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Le Speronare - 13
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duquel les moines devenus bandits se mirent à danser comme des démons.
Enfin, au milieu de tout ce sabbat infernal, la voix du capitaine retentit,
demandant: _Le monache! le monache_! Un hourra général accueillit cette
demande. Un instant après, une porte s'ouvrit, et quatre religieuses
parurent, traînées par cinq ou six bandits; des hurlements de joie et de
luxure les accueillirent. Le comte voyait tout cela comme dans un rêve,
et comme dans un rêve il lui semblait qu'une force supérieure clouait son
corps à sa place, tandis que son esprit était emporté ailleurs. En un
instant les vêtements des pauvres filles furent en lambeaux; les bandits se
ruèrent sur elles; le capitaine voulut faire entendre sa voix, mais sa voix
fut couverte par les clameurs générales. Il sembla alors au comte que le
capitaine prenait ses fameux Kukenreiter, qui ressemblaient si fort aux
siens. Il crut entendre retentir deux coups de feu; il ferma les yeux, tout
ébloui de la flamme. En les rouvrant, il vit du sang, deux brigands qui se
tordaient en hurlant dans un coin, la plus belle des religieuses dans les
bras du capitaine, puis il ne vit plus rien; ses yeux se fermèrent une
seconde fois sans qu'il eût la puissance de les rouvrir, ses jambes
manquèrent sous lui, enfin il tomba comme une masse; il était ivre-mort.
Lorsque le comte s'éveilla, il était grand jour; il se frotta les yeux, se
secoua et regarda autour de lui; il était couché sous un arbre à la lisière
du bois, avait à sa droite Nicolosi, à sa gauche Pedara, devant lui Catane,
et derrière Catane la mer. Il paraissait avoir passé la nuit à la
belle étoile, couché sur un doux lit de sable, la tête appuyée sur son
porte-manteau, et sans autre dais de lit que l'immense azur du ciel.
D'abord, il ne se rappela rien, et demeura quelque temps comme un homme
qui sort de léthargie; enfin sa pensée, par une opération lente et confuse
d'abord, se reporta en arrière, et bientôt il se rappela son départ de
Catane, les hésitations de son muletier, son arrivée au couvent, son
altercation avec le cuisinier, l'accueil que lui avait fait le général, le
dîner, le vin de Marsala, les chansons, l'orgie, le feu, les religieuses
et les coups de pistolets. Il regarda de nouveau autour de lui, et vit
sa malle, son sac de nuit et son portemanteau. Il ouvrit ce dernier, y
retrouva son portefeuille, sa pipe d'écume de mer, son sac à tabac et sa
bourse, sa bourse qui, à son grand étonnement, lui parut aussi ronde que
si rien ne lui était arrivé; il l'ouvrit avec anxiété; elle était toujours
pleine d'or, et de plus il y avait un billet; le comte l'ouvrit vivement et
lut ce qui suit:
«Monsieur le Comte,
Nous vous faisons mille excuses de nous séparer de vous d'une façon aussi
brusque; mais une expédition de la plus haute importance nous attire du
côté de Cefalu. J'espère que vous n'oublierez pas l'hospitalité que vous
ont donnée les bénédictins de Saint-Nicolas-le-Vieux, et que, si vous
retournez à Rome, vous demanderez à monsignor Morosini de ne point oublier
de pauvres pécheurs dans ses prières.
Vous retrouverez tout votre bagage, à l'exception des Kukenreiter, que je
vous demande la permission de garder comme un souvenir de vous.
DOM GAËTANO, Prieur de Saint-Nicolas-le-Vieux.
16 octobre 1806.»
Le comte de Weder compta son or, il n'y manquait pas une obole.
Lorsqu'il arriva à Nicolosi, il trouva tout le village en révolution:
la veille, le couvent de Sainte-Claire avait été forcé, l'argenterie du
monastère pillée, et les quatre plus jeunes et plus belles religieuses
enlevées, sans qu'on pût savoir ce qu'elles étaient devenues.
Le comte retrouva son muletier, remonta sur sa mule, revint à Catane, et,
ayant appris qu'un bâtiment était prêt à mettre à la voile pour Naples, il
s'y embarqua et quitta la Sicile la même nuit.
Deux ans après, il lut dans _l'Allgemeine Zeitung_ que le fameux chef de
bandits Gaëtano, qui s'était emparé du couvent de Saint-Nicolas-le-Vieux,
sur l'Etna, pour en faire un repaire de brigands, après un combat terrible
soutenu contre un régiment anglais, avait été pris et pendu à la grande
joie des habitants de Catane, qu'il avait fini par venir rançonner jusque
dans la ville.
L'ETNA
Le lendemain de notre arrivée à Catane, nous devions, on se le rappelle,
tenter une ascension sur l'Etna. Je dis tenter, car c'est surtout à
l'occasion des projets que les voyageurs font à l'endroit de cette montagne
qu'on peut appliquer le proverbe: l'homme propose et Dieu dispose. Rien de
plus commun que les curieux partis de Catane pour gravir le Ghibello, comme
on appelle l'Etna en Sicile; rien de plus rare que les privilégiés arrivés
jusqu'à son cratère. C'est que, pendant neuf ou dix mois de l'année, la
montagne est véritablement inaccessible: jusqu'au 15 juin, il est trop tôt;
passé le 1er octobre, il est trop tard.
Nous étions sous ce rapport dans les conditions voulues, car nous étions
arrivés à Catane le 4 septembre; de plus, toute la journée avait été
magnifique; aucune vapeur, aucun brouillard, ne voilaient l'Etna. De
toutes les rues qui y conduisaient, nous l'avions vu, la veille, calme et
majestueux. La légère fumée qui s'échappait du cratère suivait la direction
du vent, flottant comme une banderole; enfin, le soleil, que nous avions vu
se coucher du haut de la coupole des Bénédictins, avait glissé dans un ciel
sans nuage et disparu derrière le village d'Aderno, promettant pour le
lendemain une journée non moins belle que celle qui venait de s'écouler.
Aussi, à cinq heures du matin, notre guide nous éveilla-t-il en nous
annonçant un temps fait exprès pour nous. Nous courûmes aussitôt à nos
fenêtres qui donnaient sur l'Etna, et nous vîmes le géant baignant sa tête
colossale dans les blondes vapeurs du matin. On distinguait parfaitement
les trois régions qu'il faut franchir pour arriver au sommet, la région
cultivée, la région des bois, la région déserte. Contre l'ordinaire, son
cône était entièrement dépouillé de neige.
Ce n'est que vers les quatre heures ordinairement que l'on part; mais
nous voulions nous arrêter quelques heures à Nicolosi, et visiter le
Monte-Rosso, un de ces cent volcans secondaires dont se hérisse la croupe
de l'Etna. D'ailleurs il y avait, m'avait-on dit, à Nicolosi, un certain
monsieur Gemellaro, savant modeste et aimable, qui demeurait là depuis
cinquante ans, et qui se ferait un plaisir de répondre à toutes mes
questions. J'avais demandé une lettre pour lui; on m'avait répondu que
c'était chose inutile, son obligeante hospitalité s'étendant à tout
voyageur qui entreprenait l'ascension, toujours pénible et souvent
dangereuse, que nous allions tenter.
A cinq heures donc, après nous être munis d'une bouteille du meilleur rhum
que nous pûmes trouver, nous enfourchâmes nos mules, et nous partîmes pour
Nicolosi, où nous devions compléter nos provisions. Nous étions chacun dans
notre costume ordinaire, auquel, malgré les recommandations de notre hôte,
nous n'avions rien ajouté, ne pouvant croire qu'après avoir joui dans la
plaine d'une température à cuire un oeuf, nous trouverions dix degrés de
froid sur la montagne.
