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Le Speronare - 13

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  duquel les moines devenus bandits se mirent à danser comme des démons.
  Enfin, au milieu de tout ce sabbat infernal, la voix du capitaine retentit,
  demandant: _Le monache! le monache_! Un hourra général accueillit cette
  demande. Un instant après, une porte s'ouvrit, et quatre religieuses
  parurent, traînées par cinq ou six bandits; des hurlements de joie et de
  luxure les accueillirent. Le comte voyait tout cela comme dans un rêve,
  et comme dans un rêve il lui semblait qu'une force supérieure clouait son
  corps à sa place, tandis que son esprit était emporté ailleurs. En un
  instant les vêtements des pauvres filles furent en lambeaux; les bandits se
  ruèrent sur elles; le capitaine voulut faire entendre sa voix, mais sa voix
  fut couverte par les clameurs générales. Il sembla alors au comte que le
  capitaine prenait ses fameux Kukenreiter, qui ressemblaient si fort aux
  siens. Il crut entendre retentir deux coups de feu; il ferma les yeux, tout
  ébloui de la flamme. En les rouvrant, il vit du sang, deux brigands qui se
  tordaient en hurlant dans un coin, la plus belle des religieuses dans les
  bras du capitaine, puis il ne vit plus rien; ses yeux se fermèrent une
  seconde fois sans qu'il eût la puissance de les rouvrir, ses jambes
  manquèrent sous lui, enfin il tomba comme une masse; il était ivre-mort.
  Lorsque le comte s'éveilla, il était grand jour; il se frotta les yeux, se
  secoua et regarda autour de lui; il était couché sous un arbre à la lisière
  du bois, avait à sa droite Nicolosi, à sa gauche Pedara, devant lui Catane,
  et derrière Catane la mer. Il paraissait avoir passé la nuit à la
  belle étoile, couché sur un doux lit de sable, la tête appuyée sur son
  porte-manteau, et sans autre dais de lit que l'immense azur du ciel.
  D'abord, il ne se rappela rien, et demeura quelque temps comme un homme
  qui sort de léthargie; enfin sa pensée, par une opération lente et confuse
  d'abord, se reporta en arrière, et bientôt il se rappela son départ de
  Catane, les hésitations de son muletier, son arrivée au couvent, son
  altercation avec le cuisinier, l'accueil que lui avait fait le général, le
  dîner, le vin de Marsala, les chansons, l'orgie, le feu, les religieuses
  et les coups de pistolets. Il regarda de nouveau autour de lui, et vit
  sa malle, son sac de nuit et son portemanteau. Il ouvrit ce dernier, y
  retrouva son portefeuille, sa pipe d'écume de mer, son sac à tabac et sa
  bourse, sa bourse qui, à son grand étonnement, lui parut aussi ronde que
  si rien ne lui était arrivé; il l'ouvrit avec anxiété; elle était toujours
  pleine d'or, et de plus il y avait un billet; le comte l'ouvrit vivement et
  lut ce qui suit:
  «Monsieur le Comte,
  Nous vous faisons mille excuses de nous séparer de vous d'une façon aussi
  brusque; mais une expédition de la plus haute importance nous attire du
  côté de Cefalu. J'espère que vous n'oublierez pas l'hospitalité que vous
  ont donnée les bénédictins de Saint-Nicolas-le-Vieux, et que, si vous
  retournez à Rome, vous demanderez à monsignor Morosini de ne point oublier
  de pauvres pécheurs dans ses prières.
  Vous retrouverez tout votre bagage, à l'exception des Kukenreiter, que je
  vous demande la permission de garder comme un souvenir de vous.
  DOM GAËTANO, Prieur de Saint-Nicolas-le-Vieux.
  16 octobre 1806.»
  Le comte de Weder compta son or, il n'y manquait pas une obole.
  Lorsqu'il arriva à Nicolosi, il trouva tout le village en révolution:
  la veille, le couvent de Sainte-Claire avait été forcé, l'argenterie du
  monastère pillée, et les quatre plus jeunes et plus belles religieuses
  enlevées, sans qu'on pût savoir ce qu'elles étaient devenues.
