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Le Speronare - 09
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je comptais bien ne le laisser saigner que d'un membre, je pensai qu'il en
serait quitte pour un quart de syncope.
En effet, tout alla à merveille, la saignée fit grand bien à Jadin, qui
ne commença pas moins pendant la nuit à battre la campagne, et qui le
lendemain matin avait le délire. Le médecin revint à l'heure convenue,
trouva le malade à merveille, ordonna une seconde saignée et l'application
de linges glacés autour de la tête. La journée se passa sans que je visse
clairement, je l'avoue, qui du malade ou de la maladie l'emporterait.
J'étais horriblement inquiet. Outre mon amitié bien réelle pour Jadin,
j'avais à me reprocher, s'il lui arrivait malheur, de l'avoir entraîné à ce
voyage. J'attendis donc le lendemain avec grande impatience.
Le docteur avait ordonné d'exposer le malade à tous les vents, d'ouvrir
portes et fenêtres, et de le placer le plus possible entre des courants
d'air. Si étrange que me parût l'ordonnance, je l'avais religieusement
appliquée le jour et la nuit précédente. Je fis donc tout ouvrir comme
d'habitude; mais, à mon grand étonnement, l'obscurité, au lieu d'amener
cette douce brise, fraîche haleine de la nuit, plus fraîche encore dans le
voisinage de la mer que partout ailleurs, ne nous souffla qu'un vent aride
et brûlant qui semblait la vapeur d'une fournaise. Je comptais sur le
matin: le matin n'apporta aucun changement dans l'état de l'atmosphère.
La nuit avait beaucoup fatigué mon pauvre malade. Cependant, l'exaltation
cérébrale me paraissait avoir tant soit peu disparu pour faire place à une
prostration croissante. Je sonnai pour avoir de la limonade, seule boisson
que le docteur eût recommandée, mais personne ne répondit. Je sonnai une
seconde, une troisième fois; enfin, voyant que la montagne ne voulait
pas venir à moi, je me décidai à aller à la montagne. J'errai dans les
corridors et les appartements, sans trouver une seule personne à qui
parler. Le maître et la maîtresse de maison n'étaient point encore sortis
de leur chambre, quoiqu'il fût neuf heures du matin; pas un domestique
n'était à son poste. C'était à n'y rien comprendre.
Je descendis chez le concierge, je le trouvai couché sur un vieux divan
tout en loques qui faisait le principal ornement de sa loge, et je lui
demandai pourquoi la maison était déserte. «Ah! monsieur, me dit-il, ne
sentez-vous pas qu'il fait sirocco?»
--Mais quand il ferait sirocco, lui dis-je, ce n'est pas une raison pour
qu'on ne vienne pas quand j'appelle.
--Oh! monsieur, quand il fait sirocco, personne ne fait rien.
--Comment! Personne ne fait rien? Et les voyageurs, qui est-ce donc qui les
sert?
--Ah! ces jours-là, ils se servent eux-mêmes.
--C'est autre chose. Pardon de vous avoir dérangé, mon brave homme. Le
concierge poussa un soupir qui m'indiquait qu'il lui fallait une grande
charité chrétienne pour m'accorder le pardon que je lui demandais.
Je me mis aussitôt à la recherche des objets nécessaires à la confection
de ma limonade; je trouvai citron, eau et sucre, comme le chien de chasse
trouve le gibier au flair. Nul ne me guida ni ne m'inquiéta dans mes
recherches. La maison semblait abandonnée, et je songeai, à part moi,
qu'une bande de voleurs qui se mettrait au-dessus du sirocco ferait sans
aucun doute d'excellentes affaires à Messine.
L'heure de la visite du docteur arriva, et le docteur ne vint point. Je
présumai que lui comme les autres avait le sirocco; mais, comme l'état de
Jadin était loin d'avoir subi une amélioration bien visiblement rassurante,
je résolus d'aller relancer mon Esculape jusque chez lui, et de l'amener de
gré ou de force à l'hôtel. Je me rappelai l'adresse donnée au capitaine; je
pris donc mon chapeau, et je me lançai bravement à sa recherche. En passant
dans le corridor, je jetai les yeux sur un thermomètre: à l'ombre, il
marquait trente degrés.
Messine avait l'air d'une ville morte, pas un habitant ne circulait dans
ses rues, pas une tête ne paraissait aux fenêtres. Ses mendiants eux-mêmes
(et qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne se doute pas de ce que c'est que
la misère), ses mendiants eux-mêmes étaient étendus au coin des bornes,
roulés sur eux-mêmes, haletants, sans force pour étendre la main, sans voix
pour demander l'aumône. Pompeï, que je visitai trois mois après, n'était
pas plus muette, pas plus solitaire, pas plus inanimée.
J'arrivai chez le docteur. Je sonnai, je frappai, personne ne répondit;
j'appuyai ma main contre la porte, elle n'était qu'entr'ouverte; j'entrai,
et me mis en quête du docteur.
Je traversai trois ou quatre appartements; il y avait des femmes couchées
sur des canapés, il y avait des enfants étendus par terre. Rien de tout
cela ne leva même la tête pour me regarder. Enfin, j'avisai une chambre
dont la porte était entrebâillée comme celle des autres, je la poussai, et
j'aperçus mon homme étendu sur son lit.
J'allai à lui, je lui pris la main, et je lui tâtai le pouls.
--Ah! dit-il mélancoliquement, en tournant avec peine la tête de mon côté,
vous voilà, que voulez-vous?
--Pardieu! ce que je veux? Je veux que vous veniez voir mon ami, qui ne va
pas mieux à ce qu'il me semble.
--Aller voir votre ami! s'écria le docteur avec un mouvement d'effroi, mais
c'est impossible.
--Comment, impossible!
Il fit un mouvement désespéré, prit son jonc de la main gauche, le fit
glisser dans sa main droite, depuis la pomme d'or qui ornait une de ses
extrémités, jusqu'à la virole de fer qui garnissait l'autre.
--Tenez, me dit-il, ma canne sue.
En effet, il en tomba quelques gouttes d'eau, tant ce vent terrible a
d'action, même sur les choses inanimées.
--Eh bien? qu'est-ce que cela prouve? lui demandai-je.
--Cela prouve, monsieur, que par un temps pareil, il n'y a plus de médecin,
il n'y a que des malades.
Je vis que je n'obtiendrais jamais du docteur qu'il vînt à l'hôtel, et que,
si je demandais trop, je n'aurais rien; je pris donc la résolution de me
réduire à l'ordonnance; je lui expliquai les changements arrivés dans la
situation du malade, et comment la fièvre avait disparu pour faire place
à l'abattement. A mesure que j'exposais les symptômes, le docteur se
contentait de me répondre: il va bien, il va bien, il va très bien; de la
limonade, beaucoup de limonade, de la limonade tant qu'il en voudra, j'en
réponds. Puis, écrasé par cet effort, le docteur me fit signe qu'il était
inutile que je le tourmentasse plus longtemps, et se retourna le nez contre
le mur.
--Eh bien! me dit Jadin en me revoyant, le docteur ne vient-il pas?
--Ma foi! mon cher, il prétend qu'il est plus malade que vous, et que ce
serait à vous de l'aller soigner.
--Qu'est-ce qu'il a donc? la peste?
--Bien pis que cela, il a le sirocco.
