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Le Speronare - 18

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  soir, revenir de nuit à franc étrier, et se cacher de nouveau dans le
  confessionnal, espérant le surprendre; puis, il examinait l'une après
  l'autre les difficultés ou plutôt les impossibilités de ces divers plans,
  et reconnaissait que non seulement ils étaient impraticables, mais encore
  qu'ils lui enlevaient toute chance d'arriver à son but. Pendant ce temps,
  l'homme au manteau était passé.
  Don Ferdinand, qui était resté en arrière, immobile sur la grande route,
  comme si lui et son cheval étaient pétrifiés, fut tiré de ses réflexions
  par un des _campieri_ de sa mère qui venait lui demander, de la part de la
  marquise, la cause de cette étrange station sous un soleil de trente-cinq
  degrés. Don Ferdinand répondit qu'il examinait le paysage, qui, du point où
  il était parvenu, lui paraissait on ne peut plus pittoresque; et, donnant
  un coup d'éperon à son cheval, il rejoignit la litière de la marquise.
  Cependant une chose tranquillisait don Ferdinand: c'est que les visites de
  l'inconnu à la chapelle de sa famille étaient sans doute périodiques, et
  que, six jours s'étant écoulés depuis la dernière qu'il avait faite jusqu'à
  celle qu'il comptait y faire sans doute le soir même, il n'avait qu'à
  attendre six autres jours encore pour le voir reparaître. Il continua donc
  sa route, un peu tranquillisé par cette probabilité, que la confiante
  imagination de la jeunesse ne tarda point à changer chez lui en certitude.
  En arrivant à Catane, la marquise trouva sa soeur infiniment mieux. La
  vénérable abbesse, ayant reçu l'archevêque de Palerme à son passage à
  Catane, lui avait offert un dîner splendide, et s'était donné, pour lui
  faire honneur, une indigestion de meringues aux confitures. L'intensité du
  mal avait été si grande, qu'on avait cru d'abord les jours de l'abbesse en
  danger, et qu'on s'était empressé d'écrire à la marquise; mais la maladie
  avait bientôt cédé aux attaques réitérées que la science avait dirigées
  contre elle, et la digne abbesse était à cette heure tout à fait hors de
  danger.
  En sa qualité de neveu de la supérieure, don Ferdinand avait été reçu
  dans l'enceinte interdite aux profanes, et réservée aux seules brebis du
  Seigneur. Jamais le jeune comte n'avait vu pareille réunion d'yeux noirs et
  de blanches mains; il en fut d'abord ébloui au point de ne savoir auxquels
  entendre; de leur côté, jamais les nonnes n'avaient vu, même à travers la
  grille du parloir, un si élégant cavalier, et les saintes filles étaient
  tout en émoi. Enfin, au bout de deux ou trois jours, il y avait déjà force
  oeillades échangées avec les plus jolies, et force billets glissés dans les
  mains des moins sévères, lorsque la marquise annonça à son fils qu'il eût à
  se tenir prêt à repartir le lendemain avec elle pour Syracuse. La nouvelle
  de ce départ vint arracher le comte à ses rêves d'or, et fit verser force
  larmes dans le couvent. Mais don Ferdinand promit bien à sa tante, qu'il
  voyait pour la première fois, et qu'il avait prise en affection dès la
  première vue, de venir lui rendre visite aussitôt que la chose lui serait
  possible. Cette promesse se répandit à l'instant dans la sainte communauté,
  et changea les désespoirs du départ en une douce mélancolie.
  A Catane, dans le couvent dirigé par sa vénérable tante, au milieu de tous
  ces yeux siciliens, les plus beaux yeux du monde, don Ferdinand aurait
  peut-être oublié le mystère de la chapelle, mais une fois de retour à
  Syracuse, il ne pensa plus à autre chose; prétexta une recrudescence de
  passion pour la chasse, et courut de nouveau s'installer au château de
  Belvédère.