  Le comte retrouva son muletier, remonta sur sa mule, revint à Catane, et,
  ayant appris qu'un bâtiment était prêt à mettre à la voile pour Naples, il
  s'y embarqua et quitta la Sicile la même nuit.
  Deux ans après, il lut dans _l'Allgemeine Zeitung_ que le fameux chef de
  bandits Gaëtano, qui s'était emparé du couvent de Saint-Nicolas-le-Vieux,
  sur l'Etna, pour en faire un repaire de brigands, après un combat terrible
  soutenu contre un régiment anglais, avait été pris et pendu à la grande
  joie des habitants de Catane, qu'il avait fini par venir rançonner jusque
  dans la ville.
  
  
  L'ETNA
  
  Le lendemain de notre arrivée à Catane, nous devions, on se le rappelle,
  tenter une ascension sur l'Etna. Je dis tenter, car c'est surtout à
  l'occasion des projets que les voyageurs font à l'endroit de cette montagne
  qu'on peut appliquer le proverbe: l'homme propose et Dieu dispose. Rien de
  plus commun que les curieux partis de Catane pour gravir le Ghibello, comme
  on appelle l'Etna en Sicile; rien de plus rare que les privilégiés arrivés
  jusqu'à son cratère. C'est que, pendant neuf ou dix mois de l'année, la
  montagne est véritablement inaccessible: jusqu'au 15 juin, il est trop tôt;
  passé le 1er octobre, il est trop tard.
  Nous étions sous ce rapport dans les conditions voulues, car nous étions
  arrivés à Catane le 4 septembre; de plus, toute la journée avait été
  magnifique; aucune vapeur, aucun brouillard, ne voilaient l'Etna. De
  toutes les rues qui y conduisaient, nous l'avions vu, la veille, calme et
  majestueux. La légère fumée qui s'échappait du cratère suivait la direction
  du vent, flottant comme une banderole; enfin, le soleil, que nous avions vu
  se coucher du haut de la coupole des Bénédictins, avait glissé dans un ciel
  sans nuage et disparu derrière le village d'Aderno, promettant pour le
  lendemain une journée non moins belle que celle qui venait de s'écouler.
  Aussi, à cinq heures du matin, notre guide nous éveilla-t-il en nous
  annonçant un temps fait exprès pour nous. Nous courûmes aussitôt à nos
  fenêtres qui donnaient sur l'Etna, et nous vîmes le géant baignant sa tête
  colossale dans les blondes vapeurs du matin. On distinguait parfaitement
  les trois régions qu'il faut franchir pour arriver au sommet, la région
  cultivée, la région des bois, la région déserte. Contre l'ordinaire, son
  cône était entièrement dépouillé de neige.
  Ce n'est que vers les quatre heures ordinairement que l'on part; mais
  nous voulions nous arrêter quelques heures à Nicolosi, et visiter le
  Monte-Rosso, un de ces cent volcans secondaires dont se hérisse la croupe
  de l'Etna. D'ailleurs il y avait, m'avait-on dit, à Nicolosi, un certain
  monsieur Gemellaro, savant modeste et aimable, qui demeurait là depuis
  cinquante ans, et qui se ferait un plaisir de répondre à toutes mes
  questions. J'avais demandé une lettre pour lui; on m'avait répondu que
  c'était chose inutile, son obligeante hospitalité s'étendant à tout
  voyageur qui entreprenait l'ascension, toujours pénible et souvent
  dangereuse, que nous allions tenter.
  A cinq heures donc, après nous être munis d'une bouteille du meilleur rhum
  que nous pûmes trouver, nous enfourchâmes nos mules, et nous partîmes pour
  Nicolosi, où nous devions compléter nos provisions. Nous étions chacun dans
  notre costume ordinaire, auquel, malgré les recommandations de notre hôte,
  nous n'avions rien ajouté, ne pouvant croire qu'après avoir joui dans la
  plaine d'une température à cuire un oeuf, nous trouverions dix degrés de
  froid sur la montagne.
