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Le Speronare - 09

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  je comptais bien ne le laisser saigner que d'un membre, je pensai qu'il en
  serait quitte pour un quart de syncope.
  En effet, tout alla à merveille, la saignée fit grand bien à Jadin, qui
  ne commença pas moins pendant la nuit à battre la campagne, et qui le
  lendemain matin avait le délire. Le médecin revint à l'heure convenue,
  trouva le malade à merveille, ordonna une seconde saignée et l'application
  de linges glacés autour de la tête. La journée se passa sans que je visse
  clairement, je l'avoue, qui du malade ou de la maladie l'emporterait.
  J'étais horriblement inquiet. Outre mon amitié bien réelle pour Jadin,
  j'avais à me reprocher, s'il lui arrivait malheur, de l'avoir entraîné à ce
  voyage. J'attendis donc le lendemain avec grande impatience.
  Le docteur avait ordonné d'exposer le malade à tous les vents, d'ouvrir
  portes et fenêtres, et de le placer le plus possible entre des courants
  d'air. Si étrange que me parût l'ordonnance, je l'avais religieusement
  appliquée le jour et la nuit précédente. Je fis donc tout ouvrir comme
  d'habitude; mais, à mon grand étonnement, l'obscurité, au lieu d'amener
  cette douce brise, fraîche haleine de la nuit, plus fraîche encore dans le
  voisinage de la mer que partout ailleurs, ne nous souffla qu'un vent aride
  et brûlant qui semblait la vapeur d'une fournaise. Je comptais sur le
  matin: le matin n'apporta aucun changement dans l'état de l'atmosphère.
  La nuit avait beaucoup fatigué mon pauvre malade. Cependant, l'exaltation
  cérébrale me paraissait avoir tant soit peu disparu pour faire place à une
  prostration croissante. Je sonnai pour avoir de la limonade, seule boisson
  que le docteur eût recommandée, mais personne ne répondit. Je sonnai une
  seconde, une troisième fois; enfin, voyant que la montagne ne voulait
  pas venir à moi, je me décidai à aller à la montagne. J'errai dans les
  corridors et les appartements, sans trouver une seule personne à qui
  parler. Le maître et la maîtresse de maison n'étaient point encore sortis
  de leur chambre, quoiqu'il fût neuf heures du matin; pas un domestique
  n'était à son poste. C'était à n'y rien comprendre.
  Je descendis chez le concierge, je le trouvai couché sur un vieux divan
  tout en loques qui faisait le principal ornement de sa loge, et je lui
  demandai pourquoi la maison était déserte. «Ah! monsieur, me dit-il, ne
  sentez-vous pas qu'il fait sirocco?»
  --Mais quand il ferait sirocco, lui dis-je, ce n'est pas une raison pour
  qu'on ne vienne pas quand j'appelle.
  --Oh! monsieur, quand il fait sirocco, personne ne fait rien.
  --Comment! Personne ne fait rien? Et les voyageurs, qui est-ce donc qui les
  sert?
  --Ah! ces jours-là, ils se servent eux-mêmes.
  --C'est autre chose. Pardon de vous avoir dérangé, mon brave homme. Le
  concierge poussa un soupir qui m'indiquait qu'il lui fallait une grande
  charité chrétienne pour m'accorder le pardon que je lui demandais.
  Je me mis aussitôt à la recherche des objets nécessaires à la confection
  de ma limonade; je trouvai citron, eau et sucre, comme le chien de chasse
  trouve le gibier au flair. Nul ne me guida ni ne m'inquiéta dans mes
  recherches. La maison semblait abandonnée, et je songeai, à part moi,
  qu'une bande de voleurs qui se mettrait au-dessus du sirocco ferait sans
  aucun doute d'excellentes affaires à Messine.