  L'homme au manteau y avait reparu, et le jardinier, sur ses gardes cette
  fois, s'était mis à sa piste et avait pris des informations nouvelles; ces
  informations, au reste, se réduisaient à de bien vagues éclaircissements.
  Du nom de l'homme au manteau on ne savait absolument rien; seulement, on
  le connaissait pour un personnage fort charitable, qui, chaque fois qu'il
  passait à Belvédère, y répandait de nombreuses aumônes. Il s'arrêtait
  d'ordinaire chez un paysan nommé Rizzo. Le jardinier s'était rendu chez
  ce paysan, et avait interrogé toute la famille, mais il n'en avait rien
  appris, sinon que l'homme au manteau leur avait, à différentes reprises,
  rendu quelques visites sous prétexte de s'informer de la demeure des plus
  pauvres habitants de Belvédère. Bien souvent il les avait chargés aussi
  d'acheter des aliments de toute sorte, comme du pain, du jambon, des
  fruits, qu'il distribuait lui-même aux nécessiteux. Deux ou trois fois
  seulement, il était venu accompagné d'un jeune garçon enveloppe d'un long
  manteau, et qui, à chaque fois, était fort triste. Malgré le soin qu'il
  prenait de le cacher, les paysans avaient cru, dans ce jeune garçon,
  reconnaître une femme, et avaient plaisanté l'homme au manteau sur sa bonne
  fortune; mais l'inconnu avait pris la plaisanterie du mauvais côté, et
  avait répondu, d'un ton qui n'admettait point de réplique, que celui qui
  l'accompagnait, et qu'on prenait pour une femme, était un jeune prêtre de
  ses parents qui ne pouvait s'habituer au séjour du séminaire, et qu'il
  faisait sortir de temps en temps pour le distraire un peu.
  Il y avait quinze jours à peu près que l'inconnu avait amené chez les Rizzo
  ce jeune garçon, ou cette jeune femme; car, malgré l'explication donnée par
  l'homme au manteau, ils continuaient à conserver des doutes sur le sexe de
  ce personnage.
  Tout cela, comme on le comprend bien, loin d'éteindre la curiosité du jeune
  comte, ne fit que l'exciter de plus en plus; aussi, dès la nuit suivante,
  était-il à son poste; mais ni cette nuit, ni le lendemain, il ne vit
  paraître celui qu'il attendait. Enfin, pendant la troisième nuit, la
  septième qui se fût écoulée depuis sa rencontre sur la grande route, il
  entendit la porte d'entrée rouler sur ses gonds, puis se refermer; un
  instant après, une lanterne brilla tout à coup, comme si on l'eût allumée
  dans l'église même; cette lanterne, comme la première fois, s'approcha du
  confessionnal, et à sa lueur don Ferdinand reconnut l'homme au manteau. Cet
  homme marchait droit à l'autel, souleva le degré qui formait la dernière
  de ses trois marches, y prit un objet que don Ferdinand ne put distinguer,
  s'approcha de la muraille, parut introduire une clef dans une serrure,
  entr'ouvrit une porte secrète qui, pratiquée entre deux pilastres, faisait
  mouvoir un pan de pierres, referma cette porte derrière lui et disparut.
  Cette fois, don Ferdinand était bien éveillé; il n'y avait pas de doute, ce
  n'était pas une vision.
  Don Ferdinand réfléchît alors sur la conduite qu'il allait tenir. S'il eût
  fait grand jour, s'il eût eu des témoins pour applaudir à son courage, s'il
  eût été excité par un mouvement d'orgueil quelconque, il eût attendu cet
  homme à sa sortie, aurait marché droit à lui, et, l'épée à la main, lui
  aurait demandé l'explication du mystère. Mais il était seul, il faisait
  nuit, personne n'était là pour applaudir à la façon cavalière dont il se
  mettait en garde: don Ferdinand écouta la voix de la prudence. Or, voici ce
  que la prudence lui conseilla.