  Je ne sais rien de plus beau, de plus original, de plus accidenté, de plus
  fertile et de plus sauvage à la fois que le chemin qui conduit de Catane
  à Nicolosi, et qui traverse tour à tour des mers de sable, des oasis
  d'orangers, des fleuves de lave, des tapis de moissons, et des murailles
  de basalte. Trois ou quatre villages sont sur la route, pauvres, chétifs,
  souffreteux, peuplés de mendiants, comme tous les villages siciliens; avec
  tout cela, ils ont des noms sonores et poétiques, qui résonnent comme des
  noms heureux: ils s'appellent Gravina, Santa-Lucia, Massanunziata; ils sont
  élevés sur la lave, bâtis avec de la lave recouverte de lave; ils sortent
  tout entiers des entrailles de la montagne, comme de pauvres fleurs
  flétries avant de naître, et qu'un vent d'orage doit emporter.
  Entre Massanunziata et le mont Miani, à droite de la route, est la fosse
  de la Colombe. D'où vient ce doux nom à une excavation noire, ténébreuse,
  profonde de deux cents pieds, large de cent cinquante? Notre guide ne put
  nous le dire.
  Nous arrivâmes à Nicolosi, espèce de petit bourg bâti sur les confins du
  monde habitable. Deux ou trois milles avant Nicolosi, on commence à entrer
  dans une région désolée, et cependant un demi-mille au-dessus de Nicolosi,
  on voit encore de belles plantations et un coteau couvert de vignes.
  Quelque feu intérieur remplace-t-il partiellement la chaleur du soleil,
  qui déjà à cette hauteur commence à se tempérer? C'est encore là un de ces
  mystères dont le guide ignare et le voyageur savant ne peuvent dire le mot.
  Nous descendîmes dans un de ces bouges que la Sicile seule a l'audace de
  baptiser du nom d'auberge, et comme il était encore de bonne heure, nous
  envoyâmes, pendant qu'on préparait notre déjeuner, nos cartes à monsieur
  Gemellaro, en lui demandant la permission de lui faire notre visite.
  Monsieur Gemellaro nous fit répondre qu'il allait se mettre à table, et
  que, si nous voulions partager sa collation, nous serions les bienvenus.
  Quel que fût, à l'aspect du déjeuner qui nous attendait, notre désir
  d'accepter une offre si gracieuse, nous eûmes la discrétion de la refuser,
  et nous poussâmes la sobriété jusqu'à nous contenter du repas de l'auberge.
  C'était une action méritoire et digne d'être mise en parallèle avec les
  jeûnes les plus rudes des pères du désert.
  Ce maigre déjeuner terminé, nous ordonnâmes à notre guide de se mettre en
  quête d'une paire de poulets ou d'une demi-douzaine de pigeons quelconques,
  de leur tordre le cou, de les plumer et de les rôtir. C'était nos
  provisions de bouche pour le déjeuner du lendemain; cette précaution
  prise, nous nous acheminâmes vers la maison de monsieur Gemellaro, la
  plus imposante de tout le village. Le domestique était prévenu et nous
  introduisit dans le cabinet de travail, où son maître nous attendait. En
  apercevant monsieur Gemellaro, je jetai un cri de surprise mêlé de joie:
  c'était le même qui, à Aci-Reale, m'avait si obligeamment indiqué le chemin
  de la grotte de Polyphème.
  --Ah! c'est vous, nous dit-il en nous apercevant; je me doutais que
  j'allais revoir d'anciennes connaissances. Tout voyageur qui met le pied en
  Sicile m'appartient de droit; il faut qu'il passe par ici, et je le happe
  au passage. Avez-vous trouvé votre grotte?
  --Parfaitement, monsieur, grâce à votre obligeance, que nous venons de
  nouveau mettre à l'épreuve.