Au reste, le docteur avait raison, et je reconnaissais moi-même dans mon
malade un mieux sensible. Comme la chose lui était recommandée, il passa
sa journée à boire de la limonade, et le soir le mal de tête même avait
disparu. Le lendemain, à part la faiblesse, il était à peu près guéri. Je
lui laissai régler ses comptes avec le docteur, et je sortis pour faire
à pied une petite excursion jusqu'au village Della Pace, patrie de nos
mariniers, et qui est situé à trois ou quatre milles au nord de Messine.
LE PESCE SPADO
Je trouvai la route de la Pace charmante; elle côtoie d'un côté la
montagne, et de l'autre la mer. C'était jour de fête: on promenait la
châsse de saint Nicolas, je ne sais dans quel but, mais tant il y a qu'on
la promenait, et que cela causait une grande joie parmi les populations. En
passant devant l'église des Jésuites, qui se trouve à un quart de lieue du
village Della Pace, j'y entrai. On disait une messe. Je m'approchai de la
chapelle, et je retrouvai tous nos matelots à genoux, le capitaine en tête.
C'était la messe promise pendant la tempête, et qu'ils acquittaient avec un
scrupule et une exactitude bien méritoires pour des gens qui sont à terre.
J'attendis dans un coin que l'office divin fût fini; puis, quand le prêtre
eut dit l'_ite missa est_, je sortis de derrière ma colonne et je me
présentai à nos gens.
Il n'y avait point à se tromper à la façon dont ils me reçurent: chaque
visage passa subitement de l'expression du recueillement à celle de la
joie; à l'instant même mes deux mains furent prises, et bon gré mal gré
baisées et rebaisées. Puis, je fus présenté à ces dames, et à la femme du
capitaine en particulier. Elles étaient plus ou moins jolies, mais presque
toutes avaient de beaux yeux, de ces yeux siciliens, noirs et veloutés,
comme je n'en ai vu qu'à Arles et en Sicile, et qui, pour Arles comme pour
la Sicile, ont, selon toute probabilité, une source commune: l'Arabie.
J'arrivais bien: le capitaine allait partir pour Messine à mon intention.
Il voulait me ramener à la Pace pour me faire voir la fête; je lui avais
épargné les trois quarts du chemin.
Nous arrivâmes chez lui: il habitait une jolie petite maison, pleine
d'aisance et de propreté. En entrant dans un petit salon, la première chose
que j'aperçus fut le portrait de monsieur Peppino, qui faisait face à celui
du comte de Syracuse, ex-vice roi de Sicile. C'étaient, avec sa femme, les
deux personnes que notre capitaine aimait le mieux au monde. Ce grand amour
d'un Sicilien pour un vice-roi napolitain m'étonna d'abord, mais plus
tard il me fut expliqué, et je le retrouvai chez tous les compatriotes du
capitaine.
Je vis le capitaine en grande conférence avec sa femme, et je compris qu'il
était question de moi. Il s'agissait de m'offrir à déjeuner, et ni l'un ni
l'autre n'osait porter la parole. Je les tirai d'embarras en m'invitant le
premier.
Aussitôt, tout fut en révolution: monsieur Peppino fut envoyé pour ramener
le pilote, Giovanni et Pietro. Le pilote devait déjeuner avec nous, et
c'était moi qui l'avais demandé pour convive; Giovanni devait faire la
cuisine, et Pietro nous servir. Maria courut au jardin cueillir des fruits,
le capitaine descendit dans le village pour acheter du poisson, et je
restai maître et gardien de la maison.
Comme je présumais que les apprêts dureraient une demi-heure ou trois
quarts d'heure, et que ma personne ne pouvait que gêner ces braves gens,
je résolus de mettre le temps à profit, et de faire une petite excursion
au-dessus du village. La maison du capitaine était adossée à la montagne
même. Un petit sentier, aboutissant à une porte de derrière, s'y enfonçait
presque aussitôt, paraissant et disparaissant à différents intervalles,
selon les accidents du terrain. Je m'engageai dans le sentier, et commençai
à gravir la montagne au milieu des cactus, des grenadiers et des lauriers
roses.
A mesure que je montais, le paysage, borné au sud par Messine, et au nord
par la pointe du Phare, s'agrandissait devant moi, tandis qu'à l'est
s'étendait, comme un rideau tout bariolé de villages, de plaines, de forêts
et de montagnes, cette longue chaîne des Apennins, qui, née derrière Nice,
traverse toute l'Italie et s'en va mourir à Reggio. Peu à peu, je commençai
à dominer Messine, puis le Phare; au-delà de Messine apparaissait, comme
une vaste nappe d'argent étendue au soleil, la mer d'Ionie; au-delà du
Phare, se déroulait plus étroite, et comme un immense ruban d'azur moiré,
la mer Tyrrhénienne; à mes pieds j'avais le détroit que j'embrassais dans
toute sa longueur, dont le courant était sensible comme celui d'un fleuve,
et qui m'indiquait, par un bouillonnement parfaitement visible, ces
gouffres de Charybde, si redoutés des anciens, et qu'Homère dans l'Odyssée
place à un trait d'arc de Scylla, quoiqu'ils en soient effectivement à
treize milles.
Je m'assis sous un magnifique châtaignier, avec cette singulière sensation
de l'homme qui se trouve dans un pays qu'il a désiré longtemps parcourir,
et qui doute qu'il y soit réellement arrivé; qui se demande si les
villages, les caps et les montagnes qu'il a sous les yeux, sont réellement
ceux dont il a si souvent entendu parler, et si c'est bien à eux surtout
que s'appliquent tous ces noms poétiques, sonores, harmonieux, dont l'ont
bercé dans sa jeunesse le grec et le latin, ces deux nourrices de l'esprit,
sinon de l'âme.
C'était bien moi, et j'étais bien en Sicile. Je revoyais les mêmes lieux
qu'avaient vus Ulysse et Énée, qu'avaient chantés Homère et Virgile. Ce
village pittoresque, près d'une roche élevée et surmontée d'un château
fort, c'était Scylla qui avait tant effrayé Anchise. Cette mer bouillonnant
à mes pieds, et qu'il avait fallu tant de siècles pour calmer, c'était le
voile qui me couvrait l'implacable Charybde, où Frédéric II jeta cette
coupe d'or, que tenta vainement d'aller ressaisir, élancé pour la troisième
fois dans le gouffre, Colas il Pesce, poétique héros de la balade du
_Plongeur_ de Schiller. Enfin, j'étais adossé à ce fabuleux et gigantesque
Etna, tombeau d'Encelade, qui touche le ciel de sa tête, lance des pierres
brûlantes jusqu'aux étoiles, et fait trembler la Sicile lorsque le géant,
enseveli vivant dans son sein, essaie de changer de côté. Seulement l'Etna,
comme Charybde, était fort calme; et de même que le gouffre, au lieu
d'engloutir l'eau, de la rejeter au ciel, toute souillée de son sable noir,
n'a plus que le léger bouillonnement dont j'ai parlé, l'Etna n'a plus
qu'une légère fumée qui annonce que le géant est endormi, qui prévient en
même temps qu'il n'est pas mort.
J'en étais là de ma rêverie, lorsque je vis, à la fenêtre de sa maison,
le capitaine, qui me fit signe que le couvert était mis, et que l'on
n'attendait plus que moi. Je lui répondis de même que je montais jusqu'à
une espèce de petit monument que j'apercevais à une cinquantaine de pas
au-dessus de ma tête, et que je redescendais aussitôt. Il me répondit par
un geste qui signifiait que j'étais le maître de me passer cette fantaisie.