  L'inconnu s'était agenouillé devant l'autel, avait soulevé une pierre; sous
  cette pierre, il avait pris un objet, qui devait être une clef, puisqu'avec
  cet objet il avait ouvert une porte. Sans doute, en sortant, il déposerait
  la clef à l'endroit où il l'avait prise, et s'éloignerait de nouveau pour
  sept ou huit jours. Ce qu'à y avait de mieux à faire pour le jeune comte
  était donc d'attendre qu'il fût éloigné, de prendre la clef, d'ouvrir la
  porte à son tour, et de pénétrer dans le souterrain.
  Ce plan était si simple, qu'on ne doit point s'étonner qu'il se soit
  présenté à l'esprit de don Ferdinand, et que son esprit s'y soit arrêté.
  Cela n'empêchait pas, comme pourraient le présumer quelques imaginations
  aventureuses, que don Ferdinand ne fût un très brave et très chevaleresque
  jeune homme; mais, comme nous l'avons dit, personne ne le regardait, et la
  prudence l'emporta sur l'orgueil.
  Il attendit près de deux heures ainsi, sans voir paraître personne. Quatre
  heures du matin venaient de sonner lorsqu'enfin la porte se rouvrit:
  l'homme au manteau sortit sa lanterne à la main, s'approcha de nouveau de
  l'autel, leva la pierre, cacha la clef, rajusta le degré de façon à ce
  qu'il fût impossible de voir qu'il se levait ou s'abaissait à volonté,
  passa de nouveau à deux pas de don Ferdinand, souffla sa lanterne comme il
  avait fait la première fois, et sortit, refermant la grande porte d'entrée
  et laissant don Ferdinand seul dans l'église et à peu près maître de son
  secret.
  Quelque impatience qu'éprouvât le jeune comte de donner suite à cette
  étrange aventure, comme il n'avait pas eu la précaution de se munir d'une
  lanterne, force lui fut d'attendre le jour. D'ailleurs, chaque minute de
  retard donnait à l'homme au manteau le temps de s'éloigner, et apportait à
  don Ferdinand une chance de plus de ne pas être surpris.
  Les premiers rayons du jour glissèrent enfin à travers les vitraux coloriés
  de la chapelle; don Ferdinand sortit de son confessionnal, s'approcha de
  l'autel, souleva la marche, qui céda pour lui comme elle avait cédé
  pour l'inconnu; mais d'abord, il ne vit rien qui ressemblât à ce qu'il
  cherchait. Enfin dans un enfoncement, il aperçut une cheville de bois
  qu'il tira à lui et qui laissa tomber dans sa main une petite clef ronde,
  pareille à une clef de piano: il la prit, l'examina avec soin, replaça le
  degré à sa place, s'approcha à son tour du mur, et guidé cette fois par une
  certitude, finit par découvrir dans l'angle du pilastre un petit trou
  rond, presque invisible à cause de l'ombre que projetait la colonne. Il y
  introduisit aussitôt la clef, et la porte tourna sur ses gonds avec une
  facilité que sa lourdeur rendait surprenante; il aperçut alors un corridor
  sombre, dont l'humidité vint au-devant de lui et le glaça. Au reste, pas un
  rayon de lumière, pas un bruit.
  Don Ferdinand s'arrêta. Il était par trop imprudent de s'aventurer ainsi
  sous cette voûte; quelque trappe ouverte sur le chemin pouvait punir
  cruellement de sa curiosité l'indiscret visiteur. Ayant refermé la porte,
  et satisfait de ce commencement de découverte, il rentra au château,
  décidé à se munir d'une lanterne pour la nuit suivante; et à pousser son
  investigation jusqu'au bout.
  Don Ferdinand passa toute la journée dans une agitation facile à
  comprendre; vingt fois, il fît venir le jardinier et l'interrogea; chaque
  fois, comme s'il eût eu quelque chose à lui apprendre qu'il ne sût point
  déjà, le brave homme lui répéta ce qu'il lui avait déjà dit, en ajoutant
  cependant que l'homme au manteau avait été vu la veille dans le village.