  --A vos ordres, messieurs, répondit monsieur Gemellaro en nous faisant
  signe de nous asseoir; et j'oserai dire que, si vous voulez des
  renseignements sur le pays, vous ne pouvez pas vous adresser mieux qu'à
  moi.
  En effet, monsieur Gemellaro habitait depuis soixante ans le village
  de Nicolosi, où il était né, et l'occupation de toute sa vie avait été
  d'observer le volcan qu'il avait sans cesse devant les yeux. Depuis
  soixante ans, la montagne n'avait pas fait un mouvement que monsieur
  Gemellaro ne se fût mis aussitôt à l'étudier; le cratère n'avait pas changé
  pendant vingt-quatre heures de forme, que monsieur Gemellaro ne l'eût
  dessiné sous son nouvel aspect; enfin, la fumée ne s'était pas épaissie
  ou volatilisée une seule fois, que monsieur Gemellaro n'eût tiré de son
  assombrissement ou de sa ténuité des augures que le résultat n'avait jamais
  manqué de confirmer. Bref, monsieur Gemellaro est l'Empédocle moderne;
  seulement, plus sage que l'ancien, j'espère qu'on l'enterrera avec ses deux
  pantoufles. Aussi monsieur Gemellaro connaît-il son Etna sur le bout des
  doigts. Depuis trois mille ans, la montagne n'a pas jeté une gorgée de lave
  que monsieur Gemellaro n'en ait un échantillon; il n'est pas jusqu'à l'île
  Julia dont monsieur Gemellaro ne possède un fragment.
  Nos lecteurs ont sans nul doute entendu parler de l'île Julia, île éphémère
  qui n'eut que trois mois d'existence, il est vrai, mais qui fit autant
  et plus de bruit pendant son passage en ce monde que certaines îles qui
  existent depuis le déluge.
  Un beau matin du mois de juillet 1831, l'île Julia sortit du fond de la mer
  et apparut à sa surface. Elle avait deux lieues de tour, des montagnes, des
  vallées comme une île véritable; elle avait jusqu'à une fontaine; il est
  vrai que c'était une fontaine d'eau bouillante.
  Elle était à peine sortie des flots, qu'un vaisseau anglais passa; en
  quelque endroit de la mer qu'apparaisse un phénomène quelconque, il passe
  toujours un vaisseau anglais en ce moment-là. Le capitaine, étonné de voir
  une île à un endroit où sa carte marine n'indiquait pas même un rocher, mit
  son vaisseau en panne, descendit dans une chaloupe, et aborda sur l'île. Il
  reconnut qu'elle était située sous le 38e degré de latitude, qu'elle avait
  des montagnes, des vallées, et une fontaine d'eau bouillante. Il se fit
  apporter des oeufs et du thé, et déjeuna près de la fontaine; puis,
  lorsqu'il eut déjeuné, il saisit un drapeau aux armes d'Angleterre, le
  planta sur la montagne la plus élevée de l'île, et prononça ces paroles
  sacramentelles: «Je prends possession de cette terre au nom de Sa Majesté
  britannique.» Puis il regagna son vaisseau, remit à la voile, et reprit le
  chemin de l'Angleterre où il arriva heureusement, annonçant qu'il avait
  découvert dans la Méditerranée une île inconnue, qu'il avait nommée Julia,
  en honneur du mois de juillet, date de sa découverte, et dont il avait pris
  possession au nom de l'Angleterre.
