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Le Speronare - 12

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  Jadin même hérita des lunettes du défunt.
  Ces lunettes sont dans l'atelier de Jadin, où il les montre comme étant
  celles du fameux abbé Meli, l'Anacréon de la Sicile. Il en a déjà refusé
  cent écus qu'un Anglais lui a offerts; il ne les donnera, à ce qu'il
  assure, que pour vingt-cinq louis.
  
  
  LES BÉNÉDICTINS DE SAINT-NICOLAS-LE-VIEUX
  
  Le couvent de Saint-Nicolas, le plus riche de Catane, et dont la coupole
  dépasse en hauteur tous les monuments de la ville, a été bâti, vers le
  milieu du siècle passé, sur les dessins de Contini. On y remarque l'église
  et le jardin; l'église pour ses colonnes de vert antique et pour un très
  bel orgue, ouvrage d'un moine calabrais, qui demanda pour tout paiement
  d'être enterré sous son chef-d'oeuvre; le jardin, pour la difficulté
  vaincue; effectivement le fond est en lave, et toute la terre qui le couvre
  a été apportée à main d'homme.
  La règle du couvent de Saint-Nicolas était autrefois très sévère; les
  moines devaient demeurer sur l'Etna, aux limites des terres habitables, et
  à cet effet, leur premier monastère était bâti à l'entrée de la seconde
  région, trois quarts de lieue au-dessus de Nicolosi, dernier village que
  l'on rencontre en montant au cratère. Mais comme tout s'affaiblit à la
  longue, la règle perdit peu à peu de sa rigueur, et on commença à ne plus
  réparer le couvent. Bientôt une ou deux salles s'était affaissées sous le
  poids des neiges, les bons pères firent bâtir la magnifique succursale de
  Catane, qui prit le nom de Saint-Nicolas-le-Neuf, et ne demeurèrent que
  pendant l'été à Saint-Nicolas-le-Vieux. Plus tard, Saint-Nicolas-le-Vieux
  fut abandonné été comme hiver; on parla pendant trois ou quatre ans d'y
  faire des réparations qui le rendraient de nouveau habitable, mais on s'en
  garda bien. Enfin, une bande de voleurs, gens beaucoup moins difficiles sur
  leurs aises que les moines, s'en étant emparés et y ayant élu domicile, il
  ne fut plus aucunement question de remonter à Saint-Nicolas-le-Vieux, et
  les bons pères, qui ne se souciaient pas d'avoir des discussions avec de
  pareils hôtes, leur abandonnèrent la tranquille jouissance du couvent.
  Cela donna lieu à une méprise assez curieuse.
  En 1806, le comte de Weder, Allemand de vieille roche, comme son nom
  l'indique, partit de Vienne pour visiter la Sicile; il s'embarqua à
  Trieste, prit terre à Ancône, visita Rome, s'y arrêta ainsi qu'à Naples,
  pour y prendre quelques lettres de recommandation, se remit de nouveau en
  mer, et débarqua à Catane.
  Le comte de Weder connaissait de longue date l'existence du couvent de
  Saint-Nicolas, et la réputation qu'avaient les bons pères de posséder parmi
  leurs frères servants le meilleur cuisinier de toute la Sicile. Aussi le
  comte de Weder, qui était un gastronome très distingué, n'avait-il point
  manqué de se faire donner à Rome, par un cardinal avec lequel il avait
  dîné chez l'ambassadeur d'Autriche, une lettre de recommandation pour
  le supérieur du couvent de Saint-Nicolas. La lettre était pressante: on
  recommandait le comte comme un pieux et fervent pèlerin, et l'on réclamait
  pour lui l'hospitalité pendant tout le temps qu'il lui plairait de rester
  au monastère.