  Cela s'accordait à merveille avec l'apparition de la nuit, et affermit don
  Ferdinand dans l'opinion qu'il avait déjà, que c'était le même homme qu'il
  avait vu dans la chapelle.
  A dix heures, don Ferdinand sortit du château avec une lanterne sourde;
  il était armé d'une paire de pistolets et d'une épée. Il entra dans la
  chapelle sans avoir rencontré personne sur sa route, leva de nouveau la
  marche, retrouva la clef à sa place, ouvrit la porte, et vit le corridor
  sombre. Cette fois, armé de sa lanterne, il s'y aventura bravement. Mais
  à peine eut-il fait vingt pas qu'il trouva un escalier, et au bas de cet
  escalier une porte fermée, dont il n'avait pas la clef. Don Ferdinand,
  irrité de cet obstacle inattendu, secoua la porte pour voir si elle ne
  s'ouvrirait point. La porte demeura inébranlable, et le jeune comte comprit
  que, sans une lime et une tenaille, il n'y avait pas moyen de faire
  sauter la serrure. Un instant il eut l'idée d'appeler; mais, en historien
  véridique que nous sommes, nous devons avouer qu'au moment de crier,
  il s'arrêta avec un frémissement involontaire: tant, dans une pareille
  situation, tout lui paraissait mystérieux et terrible, même le bruit de sa
  propre voix!
  Il sortit donc lentement du corridor, referma la porte derrière lui, remit
  la clef à sa place accoutumée, et reprit le chemin du château pour s'y
  procurer une lime et une tenaille.
  Sur la route, il rencontra un homme, qu'il ne put reconnaître dans
  l'obscurité; d'ailleurs, en l'apercevant, cet homme avait pris l'autre
  côté du chemin, et lorsque don Ferdinand s'avança vers lui, au lieu de
  l'attendre, le passant se jeta à droite, et disparut comme une ombre dans
  les papyrus et les joncs qui bordaient la route.
  Don Ferdinand continua son chemin sans trop réfléchir à cette rencontre,
  tort naturelle d'ailleurs: il y a par toutes les routes, en Sicile, une
  foule de gens qui, la nuit, quand ils n'abordent pas, n'aiment point être
  abordés. Cependant, autant qu'avait pu le voir le jeune comte, cet homme
  qu'il venait de rencontrer était enveloppé d'un grand manteau pareil à
  celui que portait l'homme de la chapelle. Mais ce doute, en s'offrant à
  l'esprit de don Ferdinand, ne fut qu'un aiguillon de plus pour le pousser à
  mener la même nuit cette affaire à bout. Don Ferdinand s'était fait depuis
  quelques jours à lui-même une foule de petites concessions que de temps en
  temps, il regardait comme par trop prudentes; il résolut donc d'en finir
  cette fois et de ne reculer devant rien.
  Don Ferdinand ne trouva ni lime ni tenaille, mais il mit la main sur une
  pince, ce qui revenait à peu près au même, si ce n'est qu'au lieu d'ouvrir
  la seconde porte, il lui faudrait tout simplement l'enfoncer. Au point
  où il en était arrivé, peu lui importait, on le comprend bien, de quelle
  manière céderait cette porte, pourvu qu'elle cédât. Armé de ce nouvel
  instrument, et après avoir renouvelé la bougie de sa lanterne, don
  Ferdinand reprit le chemin de la chapelle.
  Tout paraissait dans le même état où il l'avait laissé. La porte d'entrée
  était fermée à clef à double tour comme il l'avait fermée. Le comte entra
  dans l'église, s'approcha de l'autel, leva la marche, tira la cheville, la
  secoua, mais inutilement; il n'y avait plus de clef: sans doute, l'inconnu
  était revenu en son absence et était à cette heure dans le souterrain.