  Derrière le bâtiment anglais était passé un bâtiment napolitain, lequel
  n'avait pas été moins étonné que le bâtiment anglais. A la vue de cette île
  inconnue, le capitaine, qui était un homme prudent, commença par carguer
  ses voiles, afin de s'en tenir à une distance respectueuse. Puis il prit sa
  lunette, et à l'aide de sa lunette, il reconnut qu'elle était inhabitée,
  qu'elle avait des vallées et une montagne, et qu'au sommet de cette
  montagne flottait le pavillon anglais. Il demanda aussitôt quatre hommes de
  bonne volonté pour aller à la découverte. Deux Siciliens se présentèrent,
  descendirent dans la chaloupe et partirent. Un quart d'heure après, ils
  revinrent, rapportant le drapeau anglais. Le capitaine napolitain déclara
  alors qu'il en prenait possession au nom du roi des Deux-Siciles, et la
  nomma île Saint-Ferdinand, en l'honneur de son gracieux souverain. Puis
  il revint à Naples, demanda une audience au roi, lui annonça qu'il avait
  découvert une île de dix lieues de tour, toute couverte d'orangers, de
  citronniers et de grenadiers, et dans laquelle se trouvaient une montagne
  haute comme le Vésuve, une vallée comme celle de Josaphat, et une source
  d'eau minérale où l'on pouvait faire un établissement de bains plus
  considérable que celui d'Ischia. Il ajouta comme en passant, et sans
  s'appesantir sur les détails, qu'un vaisseau anglais ayant voulu lui
  disputer la possession de cette île, il avait coulé bas le susdit vaisseau,
  en preuve de quoi il rapportait son pavillon. Le ministre de la marine, qui
  était présent à l'audience, trouva le procédé un peu leste; mais le roi de
  Naples donna raison entière au capitaine, le fit amiral, et le décora du
  grand cordon de Saint-Janvier.
  Le lendemain, on annonçait dans les trois journaux de Naples que l'amiral
  Bonnacorri, duc de Saint-Ferdinand, venait de découvrir, dans la
  Méditerranée, une île de quinze lieues de tour, habitée par une peuplade
  qui ne parlait aucune langue connue, et dont le roi lui avait offert la
  main de sa fille. Chacun de ces journaux contenait en outre un sonnet à la
  gloire de l'aventureux navigateur. Le premier le comparait à Vasco de Gama,
  le second à Christophe Colomb, et le troisième à Améric Vespuce.
  Le même jour, le ministre d'Angleterre alla demander des explications
  au ministre de la marine de Naples touchant les bruits injurieux pour
  l'honneur de la nation britannique qui commençaient à se répandre au sujet
  d'un vaisseau anglais que l'amiral Bonnacorri prétendait avoir coulé bas.
  Le ministre de la marine répondit qu'il avait entendu vaguement parler de
  quelque chose de pareil, mais qu'il ignorait lequel, du vaisseau napolitain
  ou du vaisseau anglais, avait été coulé bas. Loin de se contenter de cette
  explication, le ministre prétendit qu'il y avait insulte pour sa nation
  dans la seule supposition qu'un vaisseau anglais pût être coulé bas par un
  autre vaisseau quelconque, et demanda ses passeports. Le ministre de
  la marine en référa au roi de Naples, qui lui ordonna de signer à
  l'ambassadeur tous les passeports qu'il lui demanderait, et fit de son côté
  écrire à son ministre de Londres de quitter à l'instant même la capitale de
  la Grande-Bretagne.
  Cependant le gouvernement britannique poursuivait la prise de possession de
  l'île Julia avec son activité ordinaire. C'était le relais qu'il cherchait
  depuis si longtemps sur la route de Gibraltar à Malte. Un vieux lieutenant
  de frégate, qui avait eu la jambe emportée à Aboukir, et qui depuis ce
  temps sollicitait une récompense quelconque auprès des lords de l'amirauté,
  fut nommé gouverneur de l'île Julia, et reçut l'ordre de s'embarquer
  immédiatement pour se rendre dans son gouvernement. Le digne marin vendit
  une petite terre qu'il tenait de ses ancêtres, acheta tous les objets de
  première nécessité pour une colonisation, monta sur la frégate le _Dard_,
  avec sa femme et ses deux filles, doubla la pointe de la Bretagne, traversa
  le golfe de Gascogne, franchit le détroit de Gibraltar, entra dans la
  Méditerranée, longea les côtes d'Afrique, relâcha à Pantellerie, arriva
  sous le 38e degré de latitude, regarda autour de lui, et ne vit pas plus
  d'île Julia que sur sa main. L'île Julia était disparue de la veille, et je
  n'ai pas entendu dire que jamais, au grand jamais, personne en ait entendu
  parler depuis.