  Le comte était savant à la manière des Allemands, c'est-à-dire qu'il avait
  lu une grande quantité de bouquins parfaitement oubliés; de sorte qu'il
  pouvait, à l'appui de ses assertions, si erronées et si ridicules qu'elles
  fussent, citer un certain nombre de noms inconnus, qui donnaient une sorte
  de majesté pédantesque à ses paradoxes. Or, parmi ces bouquins, se trouvait
  un catalogue des couvents de bénédictins répandus sur la surface du globe,
  et il avait vu et retenu, avec la ténacité d'un esprit d'outre-Rhin, que la
  règle des bénédictins de Saint-Nicolas de Catane leur enjoignait, comme je
  l'ai dit, de demeurer sur la dernière limite de la _reggione coltirata_, et
  sur la première de la _reggione nemorosa_. Aussi, lorsqu'il fit venir un
  muletier pour qu'il le conduisît à Saint-Nicolas, et que le muletier lui
  eut demandé si c'était à Saint-Nicolas-le-Neuf ou à Saint-Nicolas-le-Vieux,
  le comte répondit sans hésiter:
  --_A San-Nicolo sull'Etna_.
  C'était tout ce que le comte savait d'italien.
  Il n'y avait pas à s'y tromper, et l'indication était précise: cependant le
  muletier hasarda quelques observations; mais, le comte lui ferma la bouche
  en lui disant: _Je bairai pien_. On connaît la puissance habituelle d'un
  pareil argument: le muletier salua le comte, et une demi-heure après revint
  avec une mule.
  --Eh pien? dit le comte.
  
  --Eh bien! Excellence? répondit le muletier qui, en sa qualité de guide
  comprenait toutes les langues.
  --Eh pien! ma pagache?
  --Votre Excellence emporte son bagage?
  --Partieu!
  --Oh! dit le muletier, c'est que Votre Excellence eût pu le laisser à
  l'auberge; c'eût été plus sûr.
  --Che ne guitte chamais ma pagache, entendez-fous, dit l'Allemand.
  Le muletier répondit par un signe imperceptible qui voulait dire: Chacun
  est libre--et s'en alla chercher le second mulet. Cependant, lorsque le
  mulet fut chargé, l'honnête guide crut devoir à sa conscience de faire une
  dernière observation.
  --Ainsi Votre Excellence est décidée?
  --Cerdainement, répondit le comte en fourrant une énorme paire de pistolets
  dans les fontes de sa monture.
  --Elle va à Saint-Nicolas-le-Vieux?
  --J'y fais.
  --Votre Excellence a donc des amis à Saint-Nicolas-le-Vieux?
  --Chai ein lettre pour la cheneral.
  --Pour le capitaine? veut dire Votre Excellence.
  --Pour la cheneral, que je tis!
  --Hum! hum! dit le Sicilien.
  --D'ailleurs, je bairai pien, je bairai pien, entends-tu, maraud?
  --Pardon, continua le guide; mais, puisque Votre Excellence est dans de si
  bonnes dispositions, lui serait-il égal de me payer d'avance?
  --D'afance! et pourquoi ça?
  --Parce qu'il est déjà trois heures, que nous n'arriverons pas avant la
  nuit, et que je voudrais revenir tout de suite.
  --A la nuit? dit le comte. Au moins soupe-t-on au coufent.
  --Au couvent?
  --Oui, à San-Nicolo.
  --Oh! certainement, qu'on y soupe; on est même plus sûr d'y trouver la
  table mise la nuit que le jour.
  --Les farceurs! dit le comte dont un éclair gastronomique illumina le
  visage. Tiens, foilà bour la ponne noufelle que tu me donnes.
  Et il lui remit deux piastres, qu'il tira d'une bourse admirablement
  garnie.
  --Merci, Excellence, répondit le muletier qui, une fois payé, n'avait plus
  rien à dire.
  --Eh pien! bartons-nous maintenant? reprit le comte.
  --Quand vous voudrez, Excellence.
  Le guide aida le comte à monter sur sa mule, et se mit en route en chantant
  une espèce de cantique qui ressemblait beaucoup plus à un _miserere_ qu'à
  une tarentelle; mais le comte était trop préoccupé du dîner qu'il allait
  faire pour remarquer tout ce que ce prélude avait de mélancolique.