Je ne sais rien de plus beau, de plus original, de plus accidenté, de plus
fertile et de plus sauvage à la fois que le chemin qui conduit de Catane
à Nicolosi, et qui traverse tour à tour des mers de sable, des oasis
d'orangers, des fleuves de lave, des tapis de moissons, et des murailles
de basalte. Trois ou quatre villages sont sur la route, pauvres, chétifs,
souffreteux, peuplés de mendiants, comme tous les villages siciliens; avec
tout cela, ils ont des noms sonores et poétiques, qui résonnent comme des
noms heureux: ils s'appellent Gravina, Santa-Lucia, Massanunziata; ils sont
élevés sur la lave, bâtis avec de la lave recouverte de lave; ils sortent
tout entiers des entrailles de la montagne, comme de pauvres fleurs
flétries avant de naître, et qu'un vent d'orage doit emporter.
Entre Massanunziata et le mont Miani, à droite de la route, est la fosse
de la Colombe. D'où vient ce doux nom à une excavation noire, ténébreuse,
profonde de deux cents pieds, large de cent cinquante? Notre guide ne put
nous le dire.
Nous arrivâmes à Nicolosi, espèce de petit bourg bâti sur les confins du
monde habitable. Deux ou trois milles avant Nicolosi, on commence à entrer
dans une région désolée, et cependant un demi-mille au-dessus de Nicolosi,
on voit encore de belles plantations et un coteau couvert de vignes.
Quelque feu intérieur remplace-t-il partiellement la chaleur du soleil,
qui déjà à cette hauteur commence à se tempérer? C'est encore là un de ces
mystères dont le guide ignare et le voyageur savant ne peuvent dire le mot.
Nous descendîmes dans un de ces bouges que la Sicile seule a l'audace de
baptiser du nom d'auberge, et comme il était encore de bonne heure, nous
envoyâmes, pendant qu'on préparait notre déjeuner, nos cartes à monsieur
Gemellaro, en lui demandant la permission de lui faire notre visite.
Monsieur Gemellaro nous fit répondre qu'il allait se mettre à table, et
que, si nous voulions partager sa collation, nous serions les bienvenus.
Quel que fût, à l'aspect du déjeuner qui nous attendait, notre désir
d'accepter une offre si gracieuse, nous eûmes la discrétion de la refuser,
et nous poussâmes la sobriété jusqu'à nous contenter du repas de l'auberge.
C'était une action méritoire et digne d'être mise en parallèle avec les
jeûnes les plus rudes des pères du désert.
Ce maigre déjeuner terminé, nous ordonnâmes à notre guide de se mettre en
quête d'une paire de poulets ou d'une demi-douzaine de pigeons quelconques,
de leur tordre le cou, de les plumer et de les rôtir. C'était nos
provisions de bouche pour le déjeuner du lendemain; cette précaution
prise, nous nous acheminâmes vers la maison de monsieur Gemellaro, la
plus imposante de tout le village. Le domestique était prévenu et nous
introduisit dans le cabinet de travail, où son maître nous attendait. En
apercevant monsieur Gemellaro, je jetai un cri de surprise mêlé de joie:
c'était le même qui, à Aci-Reale, m'avait si obligeamment indiqué le chemin
de la grotte de Polyphème.
--Ah! c'est vous, nous dit-il en nous apercevant; je me doutais que
j'allais revoir d'anciennes connaissances. Tout voyageur qui met le pied en
Sicile m'appartient de droit; il faut qu'il passe par ici, et je le happe
au passage. Avez-vous trouvé votre grotte?
--Parfaitement, monsieur, grâce à votre obligeance, que nous venons de
nouveau mettre à l'épreuve.
--A vos ordres, messieurs, répondit monsieur Gemellaro en nous faisant
signe de nous asseoir; et j'oserai dire que, si vous voulez des
renseignements sur le pays, vous ne pouvez pas vous adresser mieux qu'à
moi.
En effet, monsieur Gemellaro habitait depuis soixante ans le village
de Nicolosi, où il était né, et l'occupation de toute sa vie avait été
d'observer le volcan qu'il avait sans cesse devant les yeux. Depuis
soixante ans, la montagne n'avait pas fait un mouvement que monsieur
Gemellaro ne se fût mis aussitôt à l'étudier; le cratère n'avait pas changé
pendant vingt-quatre heures de forme, que monsieur Gemellaro ne l'eût
dessiné sous son nouvel aspect; enfin, la fumée ne s'était pas épaissie
ou volatilisée une seule fois, que monsieur Gemellaro n'eût tiré de son
assombrissement ou de sa ténuité des augures que le résultat n'avait jamais
manqué de confirmer. Bref, monsieur Gemellaro est l'Empédocle moderne;
seulement, plus sage que l'ancien, j'espère qu'on l'enterrera avec ses deux
pantoufles. Aussi monsieur Gemellaro connaît-il son Etna sur le bout des
doigts. Depuis trois mille ans, la montagne n'a pas jeté une gorgée de lave
que monsieur Gemellaro n'en ait un échantillon; il n'est pas jusqu'à l'île
Julia dont monsieur Gemellaro ne possède un fragment.
Nos lecteurs ont sans nul doute entendu parler de l'île Julia, île éphémère
qui n'eut que trois mois d'existence, il est vrai, mais qui fit autant
et plus de bruit pendant son passage en ce monde que certaines îles qui
existent depuis le déluge.
Un beau matin du mois de juillet 1831, l'île Julia sortit du fond de la mer
et apparut à sa surface. Elle avait deux lieues de tour, des montagnes, des
vallées comme une île véritable; elle avait jusqu'à une fontaine; il est
vrai que c'était une fontaine d'eau bouillante.
Elle était à peine sortie des flots, qu'un vaisseau anglais passa; en
quelque endroit de la mer qu'apparaisse un phénomène quelconque, il passe
toujours un vaisseau anglais en ce moment-là. Le capitaine, étonné de voir
une île à un endroit où sa carte marine n'indiquait pas même un rocher, mit
son vaisseau en panne, descendit dans une chaloupe, et aborda sur l'île. Il
reconnut qu'elle était située sous le 38e degré de latitude, qu'elle avait
des montagnes, des vallées, et une fontaine d'eau bouillante. Il se fit
apporter des oeufs et du thé, et déjeuna près de la fontaine; puis,
lorsqu'il eut déjeuné, il saisit un drapeau aux armes d'Angleterre, le
planta sur la montagne la plus élevée de l'île, et prononça ces paroles
sacramentelles: «Je prends possession de cette terre au nom de Sa Majesté
britannique.» Puis il regagna son vaisseau, remit à la voile, et reprit le
chemin de l'Angleterre où il arriva heureusement, annonçant qu'il avait
découvert dans la Méditerranée une île inconnue, qu'il avait nommée Julia,
en honneur du mois de juillet, date de sa découverte, et dont il avait pris
possession au nom de l'Angleterre.