  Les deux puissances belligérantes, qui avaient fait des armements
  considérables, continuèrent à se montrer les dents pendant dix-huit mois;
  puis leur grimace dégénéra en un sourire rechigné; enfin, un beau matin,
  elles s'embrassèrent, et tout fut dit.
  Cette querelle d'un instant, qui en définitive raffermit l'amitié de deux
  nations faites pour s'estimer, n'eut d'autre résultat que la création d'un
  nouvel impôt dans les royaumes des Deux-Siciles et de la Grande-Bretagne.
  Laissons l'île Julia, ou l'île Saint-Ferdinand, comme on voudra l'appeler,
  et revenons à l'Etna, qu'on pourrait bien supposer l'auteur de cette
  mauvaise plaisanterie qui faillit troubler la tranquillité européenne.
  Le mot _Etna_ est, à ce que prétendent les savants, un mot phénicien qui
  veut dire _mont de la fournaise_. Le phénicien était, on le voit,
  une langue dans le genre de celle que parlait Covielle au bourgeois
  gentilhomme, et qui exprimait tant de choses en si peu de mots. Plusieurs
  poètes de l'antiquité prétendent que ce fut le lieu où se réfugièrent
  Deucalion et Pyrrha pendant le déluge universel. A ce titre, monsieur
  Gemellaro, qui est né à Nicolosi, peut certes réclamer l'honneur de
  descendre en droite ligne d'une des premières pierres qu'ils jetèrent
  derrière eux. Cela laisserait bien loin, comme on voit, les Montmorency,
  les Rohan et les Noailles.
  Homère parle de l'Etna, mais sans le désigner comme un volcan. Pindare
  l'appelle une des colonnes du ciel. Thucydide mentionne trois grandes
  explosions, depuis l'époque de l'arrivée des colonies helléniques jusqu'à
  celle où il vivait. Enfin, il y eut deux éruptions à l'époque des Denis;
  puis elles se succédèrent si rapidement, qu'on ne compta désormais que les
  plus violentes.
  [Note: Les principales éruptions de l'Etna eurent lieu l'an
  662 de Rome, et pendant l'ère chrétienne, dans les années 225, 420, 812,
  1169, 1285, 1329, 1333, 1408, 1444, 1446, 1447, 1536, 1603, 1607, 1610,
  1614, 1619, 1634, 1669, 1682, 1688, 1689, 1702, 1766 et 1781.]
  Depuis l'éruption de 1781, l'Etna a bien eu quelque petite velléité de
  bouleverser encore la Sicile; mais, comme ces caprices n'ont pas de suites
  sérieuses, il est permis de penser que ce qu'il en a fait, c'est uniquement
  par respect pour lui-même, et pour conserver sa position de volcan.
  De toute ces éruptions, une des plus terribles fut celle de 1669. Comme
  l'éruption de 1669 partit du Monte-Rosso, et que le Monte-Rosso n'est qu'à
  un demi-mille à gauche de Nicolosi, nous nous mîmes en route, Jadin et moi,
  pour visiter le cratère, après avoir promis à monsieur Gemellaro de venir
  dîner chez lui.
  Il faut avant tout savoir que l'Etna se regarde comme trop au-dessus des
  volcans ordinaires pour procéder à leur façon; le Vésuve, Stromboli,
  l'Hécla même, versent la lave du haut de leur cratère, comme le vin déborde
  d'un verre trop plein; l'Etna ne se donne pas tant de peine. Son cratère
  n'est qu'une espèce de cratère d'apparat, qui se contente de jouer au
  bilboquet avec des rocs incandescents gros comme des maisons ordinaires, et
  qu'on suit dans leur ascension aérienne, comme on pourrait suivre une bombe
  qui sortirait d'un mortier; mais, pendant ce temps, le fort de l'éruption
  se passe réellement ailleurs. En effet, quand l'Etna est en travail, il lui
  pousse alors tout bonnement sur le dos, à un endroit ou à un autre, une
  espèce de furoncle de la grosseur de Montmartre; puis le furoncle crève, et
  il en sort un fleuve de lave qui suit sa pente, descend, brûle ou renverse
  tout ce qui se rencontre devant lui, et finit par aller s'éteindre dans
  la mer. Cette façon de procéder est cause que l'Etna est couvert d'une
  quantité de petits cratères qui ont formé d'immenses meules de foin; chacun
  de ces volcans secondaires a sa date et son nom particulier, et tous ont
  fait, dans leur temps, plus ou moins de bruit et plus ou moins de ravage.