  L'heure de la visite du docteur arriva, et le docteur ne vint point. Je
  présumai que lui comme les autres avait le sirocco; mais, comme l'état de
  Jadin était loin d'avoir subi une amélioration bien visiblement rassurante,
  je résolus d'aller relancer mon Esculape jusque chez lui, et de l'amener de
  gré ou de force à l'hôtel. Je me rappelai l'adresse donnée au capitaine; je
  pris donc mon chapeau, et je me lançai bravement à sa recherche. En passant
  dans le corridor, je jetai les yeux sur un thermomètre: à l'ombre, il
  marquait trente degrés.
  Messine avait l'air d'une ville morte, pas un habitant ne circulait dans
  ses rues, pas une tête ne paraissait aux fenêtres. Ses mendiants eux-mêmes
  (et qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne se doute pas de ce que c'est que
  la misère), ses mendiants eux-mêmes étaient étendus au coin des bornes,
  roulés sur eux-mêmes, haletants, sans force pour étendre la main, sans voix
  pour demander l'aumône. Pompeï, que je visitai trois mois après, n'était
  pas plus muette, pas plus solitaire, pas plus inanimée.
  J'arrivai chez le docteur. Je sonnai, je frappai, personne ne répondit;
  j'appuyai ma main contre la porte, elle n'était qu'entr'ouverte; j'entrai,
  et me mis en quête du docteur.
  Je traversai trois ou quatre appartements; il y avait des femmes couchées
  sur des canapés, il y avait des enfants étendus par terre. Rien de tout
  cela ne leva même la tête pour me regarder. Enfin, j'avisai une chambre
  dont la porte était entrebâillée comme celle des autres, je la poussai, et
  j'aperçus mon homme étendu sur son lit.
  J'allai à lui, je lui pris la main, et je lui tâtai le pouls.
  --Ah! dit-il mélancoliquement, en tournant avec peine la tête de mon côté,
  vous voilà, que voulez-vous?
  --Pardieu! ce que je veux? Je veux que vous veniez voir mon ami, qui ne va
  pas mieux à ce qu'il me semble.
  --Aller voir votre ami! s'écria le docteur avec un mouvement d'effroi, mais
  c'est impossible.
  --Comment, impossible!
  Il fit un mouvement désespéré, prit son jonc de la main gauche, le fit
  glisser dans sa main droite, depuis la pomme d'or qui ornait une de ses
  extrémités, jusqu'à la virole de fer qui garnissait l'autre.
  --Tenez, me dit-il, ma canne sue.
  En effet, il en tomba quelques gouttes d'eau, tant ce vent terrible a
  d'action, même sur les choses inanimées.
  --Eh bien? qu'est-ce que cela prouve? lui demandai-je.
  --Cela prouve, monsieur, que par un temps pareil, il n'y a plus de médecin,
  il n'y a que des malades.
  Je vis que je n'obtiendrais jamais du docteur qu'il vînt à l'hôtel, et que,
  si je demandais trop, je n'aurais rien; je pris donc la résolution de me
  réduire à l'ordonnance; je lui expliquai les changements arrivés dans la
  situation du malade, et comment la fièvre avait disparu pour faire place
  à l'abattement. A mesure que j'exposais les symptômes, le docteur se
  contentait de me répondre: il va bien, il va bien, il va très bien; de la
  limonade, beaucoup de limonade, de la limonade tant qu'il en voudra, j'en
  réponds. Puis, écrasé par cet effort, le docteur me fit signe qu'il était
  inutile que je le tourmentasse plus longtemps, et se retourna le nez contre
  le mur.
  --Eh bien! me dit Jadin en me revoyant, le docteur ne vient-il pas?
  --Ma foi! mon cher, il prétend qu'il est plus malade que vous, et que ce
  serait à vous de l'aller soigner.
  --Qu'est-ce qu'il a donc? la peste?
  --Bien pis que cela, il a le sirocco.