  La route se fit assez silencieusement. Le guide avait fini par croire, en
  voyant la confiance du comte appuyée des deux énormes pistolets qu'il
  avait logés dans ses fontes, qu'il était au mieux avec les hôtes de
  Saint-Nicolas-le-Vieux, et que même peut-être il faisait partie de quelque
  bande de la Bohême qui était en relation d'intérêts avec celles de la
  Sicile. Quant à lui, il savait que personnellement il n'avait rien à
  craindre, les muletiers étant généralement sacrés pour les voleurs, et
  doublement, comme on le comprend bien, lorsqu'ils leur amènent une si bonne
  pratique que paraissait être le comte.
  Cependant, à chaque village qu'il rencontrait sur la route, le muletier
  s'arrêtait sous un prétexte ou sous un autre. C'était une espèce de
  transaction qu'il faisait avec sa conscience, pour donner au comte le temps
  de faire ses réflexions et de retourner en arrière si bon lui semblait.
  Mais à chaque halte, le comte reprenait d'une voix que la faim rendait de
  plus en plus pressante:
  --En afant; allons, en afant, der teufel! nous n'arriferons chamais.
  Et il repartait suivi par les regards ébahis des paysans qui venaient
  d'apprendre du guide le but de cet étrange pèlerinage, et qui ne
  comprenaient pas que, sans y être conduit de force, on eût l'idée de faire
  le voyage de Saint-Nicolas-le-Vieux.
  Ils traversèrent ainsi Gravina, Sainta-Lucia-di-Catarica, Mananunziata et
  Nicolosi. Arrivés à ce dernier village, le guide fit un dernier effort.
  --Excellence, dit-il, à votre place je souperais et je coucherais ici,
  puis demain, j'irais, en me promenant, comme cela, tout seul, à
  Saint-Nicolas-le-Vieux.
  --Est-ce que tu ne m'as pas dit que che trouferais un pon souper et un pon
  lit au coufent?
  --Pardieu si, répondit le guide, s'ils veulent vous bien recevoir.
  --Mais quand che té tis que chai ein lettre pour la cheneral.
  --Pour le capitaine?
  --Non, pour la cheneral.
  --Enfin, dit le guide, puisque vous le voulez absolument.
  --Certainement, que je le feux.
  --En ce cas, allons.
  Et les deux voyageurs se remirent en route.
  Comme l'avait dit le muletier, la nuit était venue; il ne faisait pas de
  lune, on ne voyait pas à quatre pas devant soi. Mais comme le muletier
  connaissait parfaitement le terrain, il n'y avait pas de risque de se
  perdre. Il prit un petit sentier à peine tracé, et qui s'écartait à droite
  dans les terres; puis, commençant à quitter la région cultivée, il entra
  dans celle des forêts. Au bout d'une heure de marche, on vit se dessiner
  une masse noire, aux fenêtres de laquelle on n'apercevait aucune lumière.
  --Voilà Saint-Nicolas-le-Vieux, dit à voix basse le muletier.
  --Oh! oh! dit le comte, foilà un coufent dans ein situation pien
  mélangolique.
  --Si vous voulez, répartit vivement le guide, nous pouvons retourner à
  Nicolosi, et si vous ne voulez pas coucher à l'auberge, il y a un excellent
  homme qui ne vous refusera pas un lit, monsieur Gemellaro.
  --Che ne le connais bas. Tailleurs, c'est à Saint-Nigolas que je feux
  aller, et non à Nicolosi.
  --_Zerebello da tedesco_, murmura le Sicilien.
  Puis, fouettant ses deux mules, il se remit en marche. Cinq minutes après
  ils étaient à la porte du couvent.
  Le couvent n'avait rien de plus rassurant pour être vu de plus près.