  Cette fois, nous l'avons dit, don Ferdinand était décidé à ne plus reculer
  devant rien: il se releva, pâle, mais calme; il examina les amorces de ses
  pistolets, s'assura que son épée sortait librement du fourreau, et s'avança
  vers la muraille pour écouter s'il n'entendrait pas quelque bruit; mais,
  au moment où il approchait son oreille du trou, la porte s'ouvrit, et don
  Ferdinand se trouva face à face avec l'homme au manteau.
  Tous deux firent d'instinct un pas en arrière, en s'éclairant mutuellement
  avec la lanterne que chacun d'eux tenait à la main. L'homme au manteau
  vit alors que celui à qui il avait affaire était presque un enfant, et un
  sourire dédaigneux passa sur ses lèvres. Don Ferdinand vit ce sourire, en
  comprit la cause, et résolut de prouver à l'inconnu qu'il se trompait à son
  égard, et qu'il était bien un homme.
  Il y eut un moment de silence pendant lequel tous deux tirèrent leurs
  épées, car l'inconnu avait une épée sous son manteau; seulement il n'avait
  pas de pistolets.
  --Qui êtes-vous, monsieur? demanda impérieusement don Ferdinand, rompant
  le premier le silence; et que venez-vous faire à cette heure dans cette
  chapelle?
  --Mais qu'y venez-vous faire vous-même, mon petit monsieur? répondit en
  ricanant l'inconnu; et qui êtes-vous, s'il vous plaît, pour me parler de ce
  ton?
  --Je suis don Ferdinand, fils du marquis de San-Floridio, et cette chapelle
  est celle de ma famille.
  --Don Ferdinand, fils du marquis de San-Floridio! répéta l'inconnu avec
  étonnement. Et comment êtes-vous ici à cette heure?
  --Vous oubliez que c'est à moi d'interroger. Comment y êtes-vous vous-même?
  --Ceci, mon jeune seigneur, reprit l'inconnu en sortant du corridor, en
  fermant la porte et en mettant la clef dans sa poche, c'est un secret
  qu'avec votre permission je conserverai pour moi seul, car il ne regarde
  que moi.
  --Tout ce qui se passe chez moi me regarde, monsieur, répondit don
  Ferdinand; votre secret ou votre vie!
  Et à ces mots il porta la pointe de son épée au visage de l'inconnu, qui
  voyant briller le fer du jeune homme, l'écarta vivement avec le sien.
  --Oh! oh! reprit le jeune comte, qui, si rapide qu'eut été ce mouvement,
  avait reconnu à la manière insolite dont la parade avait été faite que son
  adversaire était parfaitement ignorant dans l'art de l'escrime. Vous n'êtes
  point gentilhomme, mon cher ami, puisque vous ne savez pas manier une épée;
  vous êtes tout simplement un manant, c'est autre chose. Votre secret, ou je
  vous fais pendre.
  L'homme au manteau poussa un rugissement de colère; cependant, après avoir
  fait un pas en avant comme pour se jeter sur le jeune comte, il s'arrêta et
  se contint.
  --Tenez, dit-il alors avec assez de sang-froid, tenez, monsieur le comte,
  j'ai bonne envie de vous épargner à cause du nom que vous portez, mais cela
  me sera impossible si vous insistez encore pour savoir ce que je suis venu
  faire ici. Retirez-vous à l'instant même, oubliez ce que vous avez vu,
  cessez vos visites dans cette chapelle, jurez-moi sur cet autel que
  personne ne saura jamais que vous m'y avez rencontré. Les San-Floridio,
  je le sais, sont gens d'honneur, et vous tiendrez votre serment. A cette
  condition, je vous laisse vivre.
  Ce fut au tour de don Ferdinand de rugir.
  --Misérable! s'écria-t-il, tu menaces quand tu devrais trembler! Tu
  interroges quand tu devrais répondre! Qui es-tu? Que viens-tu faire ici? Où
  conduit cette porte? Réponds, ou tu es mort.