  Le Monte-Rosso est, comme nous l'avons dit, au premier rang de cette
  aristocratie secondaire; ce serait, dans tout autre voisinage que celui des
  Andes, des Cordillières ou des Alpes, une fort jolie petite montagne de
  neuf cents pieds d'élévation, c'est-à-dire trois fois haute comme les tours
  de Notre-Dame. Le volcan doit son nom à la couleur des scories terreuses
  dont il est formé; on y monte par une pente assez facile, et, au bout d'une
  demi-heure d'ascension à peu près, on se trouve au bord de son cratère.
  C'est une espèce de puits séparé dans le fond comme une salière, et qui
  s'offre maintenant aux regards avec un air de bonhomie et de tranquillité
  parfaite. Quoiqu'il n'y ait pas de chemin pratiqué, on y descendrait, à la
  rigueur, avec des cordes; sa profondeur peut être de deux cents pieds, et
  sa circonférence de cinq ou six cents.
  C'est de cette bouche, aujourd'hui muette et froide, que sortit, en 1669,
  une telle pluie de pierres et de cendres, que littéralement, pendant trois
  mois, le soleil en fut obscurci, et que le vent la porta jusqu'à Malte. La
  violence de l'éjaculation était telle, qu'un rocher de cinquante pieds de
  longueur fut lancé à mille pas du cratère d'où il était sorti, et s'enfonça
  en retombant à vingt-cinq pieds de profondeur. Enfin, la lave parut à
  son tour, monta en bouillonnant jusqu'à l'orifice, déborda sur la pente
  méridionale, et, laissant Nicolosi à sa droite et Boriello à sa gauche,
  commença de s'écouler, non pas comme un torrent, mais comme un fleuve de
  feu, couvrit de ses vagues ardentes les villages de Campo-Rotondo, de
  San-Pietro, de Gigganeo, et alla se jeter dans le port de Catane, en y
  poussant devant elle une partie de la ville. Là commença une lutte horrible
  entre l'eau et le feu; la mer repoussée d'abord céda la place, et recula
  d'un quart de lieue, découvrant à l'oeil humain ses profondeurs. Des
  vaisseaux furent brûlés dans le port, de gros poissons morts vinrent
  flotter à la surface de l'eau; puis, comme furieuse de sa défaite, la mer
  à son tour revint attaquer la lave. La lutte dura quinze jours; enfin, la
  lave vaincue s'arrêta, et de l'état fusible commença de passer à l'état
  compact. Pendant quinze autres jours, la mer bouillonna encore, occupée à
  refroidir ce nouveau rivage qu'elle était forcée d'accepter, puis, peu
  à peu, le bouillonnement s'effaça. Mais la campagne tout entière était
  dévastée, trois villages étaient anéantis. Catane était aux trois quarts
  détruite, et le port à moitié comblé.
  Du haut du Monte-Rosso ou plutôt des _Monte-Rossi_ (car la montagne se
  partage en deux sommets comme le Vésuve), on voit cette traînée de lave,
  longue de cinq lieues, large parfois de trois, et que près de deux siècles
  n'ont recouverte encore que de deux pouces de terre. Du point où j'étais,
  à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, dans l'horizon que mon
  oeil pouvait embrasser, je comptai en outre vingt-six montagnes, toutes
  produites par des éruptions volcaniques, et pareilles de forme et de
  hauteur à celle sur laquelle j'étais monté.