  C'était une vieille fabrique du XIIe siècle, où il était facile de lire
  les ravages de chaque irruption qui avait eu lieu depuis le temps de sa
  fondation. La date de tous les incendies et de tous les tremblements de
  terre était là sculptée sur la pierre. A certaines dentelures qui se
  détachaient en vigueur sur un ciel bleu foncé, tout brillant d'étoiles, il
  était facile de reconnaître qu'une partie des bâtiments tombait en ruines.
  Cependant les murailles qui entouraient l'édifice paraissaient assez bien
  entretenues, et l'on y avait pratiqué des meurtrières, ce qui donnait à
  Saint-Nicolas-le-Vieux plutôt l'apparence d'une forteresse que l'aspect
  d'un monastère.
  Le comte regarda tout cela d'un air fort calme, et ordonna au muletier de
  frapper. Celui-ci, qui en avait pris son parti, souleva un vieux marteau de
  fer tout rongé par la rouille et le temps, et le laissa retomber de toute
  sa pesanteur. Le coup retentit dans les profondeurs du couvent, et une
  cloche au son aigre répondit. Presque en même temps, une petite fenêtre,
  pratiquée à dix pieds de hauteur, s'ouvrit. Il en sortit un long tube de
  fer, qui se dirigea vers la poitrine du comte; une tête barbue se montra à
  l'ouverture, et une voix qui n'avait rien de l'onction monacale demanda:
  --_Qui va là_?
  --Ami, répondit le comte en écartant de la main le canon du fusil; ami.
  En même temps il lui sembla sentir arriver par la fenêtre ouverte une odeur
  de rôti qui lui réjouit l'âme.
  --Ami, hum! ami, dit l'homme de la fenêtre. Et qui nous prouvera que vous
  êtes un ami?
  Et il ramena le canon de fusil dans la direction première.
  --Mon très gère frère, répondit le comte en écartant de nouveau et avec le
  même sang-froid l'arme qui le menaçait, che combrends très pien que fous
  breniez vos brécauzions afant de recefoir les édranchers, et chand ferais
  autant à vodre blace, moi; mais chai ein lettre du gardinal Morosini pour
  le cheneral à fous.
  --Pour notre capitaine? reprit l'homme au fusil.
  --Eh! non, non, pour la cheneral.
  --Enfin, ça ne fait rien. Vous êtes tout seul? continua l'interlocuteur.
  --Dout zeul.
  --Attendez, on va vous ouvrir.
  --Hum! ça sent pon, la rôdi, dit l'Allemand en descendant de sa mule.
  --Excellence, demanda le muletier, qui pendant ce temps avait déchargé le
  bagage du comte, vous n'avez plus besoin de moi?
  --Tu ne feux donc pas resder? reprit le comte.
  --Non, dit le muletier; avec votre permission, j'aime mieux aller coucher
  ailleurs.
  --Et pien! fas, dit le comte.
  --Faudra-t-il vous venir chercher? demanda le Sicilien.
  --Non, la cheneral me fera recontuire.
  --Très bien. Adieu, Excellence.
  --Atieu.
  En ce moment la clef commença à grincer dans la serrure, le guide sauta sur
  une de ses mules, prit la bride de l'autre, et s'éloigna au trot. Il était
  déjà à une cinquantaine de pas quand la porte s'ouvrit.
  --Ça sent pon, dit l'Allemand en humant l'odeur qui venait de la cuisine;
  ça sent très pon.
  --Vous trouvez? demanda l'étrange portier.
  --Oui, dit le comte, oui, che troufe.
  --C'est le souper du chef, qui est en route et que nous attendons d'un
  moment à l'autre.
  --Alors, j'arrife pien, dit le comte en riant.
  --Est-ce qu'il vous connaît, notre chef? demanda le portier.
  --Non; mais chai ein lettre pour lui.
  --Ah! c'est autre chose. Voyons?
  --La foilà.
  Le portier prit la lettre et lut:
  «_Al reverendissimo générale dei Benedettini; al covento di San-Nicolo di
  Catania_.»
  --Ah! je comprends, dit le portier.