  Et le comte porta une seconde fois son épée sur la poitrine de l'inconnu.
  Cette fois l'homme au manteau ne se contenta point de parer, mais il
  riposta, jetant loin de lui sa lanterne pour se dérober autant que possible
  aux coups de son adversaire; mais don Ferdinand, le bras gauche tendu vers
  lui, l'éclairait avec la sienne, et une lutte terrible s'engagea entre la
  force d'un côté et l'adresse de l'autre. En face du danger, don Ferdinand
  avait retrouvé tout son courage: pendant quelques secondes, il se contenta
  de parer avec autant d'adresse que de sang-froid les coups inexpérimentés
  que lui portait son ennemi; puis, l'attaquant à son tour avec la
  supériorité qu'il avait dans les armes, il le força de reculer, l'accula à
  une colonne, et, le voyant enfin dans l'impossibilité de rompre davantage,
  il lui porta au travers de la poitrine un si rude coup d'épée, que la
  pointe de son fer non seulement traversa le corps de l'inconnu, mais
  alla s'émousser contre la colonne. Il fit aussitôt un pas de retraite en
  retirant son épée à lui et en se remettant en garde.
  Il y eut de nouveau un moment de silence mortel, pendant lequel don
  Ferdinand, éclairant l'inconnu de sa lanterne, le vit porter sa main gauche
  à sa poitrine, tandis que sa main droite, qui n'avait plus la force de
  soutenir son épée, s'abaissait lentement et laissait échapper son arme;
  enfin, le blessé s'affaissa lentement sur lui-même, et tomba sur ses
  genoux, en disant:
  --Je suis mort!
  --Si vous êtes frappé aussi grièvement que vous le dites, reprit don
  Ferdinand sans bouger, de crainte de surprise, je crois que vous ne ferez
  pas mal de vous occuper de votre âme, qui ne me paraît pas dans un état
  de grâce parfaite. Je vous conseille donc, si vous avez quelque secret
  à révéler, de ne pas perdre de temps; si c'est un secret que je puisse
  entendre, me voilà; si c'est un secret qui ne puisse être confié qu'à un
  prêtre, dites un mot et j'irai vous en chercher un.
  --Oui, dit le mourant, j'ai un secret, et un secret qui vous regarde même,
  en supposant que, comme vous l'avez dit, vous soyez le fils du marquis de
  San-Floridio.
  --Je vous le dis et je vous le répète, je suis don Ferdinand, comte de
  San-Floridio, le seul héritier de la famille.
  --Approchez-vous de l'autel et faites-m'en le serment sur le crucifix.
  Le comte se révolta d'abord à l'idée qu'un manant refusât de le croire sur
  sa parole; mais, songeant qu'il devait avoir quelque indulgence pour un
  homme qui allait mourir de son fait, il s'approcha de l'autel, monta sur
  les marches, et prêta le serment demandé.
  --C'est bien, dit le blessé; maintenant, approchez-vous de moi, monsieur le
  comte, et prenez cette clef.
  Le jeune homme s'avança vivement, tendit la main, et le mourant y déposa
  une clef. Le comte, sentit au toucher que ce n'était pas la clef de la
  porte secrète.
  --Qu'est-ce que cette clef? demanda-t-il.
  --Vous vous en irez à Carlentini, reprit le mourant, évitant de répondre à
  la question; vous demanderez la maison de Gaëtano Cantarello: vous entrerez
  seul dans cette maison, seul, entendez-vous? Dans la chambre à coucher,
  vous trouverez au pied du lit un carreau sur lequel est gravée une croix;
  sous ce carreau est une cassette, dans cette cassette sont soixante mille
  ducats; vous les prendrez, ils sont à vous.
  --Qu'est-ce que toute cette histoire? demanda le comte; est-ce que je vous
  connais? Est-ce que je veux hériter de vous?