Je profitai aussitôt de la permission.
C'était une petite colonne ronde, de huit ou dix pieds de haut et de trois
ou quatre pieds de tour; elle était évidée par le milieu, et des tablettes
de pierre la partageaient en trois ou quatre niches superposées. Dans ces
niches je croyais voir de grosses boules, et je ne comprenais pas le moins
du monde ce que cela pouvait être, lorsqu'en m'approchant je m'aperçus peu
à peu que sur ces boules étaient dessinés des yeux, un nez, une bouche. Je
fis quelques pas encore, et je reconnus que c'étaient tout simplement trois
têtes d'hommes proprement détachées de leur tronc, et qui séchaient au
soleil. Un instant je voulus douter, mais il n'y avait pas moyen: elles
étaient au grand complet, avec cheveux, dents, barbe et sourcils. C'étaient
bien trois têtes.
On comprend que ma première parole en descendant fut pour demander au
capitaine ce que faisaient là ces trois têtes. L'histoire était on ne peut
plus simple. Un équipage calabrais s'était approché des côtes de Sicile
pour faire la contrebande, quoiqu'on fût en temps de choléra, et qu'il
fût défendu de mettre pied à terre sans patente. Trois de ces malheureux
avaient été pris, jugés, condamnés à mort, décapités, et leurs têtes
avaient été mises là pour servir d'épouvantail à ceux qui seraient tentés
de faire comme eux. Cela me rappela que, moi aussi, j'étais en Sicile en
contrebandier, qu'au lieu de dix-huit jours que j'aurais dû passer à Rome
pour achever ma quarantaine, j'en étais parti au bout de quatorze, et qu'il
restait une quatrième niche vide.
Mon pauvre capitaine s'était mis en frais, et Giovanni avait fait des
merveilles. Il y avait surtout un certain plat de poisson qui me parut
un chef-d'oeuvre; je demandai le nom de cet honorable cétacé, que je ne
connaissais point encore, et qui cependant me paraissait si digne d'être
connu: j'appris que j'avais affaire au _pesce spado_.
Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse de fort belles descriptions de
la manière dont le poisson à épée, autrement dit l'espadon, profitant de
l'arme effroyable dont la nature avait armé le bout de son nez, attaquait
parfois la baleine, lui livrait de rudes combats, puis, bondissant hors
de l'eau, et se laissant retomber sur elle la tête la première, la
transperçait de son dard, qui ordinairement a quatre ou cinq pieds de long;
mais là s'arrêtaient les renseignements du naturaliste. Je m'étais donc
contenté jusque-là d'estimer l'espadon sous le rapport de son aptitude à
l'escrime, et voilà tout; mais je vis que monsieur de Buffon lui avait fait
tort, qu'il possédait, comme poisson, des qualités inconnues non moins
estimables que celles dont son historien s'était fait l'apologiste,
et qu'il méritait d'avoir dans la _Cuisinière bourgeoise_ un article
nécrologique aussi important que l'article biographique qu'il possédait
déjà dans l'histoire naturelle.
Le dessert n'était pas moins remarquable que le déjeuner: il se composait
de grenades et d'oranges magnifiques, auxquelles était joint un fruit
qui ne m'était pas moins inconnu que le poisson sur lequel je venais de
recueillir de si précieux renseignements. Ce fruit était la figue d'Inde,
cette manne éternelle que la Sicile offre si largement à la sensualité du
riche et à la misère du pauvre, En effet, dès qu'on sort des portes d'une
ville, on voit surgir de tous côtés d'immenses cactus tout chargés de ces
fruits. La figue d'Inde est de la grosseur d'un oeuf de poule, enveloppée
d'une pulpe verte, et défendue par de petits bouquets d'épines dont la
piqûre amène une longue et douloureuse démangeaison; aussi, il faut une
certaine étude pour arriver à éventrer le fruit sans accident. Cette
opération faite, il sort de la blessure un globe à la chair jaunâtre, doux,
frais et fondant, qu'on commence d'abord par déguster avec une certaine
froideur, mais dont, au bout de huit jours, on finit par se faire une
nécessité. Les Siciliens adorent ce fruit, qui est pour eux ce que le
cocotier est pour les Napolitains, avec cette différence que le cocomero
a besoin d'une certaine culture, et qu'on ne peut se le procurer
gratuitement, tandis que la figue d'Inde pousse partout, dans le sable,
dans les terres grasses, dans les marais, dans les rochers, et jusque dans
les fentes des murs, et ne donne que la peine de la cueillir.
Ce déjeuner, l'un des plus instructifs que j'aie certainement fait de ma
vie, terminé, le capitaine m'offrit de venir voir la fête de la châsse de
saint Nicolas. On comprend que je me gardai bien de refuser une pareille
proposition. Nous nous mîmes en route en continuant de remonter le chemin
qui conduit au phare. Bientôt, nous nous engageâmes à gauche dans de petits
mouvements de terrain qui nous firent perdre de vue la mer; enfin, nous
nous trouvâmes au bord d'un petit lac isolé, bleu, clair, brillant comme
un miroir, encadré, à gauche, par une rangée de maisons, à droite, par une
suite de montagnes qui empêche cette jolie coupe de s'épancher dans le
détroit. C'était le lac de Pantana. Ses bords présentaient l'aspect d'une
fête de campagne réduite à sa plus naïve simplicité, avec ses jeux où il
est impossible de gagner, ses petites boutiques chargées de fruits, et ses
tarentelles.
Ce fut là que j'eus pour la première fois l'occasion d'examiner cette danse
dans tous ses détails. C'est une merveilleuse danse, et la plus commode que
je connaisse, pourvu qu'on ait le musicien, et encore, à la rigueur, on
peut chanter ou siffler l'air soi-même. Elle se danse seul, à deux, à
quatre, à huit, et indéfiniment, si l'on veut, homme à homme, femme à
femme, qu'on se connaisse ou qu'on ne se connaisse pas: la chose n'y
fait rien, à ce qu'il paraît, et ce ne semblait nullement inquiéter les
danseurs. Quand un des spectateurs a envie de danser à son tour, il sort
du cercle des assistants, entre dans l'espace réservé au ballet, saute
alternativement sur un pied et sur un autre, jusqu'à ce qu'une autre
personne se détache et se mette à sauter vis-à-vis de lui. Si le partenaire
tarde et que le monologue ennuie l'acteur, il s'approche en mesure du
couple qui danse déjà, donne un coup de coude à l'homme ou à la femme qui
danse depuis le plus longtemps, l'envoie se reposer et prend sa place, sans
que la galanterie lui fasse faire aucune différence de sexe. Il est vrai de
dire aussi que les Siciliens apprécient tous les avantages d'une gigue si
indépendante: la tarentelle est une véritable maladie chez eux. J'étais
arrivé sur les bords du lac avec le capitaine, sa femme, Nunzio, Giovanni,
Pietro et Peppino. Au bout de dix minutes, je me trouvai absolument seul,
et libre de me livrer à toutes les réflexions que je jugeais convenable de
faire. Chacun sautillait à qui mieux mieux, et il n'y avait pas jusqu'au
fils du capitaine qui ne se trémoussât en face d'une espèce de géant, qui
n'offrait d'autre différence avec les cyclopes, dont il me paraissait
descendre en droite ligne, que l'accident qui lui avait donné deux yeux.
Quant à la musique qui donnait le branle à toute cette population, elle
n'était pas, comme chez nous, réunie sur un seul point, mais disséminée au
contraire sur les bords du lac; l'orchestre se composait en général de deux
musiciens, l'un jouant de la flûte, et l'autre d'une espèce de mandoline.
