre: Allons.
Don Ferdinand s'habilla, mit dans sa poche la clef du corridor sombre,
et descendit dans le jardin, appuyé sur le bras de Carmela. Ils allèrent
s'asseoir sous un berceau de lauriers rosés. Alors don Ferdinand demanda à
Carmela si elle connaissait les détails de l'événement auquel il devait le
bonheur de la voir. Carmela n'en savait que ce qu'en savait tout le monde,
mais elle lui dit qu'elle aurait bien du bonheur à les lui entendre
raconter à lui-même. Puis elle lui passa un bras autour du cou, et,
appuyant sa tête sur son épaule, comme ces pauvres fleurs qui se penchent
après une trop chaude journée, elle attendit ses paroles comme la douce
brise, comme la fraîche rosée, qui devaient lui faire relever la tête.
Don Ferdinand lui raconta tout, depuis sa première rencontre avec
Cantarello jusqu'au duel. Pendant ce récit, la pauvre Carmela passa par
toutes les angoisses de l'amour et de la terreur. Don Ferdinand la sentit
se rapprocher de lui, frissonner, trembler, frémir. Au moment où le jeune
homme parla de coup d'épée reçu, elle jeta un cri et faillit perdre
connaissance. Enfin, au moment où il venait de terminer son récit, et où il
la tenait tout éplorée dans ses bras, trois battements de main retentirent
de l'autre côté du mur. Carmela tressaillit.
--Qu'est-ce que cela? s'écria-t-elle.
--M'aimes-tu, Carmela? demanda don Ferdinand.
--Qu'est-ce que ce signal? répéta de nouveau la jeune fille. Ne me trompe
pas, Ferdinand, je suis plus forte que tu ne le crois. Seulement dis-moi
toute la vérité; que je sache ce que j'ai à espérer ou à craindre.
--Eh bien! dit Ferdinand, c'est Peppino qui vient me chercher.
--Et tu pars? demanda Carmela. Et elle devint si pâle, que don Ferdinand
crut qu'elle allait mourir.
--Écoute, lui dit-il en se penchant à son oreille, veux-tu partir avec moi?
Carmela tressaillit et se leva vivement; mais elle retomba aussitôt.
--Écoute, Ferdinand, dit-elle, tu m'aimes ou tu ne m'aimes pas: si tu ne
m'aimes pas, que je reste ici ou que je te suive, tu ne m'en abandonneras
pas moins, et je serai perdue à la fois aux yeux du monde et aux yeux de
Dieu; si tu m'aimes, tu sauras bien venir me rechercher avec la permission
et l'aveu de mon père, n'est-ce pas? Et, le jour où je te reverrai,
Ferdinand, où je te reverrai pour t'appeler mon mari, je tomberai à genoux
devant toi, car tu m'auras rendu l'honneur et sauvé la vie. Si je ne te
revois pas, je mourrai, voilà tout.
Ferdinand la prit dans ses bras.
--Oh! oui! oui! s'écria-t-il en la couvrant de baisers, oui, sois
tranquille, je reviendrai.
Le signal se renouvela.
--Entends-tu? dit Carmela, on t'attend.
Ferdinand répondit en frappant à son tour trois coups dans ses mains, et un
rouleau de cordes, lancé par-dessus le mur, tomba à ses pieds.
Carmela poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement, et sa douleur
s'échappa de sa poitrine en sanglots si profonds et si sourds, que
Ferdinand, qui avait déjà fait un pas vers l'échelle de corde, revint à
elle, et, lui passant le bras autour du corps, puis la rapprochant de lui:
--Écoute, Carmela, lui dit-il, dis un mot, et je ne te quitte pas.
--Ferdinand, répondit la jeune fille en rappelant tout son courage, tu l'as
dit, il y a quelque mystère étrange caché dans ce souterrain, peut-être
quelque créature vivante y est-elle ensevelie; songes-y, Ferdinand,
songes-y, il y a quatorze jours que Cantarello est mort et que tu es
blessé, et depuis quatorze jours, O mon Dieu! c'est effroyable à penser.
Pars, pars, Ferdinand; car, si je retardais ton départ d'une seconde,
peut-être te verrais-je reparaître avec un visage sévère et accusateur,
peut-être pour la première fois me dirais-tu: Carmela! c'est ta faute.
Pars, pars!
Et la jeune fille s'était élancée sur le paquet de cordes, et déroulait
l'échelle qui devait lui enlever tout ce qu'elle aimait au monde. Cette
double vue, qui n'appartient qu'au coeur de la femme, lui avait fait
deviner qu'il se passait dans la chapelle quelque douloureuse catastrophe.