  --Ces soixante mille ducats vous appartiennent, monsieur le comte; car ils
  ont été volés à votre oncle, le marquis San-Floridio de Messine. Ils ont
  été volés par moi, Gaëtano Cantarello, son domestique; et ce n'est point un
  héritage, c'est une restitution.
  --Héritage ou restitution, peu m'importe, s'écria le jeune homme, ce ne
  sont point ces soixante mille ducats que je cherche ici, et ce n'est pas là
  le secret que je veux savoir. Tenez, ajouta le comte en rejetant la clef à
  Cantarello, voici la clef de votre maison, donnez-moi en échange celle de
  cette porte.
  Et il montra du bout du doigt la porte du corridor.
  --Venez donc la prendre, dit Gaëtano d'une voix mourante, car je n'ai plus
  la force de vous la donner; là, là, dans cette poche.
  Don Ferdinand s'avança sans défiance, et se pencha sur le moribond; mais
  celui-ci le saisit tout à coup de la main gauche avec la force désespérée
  de l'agonie et, reprenant son épée de la main droite, il lui en porta
  un coup qui, heureusement, glissa sur une côte et ne fit qu'une légère
  blessure.
  --Ah! misérable traître! s'écria le comte en saisissant un pistolet à sa
  ceinture et en le déchargeant à bout portant sur Cantarello, meurs donc
  comme un réprouvé et comme un chien, puisque tu ne veux pas te repentir
  comme un chrétien et comme un homme.
  Cantarello tomba à la renverse. Cette fois, il était bien mort.
  Don Ferdinand s'approcha de lui, son second pistolet à la main, de peur
  d'une nouvelle surprise; puis, bien certain qu'il n'avait plus rien à
  craindre, il le fouilla de tous côtés; mais dans aucune poche il ne
  retrouva la clef de la porte secrète. Sans doute, dans la lutte, Cantarello
  l'avait jetée derrière lui, espérant de cette façon la dérober à son
  adversaire.
  Alors don Ferdinand ramassa sa lanterne qu'il avait laissé tomber, et
  se mit à chercher cette clef qui lui échappait toujours d'une façon si
  étrange. Au bout de quelques instants, affaibli par le sang qu'il perdait,
  il sentit sa tête bourdonner comme si toutes les cloches de la chapelle
  sonnnaient à la fois; les piliers qui soutenaient la voûte lui parurent se
  détacher de la terre et tourner autour de lui; il lui sembla que les
  murs se rapprochaient de lui et l'étouffaient comme ceux d'une tombe. Il
  s'élança vers la porte de la chapelle pour respirer l'air pur et frais du
  matin; mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction, qu'il tomba
  lui-même évanoui.
  
  
  CARMELA
  
  Lorsque don Ferdinand revint à lui, il était couché dans sa chambre au
  château de Belvédère, sa mère pleurait à côté de lui, le marquis se
  promenait à grands pas dans la chambre, et le médecin s'apprêtait à le
  saigner pour la cinquième fois. Le jardinier auquel le jeune comte avait
  demandé de si fréquents renseignements sur l'homme au manteau, s'était
  inquiété en voyant sortir son maître si tard; il l'avait suivi de loin,
  avait entendu le coup de pistolet, était entré dans l'église, et avait
  trouvé don Ferdinand évanoui et Cantarello mort.
  Le premier mot de don Ferdinand fut pour demander si l'on avait retrouvé la
  clef. Le marquis et la marquise échangèrent un regard d'inquiétude.
  --Rassurez-vous, dit le médecin; après une blessure aussi grave, il n'y a
  rien d'étonnant à ce que le malade ait un peu de délire.
  --Je suis parfaitement calme, et je sais à merveille ce que je dis, reprit
  don Ferdinand; je demande si l'on a retrouvé la clef de la porte secrète,
  une petite clef faite comme une clef de piano.
  --Oh! mon pauvre enfant! s'écria la marquise en joignant les mains et en
  levant les yeux au ciel.
  --Tranquillisez-vous, madame, répondit le docteur, c'est un délire
  passager, et avec une cinquième saignée...