Derrière le bâtiment anglais était passé un bâtiment napolitain, lequel
n'avait pas été moins étonné que le bâtiment anglais. A la vue de cette île
inconnue, le capitaine, qui était un homme prudent, commença par carguer
ses voiles, afin de s'en tenir à une distance respectueuse. Puis il prit sa
lunette, et à l'aide de sa lunette, il reconnut qu'elle était inhabitée,
qu'elle avait des vallées et une montagne, et qu'au sommet de cette
montagne flottait le pavillon anglais. Il demanda aussitôt quatre hommes de
bonne volonté pour aller à la découverte. Deux Siciliens se présentèrent,
descendirent dans la chaloupe et partirent. Un quart d'heure après, ils
revinrent, rapportant le drapeau anglais. Le capitaine napolitain déclara
alors qu'il en prenait possession au nom du roi des Deux-Siciles, et la
nomma île Saint-Ferdinand, en l'honneur de son gracieux souverain. Puis
il revint à Naples, demanda une audience au roi, lui annonça qu'il avait
découvert une île de dix lieues de tour, toute couverte d'orangers, de
citronniers et de grenadiers, et dans laquelle se trouvaient une montagne
haute comme le Vésuve, une vallée comme celle de Josaphat, et une source
d'eau minérale où l'on pouvait faire un établissement de bains plus
considérable que celui d'Ischia. Il ajouta comme en passant, et sans
s'appesantir sur les détails, qu'un vaisseau anglais ayant voulu lui
disputer la possession de cette île, il avait coulé bas le susdit vaisseau,
en preuve de quoi il rapportait son pavillon. Le ministre de la marine, qui
était présent à l'audience, trouva le procédé un peu leste; mais le roi de
Naples donna raison entière au capitaine, le fit amiral, et le décora du
grand cordon de Saint-Janvier.
Le lendemain, on annonçait dans les trois journaux de Naples que l'amiral
Bonnacorri, duc de Saint-Ferdinand, venait de découvrir, dans la
Méditerranée, une île de quinze lieues de tour, habitée par une peuplade
qui ne parlait aucune langue connue, et dont le roi lui avait offert la
main de sa fille. Chacun de ces journaux contenait en outre un sonnet à la
gloire de l'aventureux navigateur. Le premier le comparait à Vasco de Gama,
le second à Christophe Colomb, et le troisième à Améric Vespuce.
Le même jour, le ministre d'Angleterre alla demander des explications
au ministre de la marine de Naples touchant les bruits injurieux pour
l'honneur de la nation britannique qui commençaient à se répandre au sujet
d'un vaisseau anglais que l'amiral Bonnacorri prétendait avoir coulé bas.
Le ministre de la marine répondit qu'il avait entendu vaguement parler de
quelque chose de pareil, mais qu'il ignorait lequel, du vaisseau napolitain
ou du vaisseau anglais, avait été coulé bas. Loin de se contenter de cette
explication, le ministre prétendit qu'il y avait insulte pour sa nation
dans la seule supposition qu'un vaisseau anglais pût être coulé bas par un
autre vaisseau quelconque, et demanda ses passeports. Le ministre de
la marine en référa au roi de Naples, qui lui ordonna de signer à
l'ambassadeur tous les passeports qu'il lui demanderait, et fit de son côté
écrire à son ministre de Londres de quitter à l'instant même la capitale de
la Grande-Bretagne.
Cependant le gouvernement britannique poursuivait la prise de possession de
l'île Julia avec son activité ordinaire. C'était le relais qu'il cherchait
depuis si longtemps sur la route de Gibraltar à Malte. Un vieux lieutenant
de frégate, qui avait eu la jambe emportée à Aboukir, et qui depuis ce
temps sollicitait une récompense quelconque auprès des lords de l'amirauté,
fut nommé gouverneur de l'île Julia, et reçut l'ordre de s'embarquer
immédiatement pour se rendre dans son gouvernement. Le digne marin vendit
une petite terre qu'il tenait de ses ancêtres, acheta tous les objets de
première nécessité pour une colonisation, monta sur la frégate le _Dard_,
avec sa femme et ses deux filles, doubla la pointe de la Bretagne, traversa
le golfe de Gascogne, franchit le détroit de Gibraltar, entra dans la
Méditerranée, longea les côtes d'Afrique, relâcha à Pantellerie, arriva
sous le 38e degré de latitude, regarda autour de lui, et ne vit pas plus
d'île Julia que sur sa main. L'île Julia était disparue de la veille, et je
n'ai pas entendu dire que jamais, au grand jamais, personne en ait entendu
parler depuis.
Les deux puissances belligérantes, qui avaient fait des armements
considérables, continuèrent à se montrer les dents pendant dix-huit mois;
puis leur grimace dégénéra en un sourire rechigné; enfin, un beau matin,
elles s'embrassèrent, et tout fut dit.
Cette querelle d'un instant, qui en définitive raffermit l'amitié de deux
nations faites pour s'estimer, n'eut d'autre résultat que la création d'un
nouvel impôt dans les royaumes des Deux-Siciles et de la Grande-Bretagne.
Laissons l'île Julia, ou l'île Saint-Ferdinand, comme on voudra l'appeler,
et revenons à l'Etna, qu'on pourrait bien supposer l'auteur de cette
mauvaise plaisanterie qui faillit troubler la tranquillité européenne.
Le mot _Etna_ est, à ce que prétendent les savants, un mot phénicien qui
veut dire _mont de la fournaise_. Le phénicien était, on le voit,
une langue dans le genre de celle que parlait Covielle au bourgeois
gentilhomme, et qui exprimait tant de choses en si peu de mots. Plusieurs
poètes de l'antiquité prétendent que ce fut le lieu où se réfugièrent
Deucalion et Pyrrha pendant le déluge universel. A ce titre, monsieur
Gemellaro, qui est né à Nicolosi, peut certes réclamer l'honneur de
descendre en droite ligne d'une des premières pierres qu'ils jetèrent
derrière eux. Cela laisserait bien loin, comme on voit, les Montmorency,
les Rohan et les Noailles.
Homère parle de l'Etna, mais sans le désigner comme un volcan. Pindare
l'appelle une des colonnes du ciel. Thucydide mentionne trois grandes
explosions, depuis l'époque de l'arrivée des colonies helléniques jusqu'à
celle où il vivait. Enfin, il y eut deux éruptions à l'époque des Denis;
puis elles se succédèrent si rapidement, qu'on ne compta désormais que les
plus violentes.
[Note: Les principales éruptions de l'Etna eurent lieu l'an
662 de Rome, et pendant l'ère chrétienne, dans les années 225, 420, 812,
1169, 1285, 1329, 1333, 1408, 1444, 1446, 1447, 1536, 1603, 1607, 1610,
1614, 1619, 1634, 1669, 1682, 1688, 1689, 1702, 1766 et 1781.]
Depuis l'éruption de 1781, l'Etna a bien eu quelque petite velléité de
bouleverser encore la Sicile; mais, comme ces caprices n'ont pas de suites
sérieuses, il est permis de penser que ce qu'il en a fait, c'est uniquement
par respect pour lui-même, et pour conserver sa position de volcan.
De toute ces éruptions, une des plus terribles fut celle de 1669. Comme
l'éruption de 1669 partit du Monte-Rosso, et que le Monte-Rosso n'est qu'à
un demi-mille à gauche de Nicolosi, nous nous mîmes en route, Jadin et moi,
pour visiter le cratère, après avoir promis à monsieur Gemellaro de venir
dîner chez lui.
Il faut avant tout savoir que l'Etna se regarde comme trop au-dessus des
volcans ordinaires pour procéder à leur façon; le Vésuve, Stromboli,
l'Hécla même, versent la lave du haut de leur cratère, comme le vin déborde
d'un verre trop plein; l'Etna ne se donne pas tant de peine. Son cratère
n'est qu'une espèce de cratère d'apparat, qui se contente de jouer au
bilboquet avec des rocs incandescents gros comme des maisons ordinaires, et
qu'on suit dans leur ascension aérienne, comme on pourrait suivre une bombe
qui sortirait d'un mortier; mais, pendant ce temps, le fort de l'éruption
se passe réellement ailleurs. En effet, quand l'Etna est en travail, il lui
pousse alors tout bonnement sur le dos, à un endroit ou à un autre, une
espèce de furoncle de la grosseur de Montmartre; puis le furoncle crève, et
il en sort un fleuve de lave qui suit sa pente, descend, brûle ou renverse
tout ce qui se rencontre devant lui, et finit par aller s'éteindre dans
la mer. Cette façon de procéder est cause que l'Etna est couvert d'une
quantité de petits cratères qui ont formé d'immenses meules de foin; chacun
de ces volcans secondaires a sa date et son nom particulier, et tous ont
fait, dans leur temps, plus ou moins de bruit et plus ou moins de ravage.