  Au reste, le docteur avait raison, et je reconnaissais moi-même dans mon
  malade un mieux sensible. Comme la chose lui était recommandée, il passa
  sa journée à boire de la limonade, et le soir le mal de tête même avait
  disparu. Le lendemain, à part la faiblesse, il était à peu près guéri. Je
  lui laissai régler ses comptes avec le docteur, et je sortis pour faire
  à pied une petite excursion jusqu'au village Della Pace, patrie de nos
  mariniers, et qui est situé à trois ou quatre milles au nord de Messine.
  
  
  LE PESCE SPADO
  
  Je trouvai la route de la Pace charmante; elle côtoie d'un côté la
  montagne, et de l'autre la mer. C'était jour de fête: on promenait la
  châsse de saint Nicolas, je ne sais dans quel but, mais tant il y a qu'on
  la promenait, et que cela causait une grande joie parmi les populations. En
  passant devant l'église des Jésuites, qui se trouve à un quart de lieue du
  village Della Pace, j'y entrai. On disait une messe. Je m'approchai de la
  chapelle, et je retrouvai tous nos matelots à genoux, le capitaine en tête.
  C'était la messe promise pendant la tempête, et qu'ils acquittaient avec un
  scrupule et une exactitude bien méritoires pour des gens qui sont à terre.
  J'attendis dans un coin que l'office divin fût fini; puis, quand le prêtre
  eut dit l'_ite missa est_, je sortis de derrière ma colonne et je me
  présentai à nos gens.
  Il n'y avait point à se tromper à la façon dont ils me reçurent: chaque
  visage passa subitement de l'expression du recueillement à celle de la
  joie; à l'instant même mes deux mains furent prises, et bon gré mal gré
  baisées et rebaisées. Puis, je fus présenté à ces dames, et à la femme du
  capitaine en particulier. Elles étaient plus ou moins jolies, mais presque
  toutes avaient de beaux yeux, de ces yeux siciliens, noirs et veloutés,
  comme je n'en ai vu qu'à Arles et en Sicile, et qui, pour Arles comme pour
  la Sicile, ont, selon toute probabilité, une source commune: l'Arabie.
  J'arrivais bien: le capitaine allait partir pour Messine à mon intention.
  Il voulait me ramener à la Pace pour me faire voir la fête; je lui avais
  épargné les trois quarts du chemin.
  Nous arrivâmes chez lui: il habitait une jolie petite maison, pleine
  d'aisance et de propreté. En entrant dans un petit salon, la première chose
  que j'aperçus fut le portrait de monsieur Peppino, qui faisait face à celui
  du comte de Syracuse, ex-vice roi de Sicile. C'étaient, avec sa femme, les
  deux personnes que notre capitaine aimait le mieux au monde. Ce grand amour
  d'un Sicilien pour un vice-roi napolitain m'étonna d'abord, mais plus
  tard il me fut expliqué, et je le retrouvai chez tous les compatriotes du
  capitaine.
  Je vis le capitaine en grande conférence avec sa femme, et je compris qu'il
  était question de moi. Il s'agissait de m'offrir à déjeuner, et ni l'un ni
  l'autre n'osait porter la parole. Je les tirai d'embarras en m'invitant le
  premier.
  Aussitôt, tout fut en révolution: monsieur Peppino fut envoyé pour ramener
  le pilote, Giovanni et Pietro. Le pilote devait déjeuner avec nous, et
  c'était moi qui l'avais demandé pour convive; Giovanni devait faire la
  cuisine, et Pietro nous servir. Maria courut au jardin cueillir des fruits,
  le capitaine descendit dans le village pour acheter du poisson, et je
  restai maître et gardien de la maison.
  Comme je présumais que les apprêts dureraient une demi-heure ou trois
  quarts d'heure, et que ma personne ne pouvait que gêner ces braves gens,
  je résolus de mettre le temps à profit, et de faire une petite excursion
  au-dessus du village. La maison du capitaine était adossée à la montagne
  même. Un petit sentier, aboutissant à une porte de derrière, s'y enfonçait
  presque aussitôt, paraissant et disparaissant à différents intervalles,
  selon les accidents du terrain. Je m'engageai dans le sentier, et commençai
  à gravir la montagne au milieu des cactus, des grenadiers et des lauriers
  roses.