Don Ferdinand, qui d'abord ne s'était arrêté qu'à l'idée que le souterrain
renfermait quelque trésor soustrait, quelque amas d'objets volés,
commençait à entrevoir une autre probabilité. Ces cris de douleur, ces
bruits de chaînes que les paysans avaient pris pour les plaintes de
Cantarello, lui revenaient à l'esprit, et à son tour il se reprochait
d'avoir tant tardé, comprenant tout ce qu'il y avait d'admirable force et
de sublime charité de la part de Carmela dans cette abnégation d'elle-même
qui faisait qu'au lieu de le retenir, elle pressait son départ. Il sentit
qu'il l'en aimait davantage, et, la pressant dans ses bras:
--Carmela, lui dit-il, je te jure en face de Dieu qui nous entend...
--Pas de serment! pas de serment! dit la jeune fille en lui fermant la
bouche avec sa main; que ce soit ton amour qui te ramène, Ferdinand, et non
la promesse que tu m'auras faite. Dis-moi: sois tranquille, Carmela, je
reviendrai. Voilà tout, et je croirai en toi comme je crois en Dieu.
--Sois tranquille, je reviendrai, murmura le jeune homme en appuyant ses
lèvres sur celles de sa maîtresse, oh! oui, je reviendrai; et si je ne
reviens pas, c'est que je serai mort.
--Alors, dit en souriant la jeune fille, sois tranquille, nous ne serons
pas séparés longtemps.
Peppino répéta une seconde fois le signal.
--Oui, oui, me voilà! s'écria Ferdinand en s'élançant sur l'échelle de
corde et en montant rapidement sur le couronnement du mur.
Arrivé là, il se retourna et vit la jeune fille à genoux, et les bras
tendus vers lui.
--Adieu, Carmela! lui cria-t-il, adieu, ma femme devant Dieu et bientôt
devant les hommes!
Et il sauta de l'autre côté de la muraille.
--Au revoir, murmura une voix faible; au revoir, je t'attends.
--Oui, oui, répondit Ferdinand. Il sauta sur le cheval que lui avait amené
Peppino, lui enfonça ses éperons dans le ventre, et s'élança, suivi
du jardinier, sur la route de Syracuse, craignant, s'il restait plus
longtemps, de n'avoir plus la force de partir.
LE SOUTERRAIN
Dieu garda don Ferdinand et Peppino de toute mauvaise rencontre, et au
point du jour ils arrivèrent à Belvédère.
Sans entrer au village, ils se dirigèrent à l'instant vers la petite porte
du jardin, enfermèrent les chevaux dans l'écurie, prirent les torches, la
pince, les tenailles et la lime, et s'avancèrent vers la chapelle. Comme
des craintes superstitieuses continuaient d'en écarter les visiteurs, ils
ne rencontrèrent personne sur la route et y entrèrent sans être vus.
L'impression fut profonde pour don Ferdinand quand il se retrouva là où il
avait éprouvé de si violentes émotions et couru un si terrible danger; il
ne s'en avança pas moins d'un pas ferme vers la porte secrète, mais sur
sa route, il reconnut les traces du sang desséché de Cantarello, qui
rougissait encore les dalles de marbre dans toute la partie du pavé voisine
de la colonne au pied de laquelle il était tombé. Don Ferdinand se détourna
avec un frémissement involontaire, décrivit un cercle en regardant de côté
et en silence cette trace que la mort avait laissée en passant, puis il
alla droit à la porte secrète, qui s'ouvrit sans difficulté. Arrivés là,
les deux jeunes gens allumèrent chacun une torche, continuèrent leur
chemin, descendirent l'escalier, et trouvèrent la seconde porte; en un
instant elle fut enfoncée; mais, en s'ouvrant, elle livra passage à une
odeur tellement méphitique, que tous deux furent obligés de faire quelques
pas en arrière pour respirer. Don Ferdinand ordonna alors au jardinier
de remonter et de maintenir la première porte ouverte, afin que l'air
extérieur pût pénétrer sous ces voûtes souterraines. Peppino remonta, fixa
la porte et redescendit. Déjà don Ferdinand, impatient, avait continué son
chemin, et de loin Peppino voyait briller la lumière de sa torche; tout
à coup le jardinier entendit un cri, et s'élança vers son maître. Don
Ferdinand se tenait appuyé contre une troisième porte qu'il venait
d'ouvrir; un spectacle si effroyable s'était offert à ses regards, qu'il
n'avait pu retenir le cri qui lui était échappé et auquel était accouru
Peppino.
Cette troisième porte ouvrait un caveau à voûte basse qui renfermait trois
cadavres: celui d'un homme scellé au mur par une chaîne qui lui ceignait le
corps, celui d'une femme étendue sur un matelas, et celui d'un enfant de
quinze ou dix-huit mois, couché sur sa mère.