Ces deux instruments réunis formaient une mélodie assez semblable à celle
qui chez nous a le privilège de faire exclusivement danser les chiens et
les ours. Les musiciens étaient mobiles et cherchaient la pratique, au
lieu de l'attendre. Lorsqu'ils avaient épuisé les forces du groupe qui les
entourait, et que la recette, abandonnée à la généreuse appréciation du
public, était épuisée, ils se mettaient en marche, jouant l'air éternel, et
ils n'avaient pas fait vingt pas, que sur leur passage un autre groupe
se formait et les forçait de faire une nouvelle halte chorégraphique. Je
comptai soixante-dix de ces musiciens, qui tous avaient plus ou moins
d'occupation.
Au plus fort de la fête, et vers les trois heures à peu près, la châsse
de saint Nicolas sortit de l'église où elle était enfermée; aussitôt les
danses cessèrent; chacun accourut, prit sa place dans le cortège, et la
procession commença de faire le tour du lac, accompagnée de l'explosion
éternelle d'un millier de boîtes.
Ce nouvel exercice dura à peu près une heure et demie, puis la châsse
rentra dans l'église avec les prêtres, et la foule s'éparpilla de nouveau
autour du lac.
Comme il se faisait tard et que j'avais vu de la fête tout ce que j'en
voulais voir, je pris congé du capitaine, qui fit un signe à Pietro et à
Giovanni, lesquels aussitôt quittèrent leurs danseuses sans leur dire un
seul mot et accoururent: leur intention était de me faire reconduire par
mer avec la barque du speronare, afin de m'épargner les deux lieues qui me
séparaient de Messine. J'essayai de me défendre, mais il n'y eut pas moyen,
et Giovanni fit tant d'instances et Pietro tant de cabrioles, tous deux
mirent à un si haut prix l'honneur de reconduire Son Excellence, que Son
Excellence, qui, au fond du coeur, n'était aucunement fâchée de s'en aller
coucher dans une bonne barque au lieu de piétiner sur des jambes assez
fatiguées de l'avoir portée, par une chaleur de 35 degrés, depuis huit
heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, finit par accepter, se
promettant, il est vrai, de dédommager Pietro et Giovanni du plaisir perdu.
Nous nous en allâmes donc tout en bavardant jusqu'au village Della Pace,
eux me parlant sans cesse le chapeau à la main, et moi n'ayant d'autre
occupation que de leur faire mettre le chapeau sur la tête. Arrivés en face
de la porte du capitaine, ils détachèrent une barque, je sautai dedans, et
comme le courant était bon, nous commençâmes, sans grande fatigue pour ces
braves gens, à descendre le détroit, tout en laissant à notre droite
des bâtiments d'une forme si singulière qu'ils finirent par attirer mon
attention.
C'étaient des chaloupes à l'ancre, sans cordages et sans vergues, du milieu
desquelles s'élevait un seul mât d'une hauteur extrême: au haut de ce mât,
qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente pieds de long un homme, debout sur
une traverse pareille à un bâton de perroquet, et lié par le milieu du
corps à l'espèce d'arbre contre lequel il était appuyé, semblait monter la
garde, les yeux invariablement fixés sur la mer; puis, à certains moments,
il poussait des cris et agitait les bras: à ces clameurs et à ces signes,
une autre barque plus petite, et comme la première d'une forme bizarre,
ayant un mât plus court à l'extrémité duquel une seconde sentinelle était
liée, montée par quatre rameurs qui la faisaient voler sur l'eau, dominée
à la proue par un homme debout et tenant un harpon à la main, s'élançait
rapide comme une flèche et faisait des évolutions étranges, jusqu'au moment
où l'homme au harpon avait lancé son arme. Je demandai alors à Pietro
l'explication de cette manoeuvre; Pietro me répondit que nous étions
arrivés à Messine juste au moment de la pêche du _pesce spado_, et que
c'était cette pêche à laquelle nous assistions. En même temps, Giovanni me
montra un énorme poisson que l'on tirait à bord d'une de ces barques et
m'assura que c'était un poisson tout pareil à celui que j'avais mangé à
dîner et dont j'avais si bien apprécié la valeur. Restait à savoir comment
il se faisait que des hommes si religieux, comme le sont les Siciliens,
se livrassent à un travail si fatigant le saint jour du dimanche; mais ce
dernier point fut éclairci à l'instant même par Giovanni, qui me dit que le
_pesce spado_ étant un poisson de passage, et ce passage n'ayant lieu que
deux fois par an et étant très court, les pêcheurs avaient dispense de
l'évêque pour pêcher les fêtes et dimanches.
Cette pêche me parut si nouvelle, et par la manière dont elle s'exécutait
et par la forme et par la force du poisson auquel on avait affaire,
qu'outre mes sympathies naturelles pour tout amusement de ce genre, je fus
pris d'un plus grand désir encore que d'ordinaire de me permettre celui-ci.
Je demandai donc à Pietro s'il n'y aurait pas moyen de me mettre en
relation avec quelques-uns de ces braves gens, afin d'assister à leur
exercice. Pietro me répondit que rien n'était plus facile, mais qu'il y
avait mieux que cela à faire: c'était d'exécuter cette pêche nous-mêmes,
attendu que l'équipage était à notre service dans le port comme en mer, et
que tous nos matelots étant nés dans le détroit, étaient familiers avec cet
amusement. J'acceptai à l'instant même, et comme je comptais, en supposant
que la santé de Jadin nous le permît, quitter Messine le surlendemain, je
demandai s'il serait possible d'arranger la partie pour le jour suivant.
Mes Siciliens étaient des hommes merveilleux qui ne voyaient jamais
impossibilité à rien; aussi, après s'être regardés l'un l'autre et avoir
échangé quelques paroles, me répondirent-ils que rien n'était plus facile,
et que, si je voulais les autoriser à dépenser deux ou trois piastres pour
la location ou l'achat des objets qui leur manquaient, tout serait prêt
pour le lendemain à six heures; bien entendu que, moyennant cette avance
faite par moi, le poisson pris deviendrait ma propriété. Je leur répondis
que nous nous entendrions plus tard sur ce point. Je leur donnai quatre
piastres, et leur recommandai la plus scrupuleuse exactitude. Quelques
minutes après ce marché conclu, nous abordâmes au pied de la douane.
La vue de ce bâtiment me rappela le pauvre Cama, que j'avais parfaitement
oublié. Je demandai à mes deux rameurs s'ils en savaient quelque chose,
mais ni l'un ni l'autre n'en avait entendu parler: c'était jour de fête, il
était donc inutile de s'en occuper le même jour. Le lendemain matin, nous
nous mettions de trop bonne heure en mer pour espérer que les autorités
seraient levées. Je dis à Pietro de prévenir le capitaine de m'attendre à
l'hôtel vers onze heures du matin, c'est-à-dire au retour de notre pêche,
attendu qu'en ce moment nous ferions ensemble les démarches nécessaires à
la liberté du prisonnier. Au reste, ayant payé à Cama en partant de Naples
son mois d'avance, j'étais moins inquiet sur son compte; avec de l'argent
on se tire d'affaire, même en prison.
Je trouvai Jadin aussi bien qu'il était permis de le désirer; il avait
renvoyé son médecin, en lui donnant trois piastres et en l'appelant vieil
intrigant. Le médecin, qui ne parlait pas français, n'avait compris que la
serait quitte pour un quart de syncope.