  A mesure que je montais, le paysage, borné au sud par Messine, et au nord
  par la pointe du Phare, s'agrandissait devant moi, tandis qu'à l'est
  s'étendait, comme un rideau tout bariolé de villages, de plaines, de forêts
  et de montagnes, cette longue chaîne des Apennins, qui, née derrière Nice,
  traverse toute l'Italie et s'en va mourir à Reggio. Peu à peu, je commençai
  à dominer Messine, puis le Phare; au-delà de Messine apparaissait, comme
  une vaste nappe d'argent étendue au soleil, la mer d'Ionie; au-delà du
  Phare, se déroulait plus étroite, et comme un immense ruban d'azur moiré,
  la mer Tyrrhénienne; à mes pieds j'avais le détroit que j'embrassais dans
  toute sa longueur, dont le courant était sensible comme celui d'un fleuve,
  et qui m'indiquait, par un bouillonnement parfaitement visible, ces
  gouffres de Charybde, si redoutés des anciens, et qu'Homère dans l'Odyssée
  place à un trait d'arc de Scylla, quoiqu'ils en soient effectivement à
  treize milles.
  Je m'assis sous un magnifique châtaignier, avec cette singulière sensation
  de l'homme qui se trouve dans un pays qu'il a désiré longtemps parcourir,
  et qui doute qu'il y soit réellement arrivé; qui se demande si les
  villages, les caps et les montagnes qu'il a sous les yeux, sont réellement
  ceux dont il a si souvent entendu parler, et si c'est bien à eux surtout
  que s'appliquent tous ces noms poétiques, sonores, harmonieux, dont l'ont
  bercé dans sa jeunesse le grec et le latin, ces deux nourrices de l'esprit,
  sinon de l'âme.
  C'était bien moi, et j'étais bien en Sicile. Je revoyais les mêmes lieux
  qu'avaient vus Ulysse et Énée, qu'avaient chantés Homère et Virgile. Ce
  village pittoresque, près d'une roche élevée et surmontée d'un château
  fort, c'était Scylla qui avait tant effrayé Anchise. Cette mer bouillonnant
  à mes pieds, et qu'il avait fallu tant de siècles pour calmer, c'était le
  voile qui me couvrait l'implacable Charybde, où Frédéric II jeta cette
  coupe d'or, que tenta vainement d'aller ressaisir, élancé pour la troisième
  fois dans le gouffre, Colas il Pesce, poétique héros de la balade du
  _Plongeur_ de Schiller. Enfin, j'étais adossé à ce fabuleux et gigantesque
  Etna, tombeau d'Encelade, qui touche le ciel de sa tête, lance des pierres
  brûlantes jusqu'aux étoiles, et fait trembler la Sicile lorsque le géant,
  enseveli vivant dans son sein, essaie de changer de côté. Seulement l'Etna,
  comme Charybde, était fort calme; et de même que le gouffre, au lieu
  d'engloutir l'eau, de la rejeter au ciel, toute souillée de son sable noir,
  n'a plus que le léger bouillonnement dont j'ai parlé, l'Etna n'a plus
  qu'une légère fumée qui annonce que le géant est endormi, qui prévient en
  même temps qu'il n'est pas mort.
  J'en étais là de ma rêverie, lorsque je vis, à la fenêtre de sa maison,
  le capitaine, qui me fit signe que le couvert était mis, et que l'on
  n'attendait plus que moi. Je lui répondis de même que je montais jusqu'à
  une espèce de petit monument que j'apercevais à une cinquantaine de pas
  au-dessus de ma tête, et que je redescendais aussitôt. Il me répondit par
  un geste qui signifiait que j'étais le maître de me passer cette fantaisie.
  Je profitai aussitôt de la permission.