Tout à coup les deux jeunes gens tressaillirent; il leur semblait qu'ils
avaient entendu une plainte.
Tous deux s'élancèrent aussitôt dans le caveau: l'homme et la femme étaient
morts, mais l'enfant respirait encore; il avait la bouche collée à la veine
du bras de sa mère et paraissait devoir cette prolongation d'existence au
sang qu'il avait bu. Cependant il était d'une faiblesse telle, qu'il était
évident que, si de prompts secours ne lui étaient prodigués, il n'y avait
rien à faire; la femme paraissait morte depuis plusieurs heures, et l'homme
depuis deux ou trois jours.
La décision de don Ferdinand fut rapide et telle que le commandait la
gravité de la circonstance; il ordonna à Peppino de prendre l'enfant; puis,
s'étant assuré qu'il ne restait dans ce fatal caveau aucune autre créature
ni morte, ni vivante, à l'exception de l'homme et de la femme, qui leur
étaient inconnus à tous deux, il repoussa la porte, sortit vivement du
souterrain, referma l'issue secrète, et, suivi de Peppino, s'achemina vers
le village de Belvédère. Le long du chemin, Peppino cueillit une orange, et
en exprima le jus sur les lèvres de l'enfant, qui ouvrit les yeux et les
referma aussitôt en y portant les mains et en poussant un gémissement,
comme si le jour l'eût douloureusement ébloui; mais, comme en même temps il
ouvrait sa bouche haletante, Peppino renouvela l'expérience, et l'enfant,
quoique gardant toujours les yeux fermés, sembla revenir un peu à lui.
Don Ferdinand se rendit droit chez le juge, et lui raconta mot pour mot ce
qui venait d'arriver, en lui montrant l'enfant près d'expirer comme preuve
de ce qu'il avançait, et en le sommant de le suivre à la chapelle pour
dresser procès-verbal et reconnaître les morts; puis, accompagné du juge,
il se rendit chez le médecin, laissa l'enfant à la garde de sa femme, et
tous quatre retournèrent à la chapelle.
Tout était resté dans le même état depuis le départ de Ferdinand et de
Peppino. On commença le procès-verbal.
Le cadavre enchaîné au mur était celui d'un homme de trente-cinq à
trente-six ans, qui paraissait avoir effroyablement lutté pour briser sa
chaîne, car ses bras crispés étaient encore étendus dans la direction de la
bouche de sa femme: ses bras étaient couverts de ses propres morsures, mais
ces morsures étaient des marques de désespoir plus encore que de faim. Le
médecin reconnut qu'il devait être mort depuis deux jours à peu près. Cet
homme lui était totalement inconnu ainsi qu'au juge.
La femme pouvait avoir vingt-six à vingt-huit ans. Sa mort à elle
paraissait avoir été assez douce; elle s'était ouvert la veine avec une
aiguille à tricoter, sans doute pour prolonger l'existence de son enfant,
et était morte d'affaiblissement, comme nous l'avons déjà dit. Le médecin
jugea qu'elle était expirée depuis quelques heures seulement. Ainsi que
l'homme, elle paraissait étrangère au village, et ni le médecin ni le juge
ne se rappelèrent avoir jamais vu sa figure.
Auprès de la tête de la femme, et contre la muraille, était une chaise
brisée et recouverte d'un jupon. Le juge leva cette chaise, et l'on
s'aperçut alors qu'elle avait été mise là pour cacher un trou pratiqué au
bas de la muraille. Ce trou était assez large pour qu'une personne y pût
passer, mais il s'arrêtait à quatre ou cinq pieds de profondeur. Examen
fait de ce trou, il fut reconnu qu'il avait dû être creusé à l'aide d'un
instrument de bois que les femmes siciliennes appellent _mazzarello_; c'est
le même que nos paysannes placent dans leur ceinture et qui leur sert à
soutenir leur aiguille à tricoter. Au reste, telle est la puissance de la
volonté, telle est la force du désespoir, que l'on retrouva sous le matelas
plusieurs pierres énormes arrachées des fondations du mur, et qui en
avaient été extraites par cette femme sans autre aide que celle de ses
mains et de cet outil. La terre était, ainsi que les pierres, recouverte
par le matelas, afin sans doute de les cacher aux yeux de ceux qui
gardaient les prisonniers.
La visite continua. On trouva dans un enfoncement de la muraille une
bouteille où il y avait eu de l'huile, une jarre où il y avait eu de l'eau,
une lampe éteinte et un gobelet de fer-blanc. Un autre enfoncement du mur
était noirci par la calcination, et annonçait que plusieurs fois on avait
dû allumer du feu en cet endroit, quoiqu'il n'y eût aucun conduit par
lequel pût s'échapper la fumée.