Le Monte-Rosso est, comme nous l'avons dit, au premier rang de cette
aristocratie secondaire; ce serait, dans tout autre voisinage que celui des
Andes, des Cordillières ou des Alpes, une fort jolie petite montagne de
neuf cents pieds d'élévation, c'est-à-dire trois fois haute comme les tours
de Notre-Dame. Le volcan doit son nom à la couleur des scories terreuses
dont il est formé; on y monte par une pente assez facile, et, au bout d'une
demi-heure d'ascension à peu près, on se trouve au bord de son cratère.
C'est une espèce de puits séparé dans le fond comme une salière, et qui
s'offre maintenant aux regards avec un air de bonhomie et de tranquillité
parfaite. Quoiqu'il n'y ait pas de chemin pratiqué, on y descendrait, à la
rigueur, avec des cordes; sa profondeur peut être de deux cents pieds, et
sa circonférence de cinq ou six cents.
C'est de cette bouche, aujourd'hui muette et froide, que sortit, en 1669,
une telle pluie de pierres et de cendres, que littéralement, pendant trois
mois, le soleil en fut obscurci, et que le vent la porta jusqu'à Malte. La
violence de l'éjaculation était telle, qu'un rocher de cinquante pieds de
longueur fut lancé à mille pas du cratère d'où il était sorti, et s'enfonça
en retombant à vingt-cinq pieds de profondeur. Enfin, la lave parut à
son tour, monta en bouillonnant jusqu'à l'orifice, déborda sur la pente
méridionale, et, laissant Nicolosi à sa droite et Boriello à sa gauche,
commença de s'écouler, non pas comme un torrent, mais comme un fleuve de
feu, couvrit de ses vagues ardentes les villages de Campo-Rotondo, de
San-Pietro, de Gigganeo, et alla se jeter dans le port de Catane, en y
poussant devant elle une partie de la ville. Là commença une lutte horrible
entre l'eau et le feu; la mer repoussée d'abord céda la place, et recula
d'un quart de lieue, découvrant à l'oeil humain ses profondeurs. Des
vaisseaux furent brûlés dans le port, de gros poissons morts vinrent
flotter à la surface de l'eau; puis, comme furieuse de sa défaite, la mer
à son tour revint attaquer la lave. La lutte dura quinze jours; enfin, la
lave vaincue s'arrêta, et de l'état fusible commença de passer à l'état
compact. Pendant quinze autres jours, la mer bouillonna encore, occupée à
refroidir ce nouveau rivage qu'elle était forcée d'accepter, puis, peu
à peu, le bouillonnement s'effaça. Mais la campagne tout entière était
dévastée, trois villages étaient anéantis. Catane était aux trois quarts
détruite, et le port à moitié comblé.
Du haut du Monte-Rosso ou plutôt des _Monte-Rossi_ (car la montagne se
partage en deux sommets comme le Vésuve), on voit cette traînée de lave,
longue de cinq lieues, large parfois de trois, et que près de deux siècles
n'ont recouverte encore que de deux pouces de terre. Du point où j'étais,
à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, dans l'horizon que mon
oeil pouvait embrasser, je comptai en outre vingt-six montagnes, toutes
produites par des éruptions volcaniques, et pareilles de forme et de
hauteur à celle sur laquelle j'étais monté.
En promenant ainsi mes regards autour de moi, j'avais aperçu, au pied
d'un autre volcan éteint, les ruines de ce fameux couvent de
Saint-Nicolas-le-Vieux, où le comte de Weder avait été si bien reçu par dom
Gaëtano; un lieu qui conservait de pareils souvenirs méritait à tous
égards notre visite. Aussi, à peine descendus des Monte-Rossi, nous
acheminâmes-nous vers le couvent.
C'est une construction élevée, selon Farello, par le comte Simon,
petit-fils du Normand Roger, le conquérant le plus populaire de toute la
Sicile, et connu encore aujourd'hui de tout paysan sous le nom _del conte
Ruggieri_. Quelques savants prétendent que ce monastère est situé sur
l'emplacement de l'ancienne ville d'Inesse; il est vrai que d'autres
savants prétendent que l'ancienne ville d'Inesse s'élevait sur le revers
opposé de l'Etna; il s'est échangé là-dessus force volumes entre les
érudits de Catane, de Taormino et de Messine, et le fait est resté un peu
plus obscur qu'auparavant, tant chacun avait apporté d'excellentes preuves
à l'appui de son opinion. A mon retour à Catane, l'un d'eux me demanda
ce qu'en pensait l'Académie des Sciences de Paris. Je lui répondis que
l'Académie des Sciences, après s'être longtemps occupée de cette grave
question, avait reconnu qu'il devait exister deux villes d'Inesse, bâties
en rivalité l'une de l'autre, l'une par les Naxiens, et l'autre pas les
Sicaniens d'Espagne; l'une sur le revers méridional, l'autre sur le revers
septentrional du mont Etna. Le savant se frappa le front, comme s'il se
sentait illuminé d'une idée nouvelle, courut à son bureau, prit la plume,
et commença un volume qui, à ce que j'ai appris depuis, a jeté un grand
jour sur cette importante question.
Ce couvent, où, selon les intentions de leur pieux fondateur, les
bénédictins étaient condamnés à vivre exposés les premiers aux ravages du
volcan que devaient conjurer leurs prières, n'est plus qu'une ruine. Ce
qu'il y a de mieux conservé est la chapelle et la fameuse salle où le comte
de Weder, nouveau Faust, assista au sabbat de Gaëtano-Méphistophélès. Un
plateau qui domine le monastère n'est autre chose qu'une masse de lave
déchirée en gouffres profonds, et du haut de laquelle on domine un
amphithéâtre de cratères éteints.
Il était quatre heures du soir; nous devions dîner à quatre heures et demie
chez notre excellent hôte, monsieur Gemellaro; nous reprîmes donc le chemin
de sa maison avec d'autant plus de hâte, que le déjeuner du matin nous
avait admirablement prédisposés à un second repas. Nous trouvâmes la table
toute dressée, nous avions admirablement saisi ce moment si rapide et si
rare où l'on n'attend pas, et où cependant l'on n'a pas fait attendre.
Monsieur Gemellaro était un de ces savants comme je les aime, savants
expérimentateurs, qui détestent toute théorie, et ne parlent que de ce
qu'ils ont vu. Pendant tout le dîner, la conversation roula sur la montagne
de notre hôte. Je dis la montagne de notre hôte, car monsieur Gemellaro est
bien convaincu que l'Etna est à lui, et il serait fort étonné si un jour Sa
Majesté le roi des Deux-Siciles lui en réclamait quelque chose.