  C'était une petite colonne ronde, de huit ou dix pieds de haut et de trois
  ou quatre pieds de tour; elle était évidée par le milieu, et des tablettes
  de pierre la partageaient en trois ou quatre niches superposées. Dans ces
  niches je croyais voir de grosses boules, et je ne comprenais pas le moins
  du monde ce que cela pouvait être, lorsqu'en m'approchant je m'aperçus peu
  à peu que sur ces boules étaient dessinés des yeux, un nez, une bouche. Je
  fis quelques pas encore, et je reconnus que c'étaient tout simplement trois
  têtes d'hommes proprement détachées de leur tronc, et qui séchaient au
  soleil. Un instant je voulus douter, mais il n'y avait pas moyen: elles
  étaient au grand complet, avec cheveux, dents, barbe et sourcils. C'étaient
  bien trois têtes.
  On comprend que ma première parole en descendant fut pour demander au
  capitaine ce que faisaient là ces trois têtes. L'histoire était on ne peut
  plus simple. Un équipage calabrais s'était approché des côtes de Sicile
  pour faire la contrebande, quoiqu'on fût en temps de choléra, et qu'il
  fût défendu de mettre pied à terre sans patente. Trois de ces malheureux
  avaient été pris, jugés, condamnés à mort, décapités, et leurs têtes
  avaient été mises là pour servir d'épouvantail à ceux qui seraient tentés
  de faire comme eux. Cela me rappela que, moi aussi, j'étais en Sicile en
  contrebandier, qu'au lieu de dix-huit jours que j'aurais dû passer à Rome
  pour achever ma quarantaine, j'en étais parti au bout de quatorze, et qu'il
  restait une quatrième niche vide.
  Mon pauvre capitaine s'était mis en frais, et Giovanni avait fait des
  merveilles. Il y avait surtout un certain plat de poisson qui me parut
  un chef-d'oeuvre; je demandai le nom de cet honorable cétacé, que je ne
  connaissais point encore, et qui cependant me paraissait si digne d'être
  connu: j'appris que j'avais affaire au _pesce spado_.
  Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse de fort belles descriptions de
  la manière dont le poisson à épée, autrement dit l'espadon, profitant de
  l'arme effroyable dont la nature avait armé le bout de son nez, attaquait
  parfois la baleine, lui livrait de rudes combats, puis, bondissant hors
  de l'eau, et se laissant retomber sur elle la tête la première, la
  transperçait de son dard, qui ordinairement a quatre ou cinq pieds de long;
  mais là s'arrêtaient les renseignements du naturaliste. Je m'étais donc
  contenté jusque-là d'estimer l'espadon sous le rapport de son aptitude à
  l'escrime, et voilà tout; mais je vis que monsieur de Buffon lui avait fait
  tort, qu'il possédait, comme poisson, des qualités inconnues non moins
  estimables que celles dont son historien s'était fait l'apologiste,
  et qu'il méritait d'avoir dans la _Cuisinière bourgeoise_ un article
  nécrologique aussi important que l'article biographique qu'il possédait
  déjà dans l'histoire naturelle.
  Le dessert n'était pas moins remarquable que le déjeuner: il se composait
  de grenades et d'oranges magnifiques, auxquelles était joint un fruit
  qui ne m'était pas moins inconnu que le poisson sur lequel je venais de
  recueillir de si précieux renseignements. Ce fruit était la figue d'Inde,
  cette manne éternelle que la Sicile offre si largement à la sensualité du
  riche et à la misère du pauvre, En effet, dès qu'on sort des portes d'une
  ville, on voit surgir de tous côtés d'immenses cactus tout chargés de ces
  fruits. La figue d'Inde est de la grosseur d'un oeuf de poule, enveloppée
  d'une pulpe verte, et défendue par de petits bouquets d'épines dont la
  piqûre amène une longue et douloureuse démangeaison; aussi, il faut une
  certaine étude pour arriver à éventrer le fruit sans accident. Cette
  opération faite, il sort de la blessure un globe à la chair jaunâtre, doux,
  frais et fondant, qu'on commence d'abord par déguster avec une certaine
  froideur, mais dont, au bout de huit jours, on finit par se faire une
  nécessité. Les Siciliens adorent ce fruit, qui est pour eux ce que le
  cocotier est pour les Napolitains, avec cette différence que le cocomero
  a besoin d'une certaine culture, et qu'on ne peut se le procurer
  gratuitement, tandis que la figue d'Inde pousse partout, dans le sable,
  dans les terres grasses, dans les marais, dans les rochers, et jusque dans
  les fentes des murs, et ne donne que la peine de la cueillir.