En effet, tout alla à merveille, la saignée fit grand bien à Jadin, qui
ne commença pas moins pendant la nuit à battre la campagne, et qui le
lendemain matin avait le délire. Le médecin revint à l'heure convenue,
trouva le malade à merveille, ordonna une seconde saignée et l'application
de linges glacés autour de la tête. La journée se passa sans que je visse
clairement, je l'avoue, qui du malade ou de la maladie l'emporterait.
J'étais horriblement inquiet. Outre mon amitié bien réelle pour Jadin,
j'avais à me reprocher, s'il lui arrivait malheur, de l'avoir entraîné à ce
voyage. J'attendis donc le lendemain avec grande impatience.
Le docteur avait ordonné d'exposer le malade à tous les vents, d'ouvrir
portes et fenêtres, et de le placer le plus possible entre des courants
d'air. Si étrange que me parût l'ordonnance, je l'avais religieusement
appliquée le jour et la nuit précédente. Je fis donc tout ouvrir comme
d'habitude; mais, à mon grand étonnement, l'obscurité, au lieu d'amener
cette douce brise, fraîche haleine de la nuit, plus fraîche encore dans le
voisinage de la mer que partout ailleurs, ne nous souffla qu'un vent aride
et brûlant qui semblait la vapeur d'une fournaise. Je comptais sur le
matin: le matin n'apporta aucun changement dans l'état de l'atmosphère.
La nuit avait beaucoup fatigué mon pauvre malade. Cependant, l'exaltation
cérébrale me paraissait avoir tant soit peu disparu pour faire place à une
prostration croissante. Je sonnai pour avoir de la limonade, seule boisson
que le docteur eût recommandée, mais personne ne répondit. Je sonnai une
seconde, une troisième fois; enfin, voyant que la montagne ne voulait
pas venir à moi, je me décidai à aller à la montagne. J'errai dans les
corridors et les appartements, sans trouver une seule personne à qui
parler. Le maître et la maîtresse de maison n'étaient point encore sortis
de leur chambre, quoiqu'il fût neuf heures du matin; pas un domestique
n'était à son poste. C'était à n'y rien comprendre.
Je descendis chez le concierge, je le trouvai couché sur un vieux divan
tout en loques qui faisait le principal ornement de sa loge, et je lui
demandai pourquoi la maison était déserte. «Ah! monsieur, me dit-il, ne
sentez-vous pas qu'il fait sirocco?»
--Mais quand il ferait sirocco, lui dis-je, ce n'est pas une raison pour
qu'on ne vienne pas quand j'appelle.
--Oh! monsieur, quand il fait sirocco, personne ne fait rien.
--Comment! Personne ne fait rien? Et les voyageurs, qui est-ce donc qui les
sert?
--Ah! ces jours-là, ils se servent eux-mêmes.
--C'est autre chose. Pardon de vous avoir dérangé, mon brave homme. Le
concierge poussa un soupir qui m'indiquait qu'il lui fallait une grande
charité chrétienne pour m'accorder le pardon que je lui demandais.
Je me mis aussitôt à la recherche des objets nécessaires à la confection
de ma limonade; je trouvai citron, eau et sucre, comme le chien de chasse
trouve le gibier au flair. Nul ne me guida ni ne m'inquiéta dans mes
recherches. La maison semblait abandonnée, et je songeai, à part moi,
qu'une bande de voleurs qui se mettrait au-dessus du sirocco ferait sans
aucun doute d'excellentes affaires à Messine.
L'heure de la visite du docteur arriva, et le docteur ne vint point. Je
présumai que lui comme les autres avait le sirocco; mais, comme l'état de
Jadin était loin d'avoir subi une amélioration bien visiblement rassurante,
je résolus d'aller relancer mon Esculape jusque chez lui, et de l'amener de
gré ou de force à l'hôtel. Je me rappelai l'adresse donnée au capitaine; je
pris donc mon chapeau, et je me lançai bravement à sa recherche. En passant
dans le corridor, je jetai les yeux sur un thermomètre: à l'ombre, il
marquait trente degrés.
Messine avait l'air d'une ville morte, pas un habitant ne circulait dans
ses rues, pas une tête ne paraissait aux fenêtres. Ses mendiants eux-mêmes
(et qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne se doute pas de ce que c'est que
la misère), ses mendiants eux-mêmes étaient étendus au coin des bornes,
roulés sur eux-mêmes, haletants, sans force pour étendre la main, sans voix
pour demander l'aumône. Pompeï, que je visitai trois mois après, n'était
pas plus muette, pas plus solitaire, pas plus inanimée.
J'arrivai chez le docteur. Je sonnai, je frappai, personne ne répondit;
j'appuyai ma main contre la porte, elle n'était qu'entr'ouverte; j'entrai,
et me mis en quête du docteur.
Je traversai trois ou quatre appartements; il y avait des femmes couchées
sur des canapés, il y avait des enfants étendus par terre. Rien de tout
cela ne leva même la tête pour me regarder. Enfin, j'avisai une chambre
dont la porte était entrebâillée comme celle des autres, je la poussai, et
j'aperçus mon homme étendu sur son lit.
J'allai à lui, je lui pris la main, et je lui tâtai le pouls.
--Ah! dit-il mélancoliquement, en tournant avec peine la tête de mon côté,
vous voilà, que voulez-vous?
--Pardieu! ce que je veux? Je veux que vous veniez voir mon ami, qui ne va
pas mieux à ce qu'il me semble.
--Aller voir votre ami! s'écria le docteur avec un mouvement d'effroi, mais
c'est impossible.
--Comment, impossible!
Il fit un mouvement désespéré, prit son jonc de la main gauche, le fit
glisser dans sa main droite, depuis la pomme d'or qui ornait une de ses
extrémités, jusqu'à la virole de fer qui garnissait l'autre.
--Tenez, me dit-il, ma canne sue.
En effet, il en tomba quelques gouttes d'eau, tant ce vent terrible a
d'action, même sur les choses inanimées.
--Eh bien? qu'est-ce que cela prouve? lui demandai-je.
--Cela prouve, monsieur, que par un temps pareil, il n'y a plus de médecin,
il n'y a que des malades.
Je vis que je n'obtiendrais jamais du docteur qu'il vînt à l'hôtel, et que,
si je demandais trop, je n'aurais rien; je pris donc la résolution de me
réduire à l'ordonnance; je lui expliquai les changements arrivés dans la
situation du malade, et comment la fièvre avait disparu pour faire place
à l'abattement. A mesure que j'exposais les symptômes, le docteur se
contentait de me répondre: il va bien, il va bien, il va très bien; de la
limonade, beaucoup de limonade, de la limonade tant qu'il en voudra, j'en
réponds. Puis, écrasé par cet effort, le docteur me fit signe qu'il était
inutile que je le tourmentasse plus longtemps, et se retourna le nez contre
le mur.
--Eh bien! me dit Jadin en me revoyant, le docteur ne vient-il pas?
--Ma foi! mon cher, il prétend qu'il est plus malade que vous, et que ce
serait à vous de l'aller soigner.
--Qu'est-ce qu'il a donc? la peste?
--Bien pis que cela, il a le sirocco.