Après l'Etna, ce que monsieur Gemellaro trouvait de plus grand et de plus
beau, c'était Napoléon, cet autre volcan éteint, qui, pendant une irruption
de quatorze ans, a causé tant de tremblements de trônes et de chutes
d'empires. Son rêve était de posséder une collection complète des gravures
qui avaient été faites sur lui; je le désespérai en lui disant qu'il
Enfin, au milieu de tout ce sabbat infernal, la voix du capitaine retentit,
demandant: _Le monache! le monache_! Un hourra général accueillit cette
demande. Un instant après, une porte s'ouvrit, et quatre religieuses
parurent, traînées par cinq ou six bandits; des hurlements de joie et de
luxure les accueillirent. Le comte voyait tout cela comme dans un rêve,
et comme dans un rêve il lui semblait qu'une force supérieure clouait son
corps à sa place, tandis que son esprit était emporté ailleurs. En un
instant les vêtements des pauvres filles furent en lambeaux; les bandits se
ruèrent sur elles; le capitaine voulut faire entendre sa voix, mais sa voix
fut couverte par les clameurs générales. Il sembla alors au comte que le
capitaine prenait ses fameux Kukenreiter, qui ressemblaient si fort aux
siens. Il crut entendre retentir deux coups de feu; il ferma les yeux, tout
ébloui de la flamme. En les rouvrant, il vit du sang, deux brigands qui se
tordaient en hurlant dans un coin, la plus belle des religieuses dans les
bras du capitaine, puis il ne vit plus rien; ses yeux se fermèrent une
seconde fois sans qu'il eût la puissance de les rouvrir, ses jambes
manquèrent sous lui, enfin il tomba comme une masse; il était ivre-mort.
Lorsque le comte s'éveilla, il était grand jour; il se frotta les yeux, se
secoua et regarda autour de lui; il était couché sous un arbre à la lisière
du bois, avait à sa droite Nicolosi, à sa gauche Pedara, devant lui Catane,
et derrière Catane la mer. Il paraissait avoir passé la nuit à la
belle étoile, couché sur un doux lit de sable, la tête appuyée sur son
porte-manteau, et sans autre dais de lit que l'immense azur du ciel.
D'abord, il ne se rappela rien, et demeura quelque temps comme un homme
qui sort de léthargie; enfin sa pensée, par une opération lente et confuse
d'abord, se reporta en arrière, et bientôt il se rappela son départ de
Catane, les hésitations de son muletier, son arrivée au couvent, son
altercation avec le cuisinier, l'accueil que lui avait fait le général, le
dîner, le vin de Marsala, les chansons, l'orgie, le feu, les religieuses
et les coups de pistolets. Il regarda de nouveau autour de lui, et vit
sa malle, son sac de nuit et son portemanteau. Il ouvrit ce dernier, y
retrouva son portefeuille, sa pipe d'écume de mer, son sac à tabac et sa
bourse, sa bourse qui, à son grand étonnement, lui parut aussi ronde que
si rien ne lui était arrivé; il l'ouvrit avec anxiété; elle était toujours
pleine d'or, et de plus il y avait un billet; le comte l'ouvrit vivement et
lut ce qui suit:
«Monsieur le Comte,
Nous vous faisons mille excuses de nous séparer de vous d'une façon aussi
brusque; mais une expédition de la plus haute importance nous attire du
côté de Cefalu. J'espère que vous n'oublierez pas l'hospitalité que vous
ont donnée les bénédictins de Saint-Nicolas-le-Vieux, et que, si vous
retournez à Rome, vous demanderez à monsignor Morosini de ne point oublier
de pauvres pécheurs dans ses prières.
Vous retrouverez tout votre bagage, à l'exception des Kukenreiter, que je
vous demande la permission de garder comme un souvenir de vous.
DOM GAËTANO, Prieur de Saint-Nicolas-le-Vieux.
16 octobre 1806.»
Le comte de Weder compta son or, il n'y manquait pas une obole.
Lorsqu'il arriva à Nicolosi, il trouva tout le village en révolution:
la veille, le couvent de Sainte-Claire avait été forcé, l'argenterie du
monastère pillée, et les quatre plus jeunes et plus belles religieuses
enlevées, sans qu'on pût savoir ce qu'elles étaient devenues.
Le comte retrouva son muletier, remonta sur sa mule, revint à Catane, et,
ayant appris qu'un bâtiment était prêt à mettre à la voile pour Naples, il
s'y embarqua et quitta la Sicile la même nuit.
Deux ans après, il lut dans _l'Allgemeine Zeitung_ que le fameux chef de
bandits Gaëtano, qui s'était emparé du couvent de Saint-Nicolas-le-Vieux,
sur l'Etna, pour en faire un repaire de brigands, après un combat terrible
soutenu contre un régiment anglais, avait été pris et pendu à la grande
joie des habitants de Catane, qu'il avait fini par venir rançonner jusque
dans la ville.
L'ETNA
Le lendemain de notre arrivée à Catane, nous devions, on se le rappelle,
tenter une ascension sur l'Etna. Je dis tenter, car c'est surtout à
l'occasion des projets que les voyageurs font à l'endroit de cette montagne
qu'on peut appliquer le proverbe: l'homme propose et Dieu dispose. Rien de
plus commun que les curieux partis de Catane pour gravir le Ghibello, comme
on appelle l'Etna en Sicile; rien de plus rare que les privilégiés arrivés
jusqu'à son cratère. C'est que, pendant neuf ou dix mois de l'année, la
montagne est véritablement inaccessible: jusqu'au 15 juin, il est trop tôt;
passé le 1er octobre, il est trop tard.
Nous étions sous ce rapport dans les conditions voulues, car nous étions
arrivés à Catane le 4 septembre; de plus, toute la journée avait été
magnifique; aucune vapeur, aucun brouillard, ne voilaient l'Etna. De
toutes les rues qui y conduisaient, nous l'avions vu, la veille, calme et
majestueux. La légère fumée qui s'échappait du cratère suivait la direction
du vent, flottant comme une banderole; enfin, le soleil, que nous avions vu
se coucher du haut de la coupole des Bénédictins, avait glissé dans un ciel
sans nuage et disparu derrière le village d'Aderno, promettant pour le
lendemain une journée non moins belle que celle qui venait de s'écouler.
Aussi, à cinq heures du matin, notre guide nous éveilla-t-il en nous
annonçant un temps fait exprès pour nous. Nous courûmes aussitôt à nos
fenêtres qui donnaient sur l'Etna, et nous vîmes le géant baignant sa tête
colossale dans les blondes vapeurs du matin. On distinguait parfaitement
les trois régions qu'il faut franchir pour arriver au sommet, la région
cultivée, la région des bois, la région déserte. Contre l'ordinaire, son
cône était entièrement dépouillé de neige.
Ce n'est que vers les quatre heures ordinairement que l'on part; mais
nous voulions nous arrêter quelques heures à Nicolosi, et visiter le
Monte-Rosso, un de ces cent volcans secondaires dont se hérisse la croupe
de l'Etna. D'ailleurs il y avait, m'avait-on dit, à Nicolosi, un certain
monsieur Gemellaro, savant modeste et aimable, qui demeurait là depuis
cinquante ans, et qui se ferait un plaisir de répondre à toutes mes
questions. J'avais demandé une lettre pour lui; on m'avait répondu que
c'était chose inutile, son obligeante hospitalité s'étendant à tout
voyageur qui entreprenait l'ascension, toujours pénible et souvent
dangereuse, que nous allions tenter.
A cinq heures donc, après nous être munis d'une bouteille du meilleur rhum
que nous pûmes trouver, nous enfourchâmes nos mules, et nous partîmes pour
Nicolosi, où nous devions compléter nos provisions. Nous étions chacun dans
notre costume ordinaire, auquel, malgré les recommandations de notre hôte,
nous n'avions rien ajouté, ne pouvant croire qu'après avoir joui dans la
plaine d'une température à cuire un oeuf, nous trouverions dix degrés de
froid sur la montagne.