  Ce déjeuner, l'un des plus instructifs que j'aie certainement fait de ma
  vie, terminé, le capitaine m'offrit de venir voir la fête de la châsse de
  saint Nicolas. On comprend que je me gardai bien de refuser une pareille
  proposition. Nous nous mîmes en route en continuant de remonter le chemin
  qui conduit au phare. Bientôt, nous nous engageâmes à gauche dans de petits
  mouvements de terrain qui nous firent perdre de vue la mer; enfin, nous
  nous trouvâmes au bord d'un petit lac isolé, bleu, clair, brillant comme
  un miroir, encadré, à gauche, par une rangée de maisons, à droite, par une
  suite de montagnes qui empêche cette jolie coupe de s'épancher dans le
  détroit. C'était le lac de Pantana. Ses bords présentaient l'aspect d'une
  fête de campagne réduite à sa plus naïve simplicité, avec ses jeux où il
  est impossible de gagner, ses petites boutiques chargées de fruits, et ses
  tarentelles.
  Ce fut là que j'eus pour la première fois l'occasion d'examiner cette danse
  dans tous ses détails. C'est une merveilleuse danse, et la plus commode que
  je connaisse, pourvu qu'on ait le musicien, et encore, à la rigueur, on
  peut chanter ou siffler l'air soi-même. Elle se danse seul, à deux, à
  quatre, à huit, et indéfiniment, si l'on veut, homme à homme, femme à
  femme, qu'on se connaisse ou qu'on ne se connaisse pas: la chose n'y
  fait rien, à ce qu'il paraît, et ce ne semblait nullement inquiéter les
  danseurs. Quand un des spectateurs a envie de danser à son tour, il sort
  du cercle des assistants, entre dans l'espace réservé au ballet, saute
  alternativement sur un pied et sur un autre, jusqu'à ce qu'une autre
  personne se détache et se mette à sauter vis-à-vis de lui. Si le partenaire
  tarde et que le monologue ennuie l'acteur, il s'approche en mesure du
  couple qui danse déjà, donne un coup de coude à l'homme ou à la femme qui
  danse depuis le plus longtemps, l'envoie se reposer et prend sa place, sans
  que la galanterie lui fasse faire aucune différence de sexe. Il est vrai de
  dire aussi que les Siciliens apprécient tous les avantages d'une gigue si
  indépendante: la tarentelle est une véritable maladie chez eux. J'étais
  arrivé sur les bords du lac avec le capitaine, sa femme, Nunzio, Giovanni,
  Pietro et Peppino. Au bout de dix minutes, je me trouvai absolument seul,
  et libre de me livrer à toutes les réflexions que je jugeais convenable de
  faire. Chacun sautillait à qui mieux mieux, et il n'y avait pas jusqu'au
  fils du capitaine qui ne se trémoussât en face d'une espèce de géant, qui
  n'offrait d'autre différence avec les cyclopes, dont il me paraissait
  descendre en droite ligne, que l'accident qui lui avait donné deux yeux.
  Quant à la musique qui donnait le branle à toute cette population, elle
  n'était pas, comme chez nous, réunie sur un seul point, mais disséminée au
  contraire sur les bords du lac; l'orchestre se composait en général de deux
  musiciens, l'un jouant de la flûte, et l'autre d'une espèce de mandoline.