  --Ah! fous combrenez; c'est pien heureux, dit le comte en lui frappant
  sur l'épaule. En ce cas, mon ami, si fous combrenez, charchez-fous de ma
  pagache, et brenez garte surtout au borde-mandeau: c'est là où est mon
  pourse.
  --Ah! c'est là où est votre bourse. C'est bon à savoir, dit le portier en
  prenant le porte-manteau avec un empressement tout particulier.
  Puis, s'étant emparé du reste du bagage:
  --Allons, allons, continua-t-il, je vois bien que vous êtes un ami; venez.
  Le comte ne se le fit pas dire deux fois, et suivit son guide.
  L'aspect intérieur du couvent n'était pas moins étrange que son aspect
  extérieur. Partout des ruines; beaucoup de futailles défoncées; nulle part
  de crucifix ni de saintes images. Le comte s'arrêta un instant, car il
  était de ces causeurs qui ont la mauvaise habitude de s'arrêter quand
  ils parlent, et il exprima son étonnement à son guide d'une pareille
  dévastation.
  --Que voulez-vous? lui répondit son guide; nous sommes un peu isolés, comme
  vous avez pu le voir; et comme la montagne est pleine de mauvais sujets qui
  ne craignent ni Dieu ni diable, nous ne laissons pas traîner le peu que
  nous possédons. Tout ce que nous avons d'objets précieux est sous clef dans
  les caves. D'ailleurs, vous savez que nous avons un autre monastère dans la
  plaine, tout près de Catane?
  --Non, che ne le safais bas. Ah! fous afez un audre monazdère! Diens,
  diens, diens!
  --Maintenant, examinez vous-même votre bagage, pour que vous puissiez
  attester au chef qu'il n'en a rien été détourné.
  --Oh! c'être pien fazile; ein malle, ein sag dé nuit et ein borde-mandeau.
  Che fous la récommante, la borde-mandeau; c'est là qu'est mon pourse.
  --Ainsi, trois objets seulement, n'est-ce pas? Ce n'est guère.
  --C'être assez.
  --Vous trouvez, vous?
  --Oui, je troufe.
  --Eh bien! attendez là, dit le portier en faisant entrer le comte dans une
  espèce de cellule, et je ne doute pas que d'ici à une demi-heure le chef ne
  soit de retour. Et il fit mine de s'en aller.
  --Dides donc, dides donc! Est-ce qu'en l'attendant che ne bourrai bas
  descentre à la guisine? Je donnerais beut-être de pons conseils au
  guisinier, moi.
  --Ma foi! dit le portier, je n'y vois pas d'inconvénient: attendez ici, je
  vais mettre votre bagage en sûreté, et je viens vous reprendre. A propos,
  combien y a-t-il dans votre bourse?
  --Trois mille six cent vingt tucats.
  --Trois mille six cent vingt ducats, bon, reprit le portier.
  --Ça m'a l'air t'un pien honnête homme, murmura le comte en regardant
  s'éloigner le frère qui emportait toute sa _robba_; ça m'a l'air t'un pien
  honnête homme.
  Dix minutes après, son guide était de retour.
  --Si vous voulez descendre à la cuisine, dit le Sicilien, vous êtes libre.
  --Oui, che le feux. Où est-delle la guisine?
  --Venez.
  Le comte suivit de nouveau son guide, qui le conduisit dans les cuisines du
  couvent. La broche était garnie, tous les fourneaux étaient allumés, et des
  casseroles bouillaient partout.
  --Pon, dit l'Allemand s'arrêtant sur la dernière marche, et embrassant d'un
  coup d'oeil ce spectacle succulent; pon, il baraît que che ne suis bas
  tompé chour de cheûne. Ponchour, guisinier, ponchour.
  Le cuisinier était prévenu; il reçut en conséquence le comte avec toute la
  déférence qu'il devait à un gourmet. Le comte en profita pour aller lever
  le couvercle de toutes les casseroles et goûter à toutes les sauces. Tout
  à coup il s'élança sur le cuisinier qui allait verser du sel dans une
  omelette, et lui arracha des mains le vase où étaient les oeufs.