Je ne sais rien de plus beau, de plus original, de plus accidenté, de plus
fertile et de plus sauvage à la fois que le chemin qui conduit de Catane
à Nicolosi, et qui traverse tour à tour des mers de sable, des oasis
d'orangers, des fleuves de lave, des tapis de moissons, et des murailles
de basalte. Trois ou quatre villages sont sur la route, pauvres, chétifs,
souffreteux, peuplés de mendiants, comme tous les villages siciliens; avec
tout cela, ils ont des noms sonores et poétiques, qui résonnent comme des
noms heureux: ils s'appellent Gravina, Santa-Lucia, Massanunziata; ils sont
élevés sur la lave, bâtis avec de la lave recouverte de lave; ils sortent
tout entiers des entrailles de la montagne, comme de pauvres fleurs
flétries avant de naître, et qu'un vent d'orage doit emporter.
Entre Massanunziata et le mont Miani, à droite de la route, est la fosse
de la Colombe. D'où vient ce doux nom à une excavation noire, ténébreuse,
profonde de deux cents pieds, large de cent cinquante? Notre guide ne put
nous le dire.
Nous arrivâmes à Nicolosi, espèce de petit bourg bâti sur les confins du
monde habitable. Deux ou trois milles avant Nicolosi, on commence à entrer
dans une région désolée, et cependant un demi-mille au-dessus de Nicolosi,
on voit encore de belles plantations et un coteau couvert de vignes.
Quelque feu intérieur remplace-t-il partiellement la chaleur du soleil,
qui déjà à cette hauteur commence à se tempérer? C'est encore là un de ces
mystères dont le guide ignare et le voyageur savant ne peuvent dire le mot.
Nous descendîmes dans un de ces bouges que la Sicile seule a l'audace de
baptiser du nom d'auberge, et comme il était encore de bonne heure, nous
envoyâmes, pendant qu'on préparait notre déjeuner, nos cartes à monsieur
Gemellaro, en lui demandant la permission de lui faire notre visite.
Monsieur Gemellaro nous fit répondre qu'il allait se mettre à table, et
que, si nous voulions partager sa collation, nous serions les bienvenus.
Quel que fût, à l'aspect du déjeuner qui nous attendait, notre désir
d'accepter une offre si gracieuse, nous eûmes la discrétion de la refuser,
et nous poussâmes la sobriété jusqu'à nous contenter du repas de l'auberge.
C'était une action méritoire et digne d'être mise en parallèle avec les
jeûnes les plus rudes des pères du désert.
Ce maigre déjeuner terminé, nous ordonnâmes à notre guide de se mettre en
quête d'une paire de poulets ou d'une demi-douzaine de pigeons quelconques,
de leur tordre le cou, de les plumer et de les rôtir. C'était nos
provisions de bouche pour le déjeuner du lendemain; cette précaution
prise, nous nous acheminâmes vers la maison de monsieur Gemellaro, la
plus imposante de tout le village. Le domestique était prévenu et nous
introduisit dans le cabinet de travail, où son maître nous attendait. En
apercevant monsieur Gemellaro, je jetai un cri de surprise mêlé de joie:
c'était le même qui, à Aci-Reale, m'avait si obligeamment indiqué le chemin
de la grotte de Polyphème.
--Ah! c'est vous, nous dit-il en nous apercevant; je me doutais que
j'allais revoir d'anciennes connaissances. Tout voyageur qui met le pied en
Sicile m'appartient de droit; il faut qu'il passe par ici, et je le happe
au passage. Avez-vous trouvé votre grotte?
--Parfaitement, monsieur, grâce à votre obligeance, que nous venons de
nouveau mettre à l'épreuve.
--A vos ordres, messieurs, répondit monsieur Gemellaro en nous faisant
signe de nous asseoir; et j'oserai dire que, si vous voulez des
renseignements sur le pays, vous ne pouvez pas vous adresser mieux qu'à
moi.
En effet, monsieur Gemellaro habitait depuis soixante ans le village
de Nicolosi, où il était né, et l'occupation de toute sa vie avait été
d'observer le volcan qu'il avait sans cesse devant les yeux. Depuis
soixante ans, la montagne n'avait pas fait un mouvement que monsieur
Gemellaro ne se fût mis aussitôt à l'étudier; le cratère n'avait pas changé
pendant vingt-quatre heures de forme, que monsieur Gemellaro ne l'eût
dessiné sous son nouvel aspect; enfin, la fumée ne s'était pas épaissie
ou volatilisée une seule fois, que monsieur Gemellaro n'eût tiré de son
assombrissement ou de sa ténuité des augures que le résultat n'avait jamais
manqué de confirmer. Bref, monsieur Gemellaro est l'Empédocle moderne;
seulement, plus sage que l'ancien, j'espère qu'on l'enterrera avec ses deux
pantoufles. Aussi monsieur Gemellaro connaît-il son Etna sur le bout des
doigts. Depuis trois mille ans, la montagne n'a pas jeté une gorgée de lave
que monsieur Gemellaro n'en ait un échantillon; il n'est pas jusqu'à l'île
Julia dont monsieur Gemellaro ne possède un fragment.
Nos lecteurs ont sans nul doute entendu parler de l'île Julia, île éphémère
qui n'eut que trois mois d'existence, il est vrai, mais qui fit autant
et plus de bruit pendant son passage en ce monde que certaines îles qui
existent depuis le déluge.
Un beau matin du mois de juillet 1831, l'île Julia sortit du fond de la mer
et apparut à sa surface. Elle avait deux lieues de tour, des montagnes, des
vallées comme une île véritable; elle avait jusqu'à une fontaine; il est
vrai que c'était une fontaine d'eau bouillante.
Elle était à peine sortie des flots, qu'un vaisseau anglais passa; en
quelque endroit de la mer qu'apparaisse un phénomène quelconque, il passe
toujours un vaisseau anglais en ce moment-là. Le capitaine, étonné de voir
une île à un endroit où sa carte marine n'indiquait pas même un rocher, mit
son vaisseau en panne, descendit dans une chaloupe, et aborda sur l'île. Il
reconnut qu'elle était située sous le 38e degré de latitude, qu'elle avait
des montagnes, des vallées, et une fontaine d'eau bouillante. Il se fit
apporter des oeufs et du thé, et déjeuna près de la fontaine; puis,
lorsqu'il eut déjeuné, il saisit un drapeau aux armes d'Angleterre, le
planta sur la montagne la plus élevée de l'île, et prononça ces paroles
sacramentelles: «Je prends possession de cette terre au nom de Sa Majesté
britannique.» Puis il regagna son vaisseau, remit à la voile, et reprit le
chemin de l'Angleterre où il arriva heureusement, annonçant qu'il avait
découvert dans la Méditerranée une île inconnue, qu'il avait nommée Julia,
en honneur du mois de juillet, date de sa découverte, et dont il avait pris
possession au nom de l'Angleterre.