  Ces deux instruments réunis formaient une mélodie assez semblable à celle
  qui chez nous a le privilège de faire exclusivement danser les chiens et
  les ours. Les musiciens étaient mobiles et cherchaient la pratique, au
  lieu de l'attendre. Lorsqu'ils avaient épuisé les forces du groupe qui les
  entourait, et que la recette, abandonnée à la généreuse appréciation du
  public, était épuisée, ils se mettaient en marche, jouant l'air éternel, et
  ils n'avaient pas fait vingt pas, que sur leur passage un autre groupe
  se formait et les forçait de faire une nouvelle halte chorégraphique. Je
  comptai soixante-dix de ces musiciens, qui tous avaient plus ou moins
  d'occupation.
  Au plus fort de la fête, et vers les trois heures à peu près, la châsse
  de saint Nicolas sortit de l'église où elle était enfermée; aussitôt les
  danses cessèrent; chacun accourut, prit sa place dans le cortège, et la
  procession commença de faire le tour du lac, accompagnée de l'explosion
  éternelle d'un millier de boîtes.
  Ce nouvel exercice dura à peu près une heure et demie, puis la châsse
  rentra dans l'église avec les prêtres, et la foule s'éparpilla de nouveau
  autour du lac.
  Comme il se faisait tard et que j'avais vu de la fête tout ce que j'en
  voulais voir, je pris congé du capitaine, qui fit un signe à Pietro et à
  Giovanni, lesquels aussitôt quittèrent leurs danseuses sans leur dire un
  seul mot et accoururent: leur intention était de me faire reconduire par
  mer avec la barque du speronare, afin de m'épargner les deux lieues qui me
  séparaient de Messine. J'essayai de me défendre, mais il n'y eut pas moyen,
  et Giovanni fit tant d'instances et Pietro tant de cabrioles, tous deux
  mirent à un si haut prix l'honneur de reconduire Son Excellence, que Son
  Excellence, qui, au fond du coeur, n'était aucunement fâchée de s'en aller
  coucher dans une bonne barque au lieu de piétiner sur des jambes assez
  fatiguées de l'avoir portée, par une chaleur de 35 degrés, depuis huit
  heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, finit par accepter, se
  promettant, il est vrai, de dédommager Pietro et Giovanni du plaisir perdu.
  Nous nous en allâmes donc tout en bavardant jusqu'au village Della Pace,
  eux me parlant sans cesse le chapeau à la main, et moi n'ayant d'autre
  occupation que de leur faire mettre le chapeau sur la tête. Arrivés en face
  de la porte du capitaine, ils détachèrent une barque, je sautai dedans, et
  comme le courant était bon, nous commençâmes, sans grande fatigue pour ces
  braves gens, à descendre le détroit, tout en laissant à notre droite
  des bâtiments d'une forme si singulière qu'ils finirent par attirer mon
  attention.