Au reste, le docteur avait raison, et je reconnaissais moi-même dans mon
malade un mieux sensible. Comme la chose lui était recommandée, il passa
sa journée à boire de la limonade, et le soir le mal de tête même avait
disparu. Le lendemain, à part la faiblesse, il était à peu près guéri. Je
lui laissai régler ses comptes avec le docteur, et je sortis pour faire
à pied une petite excursion jusqu'au village Della Pace, patrie de nos
mariniers, et qui est situé à trois ou quatre milles au nord de Messine.
LE PESCE SPADO
Je trouvai la route de la Pace charmante; elle côtoie d'un côté la
montagne, et de l'autre la mer. C'était jour de fête: on promenait la
châsse de saint Nicolas, je ne sais dans quel but, mais tant il y a qu'on
la promenait, et que cela causait une grande joie parmi les populations. En
passant devant l'église des Jésuites, qui se trouve à un quart de lieue du
village Della Pace, j'y entrai. On disait une messe. Je m'approchai de la
chapelle, et je retrouvai tous nos matelots à genoux, le capitaine en tête.
C'était la messe promise pendant la tempête, et qu'ils acquittaient avec un
scrupule et une exactitude bien méritoires pour des gens qui sont à terre.
J'attendis dans un coin que l'office divin fût fini; puis, quand le prêtre
eut dit l'_ite missa est_, je sortis de derrière ma colonne et je me
présentai à nos gens.
Il n'y avait point à se tromper à la façon dont ils me reçurent: chaque
visage passa subitement de l'expression du recueillement à celle de la
joie; à l'instant même mes deux mains furent prises, et bon gré mal gré
baisées et rebaisées. Puis, je fus présenté à ces dames, et à la femme du
capitaine en particulier. Elles étaient plus ou moins jolies, mais presque
toutes avaient de beaux yeux, de ces yeux siciliens, noirs et veloutés,
comme je n'en ai vu qu'à Arles et en Sicile, et qui, pour Arles comme pour
la Sicile, ont, selon toute probabilité, une source commune: l'Arabie.
J'arrivais bien: le capitaine allait partir pour Messine à mon intention.
Il voulait me ramener à la Pace pour me faire voir la fête; je lui avais
épargné les trois quarts du chemin.
Nous arrivâmes chez lui: il habitait une jolie petite maison, pleine
d'aisance et de propreté. En entrant dans un petit salon, la première chose
que j'aperçus fut le portrait de monsieur Peppino, qui faisait face à celui
du comte de Syracuse, ex-vice roi de Sicile. C'étaient, avec sa femme, les
deux personnes que notre capitaine aimait le mieux au monde. Ce grand amour
d'un Sicilien pour un vice-roi napolitain m'étonna d'abord, mais plus
tard il me fut expliqué, et je le retrouvai chez tous les compatriotes du
capitaine.
Je vis le capitaine en grande conférence avec sa femme, et je compris qu'il
était question de moi. Il s'agissait de m'offrir à déjeuner, et ni l'un ni
l'autre n'osait porter la parole. Je les tirai d'embarras en m'invitant le
premier.
Aussitôt, tout fut en révolution: monsieur Peppino fut envoyé pour ramener
le pilote, Giovanni et Pietro. Le pilote devait déjeuner avec nous, et
c'était moi qui l'avais demandé pour convive; Giovanni devait faire la
cuisine, et Pietro nous servir. Maria courut au jardin cueillir des fruits,
le capitaine descendit dans le village pour acheter du poisson, et je
restai maître et gardien de la maison.
Comme je présumais que les apprêts dureraient une demi-heure ou trois
quarts d'heure, et que ma personne ne pouvait que gêner ces braves gens,
je résolus de mettre le temps à profit, et de faire une petite excursion
au-dessus du village. La maison du capitaine était adossée à la montagne
même. Un petit sentier, aboutissant à une porte de derrière, s'y enfonçait
presque aussitôt, paraissant et disparaissant à différents intervalles,
selon les accidents du terrain. Je m'engageai dans le sentier, et commençai
à gravir la montagne au milieu des cactus, des grenadiers et des lauriers
roses.
A mesure que je montais, le paysage, borné au sud par Messine, et au nord
par la pointe du Phare, s'agrandissait devant moi, tandis qu'à l'est
s'étendait, comme un rideau tout bariolé de villages, de plaines, de forêts
et de montagnes, cette longue chaîne des Apennins, qui, née derrière Nice,
traverse toute l'Italie et s'en va mourir à Reggio. Peu à peu, je commençai
à dominer Messine, puis le Phare; au-delà de Messine apparaissait, comme
une vaste nappe d'argent étendue au soleil, la mer d'Ionie; au-delà du
Phare, se déroulait plus étroite, et comme un immense ruban d'azur moiré,
la mer Tyrrhénienne; à mes pieds j'avais le détroit que j'embrassais dans
toute sa longueur, dont le courant était sensible comme celui d'un fleuve,
et qui m'indiquait, par un bouillonnement parfaitement visible, ces
gouffres de Charybde, si redoutés des anciens, et qu'Homère dans l'Odyssée
place à un trait d'arc de Scylla, quoiqu'ils en soient effectivement à
treize milles.
Je m'assis sous un magnifique châtaignier, avec cette singulière sensation
de l'homme qui se trouve dans un pays qu'il a désiré longtemps parcourir,
et qui doute qu'il y soit réellement arrivé; qui se demande si les
villages, les caps et les montagnes qu'il a sous les yeux, sont réellement
ceux dont il a si souvent entendu parler, et si c'est bien à eux surtout
que s'appliquent tous ces noms poétiques, sonores, harmonieux, dont l'ont
bercé dans sa jeunesse le grec et le latin, ces deux nourrices de l'esprit,
sinon de l'âme.
C'était bien moi, et j'étais bien en Sicile. Je revoyais les mêmes lieux
qu'avaient vus Ulysse et Énée, qu'avaient chantés Homère et Virgile. Ce
village pittoresque, près d'une roche élevée et surmontée d'un château
fort, c'était Scylla qui avait tant effrayé Anchise. Cette mer bouillonnant
à mes pieds, et qu'il avait fallu tant de siècles pour calmer, c'était le
voile qui me couvrait l'implacable Charybde, où Frédéric II jeta cette
coupe d'or, que tenta vainement d'aller ressaisir, élancé pour la troisième
fois dans le gouffre, Colas il Pesce, poétique héros de la balade du
_Plongeur_ de Schiller. Enfin, j'étais adossé à ce fabuleux et gigantesque
Etna, tombeau d'Encelade, qui touche le ciel de sa tête, lance des pierres
brûlantes jusqu'aux étoiles, et fait trembler la Sicile lorsque le géant,
enseveli vivant dans son sein, essaie de changer de côté. Seulement l'Etna,
comme Charybde, était fort calme; et de même que le gouffre, au lieu
d'engloutir l'eau, de la rejeter au ciel, toute souillée de son sable noir,
n'a plus que le léger bouillonnement dont j'ai parlé, l'Etna n'a plus
qu'une légère fumée qui annonce que le géant est endormi, qui prévient en
même temps qu'il n'est pas mort.
J'en étais là de ma rêverie, lorsque je vis, à la fenêtre de sa maison,
le capitaine, qui me fit signe que le couvert était mis, et que l'on
n'attendait plus que moi. Je lui répondis de même que je montais jusqu'à
une espèce de petit monument que j'apercevais à une cinquantaine de pas
au-dessus de ma tête, et que je redescendais aussitôt. Il me répondit par
un geste qui signifiait que j'étais le maître de me passer cette fantaisie.
Je profitai aussitôt de la permission.