Derrière le bâtiment anglais était passé un bâtiment napolitain, lequel
n'avait pas été moins étonné que le bâtiment anglais. A la vue de cette île
inconnue, le capitaine, qui était un homme prudent, commença par carguer
ses voiles, afin de s'en tenir à une distance respectueuse. Puis il prit sa
lunette, et à l'aide de sa lunette, il reconnut qu'elle était inhabitée,
qu'elle avait des vallées et une montagne, et qu'au sommet de cette
montagne flottait le pavillon anglais. Il demanda aussitôt quatre hommes de
bonne volonté pour aller à la découverte. Deux Siciliens se présentèrent,
descendirent dans la chaloupe et partirent. Un quart d'heure après, ils
revinrent, rapportant le drapeau anglais. Le capitaine napolitain déclara
alors qu'il en prenait possession au nom du roi des Deux-Siciles, et la
nomma île Saint-Ferdinand, en l'honneur de son gracieux souverain. Puis
il revint à Naples, demanda une audience au roi, lui annonça qu'il avait
découvert une île de dix lieues de tour, toute couverte d'orangers, de
citronniers et de grenadiers, et dans laquelle se trouvaient une montagne
haute comme le Vésuve, une vallée comme celle de Josaphat, et une source
d'eau minérale où l'on pouvait faire un établissement de bains plus
considérable que celui d'Ischia. Il ajouta comme en passant, et sans
s'appesantir sur les détails, qu'un vaisseau anglais ayant voulu lui
disputer la possession de cette île, il avait coulé bas le susdit vaisseau,
en preuve de quoi il rapportait son pavillon. Le ministre de la marine, qui
était présent à l'audience, trouva le procédé un peu leste; mais le roi de
Naples donna raison entière au capitaine, le fit amiral, et le décora du
grand cordon de Saint-Janvier.
Le lendemain, on annonçait dans les trois journaux de Naples que l'amiral
Bonnacorri, duc de Saint-Ferdinand, venait de découvrir, dans la
Méditerranée, une île de quinze lieues de tour, habitée par une peuplade
qui ne parlait aucune langue connue, et dont le roi lui avait offert la
main de sa fille. Chacun de ces journaux contenait en outre un sonnet à la
gloire de l'aventureux navigateur. Le premier le comparait à Vasco de Gama,
le second à Christophe Colomb, et le troisième à Améric Vespuce.
Le même jour, le ministre d'Angleterre alla demander des explications
au ministre de la marine de Naples touchant les bruits injurieux pour
l'honneur de la nation britannique qui commençaient à se répandre au sujet
d'un vaisseau anglais que l'amiral Bonnacorri prétendait avoir coulé bas.
Le ministre de la marine répondit qu'il avait entendu vaguement parler de
quelque chose de pareil, mais qu'il ignorait lequel, du vaisseau napolitain
ou du vaisseau anglais, avait été coulé bas. Loin de se contenter de cette
explication, le ministre prétendit qu'il y avait insulte pour sa nation
dans la seule supposition qu'un vaisseau anglais pût être coulé bas par un
autre vaisseau quelconque, et demanda ses passeports. Le ministre de
la marine en référa au roi de Naples, qui lui ordonna de signer à
l'ambassadeur tous les passeports qu'il lui demanderait, et fit de son côté
écrire à son ministre de Londres de quitter à l'instant même la capitale de
la Grande-Bretagne.
Cependant le gouvernement britannique poursuivait la prise de possession de
l'île Julia avec son activité ordinaire. C'était le relais qu'il cherchait
depuis si longtemps sur la route de Gibraltar à Malte. Un vieux lieutenant
de frégate, qui avait eu la jambe emportée à Aboukir, et qui depuis ce
temps sollicitait une récompense quelconque auprès des lords de l'amirauté,
fut nommé gouverneur de l'île Julia, et reçut l'ordre de s'embarquer
immédiatement pour se rendre dans son gouvernement. Le digne marin vendit
une petite terre qu'il tenait de ses ancêtres, acheta tous les objets de
première nécessité pour une colonisation, monta sur la frégate le _Dard_,
avec sa femme et ses deux filles, doubla la pointe de la Bretagne, traversa
le golfe de Gascogne, franchit le détroit de Gibraltar, entra dans la
Méditerranée, longea les côtes d'Afrique, relâcha à Pantellerie, arriva
sous le 38e degré de latitude, regarda autour de lui, et ne vit pas plus
d'île Julia que sur sa main. L'île Julia était disparue de la veille, et je
n'ai pas entendu dire que jamais, au grand jamais, personne en ait entendu
parler depuis.
Les deux puissances belligérantes, qui avaient fait des armements
considérables, continuèrent à se montrer les dents pendant dix-huit mois;
puis leur grimace dégénéra en un sourire rechigné; enfin, un beau matin,
elles s'embrassèrent, et tout fut dit.
Cette querelle d'un instant, qui en définitive raffermit l'amitié de deux
nations faites pour s'estimer, n'eut d'autre résultat que la création d'un
nouvel impôt dans les royaumes des Deux-Siciles et de la Grande-Bretagne.
Laissons l'île Julia, ou l'île Saint-Ferdinand, comme on voudra l'appeler,
et revenons à l'Etna, qu'on pourrait bien supposer l'auteur de cette
mauvaise plaisanterie qui faillit troubler la tranquillité européenne.
Le mot _Etna_ est, à ce que prétendent les savants, un mot phénicien qui
veut dire _mont de la fournaise_. Le phénicien était, on le voit,
une langue dans le genre de celle que parlait Covielle au bourgeois
gentilhomme, et qui exprimait tant de choses en si peu de mots. Plusieurs
poètes de l'antiquité prétendent que ce fut le lieu où se réfugièrent
Deucalion et Pyrrha pendant le déluge universel. A ce titre, monsieur
Gemellaro, qui est né à Nicolosi, peut certes réclamer l'honneur de
descendre en droite ligne d'une des premières pierres qu'ils jetèrent
derrière eux. Cela laisserait bien loin, comme on voit, les Montmorency,
les Rohan et les Noailles.
Homère parle de l'Etna, mais sans le désigner comme un volcan. Pindare
l'appelle une des colonnes du ciel. Thucydide mentionne trois grandes
explosions, depuis l'époque de l'arrivée des colonies helléniques jusqu'à
celle où il vivait. Enfin, il y eut deux éruptions à l'époque des Denis;
puis elles se succédèrent si rapidement, qu'on ne compta désormais que les
plus violentes.
[Note: Les principales éruptions de l'Etna eurent lieu l'an
662 de Rome, et pendant l'ère chrétienne, dans les années 225, 420, 812,
1169, 1285, 1329, 1333, 1408, 1444, 1446, 1447, 1536, 1603, 1607, 1610,
1614, 1619, 1634, 1669, 1682, 1688, 1689, 1702, 1766 et 1781.]
Depuis l'éruption de 1781, l'Etna a bien eu quelque petite velléité de
bouleverser encore la Sicile; mais, comme ces caprices n'ont pas de suites
sérieuses, il est permis de penser que ce qu'il en a fait, c'est uniquement
par respect pour lui-même, et pour conserver sa position de volcan.
De toute ces éruptions, une des plus terribles fut celle de 1669. Comme
l'éruption de 1669 partit du Monte-Rosso, et que le Monte-Rosso n'est qu'à
un demi-mille à gauche de Nicolosi, nous nous mîmes en route, Jadin et moi,
pour visiter le cratère, après avoir promis à monsieur Gemellaro de venir
dîner chez lui.
Il faut avant tout savoir que l'Etna se regarde comme trop au-dessus des
volcans ordinaires pour procéder à leur façon; le Vésuve, Stromboli,
l'Hécla même, versent la lave du haut de leur cratère, comme le vin déborde
d'un verre trop plein; l'Etna ne se donne pas tant de peine. Son cratère
n'est qu'une espèce de cratère d'apparat, qui se contente de jouer au
bilboquet avec des rocs incandescents gros comme des maisons ordinaires, et
qu'on suit dans leur ascension aérienne, comme on pourrait suivre une bombe
qui sortirait d'un mortier; mais, pendant ce temps, le fort de l'éruption
se passe réellement ailleurs. En effet, quand l'Etna est en travail, il lui
pousse alors tout bonnement sur le dos, à un endroit ou à un autre, une
espèce de furoncle de la grosseur de Montmartre; puis le furoncle crève, et
il en sort un fleuve de lave qui suit sa pente, descend, brûle ou renverse
tout ce qui se rencontre devant lui, et finit par aller s'éteindre dans
la mer. Cette façon de procéder est cause que l'Etna est couvert d'une
quantité de petits cratères qui ont formé d'immenses meules de foin; chacun
de ces volcans secondaires a sa date et son nom particulier, et tous ont
fait, dans leur temps, plus ou moins de bruit et plus ou moins de ravage.