  C'étaient des chaloupes à l'ancre, sans cordages et sans vergues, du milieu
  desquelles s'élevait un seul mât d'une hauteur extrême: au haut de ce mât,
  qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente pieds de long un homme, debout sur
  une traverse pareille à un bâton de perroquet, et lié par le milieu du
  corps à l'espèce d'arbre contre lequel il était appuyé, semblait monter la
  garde, les yeux invariablement fixés sur la mer; puis, à certains moments,
  il poussait des cris et agitait les bras: à ces clameurs et à ces signes,
  une autre barque plus petite, et comme la première d'une forme bizarre,
  ayant un mât plus court à l'extrémité duquel une seconde sentinelle était
  liée, montée par quatre rameurs qui la faisaient voler sur l'eau, dominée
  à la proue par un homme debout et tenant un harpon à la main, s'élançait
  rapide comme une flèche et faisait des évolutions étranges, jusqu'au moment
  où l'homme au harpon avait lancé son arme. Je demandai alors à Pietro
  l'explication de cette manoeuvre; Pietro me répondit que nous étions
  arrivés à Messine juste au moment de la pêche du _pesce spado_, et que
  c'était cette pêche à laquelle nous assistions. En même temps, Giovanni me
  montra un énorme poisson que l'on tirait à bord d'une de ces barques et
  m'assura que c'était un poisson tout pareil à celui que j'avais mangé à
  dîner et dont j'avais si bien apprécié la valeur. Restait à savoir comment
  il se faisait que des hommes si religieux, comme le sont les Siciliens,
  se livrassent à un travail si fatigant le saint jour du dimanche; mais ce
  dernier point fut éclairci à l'instant même par Giovanni, qui me dit que le
  _pesce spado_ étant un poisson de passage, et ce passage n'ayant lieu que
  deux fois par an et étant très court, les pêcheurs avaient dispense de
  l'évêque pour pêcher les fêtes et dimanches.
  Cette pêche me parut si nouvelle, et par la manière dont elle s'exécutait
  et par la forme et par la force du poisson auquel on avait affaire,
  qu'outre mes sympathies naturelles pour tout amusement de ce genre, je fus
  pris d'un plus grand désir encore que d'ordinaire de me permettre celui-ci.
  Je demandai donc à Pietro s'il n'y aurait pas moyen de me mettre en
  relation avec quelques-uns de ces braves gens, afin d'assister à leur
  exercice. Pietro me répondit que rien n'était plus facile, mais qu'il y
  avait mieux que cela à faire: c'était d'exécuter cette pêche nous-mêmes,
  attendu que l'équipage était à notre service dans le port comme en mer, et
  que tous nos matelots étant nés dans le détroit, étaient familiers avec cet
  amusement. J'acceptai à l'instant même, et comme je comptais, en supposant
  que la santé de Jadin nous le permît, quitter Messine le surlendemain, je
  demandai s'il serait possible d'arranger la partie pour le jour suivant.
  Mes Siciliens étaient des hommes merveilleux qui ne voyaient jamais
  impossibilité à rien; aussi, après s'être regardés l'un l'autre et avoir
  échangé quelques paroles, me répondirent-ils que rien n'était plus facile,
  et que, si je voulais les autoriser à dépenser deux ou trois piastres pour
  la location ou l'achat des objets qui leur manquaient, tout serait prêt
  pour le lendemain à six heures; bien entendu que, moyennant cette avance
  faite par moi, le poisson pris deviendrait ma propriété. Je leur répondis
  que nous nous entendrions plus tard sur ce point. Je leur donnai quatre
  piastres, et leur recommandai la plus scrupuleuse exactitude. Quelques
  minutes après ce marché conclu, nous abordâmes au pied de la douane.
  La vue de ce bâtiment me rappela le pauvre Cama, que j'avais parfaitement
  oublié. Je demandai à mes deux rameurs s'ils en savaient quelque chose,
  mais ni l'un ni l'autre n'en avait entendu parler: c'était jour de fête, il
  était donc inutile de s'en occuper le même jour. Le lendemain matin, nous
  nous mettions de trop bonne heure en mer pour espérer que les autorités
  seraient levées. Je dis à Pietro de prévenir le capitaine de m'attendre à
  l'hôtel vers onze heures du matin, c'est-à-dire au retour de notre pêche,
  attendu qu'en ce moment nous ferions ensemble les démarches nécessaires à
  la liberté du prisonnier. Au reste, ayant payé à Cama en partant de Naples
  son mois d'avance, j'étais moins inquiet sur son compte; avec de l'argent
  on se tire d'affaire, même en prison.
  Je trouvai Jadin aussi bien qu'il était permis de le désirer; il avait
  renvoyé son médecin, en lui donnant trois piastres et en l'appelant vieil
  intrigant. Le médecin, qui ne parlait pas français, n'avait compris que la
  
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