  --Eh pien! eh pien! Qu'est-ce que tu fais donc? s'écria le comte.
  --Comment, qu'est-ce que je fais? demanda le cuisinier.
  --Foui, qu'est-ce que tu fais? je te le temante.
  --Je mets du sel dans l'omelette.
  --Mais, malheureux, on ne met bas de sel dans l'omelede. On met du sugre et
  des confidures, de ponnes confidures de croseilles.
  --Allons donc, reprit le cuisinier en essayant de lui arracher le vase des
  mains.
  --Non bas! non bas! dit le comte, c'est moi qui la ferai l'omelede;
  tonne-moi tes confidures.
  --Ah! dit le cuisinier en s'échauffant, nous allons voir un peu qui est-ce
  qui est le maître ici.
  --C'est moi! dit une voix forte; qu'y a-t-il?
  Le comte et le cuisinier se retournèrent: un homme de quarante à
  quarante-cinq ans, vêtu d'une robe de moine, se tenait debout sur
  l'escalier; il était de haute taille et avait cette physionomie dure et
  impérieuse de ceux qui sont habitués à commander.
  --Le capitaine! s'écria le cuisinier.
  --Ah! dit le comte, c'est le cheneral, pon. Cheneral, continua-t-il en
  s'avançant vers le moine, che vous temante bardon, mais fous avez un
  guisinier qui ne sait bas faire les omeledes.
  --Vous êtes le comte de Weder, monsieur? dit le moine en très bon français.
  --Oui, ma cheneral, répondit le comte sans lâcher les oeufs ni la
  fourchette avec laquelle il s'apprêtait à les battre; che suis le gonde de
  Weter en bersonne.
  --Alors c'est vous qui m'avez apporté la lettre de recommandation que m'a
  remise le frère portier?
  --Moi-même.
  --Soyez le bienvenu, monsieur le comte.
  Le comte s'inclina.
  --Seulement, continua le moine, je regrette que la situation écartée de
  notre couvent, son éloignement de tout lieu habité, ne nous permettent
  pas de vous mieux recevoir; mais nous sommes de pauvres solitaires des
  montagnes, et vous nous pardonnerez, je l'espère, si notre table n'est pas
  mieux garnie.
  --Comment, comment, bas mieux carnie! Mais la souber, elle me semble
  excellente au gondraire, et quand chaurai fait l'omelede aux confidures...
  --Mais, capitaine, dit le cuisinier.
  --Donnez des confitures à monsieur, et qu'il fasse son omelette comme il
  l'entendra, dit le moine.
  Le cuisinier obéit sans souffler mot.
  --Maintenant, dit le moine, ne vous gênez pas, monsieur le comte, faites
  comme chez vous, et lorsque votre omelette sera finie, remontez, nous vous
  attendons.
  --C'est l'affaire de zinq minutes, et che remonde; faites douchours serfir.
  --Vous entendez, dit le moine au cuisiner, faites servir. Et il remonta
  l'escalier. Un instant après, deux frères descendirent et se mirent aux
  ordres du cuisinier. Pendant ce temps, le comte triomphant confectionnait
  son omelette; lorsqu'elle fut finie, il remonta à son tour.
  Le supérieur l'attendait avec toute la communauté, qui se composait d'une
  vingtaine de frères, dans un réfectoire bien éclairé, et où l'on avait
  dressé une table parfaitement servie. Le comte fut frappé du luxe
  d'argenterie que cette table étalait, ainsi que de la finesse des nappes et
  des serviettes. Le couvent avait tiré de son trésor et de sa lingerie ce
  qu'il avait de mieux pour faire honneur à son hôte. Quant à l'appartement,
  il contrastait singulièrement, par son aspect délabré, avec le luxe du
  couvert qui y était dressé. C'était une grande salle qui avait dû être
  autrefois une chapelle, et dans l'autel de laquelle on avait pratiqué
  une cheminée; les parois n'avaient pour tout ornement que les toiles
  d'araignées qui les couvraient, et quelques chauves-souris attirées par la
  lumière voletaient au plafond, entrant et sortant, selon leur caprice, par
  les fenêtres brisées.