Le Monte-Rosso est, comme nous l'avons dit, au premier rang de cette
aristocratie secondaire; ce serait, dans tout autre voisinage que celui des
Andes, des Cordillières ou des Alpes, une fort jolie petite montagne de
neuf cents pieds d'élévation, c'est-à-dire trois fois haute comme les tours
de Notre-Dame. Le volcan doit son nom à la couleur des scories terreuses
dont il est formé; on y monte par une pente assez facile, et, au bout d'une
demi-heure d'ascension à peu près, on se trouve au bord de son cratère.
C'est une espèce de puits séparé dans le fond comme une salière, et qui
s'offre maintenant aux regards avec un air de bonhomie et de tranquillité
parfaite. Quoiqu'il n'y ait pas de chemin pratiqué, on y descendrait, à la
rigueur, avec des cordes; sa profondeur peut être de deux cents pieds, et
sa circonférence de cinq ou six cents.
C'est de cette bouche, aujourd'hui muette et froide, que sortit, en 1669,
une telle pluie de pierres et de cendres, que littéralement, pendant trois
mois, le soleil en fut obscurci, et que le vent la porta jusqu'à Malte. La
violence de l'éjaculation était telle, qu'un rocher de cinquante pieds de
longueur fut lancé à mille pas du cratère d'où il était sorti, et s'enfonça
en retombant à vingt-cinq pieds de profondeur. Enfin, la lave parut à
son tour, monta en bouillonnant jusqu'à l'orifice, déborda sur la pente
méridionale, et, laissant Nicolosi à sa droite et Boriello à sa gauche,
commença de s'écouler, non pas comme un torrent, mais comme un fleuve de
feu, couvrit de ses vagues ardentes les villages de Campo-Rotondo, de
San-Pietro, de Gigganeo, et alla se jeter dans le port de Catane, en y
poussant devant elle une partie de la ville. Là commença une lutte horrible
entre l'eau et le feu; la mer repoussée d'abord céda la place, et recula
d'un quart de lieue, découvrant à l'oeil humain ses profondeurs. Des
vaisseaux furent brûlés dans le port, de gros poissons morts vinrent
flotter à la surface de l'eau; puis, comme furieuse de sa défaite, la mer
à son tour revint attaquer la lave. La lutte dura quinze jours; enfin, la
lave vaincue s'arrêta, et de l'état fusible commença de passer à l'état
compact. Pendant quinze autres jours, la mer bouillonna encore, occupée à
refroidir ce nouveau rivage qu'elle était forcée d'accepter, puis, peu
à peu, le bouillonnement s'effaça. Mais la campagne tout entière était
dévastée, trois villages étaient anéantis. Catane était aux trois quarts
détruite, et le port à moitié comblé.
Du haut du Monte-Rosso ou plutôt des _Monte-Rossi_ (car la montagne se
partage en deux sommets comme le Vésuve), on voit cette traînée de lave,
longue de cinq lieues, large parfois de trois, et que près de deux siècles
n'ont recouverte encore que de deux pouces de terre. Du point où j'étais,
à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, dans l'horizon que mon
oeil pouvait embrasser, je comptai en outre vingt-six montagnes, toutes
produites par des éruptions volcaniques, et pareilles de forme et de
hauteur à celle sur laquelle j'étais monté.
En promenant ainsi mes regards autour de moi, j'avais aperçu, au pied
d'un autre volcan éteint, les ruines de ce fameux couvent de
Saint-Nicolas-le-Vieux, où le comte de Weder avait été si bien reçu par dom
Gaëtano; un lieu qui conservait de pareils souvenirs méritait à tous
égards notre visite. Aussi, à peine descendus des Monte-Rossi, nous
acheminâmes-nous vers le couvent.
C'est une construction élevée, selon Farello, par le comte Simon,
petit-fils du Normand Roger, le conquérant le plus populaire de toute la
Sicile, et connu encore aujourd'hui de tout paysan sous le nom _del conte
Ruggieri_. Quelques savants prétendent que ce monastère est situé sur
l'emplacement de l'ancienne ville d'Inesse; il est vrai que d'autres
savants prétendent que l'ancienne ville d'Inesse s'élevait sur le revers
opposé de l'Etna; il s'est échangé là-dessus force volumes entre les
érudits de Catane, de Taormino et de Messine, et le fait est resté un peu
plus obscur qu'auparavant, tant chacun avait apporté d'excellentes preuves
à l'appui de son opinion. A mon retour à Catane, l'un d'eux me demanda
ce qu'en pensait l'Académie des Sciences de Paris. Je lui répondis que
l'Académie des Sciences, après s'être longtemps occupée de cette grave
question, avait reconnu qu'il devait exister deux villes d'Inesse, bâties
en rivalité l'une de l'autre, l'une par les Naxiens, et l'autre pas les
Sicaniens d'Espagne; l'une sur le revers méridional, l'autre sur le revers
septentrional du mont Etna. Le savant se frappa le front, comme s'il se
sentait illuminé d'une idée nouvelle, courut à son bureau, prit la plume,
et commença un volume qui, à ce que j'ai appris depuis, a jeté un grand
jour sur cette importante question.
Ce couvent, où, selon les intentions de leur pieux fondateur, les
bénédictins étaient condamnés à vivre exposés les premiers aux ravages du
volcan que devaient conjurer leurs prières, n'est plus qu'une ruine. Ce
qu'il y a de mieux conservé est la chapelle et la fameuse salle où le comte
de Weder, nouveau Faust, assista au sabbat de Gaëtano-Méphistophélès. Un
plateau qui domine le monastère n'est autre chose qu'une masse de lave
déchirée en gouffres profonds, et du haut de laquelle on domine un
amphithéâtre de cratères éteints.
Il était quatre heures du soir; nous devions dîner à quatre heures et demie
chez notre excellent hôte, monsieur Gemellaro; nous reprîmes donc le chemin
de sa maison avec d'autant plus de hâte, que le déjeuner du matin nous
avait admirablement prédisposés à un second repas. Nous trouvâmes la table
toute dressée, nous avions admirablement saisi ce moment si rapide et si
rare où l'on n'attend pas, et où cependant l'on n'a pas fait attendre.
Monsieur Gemellaro était un de ces savants comme je les aime, savants
expérimentateurs, qui détestent toute théorie, et ne parlent que de ce
qu'ils ont vu. Pendant tout le dîner, la conversation roula sur la montagne
de notre hôte. Je dis la montagne de notre hôte, car monsieur Gemellaro est
bien convaincu que l'Etna est à lui, et il serait fort étonné si un jour Sa
Majesté le roi des Deux-Siciles lui en réclamait quelque chose.
Après l'Etna, ce que monsieur Gemellaro trouvait de plus grand et de plus
beau, c'était Napoléon, cet autre volcan éteint, qui, pendant une irruption
de quatorze ans, a causé tant de tremblements de trônes et de chutes
d'empires. Son rêve était de posséder une collection complète des gravures
qui avaient été faites sur lui; je le désespérai en lui disant qu'il
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