C'était une petite colonne ronde, de huit ou dix pieds de haut et de trois
ou quatre pieds de tour; elle était évidée par le milieu, et des tablettes
de pierre la partageaient en trois ou quatre niches superposées. Dans ces
niches je croyais voir de grosses boules, et je ne comprenais pas le moins
du monde ce que cela pouvait être, lorsqu'en m'approchant je m'aperçus peu
à peu que sur ces boules étaient dessinés des yeux, un nez, une bouche. Je
fis quelques pas encore, et je reconnus que c'étaient tout simplement trois
têtes d'hommes proprement détachées de leur tronc, et qui séchaient au
soleil. Un instant je voulus douter, mais il n'y avait pas moyen: elles
étaient au grand complet, avec cheveux, dents, barbe et sourcils. C'étaient
bien trois têtes.
On comprend que ma première parole en descendant fut pour demander au
capitaine ce que faisaient là ces trois têtes. L'histoire était on ne peut
plus simple. Un équipage calabrais s'était approché des côtes de Sicile
pour faire la contrebande, quoiqu'on fût en temps de choléra, et qu'il
fût défendu de mettre pied à terre sans patente. Trois de ces malheureux
avaient été pris, jugés, condamnés à mort, décapités, et leurs têtes
avaient été mises là pour servir d'épouvantail à ceux qui seraient tentés
de faire comme eux. Cela me rappela que, moi aussi, j'étais en Sicile en
contrebandier, qu'au lieu de dix-huit jours que j'aurais dû passer à Rome
pour achever ma quarantaine, j'en étais parti au bout de quatorze, et qu'il
restait une quatrième niche vide.
Mon pauvre capitaine s'était mis en frais, et Giovanni avait fait des
merveilles. Il y avait surtout un certain plat de poisson qui me parut
un chef-d'oeuvre; je demandai le nom de cet honorable cétacé, que je ne
connaissais point encore, et qui cependant me paraissait si digne d'être
connu: j'appris que j'avais affaire au _pesce spado_.
Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse de fort belles descriptions de
la manière dont le poisson à épée, autrement dit l'espadon, profitant de
l'arme effroyable dont la nature avait armé le bout de son nez, attaquait
parfois la baleine, lui livrait de rudes combats, puis, bondissant hors
de l'eau, et se laissant retomber sur elle la tête la première, la
transperçait de son dard, qui ordinairement a quatre ou cinq pieds de long;
mais là s'arrêtaient les renseignements du naturaliste. Je m'étais donc
contenté jusque-là d'estimer l'espadon sous le rapport de son aptitude à
l'escrime, et voilà tout; mais je vis que monsieur de Buffon lui avait fait
tort, qu'il possédait, comme poisson, des qualités inconnues non moins
estimables que celles dont son historien s'était fait l'apologiste,
et qu'il méritait d'avoir dans la _Cuisinière bourgeoise_ un article
nécrologique aussi important que l'article biographique qu'il possédait
déjà dans l'histoire naturelle.
Le dessert n'était pas moins remarquable que le déjeuner: il se composait
de grenades et d'oranges magnifiques, auxquelles était joint un fruit
qui ne m'était pas moins inconnu que le poisson sur lequel je venais de
recueillir de si précieux renseignements. Ce fruit était la figue d'Inde,
cette manne éternelle que la Sicile offre si largement à la sensualité du
riche et à la misère du pauvre, En effet, dès qu'on sort des portes d'une
ville, on voit surgir de tous côtés d'immenses cactus tout chargés de ces
fruits. La figue d'Inde est de la grosseur d'un oeuf de poule, enveloppée
d'une pulpe verte, et défendue par de petits bouquets d'épines dont la
piqûre amène une longue et douloureuse démangeaison; aussi, il faut une
certaine étude pour arriver à éventrer le fruit sans accident. Cette
opération faite, il sort de la blessure un globe à la chair jaunâtre, doux,
frais et fondant, qu'on commence d'abord par déguster avec une certaine
froideur, mais dont, au bout de huit jours, on finit par se faire une
nécessité. Les Siciliens adorent ce fruit, qui est pour eux ce que le
cocotier est pour les Napolitains, avec cette différence que le cocomero
a besoin d'une certaine culture, et qu'on ne peut se le procurer
gratuitement, tandis que la figue d'Inde pousse partout, dans le sable,
dans les terres grasses, dans les marais, dans les rochers, et jusque dans
les fentes des murs, et ne donne que la peine de la cueillir.
Ce déjeuner, l'un des plus instructifs que j'aie certainement fait de ma
vie, terminé, le capitaine m'offrit de venir voir la fête de la châsse de
saint Nicolas. On comprend que je me gardai bien de refuser une pareille
proposition. Nous nous mîmes en route en continuant de remonter le chemin
qui conduit au phare. Bientôt, nous nous engageâmes à gauche dans de petits
mouvements de terrain qui nous firent perdre de vue la mer; enfin, nous
nous trouvâmes au bord d'un petit lac isolé, bleu, clair, brillant comme
un miroir, encadré, à gauche, par une rangée de maisons, à droite, par une
suite de montagnes qui empêche cette jolie coupe de s'épancher dans le
détroit. C'était le lac de Pantana. Ses bords présentaient l'aspect d'une
fête de campagne réduite à sa plus naïve simplicité, avec ses jeux où il
est impossible de gagner, ses petites boutiques chargées de fruits, et ses
tarentelles.
Ce fut là que j'eus pour la première fois l'occasion d'examiner cette danse
dans tous ses détails. C'est une merveilleuse danse, et la plus commode que
je connaisse, pourvu qu'on ait le musicien, et encore, à la rigueur, on
peut chanter ou siffler l'air soi-même. Elle se danse seul, à deux, à
quatre, à huit, et indéfiniment, si l'on veut, homme à homme, femme à
femme, qu'on se connaisse ou qu'on ne se connaisse pas: la chose n'y
fait rien, à ce qu'il paraît, et ce ne semblait nullement inquiéter les
danseurs. Quand un des spectateurs a envie de danser à son tour, il sort
du cercle des assistants, entre dans l'espace réservé au ballet, saute
alternativement sur un pied et sur un autre, jusqu'à ce qu'une autre
personne se détache et se mette à sauter vis-à-vis de lui. Si le partenaire
tarde et que le monologue ennuie l'acteur, il s'approche en mesure du
couple qui danse déjà, donne un coup de coude à l'homme ou à la femme qui
danse depuis le plus longtemps, l'envoie se reposer et prend sa place, sans
que la galanterie lui fasse faire aucune différence de sexe. Il est vrai de
dire aussi que les Siciliens apprécient tous les avantages d'une gigue si
indépendante: la tarentelle est une véritable maladie chez eux. J'étais
arrivé sur les bords du lac avec le capitaine, sa femme, Nunzio, Giovanni,
Pietro et Peppino. Au bout de dix minutes, je me trouvai absolument seul,
et libre de me livrer à toutes les réflexions que je jugeais convenable de
faire. Chacun sautillait à qui mieux mieux, et il n'y avait pas jusqu'au
fils du capitaine qui ne se trémoussât en face d'une espèce de géant, qui
n'offrait d'autre différence avec les cyclopes, dont il me paraissait
descendre en droite ligne, que l'accident qui lui avait donné deux yeux.
Quant à la musique qui donnait le branle à toute cette population, elle
n'était pas, comme chez nous, réunie sur un seul point, mais disséminée au
contraire sur les bords du lac; l'orchestre se composait en général de deux
musiciens, l'un jouant de la flûte, et l'autre d'une espèce de mandoline.