  En outre, un arsenal de carabines était pittoresquement disposé contre la
  muraille.
  Le comte embrassa cet aspect d'un coup d'oeil, et admira l'abnégation
  religieuse des bons pères, qui, possédant des trésors tels que ceux qui
  étaient étalés à ses yeux, vivaient cependant exposés aux intempéries du
  ciel, comme les anciens solitaires du mont Carmel et de la Thébaïde. Le
  supérieur remarqua son étonnement.
  --Monsieur le comte, dit-il en souriant, je vous demande encore une
  fois pardon du mauvais dîner et du mauvais gîte que vous trouverez ici.
  Peut-être vous avait-on peint l'intérieur de notre couvent comme un lieu
  de délices. Voilà comme la société nous juge, monsieur le comte. Aussi une
  fois rentré dans le monde, j'espère que vous nous rendrez justice.
  --Ma voi! cheneral, répondit le comte, je ne sais bas drop ce qui mangue à
  la tiner, et j'ai fu en pas une patterie de guisine assez bien orcanisée;
  et, à moins que ce ne zoit le fin?
  --Oh! répondit le supérieur; soyez tranquille sous ce rapport; le vin est
  bon.
  --Eh pien! si le fin est pon, c'est tout ce qu'il faut.
  --Seulement, ajouta le supérieur, je crains que nos façons ne vous
  paraissent peu monacales. Par exemple, nous avons l'habitude de ne jamais
  souper sans avoir à côté de nous chacun une paire de pistolets; c'est une
  précaution contre les accidents qui peuvent arriver à chaque minute dans
  un lieu aussi isolé que celui-ci. Vous voudrez donc bien nous excuser si,
  malgré votre présence, nous ne nous écartons pas de nos habitudes.
  Et à ces mots le supérieur releva sa robe, tira de sa ceinture une paire de
  superbes pistolets qu'il déposa près de son assiette.
  --Faides, faides, cheneral, faides, répondit l'Allemand; les bisdolets,
  c'est l'ami de l'homme; chen ai aussi, moi, des bisdolets. Oh mais! c'est
  édonnant comme les vodres leur ressemblent, c'est édonnant.
  --Cela se peut, répondit le supérieur en réprimant un sourire; ce sont de
  très bonnes armes, que j'ai fait venir d'Allemagne, des Kukenreiter.
  --Des Kukenreiter? C'est jusdement ça. Faides donc brendre les miens, qui
  sont avec ma pagache, cheneral, pour les gombarer un beu.
  --Après le dîner, comte, après le dîner. Mettez-vous en face de moi, là,
  très bien. Savez-vous votre _Bénédicité?_.
  --Je l'ai su autrevois; mais che l'ai un beu ouplié.
  --Tant pis, tant pis, dit le général, car je comptais sur vous pour le
  dire; mais si vous l'avez oublié, on s'en passera.
  --On zen bassera, répondit le comte, qui était de bonne composition; on zen
  bassera.
  Et le comte, effectivement, avala son potage sans _Bénédicité_, ce que
  firent aussi les autres moines. Lorsqu'il eut fini, le capitaine lui passa
  une bouteille.
  --Goûtez-moi ce vin-là, lui dit-il.
  Le comte, se doutant qu'il avait affaire à un vin de choix emplit un petit
  verre qui était devant lui, le prit par le pied, examina un instant, à la
  lueur de la lampe la plus rapprochée, le liquide jaune comme de l'ambre,
  puis il le porta à sa bouche, et le dégusta avec la voluptueuse lenteur
  d'un gourmet.
  
  --C'est édonnant, dit le comte, moi qui groyais gonnaître tous les fins,
  che ne gonnais pas celui-là; à moins que ce ne soit du matère d'un noufeau
  gru.
  --C'est du marsala, monsieur le comte, un vin qui n'est pas connu et qui
  mérite cependant de l'être. Oh! notre pauvre Sicile, elle renferme comme
  cela une foule de trésors oubliés.