Une table était dressée au milieu de ce caveau. En s'asseyant devant cette
table pour écrire, le juge vit un second gobelet d'étain dans lequel était
une liqueur noire; près du gobelet était une plume, et par terre trois ou
quatre feuillets de papier. On s'aperçut alors que ces feuillets étaient
écrits d'une écriture fine et menue, sans orthographe, et cependant assez
lisible. Aussitôt on se mit à la recherche des autres morceaux de papier
que l'on pourrait trouver encore, et l'on en découvrit deux nouveaux dans
la paille qui était sous le cadavre de l'homme. Ces feuillets de papier ne
paraissaient point avoir été cachés là avec intention; mais bien plutôt
être tombés par accident de la table, et avoir été éparpillés avec les
pieds. Comme les feuillets étaient paginés, on les réunit, on les classa,
et voici ce qu'on lut:
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.
J'ai écrit ces lignes dans l'espérance qu'elles tomberont entre les mains
de quelque personne charitable. Quelle que soit cette personne, nous la
supplions, au nom de ce qu'elle a de plus cher en ce monde et dans l'autre,
de nous tirer du tombeau où nous sommes enfermés depuis plusieurs années,
mon mari, mon enfant et moi, sans avoir mérité aucunement cet effroyable
supplice.
Je me nomme Teresa Lentini, je suis née à Taormine, je dois avoir
maintenant vingt-huit ou vingt-neuf ans. Depuis le moment où nous sommes
enfermés dans le caveau où j'écris, je n'ai pu compter les heures, je n'ai
pu séparer les jours des nuits, je n'ai pu mesurer le temps. Il y a bien
longtemps que nous y sommes; voilà tout ce que je sais.
J'étais à Catane, chez le marquis de San-Floridio, où j'avais été placée
comme soeur de lait de la jeune comtesse Lucia. La jeune comtesse mourut en
1798, je crois; mais la marquise, à qui je rappelais sa fille bien-aimée,
voulut me garder auprès d'elle. Elle mourut à son tour, cette bonne et
digne marquise; Dieu veuille avoir son âme, car elle était aimée de tout le
monde.
Je voulus alors me retirer chez ma mère, mais le marquis de San-Floridio ne
le permit pas. Il avait près de lui, à titre d'intendant, un homme dont les
ancêtres, depuis quatre ou cinq générations, avaient été au service de ses
aïeux, qui connaissait toute sa fortune, qui savait tous ses secrets; un
homme dans lequel il avait la plus grande confiance enfin. Cet homme se
nommait Gaëtano Cantarello. Il avait résolu de me marier à cet homme, afin,
disait-il, que nous puissions tous deux demeurer près de lui jusqu'à sa
mort.
Cantarello était un homme de vingt-huit à trente ans, beau, mais d'une
figure un peu dure. Il n'y avait rien à dire contre lui; il paraissait
honnête homme; il n'était ni joueur ni débauché. Il avait hérité de son
père, et reçu des bontés du marquis une somme considérable pour un homme
de sa condition; c'était donc un parti avantageux, eu égard à ma pauvreté.
Cependant, lorsque le marquis de San-Floridio me parla de ce projet, je me
mis malgré moi à frémir et à pleurer; il y avait dans le froncement des
sourcils de cet homme, dans l'expression sauvage de ses yeux, dans le son
âpre de sa voix, quelque chose qui m'effrayait instinctivement. J'entendais
dire, il est vrai, à toutes mes compagnes que j'étais bien heureuse d'être
aimée de Cantarello, et que Cantarello était le plus bel homme de Messine.
Je me demandais donc intérieurement si je n'étais pas une folle de juger
seule ainsi mon fiancé, tandis que tout le monde le voyait autrement. Je me
reprochais donc d'être injuste pour le pauvre Cantarello. Et, à mes yeux,
le reproche que je me faisais était d'autant plus fondé, que, si j'avais
un sentiment de répulsion instinctive pour Cantarello, je ne pouvais me
dissimuler que j'éprouvais un sentiment tout contraire pour un jeune
vigneron des environs de Paterno, nommé Luigi Pollino, lequel était mon
cousin. Nous nous aimions d'amitié depuis notre enfance, et nous n'aurions
pas su dire nous-mêmes depuis quelle époque cette amitié s'était changée en
amour.
Notre désespoir à tous deux fut grand, lorsque le marquis m'eut fait part
de ses projets sur moi et Cantarello; d'autant plus que ma mère, qui
voyait là un mariage comme je ne pouvais jamais espérer d'en faire un,
disait-elle, abandonna entièrement les intérêts du pauvre Luigi pour
prendre ceux du riche intendant, et me signifia de renoncer à mon cousin
pour ne plus penser qu'à son rival.
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