  --Allez-vous-en au diable avec votre saignée, docteur! Vous m'avez tiré
  plus de sang avec votre mauvaise lancette, que le misérable Cantarello avec
  son épée.
  --Mais il est fou! il est fou! s'écria la marquise.
  --Dans tous les cas, reprit le jeune comte, dans tous les cas, mon très
  cher père, ma folie n'aura pas été perdue pour vos intérêts, car je vous
  ai retrouvé soixante mille ducats que vous croyiez perdus, et qui sont à
  Carlentini, au pied du lit de Cantarello, sous un carreau marqué d'une
  croix; vous pouvez les envoyer prendre, et vous verrez si je suis un fou.
  Eh! laissez-moi donc tranquille, docteur, j'ai besoin d'un bon poulet rôti
  et d'une bouteille de vin de Bordeaux, et non pas de vos maudites saignées.
  Ce fut à son tour le médecin qui leva les yeux au ciel.
  --Mon enfant, mon cher enfant! s'écria la marquise, tu veux donc me faire
  mourir de chagrin?
  --Une saignée est-elle absolument indispensable? demanda le marquis.
  --Absolument.
  --Eh bien! Il n'y a qu'à faire entrer quatre domestiques, qui le
  maintiendront de force dans son lit pendant que vous opérerez.
  --Oh! mon Dieu, dit le comte, il n'y a pas besoin de tout cela. Cela vous
  fera-t-il grand plaisir, madame la marquise, que je me laisse saigner?
  --Sans doute, puisqu'ils disent que cela te fera du bien.
  --Alors, tenez, docteur, voilà mon bras; mais c'est la dernière, n'est-ce
  pas?
  --Oui, dit le docteur; oui, si elle dégage la tête et fait disparaître le
  délire.
  --En ce cas, soyez tranquille, reprit le comte, la tête sera dégagée, et le
  délire ne reparaîtra plus; allez, docteur, allez.
  Le docteur fit son opération; mais, comme le blessé était déjà horriblement
  affaibli, il ne put supporter cette nouvelle perte de sang, et s'évanouit
  une seconde fois; seulement, ce nouvel évanouissement ne dura que quelques
  minutes.
  Pendant qu'on le saignait si fort contre son gré, don Ferdinand avait fait
  ses réflexions: il comprenait que, s'il parlait de nouveau de la clef du
  piano, d'argent enterré et de porte secrète, on le croirait encore dans
  le délire, et qu'on le saignerait et resaignerait jusqu'à extinction de
  chaleur naturelle. En conséquence, il résolut de ne parler de rien de tout
  cela, et de se réserver à lui-même de mettre seul à fin une entreprise
  qu'il avait commencée seul.
  Le jeune comte revint donc de son évanouissement dans les dispositions les
  plus pacifiques du monde; il embrassa sa mère, salua respectueusement le
  marquis, et tendit la main au docteur, en disant qu'il sentait bien que
  c'était à son grand art qu'il devait la vie. A ces mots le docteur déclara
  que le délire avait complètement disparu, et répondit du malade.
  Alors don Ferdinand se hasarda à demander des détails sur la façon dont on
  l'avait retrouvé; il apprit que c'était le jardinier qui l'avait suivi,
  et qui, étant entré dans l'église, l'avait découvert à dix pas de son
  adversaire, dans un état qui ne valait guère mieux que celui de Cantarello.
  Ces questions de la part du blessé en amenèrent d'autres, comme on le
  pense bien, de la part du marquis et de la marquise; mais don Ferdinand se
  contenta de répondre qu'étant entré dans l'église par pure curiosité, et
  parce qu'en passant devant la porte il avait cru y entendre quelque bruit,
  il avait été attaqué par un homme de haute taille qu'il croyait avoir tué.
  Il ajouta qu'il serait bien désireux de remercier le bon jardinier de son
  zèle, et qu'il priait que l'on permît à Peppino de le venir voir. On lui
  
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