  En promenant ainsi mes regards autour de moi, j'avais aperçu, au pied
  d'un autre volcan éteint, les ruines de ce fameux couvent de
  Saint-Nicolas-le-Vieux, où le comte de Weder avait été si bien reçu par dom
  Gaëtano; un lieu qui conservait de pareils souvenirs méritait à tous
  égards notre visite. Aussi, à peine descendus des Monte-Rossi, nous
  acheminâmes-nous vers le couvent.
  C'est une construction élevée, selon Farello, par le comte Simon,
  petit-fils du Normand Roger, le conquérant le plus populaire de toute la
  Sicile, et connu encore aujourd'hui de tout paysan sous le nom _del conte
  Ruggieri_. Quelques savants prétendent que ce monastère est situé sur
  l'emplacement de l'ancienne ville d'Inesse; il est vrai que d'autres
  savants prétendent que l'ancienne ville d'Inesse s'élevait sur le revers
  opposé de l'Etna; il s'est échangé là-dessus force volumes entre les
  érudits de Catane, de Taormino et de Messine, et le fait est resté un peu
  plus obscur qu'auparavant, tant chacun avait apporté d'excellentes preuves
  à l'appui de son opinion. A mon retour à Catane, l'un d'eux me demanda
  ce qu'en pensait l'Académie des Sciences de Paris. Je lui répondis que
  l'Académie des Sciences, après s'être longtemps occupée de cette grave
  question, avait reconnu qu'il devait exister deux villes d'Inesse, bâties
  en rivalité l'une de l'autre, l'une par les Naxiens, et l'autre pas les
  Sicaniens d'Espagne; l'une sur le revers méridional, l'autre sur le revers
  septentrional du mont Etna. Le savant se frappa le front, comme s'il se
  sentait illuminé d'une idée nouvelle, courut à son bureau, prit la plume,
  et commença un volume qui, à ce que j'ai appris depuis, a jeté un grand
  jour sur cette importante question.
  Ce couvent, où, selon les intentions de leur pieux fondateur, les
  bénédictins étaient condamnés à vivre exposés les premiers aux ravages du
  volcan que devaient conjurer leurs prières, n'est plus qu'une ruine. Ce
  qu'il y a de mieux conservé est la chapelle et la fameuse salle où le comte
  de Weder, nouveau Faust, assista au sabbat de Gaëtano-Méphistophélès. Un
  plateau qui domine le monastère n'est autre chose qu'une masse de lave
  déchirée en gouffres profonds, et du haut de laquelle on domine un
  amphithéâtre de cratères éteints.
  Il était quatre heures du soir; nous devions dîner à quatre heures et demie
  chez notre excellent hôte, monsieur Gemellaro; nous reprîmes donc le chemin
  de sa maison avec d'autant plus de hâte, que le déjeuner du matin nous
  avait admirablement prédisposés à un second repas. Nous trouvâmes la table
  toute dressée, nous avions admirablement saisi ce moment si rapide et si
  rare où l'on n'attend pas, et où cependant l'on n'a pas fait attendre.
  Monsieur Gemellaro était un de ces savants comme je les aime, savants
  expérimentateurs, qui détestent toute théorie, et ne parlent que de ce
  qu'ils ont vu. Pendant tout le dîner, la conversation roula sur la montagne
  de notre hôte. Je dis la montagne de notre hôte, car monsieur Gemellaro est
  bien convaincu que l'Etna est à lui, et il serait fort étonné si un jour Sa
  Majesté le roi des Deux-Siciles lui en réclamait quelque chose.
  Après l'Etna, ce que monsieur Gemellaro trouvait de plus grand et de plus
  beau, c'était Napoléon, cet autre volcan éteint, qui, pendant une irruption
  de quatorze ans, a causé tant de tremblements de trônes et de chutes
  d'empires. Son rêve était de posséder une collection complète des gravures
  qui avaient été faites sur lui; je le désespérai en lui disant qu'il
  
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