  --Comment tides-fous qu'il s'abbelle? demanda le comte en se versant un
  second verre.
  --Marsala.
  --Marzala...! Eh pien! c'est un pon fin; ch'en achèterai. Se fend-il cher?
  --Deux sous la bouteille.
  --Fous tides? reprit le comte, qui croyait avoir mal entendu.
  --Deux sous la bouteille.
  --Teux sous la pouteille! Mais fous habidez le baradis derrestre, cheneral;
  che ne m'en fas blus d'izi, moi, je me fais pénédictin.
  --Merci de la préférence, comte; quand vous voudrez, nous vous recevrons.
  --Teux sous la pouteille! reprit le comte en se versant un troisième verre.
  --Seulement, je dois vous prévenir qu'il a un défaut, dit le supérieur.
  --Il n'a bas de téfauts, répondit le comte.
  --Je vous demande pardon; il est très capiteux.
  --Gabiteux, gabiteux, dit le comte avec mépris; j'en poirais une binte
  qu'il n'y baraîtrait bas blus que si j'afais afalé un ferre de zirop de
  crozeille.
  --Alors, ne vous gênez pas, dit le supérieur, faites comme chez vous;
  seulement, je vous préviens que nous en avons d'autres.
  En vertu de la permission qui lui était accordée, le comte se mit à boire
  et à manger en véritable Allemand. Mais, il faut l'avouer, il soutint
  admirablement la réputation dont jouissent ses compatriotes. Les moines,
  excités par leur supérieur, ne voulurent pas, de leur côté, laisser un
  étranger en arrière, de sorte que bientôt on rompit le silence religieux
  qui avait régné au commencement du repas, chacun commença à parler à voix
  basse à son voisin, puis plus haut à tout le monde. Au second service,
  chacun criait de son côté et commençait à raconter les aventures les plus
  étranges qu'il fût possible d'entendre. Le comte, si peu qu'il comprît le
  sicilien, crut s'apercevoir qu'il était question surtout de coups hardis
  exécutés par des brigands, de couvents pillés, de gendarmes pendus, de
  religieuses violées. Mais il n'y avait rien là d'étonnant; la situation
  isolée des dignes bénédictins, leur éloignement de la ville, devaient les
  avoir rendus plus d'une fois témoins de pareilles scènes. Le marsala allait
  toujours, sans préjudice du syracuse sec, du muscat de Calabre et
  du malvoisie de Lipari. Si forte que fût la tête du comte, ses yeux
  commencèrent à se couvrir d'un brouillard et sa langue à s'épaissir. Alors
  les monologues succédèrent peu à peu aux conversations, et les chansons aux
  monologues. Le comte, qui voulait rester à la hauteur de ses hôtes, chercha
  dans son répertoire anacréontique, et, n'y trouvant rien pour le moment que
  la chanson des brigands de Schiller, il se mit à entonner à tue-tête le
  fameux _Stehlen, morden, huren, balgen_, auquel il lui sembla que les
  convives répondaient par des applaudissements universels. Bientôt tout
  parut tourner autour de lui; il lui sembla que les moines jetaient bas
  leurs habits religieux et se transformaient peu à peu en bandits. Ces
  figures ascétiques changeaient de caractère et s'illuminaient d'une joie
  féroce; le dîner dégénérait en orgie. Cependant on buvait toujours, et
  chaque fois qu'on buvait, c'étaient des vins nouveaux, des vins plus
  capiteux, des vins pris dans la cave du prince de Paterno, ou dans la
  cantine des dominicains d'Aci-Reale. On frappait sur la table avec des
  bouteilles vides pour en demander d'autres, et en frappant on renversait
  les lampes; le feu alors se communiquait à la nappe, et de la nappe à la
  table, et au lieu de l'éteindre on y jetait les chaises, les bancs, les
  stalles. En un instant la table ne fut plus qu'un immense bûcher, autour
  
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