Ces deux instruments réunis formaient une mélodie assez semblable à celle
qui chez nous a le privilège de faire exclusivement danser les chiens et
les ours. Les musiciens étaient mobiles et cherchaient la pratique, au
lieu de l'attendre. Lorsqu'ils avaient épuisé les forces du groupe qui les
entourait, et que la recette, abandonnée à la généreuse appréciation du
public, était épuisée, ils se mettaient en marche, jouant l'air éternel, et
ils n'avaient pas fait vingt pas, que sur leur passage un autre groupe
se formait et les forçait de faire une nouvelle halte chorégraphique. Je
comptai soixante-dix de ces musiciens, qui tous avaient plus ou moins
d'occupation.
Au plus fort de la fête, et vers les trois heures à peu près, la châsse
de saint Nicolas sortit de l'église où elle était enfermée; aussitôt les
danses cessèrent; chacun accourut, prit sa place dans le cortège, et la
procession commença de faire le tour du lac, accompagnée de l'explosion
éternelle d'un millier de boîtes.
Ce nouvel exercice dura à peu près une heure et demie, puis la châsse
rentra dans l'église avec les prêtres, et la foule s'éparpilla de nouveau
autour du lac.
Comme il se faisait tard et que j'avais vu de la fête tout ce que j'en
voulais voir, je pris congé du capitaine, qui fit un signe à Pietro et à
Giovanni, lesquels aussitôt quittèrent leurs danseuses sans leur dire un
seul mot et accoururent: leur intention était de me faire reconduire par
mer avec la barque du speronare, afin de m'épargner les deux lieues qui me
séparaient de Messine. J'essayai de me défendre, mais il n'y eut pas moyen,
et Giovanni fit tant d'instances et Pietro tant de cabrioles, tous deux
mirent à un si haut prix l'honneur de reconduire Son Excellence, que Son
Excellence, qui, au fond du coeur, n'était aucunement fâchée de s'en aller
coucher dans une bonne barque au lieu de piétiner sur des jambes assez
fatiguées de l'avoir portée, par une chaleur de 35 degrés, depuis huit
heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, finit par accepter, se
promettant, il est vrai, de dédommager Pietro et Giovanni du plaisir perdu.
Nous nous en allâmes donc tout en bavardant jusqu'au village Della Pace,
eux me parlant sans cesse le chapeau à la main, et moi n'ayant d'autre
occupation que de leur faire mettre le chapeau sur la tête. Arrivés en face
de la porte du capitaine, ils détachèrent une barque, je sautai dedans, et
comme le courant était bon, nous commençâmes, sans grande fatigue pour ces
braves gens, à descendre le détroit, tout en laissant à notre droite
des bâtiments d'une forme si singulière qu'ils finirent par attirer mon
attention.
C'étaient des chaloupes à l'ancre, sans cordages et sans vergues, du milieu
desquelles s'élevait un seul mât d'une hauteur extrême: au haut de ce mât,
qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente pieds de long un homme, debout sur
une traverse pareille à un bâton de perroquet, et lié par le milieu du
corps à l'espèce d'arbre contre lequel il était appuyé, semblait monter la
garde, les yeux invariablement fixés sur la mer; puis, à certains moments,
il poussait des cris et agitait les bras: à ces clameurs et à ces signes,
une autre barque plus petite, et comme la première d'une forme bizarre,
ayant un mât plus court à l'extrémité duquel une seconde sentinelle était
liée, montée par quatre rameurs qui la faisaient voler sur l'eau, dominée
à la proue par un homme debout et tenant un harpon à la main, s'élançait
rapide comme une flèche et faisait des évolutions étranges, jusqu'au moment
où l'homme au harpon avait lancé son arme. Je demandai alors à Pietro
l'explication de cette manoeuvre; Pietro me répondit que nous étions
arrivés à Messine juste au moment de la pêche du _pesce spado_, et que
c'était cette pêche à laquelle nous assistions. En même temps, Giovanni me
montra un énorme poisson que l'on tirait à bord d'une de ces barques et
m'assura que c'était un poisson tout pareil à celui que j'avais mangé à
dîner et dont j'avais si bien apprécié la valeur. Restait à savoir comment
il se faisait que des hommes si religieux, comme le sont les Siciliens,
se livrassent à un travail si fatigant le saint jour du dimanche; mais ce
dernier point fut éclairci à l'instant même par Giovanni, qui me dit que le
_pesce spado_ étant un poisson de passage, et ce passage n'ayant lieu que
deux fois par an et étant très court, les pêcheurs avaient dispense de
l'évêque pour pêcher les fêtes et dimanches.
Cette pêche me parut si nouvelle, et par la manière dont elle s'exécutait
et par la forme et par la force du poisson auquel on avait affaire,
qu'outre mes sympathies naturelles pour tout amusement de ce genre, je fus
pris d'un plus grand désir encore que d'ordinaire de me permettre celui-ci.
Je demandai donc à Pietro s'il n'y aurait pas moyen de me mettre en
relation avec quelques-uns de ces braves gens, afin d'assister à leur
exercice. Pietro me répondit que rien n'était plus facile, mais qu'il y
avait mieux que cela à faire: c'était d'exécuter cette pêche nous-mêmes,
attendu que l'équipage était à notre service dans le port comme en mer, et
que tous nos matelots étant nés dans le détroit, étaient familiers avec cet
amusement. J'acceptai à l'instant même, et comme je comptais, en supposant
que la santé de Jadin nous le permît, quitter Messine le surlendemain, je
demandai s'il serait possible d'arranger la partie pour le jour suivant.
Mes Siciliens étaient des hommes merveilleux qui ne voyaient jamais
impossibilité à rien; aussi, après s'être regardés l'un l'autre et avoir
échangé quelques paroles, me répondirent-ils que rien n'était plus facile,
et que, si je voulais les autoriser à dépenser deux ou trois piastres pour
la location ou l'achat des objets qui leur manquaient, tout serait prêt
pour le lendemain à six heures; bien entendu que, moyennant cette avance
faite par moi, le poisson pris deviendrait ma propriété. Je leur répondis
que nous nous entendrions plus tard sur ce point. Je leur donnai quatre
piastres, et leur recommandai la plus scrupuleuse exactitude. Quelques
minutes après ce marché conclu, nous abordâmes au pied de la douane.
La vue de ce bâtiment me rappela le pauvre Cama, que j'avais parfaitement
oublié. Je demandai à mes deux rameurs s'ils en savaient quelque chose,
mais ni l'un ni l'autre n'en avait entendu parler: c'était jour de fête, il
était donc inutile de s'en occuper le même jour. Le lendemain matin, nous
nous mettions de trop bonne heure en mer pour espérer que les autorités
seraient levées. Je dis à Pietro de prévenir le capitaine de m'attendre à
l'hôtel vers onze heures du matin, c'est-à-dire au retour de notre pêche,
attendu qu'en ce moment nous ferions ensemble les démarches nécessaires à
la liberté du prisonnier. Au reste, ayant payé à Cama en partant de Naples
son mois d'avance, j'étais moins inquiet sur son compte; avec de l'argent
on se tire d'affaire, même en prison.
Je trouvai Jadin aussi bien qu'il était permis de le désirer; il avait
renvoyé son médecin, en lui donnant trois piastres et en l'appelant vieil
intrigant. Le médecin, qui ne parlait pas français, n'avait compris que la
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